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Article de revue

À partir de Foucault

Philosophie et anthropologie. Avant-propos

Pages 5 à 11

Notes

  • [1]
    Michel Foucault, Nietzsche.Cours, conférences et travaux, B. E. Harcourt (éd.), F. Ewald (dir.), EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2024, p. 269.
  • [2]
    Ibid., p. 270.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Ibid., p. 266.
  • [5]
    Ibid., p. 270.
  • [6]
    Id., « Philosophie et psychologie » [1965], dans Dits et écrits, 1954-1988, D. Defert et F. Ewald (dir.), avec J. Lagrange, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, tome I, n° 30, p. 438-448 (p. 448).
  • [7]
    Id., « Préface à l’Histoire de la sexualité » [1984], dans Dits et Écrits, op. cit., tome IV, n° 340, p. 578-585 (p. 579).
  • [8]
    Voir Olivier Agard et Céline Trautmann-Waller, « Introduction », Revue germanique internationale, n° 10, 2009, numéro thématique : L’Anthropologie allemande entre philosophie et sciences, p. 5-10 ; Pierre-François Moreau et Charlotte Morel (dir.), Anthropologies philosophiques allemandes.De Johann Friedrich Herbart à Helmuth Plessner, Paris, Classiques Garnier, « Constitution de la modernité » n° 37, 2023, « Introduction », p. 7-13. Sur le dépassement qui se serait opéré en France, depuis le xviiie siècle, d’un projet de science philosophique totale de l’homme vers la formation de « sciences humaines est sociales », voir le recueil dirigé par Jacqueline Carroy, Nathalie Richard et François Vatin, L’Homme des sciences de l’homme. Une histoire transdisciplinaire, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013.
  • [9]
    Joachim Fischer fait une distinction entre une « anthropologie philosophique » sans majuscule et une « Anthropologie philosophique » avec majuscule : J. Fischer, « Le noyau théorique propre à l’Anthropologie philosophique (Scheler, Plessner, Gehlen) », Trivium [En ligne], n° 25, 2017, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/trivium/5475 ; id., Philosophische Anthropologie. Eine Denkrichtung des 20. Jahrhunderts, 2e éd. revue, Baden-Baden, Karl Alber, 2022. Voir aussi Riccardo Martinelli, Uomo, natura, mondo. Il problema antropologico in filosofia, Bologna, Il Mulino, « Saggi », 2004 ; id., « Guest Editor’s Preface », et « Nature or History? Philosophical Anthropology in the History of Concepts », Etica & Politica / Ethics & Politics, tome 12, n° 2, 2010, numéro thématique : Philosophical Anthropology: Historical Perspectives, p. 7-11 et 12-26.
  • [10]
    Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique [1929], trad. W. Biemel et A. De Waelhens, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1953 (« Tel » n° 61, 1981, p. 266).
  • [11]
    Foucault, « Philosophie et psychologie », art. cit., p. 439.
  • [12]
    Philippe Sabot, « De Kojève à Foucault : la “mort de l’homme” et la querelle de l’humanisme », Archives de philosophie, tome 72, n° 3, 2009, p. 523-540.
  • [13]
    Foucault, Binswanger et l’analyse existentielle, E. Basso (éd.), F. Ewald (dir.), Paris, EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2021.
  • [14]
    Foucault, Phénoménologie et psychologie : 1953-1954, P. Sabot (éd.), F. Ewald (dir.), Paris, EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2021.
  • [15]
    Foucault, La Question anthropologique. Cours, 1954-1955, A. Sforzini (éd.), F. Ewald (dir.), EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2022.
  • [16]
    Jürgen Habermas, « Anthropologie », in A. Diemer et I. Frenzel (dir.), Fischer-Lexikon Philosophie, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1958, p. 18-35. Sur ce point, voir aussi Herbert Schnädelbach, « Epilog: Der Mensch », in id., Philosophie in Deutschland 1831-1933, Francort-sur-le-Main, 1983, p. 263-281.
  • [17]
    J. Carroy, N. Richard et F. Vatin, « L’homme, point aveugle des sciences de l’homme ? À la recherche des humanités », in L’Homme des sciences de l’homme, op. cit., p. 9-15 (p. 11).
  • [18]
    Walter Schulz, Philosophie in der veränderten Welt, Pfullingen, Neske, 1972, 3e partie : Vergeistigung und Verleiblichung, D: « Die Aufhebung der philosophischen Anthropologie », p. 457-467.
  • [19]
    Cf. J.-C. Monod, « L’interdit anthropologique chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg », Revue germanique internationale, n° 10, 2009, p. 221-236.
  • [20]
    Ludwig Landgrebe, « Philosophische Anthropologie – eine empirische Erfahrungswissenschaft? », in id., Faktizität und Individuation. Studien zu den Grundfragen der Phänomenologie, Hambourg, Meiner, 1982, p. 1-20 ; trad. P. Cabestan, N. Depraz, J. Farges, L. Perreau et C. Serban, « L’anthropologie philosophique – une science empirique ? », Alter, n° 23, 2015, p. 297-314 (p. 308). On pourrait d’ailleurs rappeler, à ce sujet, les critiques que Max Horkheimer adressait à l’anthropologie philosophique déjà en 1935, lorsqu’il lui reprochait de fournir une image déformée et idéologique de l’homme, une image intemporelle et anhistorique (Horkheimer, « Bemerkungen zur philosophischen Anthropologie », Zeitschrift für Sozialforschung, tome 4, n° 1, 1935, p. 1-25
  • [21]
    Foucault, « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », dans Dits et écrits, op. cit., vol. I, n° 50, p. 601-623 (p. 619).
  • [22]
    La deuxième partie, prévue pour janvier 2026 et dirigée par Gualtiero Lorini, sera en particulier consacrée à l’anthropologie de Kant.
  • [23]
    J. Derrida, « Les fins de l’homme », dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 129-164 (p. 140).

1 Notre monde occidental est anthropologique », écrivait le jeune Michel Foucault dans des notes de lecture sur Friedrich Nietzsche datant du milieu des années cinquante [1]. Déjà depuis le Phèdre – poursuivait le philosophe – bien avant l’Anthropologie d’Emmanuel Kant, donc, « les arbres ne sont plus le paysage de la philosophie qu’ordonnés en jardin [2] ». Le Dieu chrétien lui-même n’aurait été possible « qu’une fois installé le règne de l’Anthropologie [3] », c’est-à-dire après la « revendication d’une essence véritable de l’homme [4] », laquelle, en réalité, ne fait rien d’autre que « cacher qu’au fond de notre culture occidentale, au fond de notre conscience occidentale, au fond de l’homme occidental, il y a la négativité d’un non-savoir où se défont, et la vérité, et l’homme, et leur essence [5] ».

2 Si ces propos à l’aura prophétique devaient amener Foucault à présenter en 1961 la thèse Folie et déraison, les problèmes des conditions, des caractéristiques et des enjeux de la « question anthropologique » continuent à travailler longuement sa pensée. À l’époque de la rédaction de LesMots et les Choses, Foucault reproche à la philosophie et aux sciences humaines de se fasciner et s’endormir les unes les autres d’un « sommeil anthropologique » qu’il n’hésite pas à rapprocher du sommeil dogmatique contre lequel Kant avait pu abattre la vieille métaphysique [6]. Mais jusque dans les années 1980, lorsqu’il signe un de ses derniers textes, la préface à l’édition américaine d’Histoire de la sexualité, il souligne que son projet de penser l’historicité des formes de l’expérience impliquait au départ une tâche négative consistant en « une réduction “nominaliste” de l’anthropologie philosophique ainsi que des notions qui pouvaient s’appuyer sur elle [7] ».

3 Pourtant, ce que Foucault, dans ses écrits et interventions, entend par « anthropologie philosophique » n’est pas toujours évident. La définition même de ce domaine, d’ailleurs, varie selon les pays – notamment la France et l’Allemagne [8] – et a évolué dans le temps [9]. Comme le souligne Jean-Claude Monod dans son article publié ici, Foucault ne considère jamais de manière spécifique le courant qui se déploie en Allemagne à partir des années 1920 et comprend les œuvres de Max Scheler, Helmuth Plessner, Arnold Gehlen, Erich Rothacker, etc. Dès ses premiers écrits, il semble plutôt emprunter la perspective heideggérienne selon laquelle l’anthropologie ne doit pas être considérée comme une discipline scientifique à part entière, mais comme une « tendance fondamentale de la position actuelle de l’homme par rapport à lui-même et à la totalité de l’étant [10] ». De manière générale, donc, dès le début de son parcours intellectuel, Foucault traite l’anthropologie comme une pensée de l’homme sur l’homme, de préférence véhiculée par la phénoménologie et l’existentialisme. Au point qu’au milieu des années soixante, il envisage ce domaine en termes de « structure », une « structure proprement philosophique » – précise-t-il dans un entretien célèbre avec Alain Badiou – qui « fait que maintenant les problèmes de la philosophie sont tous logés à l’intérieur de ce domaine que l’on peut appeler celui de la finitude humaine [11] ».

4 Si, au lendemain de la saison existentialiste, Foucault interroge encore la « réflexion contemporaine sur l’homme » pour en mesurer les « fondements » – c’est bien la formulation qu’il adopte en 1954 dans son Introduction à l’étude du psychiatre suisse Ludwig Binswanger : Le Rêve et l’existence –, il ne manquera pas de mettre à profit sa lecture précoce de Nietzsche pour décréter l’échec de cette entreprise. Ébauché déjà en 1960 dans le texte d’introduction à l’Anthropologie du point de vue pragmatique, demeuré longtemps inédit, le verdict concernant la disparition destinale de l’homme et de tout discours anthropologique formulé dans Les Mots et les Choses finira non seulement par cristalliser en France, dans les années soixante, le débat philosophique autour de l’opposition entre humanisme et antihumanisme [12], mais est devenu la véritable marque de fabrique de la pensée de Foucault. Au point que celui-ci a fini depuis par être considéré comme l’une des bannières de ce mouvement critique à l’égard de la tradition philosophique, notamment allemande, désigné aux États-Unis par le terme de French Theory.

5 Or cette représentation quelque peu superficielle de l’antihumanisme foucaldien est destinée à changer à la lumière des écrits inédits du philosophe mis à la disposition du public au cours des toutes dernières années, dans le cadre d’un vaste programme de publication des manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. En particulier, la série des « Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France » inaugurée en 2018 par le Seuil, Gallimard et l’EHESS, sous la direction de François Ewald (collection « Hautes Études »), nous donne la possibilité de découvrir un véritable nouveau corpus du philosophe, dans lequel il est directement confronté au sujet de l’« homme », ou de « l’être de l’homme » et de l’expérience que celui-ci fait de lui-même.

6 Ces publications posthumes nous éclairent désormais non seulement sur les sources, mais aussi sur les raisons, le bien-fondé et les enjeux de cette « structure proprement philosophique » qu’est l’anthropologie selon Foucault. Les écrits consacrés, respectivement, à l’anthropologie phénoménologique de Ludwig Binswanger (Binswanger et l’analyse existentielle[13]), à la relation entre psychologie et phénoménologie (Phénoménologie et psychologie[14]) et à la constitution de l’anthropologie dans la modernité philosophique allemande (La Question anthropologique. Cours 1954-1955[15]) révèlent d’abord un Foucault qui, dans le contexte philosophique de son temps, sent le besoin d’investiguer le « concret » revendiqué depuis quelques décennies, en France, à la fois par les philosophes qui suivent la voie de la phénoménologie, par certains psychologues et psychiatres, mais aussi par les historiens et les ethnologues. On peut d’ailleurs mentionner, à ce propos, l’ouvrage que Foucault rédige à Tunis en 1966 et a oublié depuis, Le Discours philosophique (2023), où – comme l’illustre Grégory Cormann dans son article publié ici – il noue un dialogue avec l’anthropologie historique.

7 Comme l’avait montré le jeune Jürgen Habermas en 1958 dans son article d’encyclopédie consacré à l’« Anthropologie », l’anthropologie philosophique contemporaine – notamment dans la tradition allemande – ne serait pas une science particulière, mais bien plutôt une « réaction » de la philosophie à l’avènement des sciences qui lui disputent son objet ou même le droit de s’en occuper [16]. De manière spéculaire, en France, depuis le xixe siècle, les sciences humaines ont pu se penser comme des « contre-philosophies » ayant pour ambition de réformer voire remplacer la philosophie dans son ensemble [17]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le philosophe allemand Walter Schulz, en 1972, voyait l’anthropologie philosophique comme une phase transitoire destinée à être dépassée, à se résoudre dans les disciplines particulières qu’elle aurait imprudemment évoquées pour parvenir à une détermination essentielle de l’être humain (Mensch) [18].

8 De ce point de vue, on comprend mieux pourquoi Foucault commence à poser la question anthropologique au milieu des années cinquante, lorsqu’il s’occupe de la psychologie, la psychanalyse, la psychiatrie, l’ethnologie. Et c’est justement en interrogeant ces « sciences humaines » en même temps qu’il étudie la phénoménologie qu’il s’aperçoit de l’étendue de cette question au sein de la pensée philosophique. Puisque, s’il est vrai que même la phénoménologie – malgré la « phobie de l’anthropologie [19] » manifestée par son fondateur – a fini, dans la France de l’après-guerre, par élargir sa perspective à la phénoménalité de l’être humain, il n’en demeure pas moins qu’elle a ouvert l’espace à ce que Foucault appelle, dans un manuscrit inédit que nous publions pour la première fois dans ce dossier (« L’agressivité, l’angoisse et la magie »), une « spéculation anthropologique » supposant une essence de l’homme privée de tout contenu concret. De manière similaire, Ludwig Landgrebe soulignera que l’anthropologie philosophique moderne, tout en aspirant à une recherche délivrée de toute présupposition métaphysique, contiendrait en elle « la métaphysique comme une sorte de reflet négatif », puisqu’« elle évite d’indiquer le principe sur le fondement duquel ses recherches empiriques et expérimentales peuvent conduire à des connaissances d’une universalité inconditionnée relativement à l’humain comme tel[20] ». C’est bien pour cela que, aux yeux de Foucault, le philosophe doit abandonner la « tendance » anthropologique pour sonder d’autres dimensions d’interrogation de ce qu’au milieu des années soixante il appellera de manière provocatrice le « fonctionnement » de l’« espèce humaine [21] ».

9 En partant du nouveau corpus foucaldien, ce numéro double [22] d’Archives de philosophie a pour but d’interroger la manière dont la « question anthropologique » se configure et se démêle dans le panorama philosophique moderne et contemporaine, en mettant l’accent sur les interactions entre la France et l’Allemagne. Le rapport avec la phénoménologie, en particulier, est au cœur du premier volet de cette interrogation. S’il est vrai, comme l’a souligné Jacques Derrida dans sa célèbre conférence américaine de mai 1968 sur « Les fins de l’homme », qu’au moment où la pensée de Husserl s’introduit en France après la guerre, « la critique de l’anthropologisme reste totalement inaperçue ou en tout cas sans effet [23] », ces écrits posthumes de Foucault révèlent qu’en réalité il alerta de toute urgence sur ce problème au point d’interroger finalement, à partir de l’anthropologie, la phénoménologie elle-même. C’est précisément ce que mettent en lumière les articles de ce dossier.

10 Dans sa contribution « Le monde sans l’homme ? Usages et ambiguïtés de la phénoménologie chez Michel Foucault », Philippe Sabot insiste sur la distance que Foucault, dans ses premiers écrits, ne cesse de signaler entre la phénoménologie husserlienne et les « déviations » que lui auraient imprimées l’existentialisme. En se concentrant, en particulier, sur le manuscrit intitulé Phénoménologie et psychologie, il montre la tension que Foucault envisage à l’intérieur de la phénoménologie husserlienne entre une perspective qui s’écarte résolument de toute anthropologie et une autre qui menace de s’y échouer. Dans ce manuscrit issu d’un projet de thèse sur la notion de « monde » dans les sciences humaines et la phénoménologie, Foucault essaie d’assurer à cette dernière une singularité au sein des philosophies transcendantales en renouvelant le kantisme en tant que philosophie de la connaissance. En remplaçant une problématique de la nature par une problématique du monde, la phénoménologie husserlienne s’orienterait en effet vers une philosophie de l’être, permettant de penser le monde sans l’homme. Il s’agit là, selon P. Sabot, d’un mouvement de pensée qui correspond à la démarche heideggérienne, mais qui trouve également un large écho dans les travaux d’Eugen Fink, très présent dans le manuscrit foucaldien.

11 Dans « Enjeux de la question anthropologique. Foucault en dialogue avec Kant, Nietzsche et Heidegger », Roberto Nigro insiste sur l’importance de Heidegger – notamment de son Kant et le problème de la métaphysique – non seulement pour la manière dont le questionnement anthropologique se définit dans la pensée allemande de l’entre-deux-guerres, mais aussi pour le rôle qu’elle aurait joué dans l’analyse foucaldienne du problème de la finitude au début des années soixante. C’est afin d’examiner ce dernier point que R. Nigro concentre la première partie de son article sur l’Introduction que Foucault rédige à cette époque pour accompagner sa traduction de l’Anthropologie de Kant. Selon Foucault, le réseau de contresens dans lequel la pensée contemporaine s’est enfouie tiendrait au fait d’avoir oublié que l’analyse de la finitude ne peut pas être affranchie d’une critique préalable de la connaissance. Alors qu’une anthropologie ne peut parler que le langage de la limite et de la négativité, l’« illusion anthropologique » a hypostasié et clos la finitude dans la forme d’une essence humaine, au point que, comme Foucault le déclare dans Phénoménologie et psychologie, sur la philosophie de notre époque s’est dessinée « toute l’ombre d’une philosophie classique désormais privée de Dieu ». Or c’est précisément à ce mouvement que la pensée de Nietzsche aurait mis un terme.

12 « La “vraie mesure de l’homme”. Phénoménologie et anthropologie dans les manuscrits du jeune Foucault » d’Elisabetta Basso insiste sur la manière dont le philosophe se confronte à la tendance anthropologisante qui caractérise la réception de la phénoménologie husserlienne par les philosophes et les psychologues à partir des années trente. En se concentrant notamment sur la phénoménologie génétique, Foucault montre pourtant que le fait de concevoir les phénomènes pathologiques comme des écarts avec des normes implicites du monde originaire de la vie destinerait la phénoménologie elle-même à s’orienter vers une anthropologie. L’enjeu de l’analyse d’E. Basso est de montrer que la problématisation foucaldienne du bien-fondé de cette tendance de la philosophie prend forme dans la pensée du philosophe dans la décennie qui précède les ouvrages archéologiques. De ce point de vue, les manuscrits du jeune Foucault montrent qu’à la source de sa critique des sciences humaines il n’y a pas seulement la critique kantienne ou le structuralisme naissant, mais aussi bien une insatisfaction à l’égard de la phénoménologie transcendantale husserlienne.

13 La relation entre anthropologie et phénoménologie est également au cœur de « Le jeune Foucault, Blumenberg et le nœud anthropologico-phénoménologique » de Jean-Claude Monod. Celui-ci concentre son attention sur le « laboratoire » de ces deux philosophes qui partagent dans les années cinquante une formation phénoménologique, tout en étant réfractaires à la phénoménologie « pure ». C’est la raison pour laquelle ils interrogent la possibilité (ou l’impossibilité) d’une anthropologie phénoménologique – question qui sera affrontée par Hans Blumenberg dans son travail inachevé consigné dans le volume posthume Beschreibung des Menschen (2006). J.-C. Monod montre que, contrairement au jeune Foucault qui signale la dimension de l’impersonnel en un sens du « non-humain » marquant la caractérisation husserlienne du sujet, Blumenberg fait apparaître les conditions anthropologiques de certaines dimensions ou capacités que Husserl reconnaît à la conscience, mais qu’il paraît difficile d’attribuer à la conscience « pure ».

14 Dans l’article intitulé : « Faire l’ethnologie de sa propre culture. Les appropriations foucaldiennes d’un projet interdisciplinaire », Grégory Cormann élargit l’interrogation sur l’« anthropologie philosophique » à un domaine que les études sur le « premier » Foucault ont négligé jusqu’à présent et qui pourtant s’insinue très tôt dans la trajectoire intellectuelle du philosophe : l’ethnologie. L’enjeu de G. Cormann est alors de mesurer le rôle qu’a joué cette approche de la pensée et de la culture dans le projet de l’« archéologie de la pensée occidentale » qui occupe l’auteur de l’Histoire de la folie et de Les Mots et les Choses. En particulier, l’ouvrage rédigé par lui en 1966 et publié après sa mort sous l’intitulé Le Discours philosophique sert à G. Cormann pour cerner les débats que le philosophe noue avec l’anthropologie historique et l’histoire des Annales. Cet article, en restituant un tableau aussi vaste que complexe dans lequel Foucault est mis en dialogue avec les principaux représentants de la philosophie et des sciences sociales en France, a l’ambition de mieux situer le travail de la pensée du philosophe depuis la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970.

15 Le dossier que nous proposons ici est complété finalement par la publication, pour la première fois, d’un bref manuscrit de Foucault datant de la première moitié des années 1950 intitulé « L’agressivité, l’angoisse et la magie ». Ce texte, conservé dans le Fonds Michel Foucault de la Bibliothèque nationale de France, appartient à une série de notes et de plans de cours rédigés dans la première moitié des années 1950. Dans ces pages, le philosophe affronte de manière très critique, à partir d’une problématisation épistémologique de la psychologie, l’horizon spéculatif de nature essentialiste qui menace à la fois la phénoménologie et les sciences de l’homme de son temps.


Date de mise en ligne : 08/01/2025

https://doi.org/10.3917/aphi.881.0005

Notes

  • [1]
    Michel Foucault, Nietzsche.Cours, conférences et travaux, B. E. Harcourt (éd.), F. Ewald (dir.), EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2024, p. 269.
  • [2]
    Ibid., p. 270.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Ibid., p. 266.
  • [5]
    Ibid., p. 270.
  • [6]
    Id., « Philosophie et psychologie » [1965], dans Dits et écrits, 1954-1988, D. Defert et F. Ewald (dir.), avec J. Lagrange, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, tome I, n° 30, p. 438-448 (p. 448).
  • [7]
    Id., « Préface à l’Histoire de la sexualité » [1984], dans Dits et Écrits, op. cit., tome IV, n° 340, p. 578-585 (p. 579).
  • [8]
    Voir Olivier Agard et Céline Trautmann-Waller, « Introduction », Revue germanique internationale, n° 10, 2009, numéro thématique : L’Anthropologie allemande entre philosophie et sciences, p. 5-10 ; Pierre-François Moreau et Charlotte Morel (dir.), Anthropologies philosophiques allemandes.De Johann Friedrich Herbart à Helmuth Plessner, Paris, Classiques Garnier, « Constitution de la modernité » n° 37, 2023, « Introduction », p. 7-13. Sur le dépassement qui se serait opéré en France, depuis le xviiie siècle, d’un projet de science philosophique totale de l’homme vers la formation de « sciences humaines est sociales », voir le recueil dirigé par Jacqueline Carroy, Nathalie Richard et François Vatin, L’Homme des sciences de l’homme. Une histoire transdisciplinaire, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013.
  • [9]
    Joachim Fischer fait une distinction entre une « anthropologie philosophique » sans majuscule et une « Anthropologie philosophique » avec majuscule : J. Fischer, « Le noyau théorique propre à l’Anthropologie philosophique (Scheler, Plessner, Gehlen) », Trivium [En ligne], n° 25, 2017, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/trivium/5475 ; id., Philosophische Anthropologie. Eine Denkrichtung des 20. Jahrhunderts, 2e éd. revue, Baden-Baden, Karl Alber, 2022. Voir aussi Riccardo Martinelli, Uomo, natura, mondo. Il problema antropologico in filosofia, Bologna, Il Mulino, « Saggi », 2004 ; id., « Guest Editor’s Preface », et « Nature or History? Philosophical Anthropology in the History of Concepts », Etica & Politica / Ethics & Politics, tome 12, n° 2, 2010, numéro thématique : Philosophical Anthropology: Historical Perspectives, p. 7-11 et 12-26.
  • [10]
    Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique [1929], trad. W. Biemel et A. De Waelhens, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1953 (« Tel » n° 61, 1981, p. 266).
  • [11]
    Foucault, « Philosophie et psychologie », art. cit., p. 439.
  • [12]
    Philippe Sabot, « De Kojève à Foucault : la “mort de l’homme” et la querelle de l’humanisme », Archives de philosophie, tome 72, n° 3, 2009, p. 523-540.
  • [13]
    Foucault, Binswanger et l’analyse existentielle, E. Basso (éd.), F. Ewald (dir.), Paris, EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2021.
  • [14]
    Foucault, Phénoménologie et psychologie : 1953-1954, P. Sabot (éd.), F. Ewald (dir.), Paris, EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2021.
  • [15]
    Foucault, La Question anthropologique. Cours, 1954-1955, A. Sforzini (éd.), F. Ewald (dir.), EHESS – Gallimard – Seuil, « Hautes Études », 2022.
  • [16]
    Jürgen Habermas, « Anthropologie », in A. Diemer et I. Frenzel (dir.), Fischer-Lexikon Philosophie, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1958, p. 18-35. Sur ce point, voir aussi Herbert Schnädelbach, « Epilog: Der Mensch », in id., Philosophie in Deutschland 1831-1933, Francort-sur-le-Main, 1983, p. 263-281.
  • [17]
    J. Carroy, N. Richard et F. Vatin, « L’homme, point aveugle des sciences de l’homme ? À la recherche des humanités », in L’Homme des sciences de l’homme, op. cit., p. 9-15 (p. 11).
  • [18]
    Walter Schulz, Philosophie in der veränderten Welt, Pfullingen, Neske, 1972, 3e partie : Vergeistigung und Verleiblichung, D: « Die Aufhebung der philosophischen Anthropologie », p. 457-467.
  • [19]
    Cf. J.-C. Monod, « L’interdit anthropologique chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg », Revue germanique internationale, n° 10, 2009, p. 221-236.
  • [20]
    Ludwig Landgrebe, « Philosophische Anthropologie – eine empirische Erfahrungswissenschaft? », in id., Faktizität und Individuation. Studien zu den Grundfragen der Phänomenologie, Hambourg, Meiner, 1982, p. 1-20 ; trad. P. Cabestan, N. Depraz, J. Farges, L. Perreau et C. Serban, « L’anthropologie philosophique – une science empirique ? », Alter, n° 23, 2015, p. 297-314 (p. 308). On pourrait d’ailleurs rappeler, à ce sujet, les critiques que Max Horkheimer adressait à l’anthropologie philosophique déjà en 1935, lorsqu’il lui reprochait de fournir une image déformée et idéologique de l’homme, une image intemporelle et anhistorique (Horkheimer, « Bemerkungen zur philosophischen Anthropologie », Zeitschrift für Sozialforschung, tome 4, n° 1, 1935, p. 1-25
  • [21]
    Foucault, « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », dans Dits et écrits, op. cit., vol. I, n° 50, p. 601-623 (p. 619).
  • [22]
    La deuxième partie, prévue pour janvier 2026 et dirigée par Gualtiero Lorini, sera en particulier consacrée à l’anthropologie de Kant.
  • [23]
    J. Derrida, « Les fins de l’homme », dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 129-164 (p. 140).

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