Couverture de APD_621

Article de revue

La précaution entre un enjeu et un principe

Pages 385 à 397

Notes

1On pourrait se demander s’il y a encore quelque chose à dire sur le principe de précaution plus de quinze ans après la constitutionnalisation de la charte de l’environnement et à une époque où désormais le concept de précaution est plus ou moins utilisé pour parler de prévention ou de prudence. Le présent colloque montre toutefois clairement que non seulement il y a encore matière à dire, mais qu’il y a encore beaucoup à travailler. Car tout au long des thèmes, chaque dimension de « l’approche de précaution » a montré sa part d’innovation ou de renouvellement.

2Il convient d’abord de tenir compte de ce que le colloque proposait de réfléchir à diverses approches de précaution et pas seulement ou pas strictement au principe de précaution.

3Entendue dans son sens large, la précaution joue comme une sorte de centre de gravité dans l’évolution de la société. Plus exactement, la précaution doit désormais être saisie comme un point mouvant qu’il faut situer quelque part dans un espace sociopolitique délimité par une abscisse et une ordonnée.

4L’abscisse rend compte d’une échelle des risques assortie des principes juridiques correspondants :

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  • risque du développement : principe d’exonération ;
  • risque suspecté : principe de précaution ;
  • risque avéré : principe de prévention ;
  • risque réalisé : principe de réparation (et le cas échéant de sanction).

6L’approche de précaution ne permet pas de dire a priori quel est le principe concerné car les situations à analyser sont à la fois diverses et complexes. Par exemple, le droit de l’urbanisme tend à « s’auto-exonérer » de toute approche de précaution. De même les nanomatériaux paraissent bénéficier d’une présomption favorable, sous réserve de quelques-uns pour lesquels un risque est officiellement identifié. En revanche, en matière alimentaire, le principe de précaution stricto sensu est bien présent et détaillé depuis les considérations institutionnelles jusqu’aux règles substantielles en passant par des procédures de précaution. De même le domaine de l’environnement relève clairement du principe de précaution par l’effet de la charte constitutionnalisée. En revanche, certains des sujets traités relèvent plutôt de la prévention. Tel est le cas, par exemple, de la voiture autonome. Quant au climat, le risque est pour une part d’ores et déjà réalisé de telle manière que les mesures à prendre sont, pour cette part, des mesures de réparation. On voit ainsi comment le monde de la précaution, au sens large, s’étend à toutes les échelles de risques, mais à des degrés très divers. En outre, au sein de cette échelle, il y a bien des domaines envisagés lors du colloque qui ont une place variable et qui se situent à plusieurs niveaux. C’est le cas du climat qui fait encore suspecter certains risques (notamment liés à la complexité et aux interactions entre les niveaux global et local), alors que d’autres sont incontestablement avérés.

7Donc en abscisse, il y a l’échelle des risques et chacun des thèmes évoqués peut y trouver sa ou ses places.

8En ordonnée, il y a quelque chose d’un peu particulier qui n’a pas été formalisé lors de ce colloque, mais qui était à mon sens très présent dans toutes les interventions.

9Il s’agit du positionnement du droit par rapport aux « lois non juridiques » qui, en de nombreux domaines, le concurrencent : les lois de la nature, les lois de la science, les lois de l’économie, les lois morales, religieuses ou éthiques et peut-être aussi les lois de circulation de l’information qui, un peu comme les lois de l’économie, semblent « agies » par une main invisible. Au fond, il en va des lois de circulation de l’information un peu comme des mathématiques dont on ne sait pas vraiment si elles sont découvertes ou inventées. En tout état de cause, il est clair que les lois scientifiques et économiques qui gouvernent les blockchains autonomisent celles-ci et leur font concurrencer celles du droit. Or toutes ces lois évoluent et sont conceptuellement mobiles comme le montrent celles qui sont peu à peu découvertes dans leur singularité et dans leur complexité dans les propriétés des nano-matériaux. À mesure qu’on descend dans les briques élémentaires de la matière, des singularités nouvelles apparaissent et il est légitime de mettre en balance, par le moyen du droit, les opportunités qu’elles offrent et les risques qui s’y attachent.

10Mais, précisément, il est plus difficile de qualifier ces risques que d’identifier les opportunités qui s’attachent aux propriétés de la matière.

11Ce qui est vrai des nano-matériaux l’est aussi des data via les algorithmes, l’intelligence artificielle, les blockchains… On voit bien ici comment la nature du risque (inconnaissable, suspecté…) croise la manière dont le droit saisit des lois non juridiques qui nous gouvernent et finissent par gouverner nos rapports sociaux. On ne sait d’ailleurs pas très bien si tout cela relève ou non globalement de « lois de la nature ». Si la descente dans les profondeurs de la matière en relève certainement, il est possible qu’il en aille de même de la circulation des informations si l’on en juge par les connaissances ou les découvertes qui portent sur cette circulation au sein du monde animal, mais aussi du monde végétal. Ainsi peut-être de telles lois de circulation de l’information existent-elles tant dans la nature « naturelle » que dans la nature humaine s’agissant des informations que nous échangeons sans le savoir (sens caché de la parole, second degré, ou même odeurs, regards…). Au fond, il s’agit peut-être de redécouvrir Spinoza en se posant la question de ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence. Il y a de la « nature naturée » dans la nature humaine, et vice versa.

12Le même constat pourrait être fait dans de nombreux domaines. La question de la précaution se pose bien sûr aussi au regard de la vie humaine. La filiation, la fin de vie, l’alimentation nous placent au croisement des lois de la nature, de lois religieuses ou morales, des lois de la science. L’innovation technologique soulève des questions relatives à la précaution en droit de la propriété intellectuelle, en droit de l’environnement, en droit de la santé. Mais où la situer précisément ? On retrouve la même question face aux excès de la finance et, plus généralement là où le droit du commerce, le droit des investissements, le droit monétaire et financier rencontrent les lois de l’économie. La digitalisation de la société et des rapports sociaux interroge le droit des personnes, les droits de l’homme, le droit public et bien d’autres champs du droit. Et que dire de la précaution qui doit s’élever contre la surexploitation de la nature, lorsque les lois qui gouvernent le climat nous jouent des tours ? Le droit de l’environnement, celui des transports ou de l’énergie, le droit rural ont-ils des réponses à apporter ?

13Au fond, la précaution est une sorte de curseur qui positionne le droit face à toutes ces lois « non juridiques » dont on a besoin et que l’on ne peut méconnaître.

14C’est pourquoi, dans ce qui distingue ainsi les lois juridiques de celles qui ne le sont pas, l’approche de précaution, qui nous fait naviguer en abscisse entre les barreaux de l’échelle des risques, nous permet aussi, en ordonnée, de garder une certaine maîtrise sociale voire de résister aux lois hors du droit.

15Il en résultera un graphique juridique de l’approche de la précaution que l’on peut dessiner à partir des différents thèmes qui composent ce colloque : celui de la nature, celui du marché et de l’économie, celui de la technique et celui de l’information.

La nature

16L’humanité s’est construite en s’appuyant sur les lois de la nature, avec un tournant important, il y a à peu près dix mille ans, lorsque les êtres humains ont commencé à se socialiser par l’invention de l’agriculture et par la sédentarisation. Mais les lois de la nature qui ont été utilisées au profit de cette « humanisation » se retournent maintenant contre nous par le dérèglement du climat et l’épuisement des ressources non renouvelables et de la biodiversité. Nous devons trouver le bon équilibre entre ce que les lois de la nature nous apportent, ce en quoi elles nous sont nécessaires, et ce qu’elles peuvent nous faire perdre jusqu’à la pérennité de notre survie. La précaution est sans doute ce qui peut nous permettre d’utiliser le droit pour intégrer la nature dans le contrat social ou pour adapter ledit contrat à la nature.

17C’est ce qu’on a tenté de faire en constitutionnalisant la Charte de l’environnement en 2004. Mais il faut bien reconnaître que les effets sont limités, en particulier en droit de l’urbanisme où l’approche de précaution n’est guère présente, tant dans la loi que dans la jurisprudence [1]. Pourtant, le lien entre l’artificialisation des sols et l’accroissement des inondations n’est plus à établir. L’approche de précaution a même sans doute atteint les principes de prévention et de réparation en raison du non-respect des lois d’absorption des sols. Ce n’est qu’un exemple. Sans doute la loi, face aux risques liés à l’urbanisation, prévoit-elle bien de chercher à les éviter ou au moins à les réduire [2]. Mais elle manque à la prudence en laissant très ouverte la possibilité de compenser ailleurs, même loin, les dégâts environnementaux liés à l’artificialisation des sols. On songe ici à la doctrine « Éviter, Réduire, Compenser » qui gouverne désormais l’installation de nouvelles activités dans leur environnement. Déjà présente dans la loi de 1976 sur la protection de la nature, elle a surtout pris corps dans la loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité (C. environn. art. L. 110-1, II, 2°) qui lui donne la forme d’un « principe d’action préventive et de correction ». Ce principe impose d’éviter les atteintes à l’environnement, de les réduire si elles ne peuvent pas être évitées et, à défaut, de les compenser [3].

18Il faut également évoquer les demandes d’annulation par le juge administratif des arrêtés interdisant l’épandage des pesticides dans un certain périmètre des zones urbaines qu’un certain nombre de maires ont pris en 2019. Cette question amène à rechercher l’équilibre entre la compétence et la prudence. Certaines décisions, en effet, ont suspendu l’arrêté au nom de l’incompétence du maire quand d’autres ont rejeté la demande de suspension au nom de la précaution. Mais, comme on le sait, l’État, avec l’assentiment du Conseil d’État [4], a entendu garder la main sur cette question.

19Il en va autrement au regard du réchauffement climatique [5]. Mais si le droit est de plus en plus vigilant et réactif, c’est sans doute parce que, pour l’essentiel, cette question relève désormais du principe de prévention sinon même du principe de réparation. Nous en sommes en effet à réparer certains effets qui se manifestent d’ores et déjà (aggravation des catastrophes naturelles notamment). Il y a bien encore des incertitudes quant aux risques, en particulier au regard de la portée locale du phénomène de réchauffement, compte tenu de la grande diversité des situations géographiques et climatiques locales, et également au regard de la complexité des phénomènes qui font naître des risques dont il est difficile d’appréhender la multiplicité des facteurs et les effets propres à cette multiplicité. Il reste que, peut-être à la différence des questions liées à l’urbanisme, les difficultés de gouvernance de la précaution se situent à tous les niveaux, du local au mondial. Les difficultés récurrentes de mise en œuvre de l’Accord de Paris du 12 décembre 2015, adopté lors de la COP 21 de Paris, en témoignent suffisamment au niveau mondial.

20La situation est peut-être différente pour les risques liés à la perte de biodiversité, car plus facile à appréhender au niveau local où une autorité peut imposer le respect d’une approche ou d’un principe de précaution. On le voit en particulier dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne. Ainsi en est-il de la décision relative à la contestation par une association finlandaise de défense de l’environnement (Tapiola) de la légalité de décisions de l’Office finlandais de la faune sauvage accordant des dérogations pour la chasse au loup [6]. Au nom du principe de précaution (TFUE, art. 191, §2), la Cour précise

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« qu’il n’est pas garanti que les dérogations ne nuiront pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations de l’espèce concernée dans leur aire de répartition naturelle ». Dès lors, « si l’examen des meilleures données scientifiques disponibles laisse subsister une incertitude sur le point de savoir si une telle dérogation nuira ou non au maintien ou au rétablissement des populations d’une espèce menacée d’extinction dans un état de conservation favorable, l’État membre doit s’abstenir de l’adopter ou de la mettre en œuvre ».

22Mais on peut se demander si l’approche de la précaution ne se dilue pas lorsqu’on descend d’un cran jusqu’au niveau de l’entreprise. Les entreprises sont-elles tenues au respect d’un principe de précaution au regard de la nature [7] ? En matière environnementale, c’est sans doute par le concept de développement durable et via la responsabilité sociale des entreprises (RSE) que la question se pose à titre principal [8]. Mais tant les incitations que les contraintes légales sont assez faibles. Il n’y a pas beaucoup à attendre du droit pénal [9] ni de la responsabilité civile qui intervient en aval du dommage (C. civ., art. 1246 à 1252), même si les sociétés (pourquoi seulement les entreprises sociétaires ?) doivent désormais être gérées « en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux » de leurs activités (C. civ., art. 1833).

23Mais il est vrai que les entreprises sont avant tout soumises au jeu du marché et à ses lois. Est-ce alors sous cet angle qu’elles développent une approche de précaution ?

Le marché

24S’il faut réintégrer la nature dans le contrat social, faut-il en même temps « réencastrer » l’économie dans le social comme le préconisait l’économiste Karl Polanyi [10], ou bien peut-on continuer de faire confiance au marché et à la libéralisation pour prendre en mains les grands enjeux sociaux ? Ou alors faut-il, par précaution, encadrer le marché et tisser les lois de l’économie avec du droit ? La conception du contrat social, il y a plus de 350 ans, a permis de consolider la construction des États. Mais peu à peu, le marché et les relations économiques ont pris l’ascendant sur le lien social.

25Nous nous sommes développés et nous nous sommes enrichis par les lois de l’économie et, petit à petit, ces lois se sont désencastrées du social pour s’autonomiser de telle sorte qu’aujourd’hui le social est gouverné par l’économie sinon par l’économétrie. Le réel se numérise, la société se nourrit de chiffres et d’indicateurs [11], et la recherche du profit, individuel comme collectif, nous guide plus certainement que la prudence. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de place pour une approche de précaution dans la gouvernance des questions économiques. En dehors des services publics stricto sensu, c’est le cas de la culture pour laquelle le droit international admet une « exception » partielle au jeu du marché. Les enjeux sont ici importants car ils concernent la pérennisation de la diversité culturelle et l’accès de chaque individu à sa culture. En réalité, il ne s’agit pas techniquement parlant de l’application d’un principe de précaution. L’exception culturelle concerne surtout une limitation du principe de libre commerce et de libre concurrence. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a là comme une « logique de précaution » d’autant plus nécessaire que la diversité culturelle est menacée par les GAFAs [12]. On pourrait ajouter, dans cette même logique, une précaution au regard de l’Histoire (devoir de mémoire, rejet du négationnisme, éducation…) et, de manière trop mesurée, une certaine précaution dans la préservation des cultures autochtones et des peuples minoritaires.

26L’idée de précaution n’est pas non plus absente des accords internationaux de libre-échange, même si sa présence reste faible. Il faut dire que les pays oscillent entre la précaution comme principe juridique ou comme approche politique, et que le droit international n’en fait pas une promotion déterminante. En outre, les accords de libre-échange excluent l’application possible du principe de précaution pour des raisons d’acceptabilité sociale. Ce qui domine, c’est une logique économique et des critères scientifiques [13]. Autrement dit, le droit laisse face à face les lois de l’économie et celles de la science sans intercaler entre elles une approche sociale et environnementale volontariste.

27Cela n’empêche pas l’Union européenne, en interne, de reconnaître une valeur importante au principe de précaution. Mais l’Union reste avant tout un marché (unique) et promeut le développement par le commerce (mondialisé). La précaution n’a donc qu’une place effective mesurée. Cette place est assise sur un principe d’analyse des risques qui se déploie en évaluation et gestion des risques, et communication sur eux. Mais on en voit bien les limites dans la mise en œuvre du Règlement n° 1907/2006, dit « REACH », concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques [14]. Outre que seul une faible proportion des substances chimiques ont jusqu’à présent fait l’objet d’une évaluation, le règlement ne s’étend pas à l’évaluation d’une conjonction de substances. Encore faut-il ajouter que les substances qui présentent un risque ne sont éliminées que lorsqu’il existe une substance ou une technologie de remplacement (art. 60). Il en résulte, là encore, que le droit reste très en retrait des impératifs de la science ou de la technique. Or, précisément, qu’en est-il de cette dernière ?

La technique

28C’est avec un recul de 300 000 ans que le domaine de la technique peut être exploré, 300 000 ans si on repense à cette innovation technique majeure qu’a constitué le débitage levallois. Il s’agit de la première fabrique d’outils conçus et configurés par l’intelligence humaine à partir d’éclats de silex dont l’artisan décide par avance de la taille, de la forme et de la fonction comme on le fait encore pour les techniques d’aujourd’hui. Il n’y a pas tant d’écart que cela entre le fait d’avoir percé les lois du silex avant de percer celles d’autres matériaux jusqu’à leur taille la plus infime, la taille nano. C’est le même processus intellectuel et la même curiosité humaine qui poussait à tailler des lames de silex et qui pousse aujourd’hui à « tailler » des nanomatériaux.

29Mais il y a toutefois une différence essentielle qui vient de ce que la technique semble se retourner contre nous, en nous entraînant dans la profondeur des lois de la nature et de la science sans nous en donner la compréhension, et nous nous en inquiétons légitimement. Sans le « débitage levallois », nous n’aurions sans doute pas évolué comme nous l’avons fait, mais avec la technique du « débitage » des nanomatériaux aujourd’hui, nous sommes conscients de la possibilité de risques que nous ne savons pas encore nommer.

30C’est pourquoi le principe de précaution devrait trouver dans la technique un champ d’application majeur. Car la précaution a la fonction de filtrer ce qui, dans l’innovation, peut faire suspecter de nouveaux risques. Mais cela suppose d’accepter de mettre le droit en face des lois nouvellement découvertes de la nature et de la science.

31La précaution dans le champ de la technique est aussi l’occasion d’interrogations à la fois scientifiques et éthiques que les OGM, le Round up et le ciseau « Crispr Cas 9 » transforment en controverses. La tâche du droit est ici double car il doit à la fois arbitrer entre les lois non juridiques qui, telles celles de l’économie, de la science et de l’éthique, peuvent entrer en concurrence, et aussi positionner le curseur de la précaution en tenant compte des attentes de l’économie tout en évitant les pièges de l’idéologie et du complotisme.

32Or il apparaît assez clairement que, soit le droit est dépassé, soit il choisit de laisser se développer la profitabilité des innovations de toutes sortes pour n’intervenir que lorsque les risques deviennent certains. Cela se joue à un rien : une question de preuve, selon qu’on fait porter le risque de la preuve sur qui invoque l’innocuité de la nouvelle technique ou sur qui au contraire en suspecte la dangerosité : absence de preuve de nocivité ou preuve de l’absence de nocivité.

33C’est sans doute vrai pour ce qui concerne les nanomatériaux dont on multiplie l’utilisation sans avoir préalablement établi l’absence de risques. La question de la preuve en situe les enjeux entre le principe d’exonération et le principe de précaution, avec toutefois, comme on va le voir, une prudence accrue en matière alimentaire.

34La controverse autour des antennes-relais en donne un autre exemple [15]. La question de la preuve est cette fois contournée par le biais de la légalité de l’installation qui relève du juge administratif, et par celui de la réparation des dommages civils, qui relève du juge judiciaire. La précaution fait ainsi le grand écart entre les deux ordres juridictionnels : en même temps les troubles de voisinage et les effets d’une électrosensibilité sont reconnus, pendant que les antennes-relais restent debout et continuent de se multiplier.

35Le secteur alimentaire et celui des produits de santé en donnent encore deux autres exemples, avec d’importantes variantes.

36En matière alimentaire, le principe de précaution est formalisé. Il est établi et sa mise en œuvre est juridiquement organisée [16]. Le principe s’applique d’ailleurs non seulement aux autorités publiques (art. 7, R. 178/2002), mais aussi aux entreprises sous la forme d’un principe d’auto-contrôle et d’obligations diverses (not. art. 19 et 20, R. 178/2002) : information des autorités publiques, retrait d’un produit, information des consommateurs…). S’y ajoute la nécessité de demander une autorisation lorsqu’on met sur le marché un produit nouveau ou lorsqu’on recourt à un nouveau mode de fabrication ou de transformation [17]. Cela suppose de pouvoir faire état d’une absence de risques à partir de la littérature scientifique disponible. Le critère est scientifique et la question de l’acceptabilité sociale demeure indifférente.

37Par ailleurs, tout le droit des médicaments respire la précaution et la durée des procédures d’autorisation témoigne de la grande prudence des autorités publiques, tout au moins en France [18]. Il en va différemment pour les vaccins qui nous font osciller entre la précaution, plutôt invoquée pour les refuser, et la prévention, plutôt invoquée pour les imposer.

38En tout état de cause, la précaution se traduit au moins dans un devoir de vigilance que le droit français reconnaît dans la Charte de l’environnement (art. 2), tel que cela résulte d’une décision du Conseil constitutionnel du 8 avril 2011 [19] : « chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité » (5e considérant). Or cette vigilance commence par l’établissement d’un lien entre connaissance et information.

L’information

39Si l’information a été un progrès en accroissant les chances de la liberté, elle pourrait devenir un regrès en réduisant son accessibilité aux citoyens. Ce n’est pas la même chose de s’enrichir des informations données par la presse, les débats ou la culture que de se trouver devant des big data, des algorithmes ou des blockchains comme des poules devant un couteau.

40Le phénomène est bien sûr récent et le changement de modèle dû au développement de l’informatique se manifeste depuis soixante-dix ans, pas davantage. Il est sans doute trop tôt pour en tirer des leçons. Mais malgré cela, l’idée d’un possible regrès social renvoie à ce que pourrait ou devrait être une approche de précaution. La précaution devient d’autant plus nécessaire que le développement exponentiel des informations s’adresse davantage aux machines et aux robots de toutes sortes, comme la voiture autonome par exemple [20], qu’aux humains de base. Et il s’agit bien d’une approche de précaution, et pas de simple prudence, parce que les risques sociaux sont encore indéterminés.

41Il ne faut certes pas jeter le bébé avec l’eau du bain. L’information nous a permis de faire progresser de manière exponentielle notre approche de la culture, notre faculté de connaissance, l’élévation du niveau intellectuel de chacun de nous, la transformation de nos sociétés. Mais cette information dorénavant nous échappe. Elle peut même nous mettre à mal dans notre dignité de personne humaine. Parce que notre personne s’apprécie de plus en plus nano par nano, donnée par donnée. Mais que reste-t-il de nous ? Peut-être les nanos augmentent-ils notre « surface » comme le disent les spécialistes, mais il ne faudrait pas que ce soit au détriment de notre existence individuelle et de notre liberté.

42En réalité, les enjeux liés à l’information ne sont pas identiques ni homogènes dans toutes les hypothèses. Au regard de la voiture autonome, on se situe entre les risques liés à la masse des informations qu’il faut nécessairement maîtriser et les risques liés au développement de la technique elle-même. C’est pourquoi le législateur avance avec prudence. Il impose beaucoup d’essais et la présence d’un conducteur humain. L’approche de précaution est au moins nécessaire pour convaincre les utilisateurs même si les bénéfices apparaissent évidents. On pourrait dire que, dans ce domaine, les risques sont connus. La voiture autonome apporte des avantages, mais pas de nouveaux risques. Autrement dit, l’approche de précaution est identique à celle qui gouverne la circulation automobile et nous sommes davantage dans le monde de la prévention.

43En revanche, s’agissant des cyber-risques [21], on touche à la sécurité des réseaux et des systèmes d’information eux-mêmes. Il est alors difficile d’anticiper, ce qui est pourtant le premier rôle de la précaution. Il est donc plutôt nécessaire de réagir. Les risques liés par exemple aux attaques de réseaux, par hypothèse, prennent les utilisateurs par surprise. Mais ils doivent anticiper des moyens de résilience qui permettent de surmonter l’attaque immédiatement et sans retard. Cela suppose de connaître les points faibles susceptibles de générer des risques, même si ceux-ci sont encore inconnus ou non encore rencontrés. C’est donc très en amont que la précaution se conçoit, avec cette difficulté que ce sont les mêmes personnes, spécialistes de ces réseaux et systèmes qui les créent, les gèrent, les protègent et communiquent sur eux. Il y a donc une précaution à avoir à l’égard de la gouvernance des cyber-risques.

44C’est encore un autre phénomène qu’il faut apprendre à maîtriser avec les blockchains et en particulier dans l’utilisation qui en est et sera faite en matière financière [22]. Avec les blockchains, en effet, on suspecte la possibilité de risques mais on ne peut pas encore les nommer. Cela dépendra des situations. Les risques ne peuvent pas être identiques si l’objet en est une monnaie, un cadastre, une opération bancaire, un jeu, un marché spéculatif, une comptabilité, etc. Dans un premier temps, on est contraint d’attendre en laissant les blockchains se développer. L’une des difficultés vient en tout cas de ce que les blockchains échappent au contrôle humain une fois en œuvre.

45Cela signifie-t-il que c’est alors au droit pénal de prendre le relais, lorsque la précaution, qu’elle fasse l’objet d’une approche ou d’un principe, n’est pas en situation d’encadrer le risque ? Faut-il punir quand on ne peut pas prévenir ou pour ne pas avoir été suffisamment « précautionneux » ? Il paraît difficile et non souhaitable de contourner le principe de légalité [23]. Certes, le débat pénal permet de remonter jusqu’au stade de la précaution, c’est-à-dire à un stade antérieur à la réalisation d’un risque. Mais de là à faire de la précaution le fondement d’une sanction, il y a une distance qui, précisément, est couverte par le principe de légalité. Mais cette distance est en même temps source d’incertitudes entre le principe de précaution qui arrive trop tôt et le principe pollueur-payeur qui arrive trop tard. Reste les deux piliers sur lesquels se construisent les conditions d’une sanction : l’état des connaissances au moment de la « faute » et l’existence ou non d’une obligation spéciale de sécurité. Dans les grandes affaires sanitaires comme celles du sang contaminé, du Distilbène ou du Mediator, le juge s’appuie surtout sur les piliers des connaissances acquises et disponibles. En matière alimentaire, il y a de nombreuses obligations spéciales de sécurité, qui sont venues dans le sillage de l’affaire de la vache folle, auxquelles s’ajoute la formalisation d’un principe de précaution. Le tout compose un principe de légalité très copieux qui ouvre notamment sur l’infraction de mise en danger d’autrui.

46À une autre dimension, les nouvelles infractions environnementales proposées par la Convention citoyenne qui s’est conclue en juin 2020 ne vont pas manquer de réouvrir le débat de la précaution en droit pénal [24]. Le débat portera sur la définition d’un crime d’écocide et sur la prise en compte par le juge des limites planétaires que sont le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère, l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère. Le débat sur le principe de légalité concernera d’autant plus l’idée de précaution que s’ajoute, en référence aux limites planétaires, la proposition d’intégrer également la sanction d’un devoir de vigilance et d’un délit d’imprudence.

Quelques interrogations conclusives

47Les différentes approches de la précaution comme outil de gouvernance suscitent encore bien des interrogations.

48L’une de ces interrogations concerne la preuve du risque. Ici et là, pour certains thèmes et en particulier ceux qui lient la précaution à un enjeu sanitaire, une question demeure dans l’ombre : doit-on parler de la preuve de l’absence de nocivité ou de l’absence de preuve de nocivité. C’est radicalement différent. Si rien ne prouve la nocivité, cela ne prouve pas l’innocuité. Or selon les thèmes, la réponse n’est pas forcément la même. En matière de sécurité alimentaire, c’est la preuve de l’innocuité qui est exigée quand une entreprise veut mettre un nouvel aliment sur le marché. Pour d’autres innovations, tels les nanomatériaux, on avance tant qu’on ne se rend pas compte d’une possible nocivité.

49La question est évidemment importante au regard de la stratégie mise en œuvre par l’Union européenne pour les produits chimiques potentiellement dangereux pour la santé humaine et pour l’environnement. Dans le cadre de la redéfinition de la stratégie de durabilité au regard des produits chimiques, dans le prolongement du règlement REACH, la Commission européenne part d’un constat assez inquiétant :

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« In 2018, chemicals with properties hazardous for human health still represented 74 % of the total chemical production in Europe, a percentage overall unchanged since 2004 (Estat). A growing number of hazardous chemicals are found in human blood and body tissues as well as in ecosystems, and some 3.5 million sites around Europe are contaminated by hazardous substances, including very persistent substances, with wide-ranging economic and social consequences (Commission study, 2017). 84 % of Europeans are worried about the impact of chemicals present in everyday products on their health, and 90 % are worried about the impact of chemicals on the environment (Eurobarometer 2017) » [25].

51Et c’est bien sur l’enjeu de la preuve, spécialement au regard des perturbateurs endocriniens, que la stratégie de l’UE doit se construire. Cela a d’ailleurs donné lieu à une résolution du parlement européen du 10 juillet 2020 sur la stratégie pour la durabilité relative aux produits chimiques [26]. Mais le Parlement, s’il demande bien le relèvement du niveau de la preuve et s’il met cette preuve à la charge des fabricants, ne précise pas quel en est l’objet précis : preuve de l’innocuité ou absence de preuve de la nocivité. C’est pourtant la question la plus importante.

52La seconde interrogation est relative à l’acceptabilité sociale. C’est une question très présente dans tous les thèmes liés à l’environnement, au marché, à l’innovation et au numérique. C’est une question qui peut déboucher sur une sorte de « préjudice d’angoisse » et en tout cas se décline par référence au couple confiance/défiance. En réalité, il y a deux questions sous-jacentes à celle de l’acceptabilité sociale. D’un côté, l’acceptabilité sociale suppose d’avoir confiance dans les experts. On traite généralement de cette question en termes de transparence et d’indépendance. Mais ce sont là deux « valeurs » qui ont leur revers. La transparence (totale) n’existe jamais et aucune société humaine ne pourrait survivre si chaque personne devait être « transparente », sauf à abdiquer de toute humanité et dignité. On ne vit pas à cerveau ouvert. Quant à l’indépendance affirmée, elle est probablement le fait d’experts qui ne savent pas consciemment de quoi ils sont dépendants. Tant au regard de la transparence que de l’indépendance, il y aurait sans doute à méditer sur l’épisode de l’épidémie de Covid 19, en lien avec la question de la plus ou moins grande acceptation sociale de sa gestion politique.

53D’un autre côté, l’acceptabilité sociale a une dimension pluri-individuelle et subjective qui mérite d’être considérée. Chacun de nous peut souhaiter ne pas manger de porc, même si tous les experts du monde sont d’accord pour dire que d’en manger n’est pas mauvais pour la santé. Mais on peut choisir de s’en passer pour des raisons de choix de régime, végétarien ou vegan, pour des raisons religieuses ou même par choix gustatif. On peut pareillement raisonner sur ce mode pour les OGM et autres manipulations génétiques de variétés végétales ou animales. S’il n’y a pas de preuve de nocivité (ni d’ailleurs d’innocuité), n’est-il pas pour autant normal de pouvoir choisir de ne pas en consommer ? La précaution n’a pas qu’une dimension politique de gestion des risques. Elle a aussi une dimension individuelle et subjective que les décisions politiques doivent considérer et respecter.

54On voit bien d’ailleurs que la question de l’acceptabilité sociale est au cœur de toutes les causes de risques. Boire peut-être dangereux, fumer l’est, conduire aussi, mais on n’interdit pas. Les antennes-relais peuvent être dangereuses pour la santé, mais on continue d’en construire car la société accepte le risque pour pouvoir utiliser les smartphones. Le glyphosate présente des risques qui conduisent l’Europe et en tout cas la France à l’interdire au moins pour les particuliers… mais cela demeure permis pour l’agriculture tant qu’il n’y a pas de produit à lui substituer. Pourquoi interdire ici et pas là ? La décision n’est pas prise en fonction du nombre de morts, mais en prenant en compte la dimension de l’acceptation sociale du risque et en rapprochant une interdiction par précaution et un encadrement par prévention.

55Car en effet, la troisième interrogation est relative au rapport entre l’approche de précaution et celle de prévention. Si le principe de précaution est parfois précisément défini et encadré, celui de prévention ne l’est pas. Qu’est-ce que le principe de prévention ? Quelles obligations en résultent ? La pandémie de Covid-19 fournit d’ailleurs l’occasion de se poser la question et de réfléchir à la frontière entre précaution et prévention. Au départ, on ne savait à peu près rien du corona virus, sa transmission, les symptômes, les effets à court terme et ceux à moyen ou long terme, les personnes fragilisées, les moyens pour lutter contre sa propagation… On ne savait à peu près rien tant dans la dimension individuelle de l’épidémie que dans sa dimension de gestion collective. Et les réponses apportées tout au long du printemps 2020, notamment en termes de masques, de tests, de confinement/déconfinement suggèrent bien des réflexions qui auront un contenu différent selon qu’on raisonne en termes de précaution ou en termes de prévention. On observe d’ailleurs à cette occasion que la précaution, comme la prévention, ont un but d’anticipation qui conduit à réfléchir à partir du passé : avons-nous tardé à réagir après le développement de l’épidémie en Chine ? Pourquoi les stocks de masques avaient-ils disparu ? Mais les questions, tant de précaution que de prévention, peuvent aussi revenir après le passage de l’épidémie, en particulier dans le but d’empêcher ou de contenir une « seconde vague ». Après la première vague et à partir de l’été, donc une fois le pays « déconfiné » et les activités reprises, une grande part d’ignorance ou d’incertitude demeure. Il y a donc une approche de prévention pour ce que nous savons (risque avéré), mais aussi une approche de précaution pour ce que nous ne savons pas (risque suspecté). Est-ce bien raisonnable de dissocier ainsi juridiquement précaution et prévention ? Ne devrait-on pas plutôt penser et concevoir un principe commun ?

56Car cela a des effets, en particulier au regard de la gouvernance. Si l’approche de précaution évolue dans l’espace délimité par une échelle des risques en abscisse et par la considération de la société à l’égard de lois non juridiques (de la nature, de la science, morales, économiques…) en ordonnée, qui tient le curseur pour son positionnement ? Est-ce le législateur, le pouvoir exécutif, le juge, l’opérateur économique, un conseil scientifique ad hoc, une autorité administrative indépendante ? Là encore, l’épidémie de Covid-19 donne matière à réfléchir sur une sorte de flou qui s’est installé entre la parole politique, la parole du conseil scientifique officiellement organisé auprès du pouvoir exécutif et les nombreux experts qui ont pris la parole en particulier dans la presse.

57En matière alimentaire, le règlement européen n° 178/2002, qui réunit les principes du droit de l’alimentation, pose bien le cadre institutionnel et processuel de la décision politique. Mais s’agissant des cyber-risques, par exemple, il y a une sorte de circularité de la précaution car l’identification du risque, son analyse, son évaluation et sa gestion relève de l’opérateur lui-même, en réalité seul compétent sur l’ensemble de l’activité numérique. Et si, en matière financière, le contrôle d’un risque relève d’une agence de notation, il y a certainement une question de légitimité démocratique à poser. Au fond, la précaution pose un problème de frontière entre compétence technique et compétence politique.

58Et le juge dans tout cela ? Est-il le gardien ultime de la précaution ?

59Supposons que Galilée ait été jugé sur le fondement du principe de précaution. Puisque de toute évidence, jour après jour, le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest, c’est qu’il tourne autour de la Terre. Galilée, persistant à affirmer le contraire en soutenant la théorie de Copernic et en l’enseignant, a encouru une condamnation. Les apparences étaient contre lui, mais son argumentation et sa démonstration auraient dû susciter au moins un doute et une suspicion.

60Dès lors, faut-il s’en tenir à l’apparence et refuser de remettre en cause les fondements dogmatiques, idéologiques, scientifiques et religieux, afin d’éviter que la société s’écroule ? Faut-il plutôt suivre la position de Galilée, qui ne paraît pas dénuée de toute vraisemblance, au risque que la société et la religion s’écroulent en même temps que le dogme ptoléméen de la centralité de la Terre ?

61De quel côté le principe de précaution aurait-il fait pencher la balance ?


Date de mise en ligne : 21/08/2021.

https://doi.org/10.3917/apd.621.0400

Notes

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