Notes
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[1]
Le texte de cet article est issu d’une intervention dans le séminaire « La valeur sociale de l’imagination : approches philosophique, psychologique et sociologique » organisé par Julie Arnaud le 24 janvier 2022 à Lyon III. Je remercie tout particulièrement Julie Arnaud et Éléonore Le Jallé pour leurs questions et leurs remarques qui ont permis de faire évoluer ce travail.
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[2]
Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, F. Tricaud (trad.), Paris, Sirey, 1971, p. 15.
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[3]
Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
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[4]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 15.
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[5]
Ibid., p. 17.
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[6]
Ibid., p. 18.
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[7]
Voir par exemple la distinction des plaisirs et des douleurs : « Il y a deux espèces de plaisir. L’une semble affecter l’organe corporel de la sensation, et c’est le plaisir que j’appelle “sensuel” […]. L’autre espèce de réjouissance n’est particulière à aucune partie du corps et est appelée “réjouissance de l’esprit” : elle est ce que nous appelons “joie”. De la même façon pour les douleurs : certaines affectent le corps et sont par conséquent appelées les “douleurs du corps”, et d’autres non, et ces dernières sont appelées “chagrin” », Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Librairie générale française, 2003, p. 122.
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[8]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 11-12. Ici et par la suite, les italiques sont de l’auteur.
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[9]
Si on trouve abondamment la notion de « faculté » (corporelle ou intellectuelle) dans les Éléments, Hobbes n’utilise plus le terme dans le Léviathan pour désigner la sensation, la pensée ou l’imagination. Il élargit peu à peu cette idée à l’ensemble des « facultés » comme il l’indique par exemple à Bramhall au sujet de la volonté : « Confondre la volonté comme faculté avec la volonté reviendrait à confondre une volonté avec une absence de volonté, car la volonté comme faculté n’est pas une volonté ; seul l’acte qu’il appelle vouloir est la volonté », Hobbes, Les Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard. Controverse avec Bramhall II, L. Foisneau et F. Perronin (trad.), Paris, Vrin, 1999, p. 344. Sur ce point, voir l’introduction de Franck Lessay dans Hobbes, De la liberté et de la nécessité, F. Lessay (trad.), Paris, Vrin, 1993, p. 43. Luc Foisneau souligne par ailleurs le fait que Hobbes généralise cette conception des facultés jusqu’à y introduire la liberté elle-même : « la liberté d’un agent ne réside pas dans une propriété intérieure à sa nature, puisque sa nature est déterminée de façon nécessaire, mais dans l’effectuation de son action. Pour un agent, être libre, c’est toujours être libre d’agir, quel que soit par ailleurs le caractère nécessaire du principe de son action », Luc Foisneau dans T. Hobbes, Les Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, op. cit., p. 23.
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[10]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 56.
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[11]
Ibid., p. 161. Les majuscules sont de l’auteur.
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[12]
Sur la distinction entre attribution vraie et attribution fictive de la personnalité, voir : Jean Terrel, Thomas Hobbes : philosopher par temps de crises, Paris, CNED, 2012.
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[13]
Hobbes, De la liberté et de la nécessité, op. cit., p. 94.
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[14]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 20.
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[15]
Crawford Brough Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke (1964), M. Fuchs (trad.), Paris, Gallimard, 1971.
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[16]
Hobbes, Les Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, op. cit., p. 375. Hobbes répond ici à une objection de Bramhall portant sur un argument formulé en 1645 et rapporté dans De la liberté et de la nécessité : « Les insensés et les fous, manifestement, ne délibèrent pas moins que les hommes les plus sages, bien qu’ils ne fassent pas d’aussi bon choix, les images des choses étant altérées par la maladie », Hobbes, De la liberté et de la nécessité, op. cit., p. 62.
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[17]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 6. Sur le sens et le rôle de cet adage dans le texte de Hobbes, voir : Arnaud Milanese, Principe de la philosophie chez Hobbes. L’expérience de soi et du monde, Paris, Classiques Garnier, 2011.
1 À première vue, la définition de l’imagination proposée par Thomas Hobbes ne varie pas entre les Éléments de la loi naturelle et politique (1640) et le Léviathan (1651). Ainsi qu’il ne cesse de le répéter : « l’imagination n’est donc rien d’autre qu’une sensation en voie de dégradation [2] ». Cependant, si la définition de la notion ne change pas, la compréhension des mécanismes de ce phénomène mental ainsi que ses répercussions sociales évoluent considérablement. Non seulement l’imagination n’est plus pensée uniquement comme une activité mentale mais surtout, la notion tend à prendre une place centrale dans la réflexion sociale et politique de Hobbes. Nous défendrons ici l’idée selon laquelle l’imagination constitue l’une des clés de voûte du Léviathan. Les modifications opérées par Hobbes dans sa compréhension de l’imagination n’affectent pas seulement la dimension anthropologique de sa réflexion. C’est de façon conjointe qu’il affine sa conception de l’imaginaire et résout les difficultés de théorie politique l’occupant depuis plus d’une décennie. Plagiant le titre de l’ouvrage le plus célèbre de Cornélius Castoriadis [3], nous nous attacherons à montrer de quelle façon, pour Hobbes, l’imagination est au cœur de la vie sociale et politique.
I. Sensation, imagination et souvenirs
2 Il importe tout d’abord de comprendre ce qu’est exactement l’imagination pour Hobbes. Immédiatement après avoir défini ce qu’est la sensation, il consacre le deuxième chapitre du Léviathan à sa définition. Celle-ci, comme le premier chapitre, s’inscrit pleinement dans la conception mécaniste du monde adoptée par Hobbes. C’est en effet par une réflexion sur l’inertie des corps en mouvement qu’il débute ce passage. Lorsqu’un corps frappe les sens d’un individu, ce mouvement ne s’arrête pas mais se perpétue indéfiniment dans les parties intérieures du corps. La sensation ainsi provoquée est alors susceptible de se dégrader, non parce qu’elle deviendrait moins intense (le mouvement ne décroît pas en lui-même) mais parce qu’elle est ensuite concurrencée par d’autres sensations qui l’éclipsent. Hobbes explique ainsi que, si la journée nous ne voyons pas les étoiles, ce n’est pas parce que l’image de la nuit a disparu mais parce que le rayonnement du soleil les éclipse. Cette sensation moins distincte, dégradée parce que troublée par d’autres, c’est ce que Hobbes nomme imagination. « L’imagination n’est donc rien d’autre qu’une sensation en voie de dégradation. [4] » À l’étymologie latine renvoyant à l’image, Hobbes invite dès lors à adjoindre l’origine grecque du terme : l’imagination, c’est le phantasma, du verbe phaïnestai, apparaître. L’imagination désigne ces images qui apparaissent en nous lorsqu’elles sont concurrencées par d’autres sensations.
3 Partant, Hobbes place l’imagination sur un continuum où se situent également la sensation et le souvenir. La sensation n’est rien d’autre que la dernière image que nous percevons, la plus présente et la plus forte. Le souvenir nomme le fait que ces images se dégradent. L’imagination désigne l’image dégradée que conserve la vie mentale.
4 Ce moment de définition occupe les trois premières pages du chapitre. Suivent alors plusieurs paragraphes sur un cas spécifique d’imagination : le rêve. Ce dernier est lui aussi le fruit de la dégradation d’une sensation, cependant il est engendré par « l’agitation des parties intérieures du corps [5] ». Étant au repos, nous percevons mieux les mouvements internes à notre corps, mouvements dont les images deviennent alors sensibles et nous apparaissent en rêve.
5 Cette analyse du rêve semble donc répondre dans un premier temps à un souci d’exhaustivité (analyser les différents types d’imagination) mais aussi de polémique (il s’agit de réfuter l’argument traditionnel selon lequel on ne peut distinguer la veille du rêve). Toutefois, la longueur de cette réflexion (plus de la moitié du chapitre) nous interpelle. Est-il si judicieux que cela de consacrer autant de temps à un « cas d’école » au tout début du Léviathan ? Hobbes écrit rarement pour rien, surtout pas au début du Léviathan. Prenons donc ces quelques pages au sérieux ; voyons ce que Hobbes cherche à expliquer de l’imagination à partir de l’analyse des rêves.
6 Hobbes commence par réfuter le traditionnel « argument du rêve ». Il est d’après lui tout à fait insensé de penser que l’on ne peut distinguer la veille du sommeil. En effet, les rêves sont toujours beaucoup plus incohérents que la conduite de notre pensée en état de veille de sorte que la cohérence est un critère suffisant pour discriminer les deux situations. D’autre part, si je peux croire que je veille lorsque je rêve, je perçois clairement la différence entre le rêve et la réalité lorsque je suis éveillé. Lorsque je m’endors par inadvertance, sans m’en rendre compte, je ne perçois plus que les sensations sont moins fortes et, dans ce cas-là, je peux penser que je suis éveillé alors que je rêve. À l’inverse, si je m’éveille, le contraste entre les images du rêve et la sensation directe ne laisse aucun doute sur la situation.
7 La réfutation de l’argument du rêve étant clairement posée, Hobbes poursuit toutefois à partir d’un exemple tiré des Vies des hommes illustres de Plutarque. Préoccupé par la bataille qu’il doit conduire le lendemain, Brutus s’endort et, troublé, effrayé, craintif, voit apparaître en rêve une bête effrayante. De la même façon, la peur, nous dit Hobbes, explique que certains individus croient voir des fantômes dans l’obscurité [6]. Nous soutenons l’idée selon laquelle ces exemples ne sont pas seulement illustratifs ; ils viennent véritablement compléter la définition de l’imagination.
8 Puisque celle-ci est une sensation en voie de dégradation et que Hobbes pense dans un modèle mécaniste, on pourrait croire que les images qui se forment en nous sont l’empreinte, toute physique, des mouvements extérieurs dans notre corporéité (comme chez les atomistes par exemple). Les sensations viendraient s’imprimer, de façon concurrentielle, dans les parties molles du corps. Or ce que semble nous proposer Hobbes ici est tout à fait inédit. En effet, en quelques lignes il multiplie les références à la peur, c’est-à-dire à l’un des affects les plus puissants. Brutus voit apparaître une forme effrayante, il est troublé par la guerre, horrifié par ses propres actions, réveillé par la crainte. Ceux qui voient des apparitions dans les cimetières sont quant à eux timorés, craintifs et effrayés. Ces exemples nous permettent de comprendre que l’imagination est la faculté de se représenter des images qui naissent de la rencontre d’un affect et d’une stimulation extérieure.
9 Cette conception de l’imagination prend appui sur un modèle physiologique cardio-centré. Dans les Éléments, Hobbes expliquait le fonctionnement du corps humain et de nos actions à partir d’un modèle cérébro-cardiaque : nos affects et nos représentations étaient disjoints. La vie mentale et la vie affective étaient conçues séparément [7]. Or, dans le Léviathan, Hobbes modifie ce schéma : pour que nous puissions nous représenter quelque chose, le penser et l’imaginer, il faut non seulement qu’un objet frappe notre corps, mais il faut également qu’il se heurte à une réaction du cœur. Si la définition de l’imagination ne change pas (une sensation dégradée), Hobbes affine sa conception de la sensation entre 1640 et 1651. Voici comment il décrit le mécanisme de la sensation au chapitre 1 du Léviathan :
La cause de la sensation est le corps extérieur, ou objet, qui presse l’organe propre à chaque sensation […] ; cette pression, propagée vers l’intérieur, […] cause là une résistance, une contre-pression, un effort du cœur pour se délivrer : cet effort, étant dirigé vers l’extérieur, semble être quelque réalité située au-dehors. Et ce semblant, ce phantasme, c’est ce qu’on appelle sensation [8].
11 Cet « effort du cœur », ce sont les passions : le désir, la curiosité, la peur… Sentir, imaginer, se souvenir, mais aussi penser, c’est donc primitivement éprouver une passion qui rencontre les mouvements causés par les objets extérieurs. Sans les affects, il n’y aurait aucune représentation, aucune apparition possible. Si quelque chose nous apparaît, c’est parce que les mouvements venus de l’extérieur se heurtent au cours propre de nos passions. Les affects deviennent ainsi le donné fondamental de l’anthropologie hobbesienne, donné sans lequel aucune vie mentale n’est possible. Sentir, et donc aussi imaginer, c’est éprouver la rencontre de deux mouvements contradictoires, l’un affectif, émanant du sujet, l’autre sensible, provenant des mouvements des corps.
12 Ce texte permet donc à Hobbes d’introduire l’idée que l’imagination est indissociable des affects. La peur n’est ici pas accessoire, elle n’accompagne pas nos rêves, elle n’est pas le fruit des visions nocturnes ; bien au contraire, elle en est à l’origine. C’est parce que Brutus a peur de la bataille à venir qu’il voit se matérialiser un monstre en rêve. Essayons d’appliquer la définition proposée par Hobbes. Que se passe-t-il lorsque nous voyons quelque chose ? Imaginons que nous soyons face à une étagère. Nous regardons les rangées de livres sans vraiment les voir : nous avons l’image d’une masse mais en aucun cas de volumes distincts. C’est seulement si nous nous mettons à chercher un livre en particulier, c’est-à-dire si nous avons le désir de le trouver, que nous percevons enfin sa tranche, qui était pourtant devant nous depuis le début. Cet exemple nous permet de comprendre que les affects sont ce sans quoi ne se produirait aucune image (qu’il s’agisse de la sensation ou de l’imagination).
13 Mais comment faut-il comprendre précisément ce rapport entre affects et imagination ? L’imagination est-elle une faculté cognitive de représentation abstraite, ou bien s’identifie-t-elle pleinement avec nos passions ? Est-elle une faculté intellectuelle ou doit-elle être comprise comme un affect ? Hobbes ne tranche pas, précisément parce que dans notre expérience nous ne faisons jamais la distinction entre les deux. Se représenter quelque chose en imagination, c’est toujours, pour nous, être affectivement motivés, de sorte que le cognitif et l’affectif sont indistincts dans notre expérience. C’est la raison pour laquelle nous éviterons autant que possible de parler de « faculté » au sujet de l’imagination [9]. Il nous semble en effet que, chez Hobbes, elle n’est précisément pas une faculté intellectuelle. Elle nomme plutôt des phénomènes d’apparition liés à notre vie à la fois sensible et affective. Sentir et imaginer ne sont jamais des abstractions, ce sont les manifestations qu’éprouve un corps affectif en relation avec d’autres corps.
14 L’anthropologie hobbesienne nous permet donc de comprendre ce qu’est l’imagination et quels sont ses liens avec la sensation. L’imagination est une sensation en voie de dégradation, en concurrence avec d’autres sensations. Elle apparaît donc comme seconde et nécessairement subordonnée à la sensation. Or le Léviathan introduit une deuxième série d’analyses qui vont faire de l’imagination une fonction première par rapport à la sensation. En s’intéressant au rôle social de l’imagination, Hobbes va comprendre que nous imaginons, plus encore que nous ne percevons, la plupart des phénomènes qui font la société.
II. Imagination et phénomènes sociaux
15 La théorie politique hobbesienne est très, voire trop connue, ce qui empêche souvent de percevoir les liens essentiels que Hobbes tisse entre théorie sociale et compréhension du corps humain. Qui a entendu parler une fois dans sa vie du Léviathan sera d’accord pour dire que Hobbes cherche à y exposer les mécanismes de justification du pouvoir. Le problème qui occupe Hobbes est celui de déterminer ce qui fonde la légitimité et donc la force de la puissance publique. Toutefois, la lecture de la première partie de l’ouvrage peut également nous conduire à poser différemment la question. La légitimité du souverain est bien entendue une question cruciale, mais la possibilité de son existence en est une autre tout aussi décisive. En effet, le paradigme mécaniste adopté par Hobbes dans toute son œuvre pose de sérieuses difficultés pour comprendre le monde social. Si les phénomènes relèvent de part en part d’interactions corporelles, tout ce qui se produit est déterminé par la chaîne implacable des causes et des effets. Dans un tel contexte, difficile de comprendre comment des individus peuvent avoir une volonté propre, comment ils peuvent être considérés comme responsables, s’engager dans un contrat, commander ou obéir, etc. Si l’on prend au sérieux le déterminisme mécaniste de Hobbes, les relations sociales et politiques semblent devoir se réduire à des interactions physiques entièrement déterminées, à moins de faire de la société une exception mystérieuse aux lois du monde.
16 Hobbes se refuse obstinément à rompre avec un tel paradigme mécaniste. C’est ainsi, par exemple, qu’au chapitre 6 du Léviathan, il décrit la volonté comme « le dernier appétit ou la dernière aversion qui se trouve au contact immédiat avec l’action ou son omission [10] ». La volonté, pas plus que l’imagination, n’est une faculté humaine mais un acte, résultant de l’enchaînement causal de nos affects et de nos sensations. Si je veux quelque chose, c’est parce que mon désir (en lui-même changeant) rencontre à ce moment précis un objet capable de le satisfaire. Ma volonté est tout à la fois l’expression d’un désir propre et d’une sollicitation extérieure. Mon désir est mécaniquement déterminé par mes interactions avec le monde à se porter sur tel ou tel objet.
17 À première vue, le mécanisme strict adopté par Hobbes semble donc empêcher toute conception de l’individualité, de la spontanéité et, partant, de la responsabilité. Comment envisager alors la possibilité d’un engagement, d’une promesse, d’une reconnaissance, si la subjectivité et l’individualité sont réduites à un strict déterminisme mécaniste ? Comment envisager la possibilité d’un monde social, comment faire le lien entre la première et la seconde partie du Léviathan ?
18 Il nous semble que l’imagination est précisément la faculté qui permet de nous extraire des chaînes causales du mécanisme pour voir apparaître des phénomènes tout à fait singuliers. L’un des apports majeurs du Léviathan se trouve précisément ici : la société n’existe et n’est pensable que parce que nous sommes doués d’imagination.
Volonté et imagination
19 Voyons tout d’abord comment l’évolution de l’étude de l’imagination conduit Hobbes à reconsidérer la notion de volonté.
20 Sur ce point, comme sur tant d’autres, sa pensée évolue considérablement au fil des œuvres jusqu’à trouver sa résolution dans le chapitre 16 du Léviathan consacré à la personnalité. Inédit dans le corpus hobbesien, ce chapitre vient clore la première partie de l’ouvrage : il se situe donc à la charnière de ses réflexions anthropologiques et politiques, jouant le rôle de clé de voûte pour tout l’édifice. Le terme d’imagination n’y apparaît à aucun moment, ce qui ne veut cependant pas dire que l’imagination n’opère pas ici, et même au premier chef. Pour rappel, voici la définition que Hobbes donne de la personne :
Est une personne, celui dont les paroles ou les actions sont considérées, soit comme lui appartenant, soit comme représentant les paroles ou actions d’un autre, ou de quelque autre réalité à laquelle on les attribue par une attribution vraie ou fictive [11].
22 La personne est l’entité à laquelle on rapporte des paroles ou des actes, que ces paroles et ces actions lui appartiennent en propre ou qu’elles soient prononcées par un représentant. Est une personne celui dont on considère, c’est-à-dire on imagine, qu’il est à l’origine d’une série de paroles et d’actes. Une telle attribution sera dite fictive lorsque nous prétendons collectivement qu’une personne prend sur elle les actes d’un autre, tout en sachant très bien que ces mots ne sont pas tout à fait les siens. Nous attribuons par exemple à l’acteur sur scène les mots du personnage qu’il joue, alors que nous savons que cet acteur n’est pas véritablement un prince ou un chevalier. L’imagination joue donc un rôle de premier plan dans l’attribution fictive de la personnalité. Mais elle opère exactement de la même façon dans le cas de ce que Hobbes appelle « l’attribution vraie [12] ». En effet, si, comme il le pense, tout est corporel, alors tout est déterminé par un enchaînement de causes et d’effets, c’est-à-dire par une suite de mouvements dont je ne constitue qu’un maillon et dont je ne suis dès lors pas responsable. Je ne suis à proprement parler jamais à l’origine, au fondement, d’une chaîne causale ; je participe tout au plus du mouvement général du monde. En toute rigueur, il semble impossible de penser une responsabilité des actes et des paroles dans le cadre du système mécaniste hobbesien.
23 Cependant, que se passe-t-il lorsque je vois quelqu’un agir ou parler ? Deux mécanismes imaginatifs interviennent ici : l’occultation des chaînes causales et la projection de notre propre vie affective. L’observation des autres s’accompagne rarement d’une perception omnisciente des causes qui les déterminent, de sorte qu’aveugles à la nécessité qui les fait agir, nous imaginons qu’ils sont libres.
D’habitude, quand nous voyons et connaissons la force qui nous pousse, nous reconnaissons la nécessité, alors que, quand nous ne voyons ni ne remarquons cette force qui nous pousse, nous pensons qu’il n’y en a pas et que ce ne sont pas des causes, mais la liberté qui produit l’action. De là vient qu’on s’imagine qu’il ne choisit pas telle ou telle voie, celui qui la choisit par nécessité ; mais on pourrait aussi bien dire que le feu ne brûle pas, parce qu’il brûle par nécessité [13].
25 De même que le soleil nous empêche de percevoir les étoiles en plein jour, la vision d’un autre corps humain tend à masquer les causes matérielles qui pourtant le déterminent. Cette occultation est possible parce que nous imaginons le comportement de l’autre à partir de notre expérience propre, à partir de ce que Hobbes nomme dans cet extrait de la première controverse avec John Bramhall « cette force qui nous pousse » (répété deux fois). Percevoir les mouvements d’un autre, c’est toujours en même temps se souvenir des affects et des déterminations qui animent mon propre corps. De sorte que, lorsque je vois autrui, je suis conscient des causes extérieures qui le déterminent, mais je lui prête en même temps la même spontanéité affective que j’éprouve en moi-même et qui est contrariée par le monde extérieur. Si je fais de l’autre une personne, c’est parce que je sens en moi-même l’élan d’un désir singulier. Mieux, si j’identifie l’autre comme une personne, comme un être responsable de ses actes et donc volontaire, c’est parce que la sensation de spontanéité que je sens en moi occupe le premier plan dans ce que je perçois du monde et ainsi occulte les déterminations matérielles. L’imagination est donc essentielle là aussi à l’apparition de la personnalité (vraie), à l’apparition d’un être volontaire. Si je vois autrui comme une personne responsable de ses actes et de ses mots, alors même qu’il est de part en part déterminé, c’est parce que ma vie mentale est affectée conjointement par ce que je perçois de l’autre et par les images passées et résiduelles de mon propre désir. L’autre ne m’apparaît comme un individu qu’en imagination, parce que je combine des perceptions multiples, sensitives et affectives, issues du monde comme de moi-même.
26 Ainsi, il n’existe pas véritablement de différence entre la personnalité vraie et la personnalité fictive décrites par Hobbes au chapitre 16 du Léviathan : c’est le même processus imaginaire qui est à l’œuvre, processus qui dans un cas est solitaire tandis que dans l’autre il est collectif.
27 Cette lecture du chapitre 16 nous invite à revenir au chapitre 2 consacré à l’imagination. À la fin de celui-ci, Hobbes ajoute un paragraphe inédit. Une lecture rapide pourrait laisser penser que ces quelques lignes permettent simplement de compléter le propos en précisant la façon dont l’imagination opère dans la compréhension du langage et des mots. Toutefois, une lecture plus attentive nous révèle l’importance que prend désormais l’imagination dans le modèle hobbesien.
L’image qui est suscitée en l’homme (ou en toute autre créature douée de la faculté d’imaginer) par des mots ou autres signes volontaires, est ce qu’on nomme généralement compréhension […]. La compréhension qui est propre à l’homme consiste à comprendre non seulement la volonté de l’homme, mais aussi ses conceptions et ses pensées, du fait que les dénominations des choses se suivent et se lient pour former les affirmations, les négations, et les autres formes d’expression verbale [14].
29 Les mots et l’action volontaire sont placés sur le même plan : le langage et la volonté sont tous deux des artifices qui ne sont possibles que parce que nous imaginons. Comprendre un mot, c’est revoir en imagination le cheminement qui nous a conduits à attribuer tel mot à telle sensation ; percevoir des actes volontaires, c’est associer, en imagination, des déterminismes physiques extérieurs à l’image persistante d’un désir spontané intérieur.
30 Une telle conception de la volonté nous invite dès lors à relativiser l’individualisme du modèle hobbesien. Nombre d’interprètes du Léviathan, au premier rang desquels Crawford Brough Macpherson [15], ont fait de l’individu l’entité première du modèle politique hobbesien. La société et ses institutions sont le fruit de l’association d’individualités irréductibles. Sans remettre en cause l’importance de l’individualité dans les analyses de Hobbes, il importe cependant d’être attentifs à la façon dont elle émerge. L’individu n’existe pas dans un monde de part en part organisé par les lois de la physique. L’individualité émerge comme un phénomène à la fois imaginaire et social.
31 C’est sans doute dans ses réflexions sur la délibération adressées à Bramhall que Hobbes synthétise le plus finement cet acquis :
Il me paraît effectivement que la délibération est un acte de l’imagination ou de la fantaisie, et plus encore, que la raison et l’entendement aussi sont des actes de l’imagination, c’est-à-dire que ce sont des imaginations. J’en arrive à cette idée en considérant ma propre ratiocination [16].
33 L’ensemble de nos sensations, et donc de nos représentations, étant déterminées par des sollicitations matérielles, il semble a priori impossible de concevoir une pensée, et a fortiori une pensée libre, dans un système mécaniste. Pourtant, si nous concevons bien quelque chose comme une vie mentale indépendante des chaînes causales, c’est parce que nous imaginons que nous délibérons librement. Cette impression n’est pas fautive mais s’ancre dans notre expérience propre de la délibération (« considérant ma propre ratiocination ») qui nous fait éprouver l’alternance d’un désir spontané et de déterminations extérieures. L’expérience de notre propre pensée nous permet de comprendre, contrairement à ce que refuse d’admettre Bramhall, que la raison et l’entendement sont bien des « actes de l’imagination ». Et c’est également à partir de notre expérience propre que nous considérons les autres individus comme doués de raison. C’est l’imagination qui nous fait percevoir les autres comme des individus à partir de notre expérience du corps propre. Et c’est parce que nous nous prêtons collectivement les uns les autres une pensée, une liberté, une volonté singulières, etc., que l’individu peut être considéré comme l’élément premier de la société.
La république, le peuple et le souverain
34 La puissance de l’imagination ne se réduit toutefois pas à la phénoménalisation des individualités. C’est l’ensemble de la vie sociale et politique qui repose sur l’imagination, jusqu’au niveau des institutions les plus complexes. Le motif du contrat social dépeint par Hobbes au chapitre 17 du Léviathan est en ce sens tout à fait révélateur. Le modèle du pacte évolue considérablement d’une œuvre à l’autre. Nous ne reprendrons pas ici ces évolutions mais pointerons simplement les acquis décisifs de 1651 permis précisément par la réflexion sur la puissance de l’imagination.
35 Dans le Léviathan, le pacte social correspond à un triple moment d’institution : il fait exister la république, qui correspond à l’autorité des individus assemblés ; le souverain, qui devient le dépositaire de cette personnalité, le représentant des individus ; et le peuple, c’est-à-dire la multitude des individus assemblés en une entité unique, cohérente, de sujets. La multitude n’a pas de volonté propre, de sorte qu’en contractant entre eux, les individus forgent précisément une personnalité commune qui prend le nom de république : le souverain agira au nom de cette dernière en gouvernant le peuple, sujet de son pouvoir. La multitude est donc deux fois unifiée par le pacte social : une fois comme auteur unique des actes du souverain (c’est la république), une fois comme ensemble des sujets du souverain (le peuple).
36 Ces trois entités que sont le peuple, la république et le souverain n’existent pas dans le monde physique. Toutefois, comme dans le cas de la volonté individuelle, c’est l’imagination qui rend possible la phénoménalisation de ces personnalités collectives. La phénoménalité d’un collectif, qu’il s’agisse du peuple, de la république ou du souverain (individu ou Assemblée) n’est possible que si nous l’appréhendons d’après notre expérience propre. Ces entités n’existent, ne nous apparaissent, que parce que nous les imaginons.
Imagination et non illusion
37 L’insistance de Hobbes sur les ressorts de l’imagination ne doit pas pour autant nous faire penser que les phénomènes sociaux et politiques sont de pures illusions. Ce n’est pas de façon indue que nous imaginons les individus dotés de volonté, ni que nous imaginons que nous appartenons à un peuple unifié.
38 La vie sociale est certes pétrie d’images mais ces dernières sont tout à fait légitimes et héritées de la façon dont nous faisons l’expérience du monde et de nous-mêmes. Si notre imagination nous fait voir des êtres volontaires, c’est parce que notre expérience sociale est ancrée dans notre vie corporelle, dans notre expérience propre. C’est parce que c’est toujours moi qui sens, que je fais toujours l’expérience conjointe de moi-même et du monde, que je suis toujours un corps qui imagine et qui désire en même temps qu’il perçoit, que les autres m’apparaissent comme des êtres singuliers ou que des institutions comme la république sont capables de faire sens pour moi.
39 On pourrait presque dire ici que Hobbes est très proche de la phénoménalité kantienne : l’apparition du social n’est pas une fantaisie, une illusion mystérieuse et trompeuse ; il est au contraire possible d’en proposer une lecture systématique, objective, à condition de prendre appui sur les conditions universelles de ces apparitions. Pour comprendre ce qu’est le social, sa dimension et son fonctionnement fictif, il convient d’étudier la façon dont tout corps humain perçoit le monde en y étant en même temps mêlé. L’adage nosce teipsum, connais-toi toi-même, rappelé par Hobbes à la fin de l’introduction du Léviathan [17] nous donne bien la clé de l’ensemble de l’œuvre : la science ne peut se construire qu’à partir d’une connaissance de soi, c’est-à-dire de la prise de conscience de la façon dont un sujet corporel s’engage dans le monde.
40 Ainsi, l’un des principaux acquis du Léviathan est de résoudre la difficile question de la possibilité d’une existence sociale dans un système mécaniste. Les individualités, la volonté, les entités collectives ne sont pas des chimères. Elles existent bel et bien, mais à titre de phénomènes. L’individu, la république, la volonté, le souverain ne sont pas des illusions mais des fictions qui n’existent que socialement. Les phénomènes sociaux n’ont aucun ancrage matériel mais existent bel et bien dans la mesure où ils apparaissent à tous les individus capables d’imaginer. On pourrait presque dire cette fois-ci que Hobbes anticipe les analyses holistes de Durkheim : il existe des phénomènes qui n’ont de sens qu’à une échelle sociale. Le peuple, la république, etc. ne sont pas composés d’individus dont l’association forme une réalité commune : le collectif ne se réduit pas à la somme de ses parties, il l’excède et n’existe qu’en tant qu’entité imaginée. La volonté n’est qu’une somme de déterminismes tant qu’elle est pensée au niveau physique ; elle devient gage de responsabilité dès lors qu’elle est comprise comme un phénomène social.
III. Le fondement de l’institution sociale et politique
41 Le modèle d’imagination proposé par Hobbes permet de comprendre de façon fine en quoi consiste la volonté. Nous sommes de part en part traversés par des déterminismes, à la fois physiques, biologiques et sociaux. Pourtant nous nous percevons nous-mêmes, et nous percevons les autres, comme des êtres doués d’une volonté propre. Il ne s’agit pas là d’une illusion indue mais d’une expérience complexe, ancrée dans notre vie corporelle et sociale. C’est parce que nous sommes des corps désirants que nous nous percevons collectivement comme des individus responsables. Les analyses de Hobbes ouvrent ainsi une troisième voie intéressante – et pour tout dire convaincante – entre liberté et déterminisme. Nous ne sommes ni des corps entièrement libres ni des corps entièrement déterminés, notre pratique de l’imagination nous permet de percevoir l’expérience complexe dont notre comportement est le fruit. Ainsi que Hobbes le répète sans cesse à Bramhall, la liberté et la nécessité ne sont pas contradictoires : si les individus peuvent être considérés comme des volontés libres, s’il est possible de penser sans illusion une responsabilité individuelle, c’est parce que l’imagination opère au premier plan de notre expérience du monde et de la société. Être libre revient à nous apparaître – et donc à nous imaginer – les uns les autres comme des agents insérés dans des chaînes de déterminations.
42 D’autre part, les analyses de Hobbes nous permettent de prendre également conscience du fait que ces images ne relèvent pas de la pure convention. La volonté, la responsabilité, les entités collectives ne sont pas des mythes, des représentations sociales, des images forgées de toutes pièces dans nos esprits et donc capables d’être modifiées à l’envie. Ses analyses sont tout à fait claires sur ce point : le social est institué par l’imagination, c’est-à-dire par une expérience à la fois affective et cognitive. C’est dans notre corps, dans l’expérience propre que chacun fait de lui-même, que s’ancrent les images qui font la société. L’imaginaire social n’est pas uniquement mental.
43 La lecture de Hobbes pourrait dès lors éclairer les projets politiques contemporains. Si nous voulons transformer la société, si nous voulons en faire évoluer les institutions, il ne faudrait pas seulement proposer des imaginaires alternatifs mais véritablement réfléchir à l’implication corporelle des individus. Il ne suffit ni de susciter des imaginaires différents ni de faire rêver à d’autres possibles. L’image prend toujours appui dans le corps, de sorte que pour aller vers plus d’émancipation, il conviendrait de penser d’autres façons d’engager les corps au travail, dans les relations sociales, dans la consommation, dans notre rapport à l’environnement, etc.
Bibliographie
- Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
- Thomas Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Librairie générale française, 2003.
- Thomas Hobbes, Les Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard. Controverse avec Bramhall II, Luc Foisneau et Florence Perronin (trad.), Paris, Vrin, 1999.
- Thomas Hobbes, De la liberté et de la nécessité, Franck Lessay (trad.), Paris, Vrin, 1993.
- Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, François Tricaud (trad.), Paris, Sirey, 1971.
- Crawford Brough Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Michel Fuchs (trad.), Paris, Gallimard, 1971 (édition originale : The political theory of possessive individualism: Hobbes to Locke, 1964).
- Arnaud Milanese, Principe de la philosophie chez Hobbes. L’expérience de soi et du monde, Paris, Classiques Garnier, 2011.
- Jean Terrel, Thomas Hobbes : philosopher par temps de crises, Paris, CNED, 2012.
Mots-clés éditeurs : Hobbes, imagination, société, affects, pouvoir
Date de mise en ligne : 23/01/2023.
https://doi.org/10.3917/aphi.861.0153Notes
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[1]
Le texte de cet article est issu d’une intervention dans le séminaire « La valeur sociale de l’imagination : approches philosophique, psychologique et sociologique » organisé par Julie Arnaud le 24 janvier 2022 à Lyon III. Je remercie tout particulièrement Julie Arnaud et Éléonore Le Jallé pour leurs questions et leurs remarques qui ont permis de faire évoluer ce travail.
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[2]
Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, F. Tricaud (trad.), Paris, Sirey, 1971, p. 15.
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[3]
Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
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[4]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 15.
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[5]
Ibid., p. 17.
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[6]
Ibid., p. 18.
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[7]
Voir par exemple la distinction des plaisirs et des douleurs : « Il y a deux espèces de plaisir. L’une semble affecter l’organe corporel de la sensation, et c’est le plaisir que j’appelle “sensuel” […]. L’autre espèce de réjouissance n’est particulière à aucune partie du corps et est appelée “réjouissance de l’esprit” : elle est ce que nous appelons “joie”. De la même façon pour les douleurs : certaines affectent le corps et sont par conséquent appelées les “douleurs du corps”, et d’autres non, et ces dernières sont appelées “chagrin” », Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Librairie générale française, 2003, p. 122.
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[8]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 11-12. Ici et par la suite, les italiques sont de l’auteur.
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[9]
Si on trouve abondamment la notion de « faculté » (corporelle ou intellectuelle) dans les Éléments, Hobbes n’utilise plus le terme dans le Léviathan pour désigner la sensation, la pensée ou l’imagination. Il élargit peu à peu cette idée à l’ensemble des « facultés » comme il l’indique par exemple à Bramhall au sujet de la volonté : « Confondre la volonté comme faculté avec la volonté reviendrait à confondre une volonté avec une absence de volonté, car la volonté comme faculté n’est pas une volonté ; seul l’acte qu’il appelle vouloir est la volonté », Hobbes, Les Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard. Controverse avec Bramhall II, L. Foisneau et F. Perronin (trad.), Paris, Vrin, 1999, p. 344. Sur ce point, voir l’introduction de Franck Lessay dans Hobbes, De la liberté et de la nécessité, F. Lessay (trad.), Paris, Vrin, 1993, p. 43. Luc Foisneau souligne par ailleurs le fait que Hobbes généralise cette conception des facultés jusqu’à y introduire la liberté elle-même : « la liberté d’un agent ne réside pas dans une propriété intérieure à sa nature, puisque sa nature est déterminée de façon nécessaire, mais dans l’effectuation de son action. Pour un agent, être libre, c’est toujours être libre d’agir, quel que soit par ailleurs le caractère nécessaire du principe de son action », Luc Foisneau dans T. Hobbes, Les Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, op. cit., p. 23.
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[10]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 56.
-
[11]
Ibid., p. 161. Les majuscules sont de l’auteur.
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[12]
Sur la distinction entre attribution vraie et attribution fictive de la personnalité, voir : Jean Terrel, Thomas Hobbes : philosopher par temps de crises, Paris, CNED, 2012.
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[13]
Hobbes, De la liberté et de la nécessité, op. cit., p. 94.
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[14]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 20.
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[15]
Crawford Brough Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke (1964), M. Fuchs (trad.), Paris, Gallimard, 1971.
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[16]
Hobbes, Les Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, op. cit., p. 375. Hobbes répond ici à une objection de Bramhall portant sur un argument formulé en 1645 et rapporté dans De la liberté et de la nécessité : « Les insensés et les fous, manifestement, ne délibèrent pas moins que les hommes les plus sages, bien qu’ils ne fassent pas d’aussi bon choix, les images des choses étant altérées par la maladie », Hobbes, De la liberté et de la nécessité, op. cit., p. 62.
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[17]
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 6. Sur le sens et le rôle de cet adage dans le texte de Hobbes, voir : Arnaud Milanese, Principe de la philosophie chez Hobbes. L’expérience de soi et du monde, Paris, Classiques Garnier, 2011.