Couverture de APHI_841

Article de revue

Le Nietzsche de Georg Simmel

Théoricien de la valeur et « moraliste métaphysique »

Pages 115 à 131

Notes

  • [1]
    Ashley WOODWARD, Understanding Nietzscheanism, New-York, Routledge, 2014, p. 236.
  • [2]
    Il n’y a guère que ce détail de la lecture de Nietzsche par Simmel qui soit vraiment connu : Paul S. Loeb parle d’une « analyse classique », reprise par Arthur Danto, Ivan Soll, Bernd Magnus, Alexander Nehamas, Kathleen Higgins, Erich Heller, David Wood, Gary Shapiro, Alan White, Maudemarie Clark, Michael Tanner, Aaron Ridley, Robin Small, Robert C. Solomon, Lawrence J. Hatab, Alistair Moles et Günther Abel (« Identity and Eternal Recurrence » in Keith Ansell PEARSON éd., A Companion to Nietzsche, Malden, Blackwell, 2006, p. 171-188, ici 171-173). Le médiateur de cette analyse est Walter KAUFMANN. Dans Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist [1950], Princeton University Press, 2013, p. 327, il résume ainsi l’argument de Simmel : « même s’il n’y avait que très peu d’éléments dans un espace fini, un temps infini n’impliquerait pas que doivent se répéter les mêmes configurations. Supposons trois roues de taille égale, tournant sur le même axe, un point marqué sur la circonférence de chaque roue et ces trois points alignés sur une droite. Si la seconde roue tourne deux fois plus vite que la première et si la vitesse de la troisième est 1/π la vitesse de la seconde, la ligne droite initiale ne serait jamais retrouvée ». Voir aussi Gianni VATTIMO, Introduction à Nietzsche, trad. F. Zanussi, Paris/Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1991, p. 83.
  • [3]
    Hans-Georg GADAMER, « Nietzsche et la métaphysique », in Esquisses herméneutiques. Essais et conférences, Paris, Vrin, 2004 [1999], p. 169-179 (p. 170).
  • [4]
    Georg Simmel Gesamtausgabe, Frankfort M., Suhrkamp, Otthein Rammstedt éd., 24 vol. (désormais GSG), vol. 21, p. 436.
  • [5]
    Quatre orientations principales caractérisent cette première réception : l’individualisme élitiste d’une partie de la Kulturkritik, autour de Julius Langbehn ou de « l’aristocratisme radical » de Georg Brandes ; les usages « de gauche » dans le socialisme et l’anarchisme (Ernst BEHLER, « Zur frühen sozialistischen Rezeption Nietzsches in Deutschland », Nietzsche-Studien, 13, 1984, p. 503-520) ; les courants religieux de « dépassement du christianisme », regroupés autour de la revue Die Tat (Marino PULLIERO, Une modernité explosive : la revue Die Tat dans les renouveaux religieux, culturels et politiques de l’Allemagne d’avant 1914-1918, Genève, Labor et Fides, 2008, p. ix-xiii, 35-63) ; les usages esthétiques de Nietzsche qui, avant de pénétrer les différentes avant-gardes artistiques, est une figure décisive du cercle de Stefan George (Steven E. ASCHHEIM, The Nietzsche Legacy in Germany: 1890-1990, Berkeley/Los Angeles, University of California, 1992, p. 71-77). Voir également l’introduction de Hinton THOMAS, Nietzsche in German politics and society, 1890-1918, Manchester University Press, 1988.
  • [6]
    Notre entreprise prolonge celle de Klaus LICHTBLAU, « Das “Pathos der Distanz”. Präliminarien zur Nietzsche-Rezeption bei Georg Simmel », in Heinz-Jürgen Dahme & Otthein Rammstedt, Georg Simmel und die Moderne, Francfort/Main, Suhrkamp, 1984, p. 231-281.
  • [7]
    L’ouvrage se vend à 100 000 exemplaires en 1890 et connaît sa 90e édition en 1938. La recension de Simmel est publiée le 1er juin 1890 dans le Sonntagsbeilage du quotidien libéral Vossische Zeitung.
  • [8]
    GSG 1, p. 239-240.
  • [9]
    Ibid., p. 232.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Elisabeth FÖRSTER-NIETZSCHE, Das Leben Friedrich Nietzsches. Erster Band, Leipzig, Naumann, 1895.
  • [12]
    GSG 1, p. 340, 346.
  • [13]
    Ibid., p. 338.
  • [14]
    Ibid., p. 339.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    GSG 5, p. 127-128 ; GSG 8, p. 21-23.
  • [17]
    GSG 5, p. 122-123, 126. Nietzsche s’attribue la qualité de moraliste, mais il le fait « à partir d’une opposition (…) constante entre moralistes et “prédicateurs de morale” », définis par leur type psychologique (Philippe BÜTTGEN, « Un nouveau pastorat ? », Revue de Métaphysique et de Morale, 56, 2007/4, p. 469-481 (478)). Simmel abolit et même renverse à un certain degré l’usage de la distinction en faisant de Nietzsche un moraliste à la manière d’un prédicateur (« il est le prédicateur moral par excellence » (GSG 21, p. 132)) lorsque Kant, au contraire, est moraliste mais pas prédicateur. Ces deux manières d’être moraliste correspondent à deux « types d’homme » : « intellectualiste » (Kant) et « de ferveur réformatrice » (Nietzsche) (GSG 8, p. 23).
  • [18]
    Simmel défend toutefois la valeur du « portrait caractérologique » de Lou SALOMÉ, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, publié en 1894 et injustement attaqué par la « communauté nietzschéenne » (GSG 1, p. 345).
  • [19]
    GSG 1, p. 346.
  • [20]
    Ce point est fondamental dans la réception allemande de Nietzsche comme philosophe moral et éducateur. Le rapport de Thomas Mann à Nietzsche, qui oscille, par la voix de ses personnages, entre fascination et rejet devant l’idéal du surhumain, est exemplaire à ce titre. Pensons à la relation entre le professeur de lycée classique Serenus Zeitblom et le compositeur génial et syphilitique Adrian Leverkühn, inspiré de la vie de Nietzsche, dans le Docteur Faustus (1947). Voir aussi « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience » (1947) in Thomas MANN, Les Maîtres, Paris, Grasset, 1977, p. 231-264.
  • [21]
    GSG 1, p. 345.
  • [22]
    GSG 22, p. 289, GSG 23, p. 148.
  • [23]
    Faisant le point sur la Nietzsche-Literatur de l’année 1896 dans le Jahresbericht für neuere deutsche Literaturgeschichte, Theobald Ziegler note que « l’enthousiasme pour Friedrich Nietzsche continue de croître » mais ne loue, parmi une production pléthorique, que l’essai de Simmel (Richard F. KRUMMEL, Nietzsche und der deutsche Geist, Berlin & New York, de Gruyter, 1974, vol. 1, p. 165-166).
  • [24]
    Simmel cite la Gesamtausgabe de 1892, dirigée par Peter Gast. En 1894 débute l’édition de la Grossoktavausgabe, sous la direction de Fritz Koegel. Elisabeth Nietzsche aurait d’abord proposé à Alois Riehl, Max Heinze, Simmel et Richard Meyer de diriger cette édition (voir GSG 22, p. 235 et David Mark HOFFMANN, Zur Geschichte des Nietzsche-Archivs, Berlin, New-York, Walter de Gruyter, 1991, p. 254).
  • [25]
    GSG 5, p. 115.
  • [26]
    Cet usage du masque n’est pas autrement théorisé ici, mais la Sociologie de 1908 propose un concept sociologique du masque inspiré de Nietzsche : « le “masque”, que bien des gens considèrent comme le signe et la preuve de leur âme aristocratique, détachée de la foule, démontre bien combien la foule a d’importance à leurs yeux. Le masque de la véritable noblesse, c’est le fait que la foule ne puisse pas la comprendre, qu’elle ne la voit pour ainsi dire même pas, même quand elle se montre sans fard » (GSG 11, p. 444). Sur ce point, voir Klaus LICHTBLAU, art. cit., p. 274.
  • [27]
    GSG 5, p. 115-116.
  • [28]
    Ibid., p. 115. Dans sa recension du Nietzsche-Kultus de Tönnies, Simmel revendique la nécessité de stabiliser la pensée de Nietzsche, d’en tirer des thèses précises, quitte à laisser de côté certains énoncés. Ce parti est défendu d’une part contre les « nietzschéens insignifiants » qui voudraient « tout conserver de Nietzsche », d’autre part contre les critiques qui, à la manière de Tönnies, « s’arrêtent aux contradictions » (GSG 1, p. 407).
  • [29]
    GSG 5, p. 116-117.
  • [30]
    Ibid., p. 117-118.
  • [31]
    Ibid., p. 120.
  • [32]
    Ibid., p. 118.
  • [33]
    Ibid., p. 119.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    L’emploi par Simmel des expressions « Werttheorie » ou « Wertlehre », absentes du corpus nietzschéen, est déjà significatif. Dans les années 1890, cette expression renvoie soit à la théorie économique de la valeur, soit au Wertidealismus de Rudolf Lotze et à la théorie néokantienne de la validité qui en est issue ; il s’agit dans les deux cas d’interroger l’objectivité (la validité) de la valeur, au-delà de son existence subjective, à titre de sentiment.
  • [36]
    GSG 21, p. 132.
  • [37]
    Ibid., p. 132-133.
  • [38]
    Ibid., p. 132.
  • [39]
    Ibid., p. 133.
  • [40]
    Simmel suivra cette voie, mais complètera la philosophie de la vie par une philosophie de l’esprit objectif. Dans sa « transcendance immanente », la vie n’est pas seulement « plus-de-vie » (Mehr-Leben), intensification et autodépassement (ce que Nietzsche a bien vu), mais également « plus-que-la-vie » (Mehr-als-Leben) : elle s’objective dans des formations culturelles dont la valeur n’est pas « vitalo-centrée » mais « idéo-centrée » (voir la Lebensanschauung de 1918, par ex. GSG 16, p. 215, 229-23 et Matthieu AMAT, Le relationnisme philosophique de Georg Simmel. Une idée de la culture, Paris, Honoré Champion, 2018, p. 161-217).
  • [41]
    GSG 21, p. 132. Dans le premier chapitre du Schopenhauer et Nietzsche, Simmel écrivait toutefois : « Nietzsche n’est pas mû par la pulsion métaphysique, mais par la pulsion moraliste. (…) Il a le génie psychologique de laisser résonner dans sa propre âme la vie psychique des types humains les plus hétérogènes et la passion éthique pour la valeur du type homme en général ; (…) il lui manque le grand style que donne à Schopenhauer son engagement en direction du fondement absolu des choses » (GSG 10, p. 188-189).
  • [42]
    GSG 5, p. 120.
  • [43]
    Interprétation de Nietzsche partagée alors par une partie de la gauche ; l’historien socialiste Franz MEHRING en fait ainsi le « Sozialphilosoph des Kapitalismus » (« Zur Philosophie des Kapitalismus » (1891), Aufsätze zur Geschichte der Philosophie, 1975, Darmstadt, Neuwied, p. 188). Sur la catégorie de « nietzschéen », voir Anatol SCHNEIDER, Nietzscheanismus. Zur Geschichte eines Begriffs, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 1997.
  • [44]
    GSG 5, p. 124 ; Simmel souligne.
  • [45]
    Ibid., p. 120.
  • [46]
    Ibid., p. 121 ; Simmel souligne.
  • [47]
    GSG 10, p. 390.
  • [48]
    Ibid., p. 352.
  • [49]
    Ibid., p. 353-354. Le motif de l’accroissement de la puissance, en tant qu’« intensification de la personnalité en elle-même », est rapproché de la mystique de Maître Eckhart (ibid., p. 356).
  • [50]
    On trouve des traces de ces développements dans Max SCHELER, L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1933, p. 104 et suiv. L’expression « Nietzsche catholique » se trouve chez Ernst TROELTSCH, Der Historismus und seine Probleme, Aalen, Scientia, 1961, p. 609.
  • [51]
    Sur la question de l’humanisme chez Nietzsche, voir Pierre CAYE, Yannis CONSTANTINIDÈS et Thierry GONTIER éd., Nietzsche et l’humanisme, Noesis, 10, 2006.
  • [52]
    GSG 10, p. 359. Voir aussi, dans les Grundfragen der Soziologie de 1917 : « Les propriétés purement personnelles : force et beauté, profondeur d’esprit et grandeur des convictions, douceur et noblesse, courage et pureté du cœur, possèdent une signification autonome, tout à fait indépendante de leurs intrications sociales. [E]lles sont évidemment en même temps des éléments du processus social, en tant qu’effets et en tant que causes, mais ce n’est là qu’un aspect de leur signification, l’autre subsistant dans le fait immanent de leur existence à même la personnalité » (GSG 16, p. 126).
  • [53]
    GSG 10, p. 359-360.
  • [54]
    Ibid., p. 360.
  • [55]
    Ibid. Mentionnons ici, sans pouvoir le développer, un autre aspect de l’interprétation simmelienne : « Entre Schopenhauer et [Nietzsche] se tient Darwin » ; la conception nietzschéenne de la vie « est une absolutisation philosophico-poétique de l’idée de développement de Darwin, dont Nietzsche a lui-même sous-estimé l’influence qu’elle avait sur lui dans son époque tardive » (ibid., p. 179-180).
  • [56]
    À l’appui de cette interprétation, voir le § 337 du Gai Savoir où l’« humanité » (Menschlichkeit) désigne le sentiment de l’individu qui voit « l’histoire de l’homme » comme « son histoire » et pressent, dans cette concentration de l’histoire en lui, l’horizon d’une « noblesse nouvelle ». Voir aussi Matthieu AMAT, « La philosophie de la culture de Georg Simmel, un humanisme sans anthropologie ? », Alter, 23, 2015, 9-27.
  • [57]
    GSG 2, p. 241.
  • [58]
    GSG 12, p. 391.
  • [59]
    GSG 3, p. 10-11.
  • [60]
    Voir par ex. Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », § 37. Sur le rôle de la critique nietzschéenne de la sociologie dans la formation de la sociologie allemande, voir Klaus LICHTBLAU, Kulturkrise und Soziologie um die Jahrhundertwende. Zur Genealogie der Kultursoziologie in Deutschland, Francfort/Main, Suhrkamp, 1996, en part. p. 77-101.
  • [61]
    Voir par ex. La Généalogie de la morale, Première Dissertation, § 3 sur l’identification, par Herbert Spencer, du « bon » avec de ce qui s’est révélé « utile » historiquement. Le jeune Simmel est très influencé par Spencer (Klaus K. KÖHNKE, Der junge Simmel in Theoriebeziehungen und sozialen Bewegungen, Francfort/Main, Suhrkamp, 1996, p. 64-69, 216 et suiv.).
  • [62]
    GSG 5, p. 125-126.
  • [63]
    Max WEBER, « La profession et la vocation de savant », in ID., Le savant et le politique, trad. C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte (Poche), 2003, p. 67-110 (103).
  • [64]
    Max WEBER, « Essai sur le sens de la neutralité axiologique dans les sciences sociologiques et économiques » (1917), in ID., Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1965, p. 399-477 (427-428).
  • [65]
    Voir notamment Duk-Yung KIM, Simmel und Weber. Über zwei Entwicklungswege der Soziologie, Opladen, Leske & Budrich, 2002, p. 385-395 ; Laurent FLEURY, « Max Weber sur les traces de Nietzsche ? », Revue française de sociologie, 46, 4/2005, p. 807-839 (p. 813-814, 825-826).
  • [66]
    Le 14 février 1897, Simmel écrit à E. Förster-Nietzsche : « Avez-vous regardé le livre de Tönnies : der Nietzsche-Kultus ? Il est unilatéral (…) mais le seul écrit polémique qui mérite d’être vraiment pris au sérieux. Les objections n’y sont pas celles de philistins bornés et angoissés, mais d’un penseur profond et sans préjugés. Aussi me suis-je décidé (…) à faire une critique du livre car je ne voudrais pas qu’il tombe en de mauvaises mains ». L’intention de peser sur la réception de Nietzsche ne saurait apparaître plus clairement.
  • [67]
    GSG 1, p. 400.
  • [68]
    Ibid., p. 403.
  • [69]
    Ibid., p. 403-404.
  • [70]
    Ibid., p. 407.
  • [71]
    Ce qui n’empêche pas les analyses concrètes des formes sociales et psychologiques de cette tension dans la « culture moderne », sous les espèces de l’opposition entre l’« individualisme » et le « socialisme », ou entre les « valeurs de noblesse » et les évaluations enveloppées par « l’économie monétaire » ; GSG 6, 682 ; voir plus largement Georg SIMMEL, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1989, p.392-395, 491-498).
  • [72]
    GSG 5, p. 201.
  • [73]
    Ibid., p. 199.
  • [74]
    Ibid., p. 200.
  • [75]
    Là-dessus, voir Matthieu AMAT, Le relationnisme, op. cit., p. 402-418.
  • [76]
    « Nietzsche et Kant », GSG 8, p. 21. Simmel propose d’ailleurs une interprétation kantienne de l’éternel retour : « Kant étend l’acte dans le sens de la largeur, il le répète indéfiniment dans l’être l’un avec l’autre de la société, tandis que Nietzsche l’étend dans le sens de la longueur, l’acte se répétant sans fin pour le même individu » (GSG 10, 395). L’éternel retour est une idée régulatrice : « nous devons à chaque instant (…) vivre comme si nous devions éternellement vivre ainsi, comme s’il y avait un éternel retour » (ibid., 400). Pour aller plus loin, voir GSG 16, 421.
  • [77]
    Habermas en propose une expression exemplaire : « Nietzsche intronise le goût, “le oui ou le non (…) du palais” comme le seul organe d’une “connaissance” par-delà le vrai et le faux, par-delà le bien et le mal. Il élève le jugement de goût, formulé par le critique d’art, au rang de modèle de tout jugement de valeur, de toute “évaluation” » (Jürgen HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 148).
  • [78]
    GSG 5, p. 119.
  • [79]
    GSG 4, p. 311, 355.
  • [80]
    GSG 10, p. 378.
  • [81]
    Les effets de la lecture simmelienne de Nietzsche chez Troeltsch, sont particulièrement visibles dans Ernst TROELTSCH, Der Historismus, op. cit., p. 415-424.
  • [82]
    Voir à nouveau la recension du Nietzsche-Kultus : GSG 1, p. 404-405.

1En 2014, dans Understanding Nietzscheanism, Ashley Woodward établit une petite chronologie des grandes dates de la réception philosophique de Nietzsche. Sur une période de plus de vingt ans entre le Friedrich Nietzsche in seinen Werken de Lou Salomé (1894) et le Nietzsche. Versuch einer Mythologie de Bertram (1918) ne figure que le Schopenhauer et Nietzsche de Simmel (1907)  [1]. Pourquoi une place si importante revient-elle à cette monographie encore mal connue ? L’ouvrage de Woodward ne l’explique pas ; le texte n’est cité qu’une fois, pour évoquer, après Walter Kaufmann et de nombreux autres, la réfutation par Simmel de l’hypothèse de l’éternel retour  [2]. L’œuvre de Simmel est coutumière de cette situation : son importance est souvent pressentie mais reste difficilement évaluable, d’abord parce qu’elle est encore peu lue. Pour déterminer la place de Simmel dans la première réception de Nietzsche, il faut donc commencer par en revenir aux textes.

2Avant cela, un fait suggérera l’importance de Simmel dans cette réception et les modalités selon lesquelles il a voulu y participer. Simmel fut, si l’on en croit Gadamer, le premier à avoir donné dans l’université allemande – en l’occurrence à Berlin – des cours de philosophie explicitement consacrés à Nietzsche  [3]. Durant les semestres d’hiver 1902/1903 et 1903/1904 son cours d’histoire de la philosophie s’intitule « Philosophie du dix-neuvième siècle (de Fichte à Nietzsche) ». En 1907/1908, le sous-titre devient « de Fichte à Nietzsche et Maeterlinck » puis, en 1911/1912, « de Fichte à Nietzsche et Bergson ». Or l’on sait que ses cours furent exceptionnellement fréquentés, par une génération de philosophes, de sociologues et d’intellectuels formés à Berlin, ainsi que par un auditoire dépassant le public traditionnel de l’université . En 1902, Simmel donnait déjà un cycle de conférence sur Schopenhauer et Nietzsche – base du futur ouvrage – au Victoria-Lyceum, un établissement pour jeunes filles préparant à l’entrée à l’Université. Dans une lettre à Elisabeth Förster Nietzsche du 4décembre 1902, il justifie son entreprise par la nécessité d’« apporter une compréhension plus claire et plus profonde de la doctrine encore très mal comprise de [son] frère  [4] ».

3Ce qu’il y a de remarquable n’est certes pas que Simmel se soit alors plongé dans l’œuvre de Nietzsche. Celui-ci fut lu passionnément dès le début des années 1890, dans les cercles les plus divers et dans les directions les plus différentes  [5]. Mais ce dont la réception de Nietzsche avait besoin n’était pas d’une fascination de plus et le mérite de Simmel fut d’entreprendre, dans ce contexte, une lecture philosophique systématique et dépassionnée du philosophe, ambitionnant de dégager la teneur conceptuelle de son œuvre derrière les usages changeants en fonction des modes ; entreprise qui constitue aussi – avec le Nietzsche-Kultus de Ferdinand Tönnies – une première critique de la réception de Nietzsche elle-même. Au reste, cette lecture à laquelle Simmel donna une forme académique ne s’est pas accomplie sans enthousiasme et a contribué, au milieu des années 1890, à infléchir profondément le parcours du philosophe berlinois.

4Il n’est pas question ici de déterminer précisément le rôle de Simmel dans la Nietzsche-Rezeption : il faudrait pour cela déjà connaître les contours du “Nietzsche de Simmel”. C’est à cette tâche préliminaire que nous allons nous consacrer  [6]. On en tirera des enseignements pour une meilleure intelligence de l’œuvre de Simmel, dans son effort pour sortir de l’alternative entre transcendance et relativité de la valeur. Plus largement, c’est la question de l’objectivité dans le cadre d’une philosophie de la vie qui est ici posée. Mais on y trouvera peut-être aussi des raisons de défendre un certain usage de Nietzsche, replacé par Simmel dans une lignée humaniste, mais sans la moindre naïveté anthropocentrique. Nous nous arrêterons particulièrement sur deux thèses de Simmel : (1) Nietzsche avance une « théorie systématique » et, pourrait-on dire, « objectiviste » de la valeur ; (2) Nietzsche est un « moraliste » qui défend une variété particulière de « personnalisme ».

1. 1890-1895. D’une recension à l’autre

5La première mention du nom de Nietzsche dans l’œuvre de Simmel se trouve dans la recension du Rembrandt als Erzieher (1890) de Julius Langbehn, best-seller de la critique de la culture dans sa forme völkisch, pessimiste, conservatrice et esthétisante  [7]. Langbehn met l’emphase sur la grande individualité comme source de valeur, contre une culture moderne jugée décadente et niveleuse. La recension est sévère ; Simmel reproche à Langbehn de valoriser « l’individuel en tant que tel, une forme vide en et pour soi tout à fait problématique quant à sa valeur », sans répondre à la question principale : à la « formation » de « quelles individualités » faut-il œuvrer  [8] ? La réserve porte aussi sur le style de l’ouvrage, « mélange de pensée insignifiante, d’esprit et de manière de parler originale », où se mêlent la « puissance de la trivialité » et la « puissance du paradoxe ». C’est ici qu’apparaît Nietzsche : « nulle part ailleurs, peut-être, que dans le Rembrandt éducateur, ces deux éléments se mêlent à ce point et aussi immédiatement l’un à l’autre dans la littérature la plus récente, à l’exception des écrits de Friedrich Nietzsche  [9] ». Nietzsche et Langbehn sont les auteurs à la mode chéris par « certains cercles qui ont fait du paradoxe leur pain quotidien  [10] ». Le rapprochement suggère de voir en Nietzsche, outre un auteur particulièrement abscons, l’inspirateur d’un culte irrationnel de l’individualité.

6La seconde apparition de Nietzsche a lieu en 1895. Simmel fait la recension, pour le Berliner Tageblatt, du premier volume de la biographie écrite par Elisabeth Förster-Nietzsche, La vie de Friedrich Nietzsche  [11]. Le ton est mitigé : Simmel reproche à la sœur de Nietzsche d’aborder son objet avec trop de passion et de chercher partout l’« exceptionnel », mais souligne l’intérêt de disposer d’un large matériel favorisant la « compréhension de cette âme singulière  [12] ». En vérité, ce compte rendu est l’occasion d’une clarification sur le cas Nietzsche ; en cinq ans le ton a radicalement changé :

7

Il est tout à fait incompréhensible que l’on tombe dans tant de malentendus concernant un philosophe tel que Nietzsche, qui non seulement écrit de manière plus intelligible que tous les philosophes avant lui – à l’exception de Schopenhauer – mais également plus clairement, de manière plus aiguë et plus pénétrante que n’importe quel écrivain contemporain. Mais les contradictions tragiques de son destin transformèrent un homme plein de forces, rayonnant d’esprit, se tenant sur les sommets de l’humanité, en son épouvantable contraire, en un pauvre bêta – et renversèrent également en d’innombrables têtes une doctrine pourtant couchée dans les phrases les plus claires et les plus lumineuses en son presque exact contraire  [13].

8Simmel d’esquisser une liste de ces contresens : on voit un symptôme de « décadence nerveuse » là où Nietzsche s’en prend à la « neurasthénie de l’époque » ; on le tient pour un « apôtre de l’épicurisme et de la débauche » alors qu’il défend la « culture (Zucht) de la grande passion, d’une sévère autorité, de la maîtrise de soi et du respect devant ce qui est élevé en l’autre et en soi-même » ; on en fait un « cynique » alors qu’« il a dessiné l’un des idéaux moraux les plus sévères et les plus sérieux », un « anarchiste » alors qu’il défend « la plus exacte hiérarchie des valeurs  [14] ». Devant ces malentendus, on ne peut se défendre de penser à Socrate, ce « grand esprit réformateur » qui, n’aspirant qu’à « l’ennoblissement, à la formation et à la moralisation plus profonde de sa génération fut condamné à mort par le peuple rassemblé  [15] ». La comparaison, avec les réserves qui l’accompagnent, annonce deux constantes de l’interprétation : Nietzsche est un philosophe moral, mais il l’est à la manière d’un réformateur – il offre de nouveaux contenus à la morale et pas simplement, comme Kant, une nouvelle forme pour d’anciens contenus  [16] – et à la manière d’un prédicateur – ses idées, il les « prêche » avec la « conviction » propre à ceux qui proclament des Reformideen  [17].

9L’intention est claire : présenter Nietzsche comme un « philosophe », porteur d’une « doctrine » dont la forme n’est pas hermétique ou symbolique mais à laquelle des thèses précises donnent accès – et être le premier à le faire, s’il est vrai qu’il n’y a eu, jusqu’à présent, que des malentendus  [18]. Simmel ne propose pas pour autant d’interprétation systématique et justifie la variété des interprétations : « la pluralité et l’opposition des interprétations ne sont pas à déplorer mais sont nécessaires pour mener le plus loin possible la tâche, jamais achevée, de l’interprétation  [19] ». Il s’agit en somme de ménager un accès raisonnable à une œuvre déroutante et de rendre Nietzsche, pourrait-on dire, plus humain  [20]. À ce titre, la critique du sensationnalisme d’Elisabeth Nietzsche est éloquente : « l’intéressant [chez Nietzsche] est précisément qu’il soit sans intérêt – que l’homme incomparable se soit développé à partir d’un garçon normal doté de guère plus que des traits de caractère des jeunes gens de sa génération ». Le « typique » devient, chez Nietzsche, « le fond et l’arrière-fond d’un développement ultérieur complètement individuel ». Simmel fait jouer un motif classique du néo-humanisme allemand, celui de la formation conçue comme articulation de l’universel et de l’individuel – ce que confirme le rapprochement avec la « personnalité de Goethe » qui invite, comme celle de Nietzsche, à la pluralité des perspectives, non en raison de l’équivocité de ses expressions mais par la profusion de ses significations, qui lui permet de « se refléter dans les natures les plus différentes  [21] ».

2. « Théorie de la valeur » et dimension axiomatique du « pathos de la distance »

Une systématique axiologique

10L’explication avec Nietzsche entamée un peu avant 1895 conduira Simmel à la publication de deux recensions (celle du Nietzsche-Kultus de Tönnies, en 1897, outre celle que l’on vient d’évoquer), quatre articles (« Friedrich Nietzsche. Esquisse philosophico-morale » [1896], « Pour comprendre Nietzsche » [1902], « Kant et Nietzsche » et « Schopenhauer et Nietzsche » [1906] et une monographie (Schopenhauer et Nietzsche, 1907).

11Le premier article pose clairement les bases de l’interprétation simmelienne de Nietzsche et constituera notre source principale. Le texte est publié dans la Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, une revue académique bien établie. La précision est utile dans la mesure où Simmel partage son œuvre entre des écrits « semi-populaires », destinés à agir sur un large public dans un « but culturel », et des productions philosophiques techniques – sans parler des textes relevant d’autres disciplines, notamment la sociologie  [22]. Son premier article sur Nietzsche est donc destiné aux philosophes professionnels  [23]. Autre fait notable : de tous les articles de Simmel, il est (avec la « Dantes Psychologie » de 1884) le seul qui cite précisément ses sources, avec mention du titre des œuvres, ce qui est rare, et même renvoie au numéro de page, ce qui est exceptionnel. Sont cités le Zarathoustra, Par-delà bien et mal, la Généalogie de la morale, le Crépuscule des idoles et Le cas Wagner  [24].

12Le texte entend dégager « le sérieux rigoureux de [l]a pensée [de Nietzche] », dont le « noyau » se trouve exposé, à qui sait le reconnaître « dans une complète objectivité et clarté, parfois même dans une forme scolaire, prêt à être inscrit dans le développement historico-objectif des catégories éthiques  [25] ». Simmel reconnaît toutefois la nécessité d’un art de lecture spécifique ; l’article s’ouvre ainsi sur une formule du § 40 de Par-delà bien et mal : « tout ce qui est profond aime le masque ». En raison des masques dont s’affuble Nietzsche, l’accès à sa pensée s’est trouvé obstrué de deux manières et il faut, pour le bien lire, se libérer de deux « partis  [26] » : celui des « penseurs de profession », incapables de dégager la « substance intellectuelle » de ses aphorismes et celui des « partisans inconditionnels » qui, dans leur fascination, font de Nietzsche une « causa sui intellectuelle  [27] ». À l’inverse, il faut montrer la place de Nietzsche dans « la continuité de la vie spirituelle » et l’histoire de la « philosophie morale  [28] ».

13« Le point décisif » de cette philosophie morale réside dans sa « détermination » du concept de valeur. Simmel commence par présenter la dimension « historico-psychologique » de la critique nietzschéenne des « valeurs chrétiennes, altruistes et démocratiques », en s’appuyant en particulier sur la première dissertation de la Généalogie de la morale : transformation de la signification de ce qui est « bon », production de la « mauvaise conscience », « nivellement du type humain », etc.  [29] Mais là n’est pas encore la « théorie de la valeur » proprement dite de Nietzsche.

14

Sur cette base historico-psychologique sont édifiés les concepts axiologiques systématiques de Nietzsche, dont la signification est aussi indépendante de la réalité historique de ce développement de notre espèce que la signification objective de la doctrine rousseauiste est indifférente à la réalité, historique ou non, du passage de l’état de nature à l’état de culture  [30].

15Dans sa signification anhistorique, la théorie nietzschéenne de la valeur garantit une « pure objectivité (Sachlichkeit) dans la mesure de la valeur (Wertmessung)  [31] ». Le « principe systématique de cette théorie de la valeur » se trouve dans le concept de « distance entre les hommes  [32] ». La grande découverte de Nietzsche est d’avoir montré que la « distanciation aristocratique » constitue un critère permettant de mesurer la « valeur de la société » et, plus largement, de n’importe quelle « tout ». Car cette distanciation n’est pas descriptible seulement comme un phénomène socio-historique, elle est aussi la « condition inconditionnée, logico-conceptuelle, de toute valeur à l’intérieur de la société  [33] ». La distance interne d’une société devient une structure formelle qui rend possible l’apparition même de la valeur. Ainsi ne saurait-on parler de valeur d’un « niveau moyen » : celui-ci n’a pas de « valeur en soi », « il n’est ni haut ni bas, mais la base à partir de laquelle on peut mesurer le haut et le bas  [34] ». La valeur d’un ensemble d’éléments – social, psychique, esthétique, etc. – ne peut être mesurée à partir de sa moyenne mais seulement à partir de son point le plus haut, c’est-à-dire par ses distances internes. Simmel élève en effet le « pathos de la distance » à un rang axiomatique : il est la condition de possibilité de la valeur en tant que valeur. L’expérience de la valeur ne s’épuise pas dans ses déterminations historiques, psychologiques et sociologiques, elle exprime la qualité d’une structure relationnelle. Par cette opération, Simmel parvient d’une part à sauver Nietzsche du relativisme, puisque son concept de valeur n’est pas génétique mais formel – Nietzsche est rapproché des recherches des néokantiens  [35] –, d’autre part à rendre possible un usage de la théorie nietzschéenne de la valeur qui n’implique pas d’assumer l’ensemble de ses hypothèses généalogiques.

La volonté de puissance

16Cette interprétation formelle de la distanciation aristocratique sera plus tard articulée au concept de volonté de puissance. Dans un cours du semestre d’hiver 1913-1914, Simmel présente ainsi « le sens propre de l’entreprise nietzschéenne » :

17

[T]rouver un idéal, un devoir qui, au lieu de provenir d’un au-delà de la vie, provienne de la vie elle-même, mais n’en soit pas moins, face à sa réalité présente, comme un impératif. Le point décisif est ainsi le suivant : comment le devoir peut-il provenir de la vie sans se confondre avec la manière dont elle est simplement donnée  [36] ?

18« Les contenus de la vie ne suffisent pas, poursuit Simmel, à lui conférer une valeur » : les objets de désir, les représentations, les concepts, « sont trop sujets au doute et à la dispute, trop fragmentaires » pour s’imposer comme la source d’une « valeur absolue ». Mais la valeur ne peut non plus trouver son fondement dans « le processus de la vie » en tant que tel, dans son « absurdité, son caractère circulaire, sa vacuité  [37] ». Nietzsche suit d’abord Schopenhauer, mais « il a trouvé le chemin qui lui permet de saisir une autre possibilité à même le processus de la vie (…) [:] l’accroissement quantitatif de la vie ». « Ce qu’il nomme volonté de puissance n’est rien d’autre que cette élévation quantitative de la vie en elle-même, par où une valeur est créée qui n’est déduite ni du contenu ni du processus dans son simple déroulement  [38] ». Or cet accroissement est toujours lié à une distance interne : il y a valeur lorsqu’« en un point de la vie, plus de vie a crû qu’en un autre  [39] ». Nietzsche a ainsi réalisé ce qui pouvait sembler impossible : il a sauvé l’objectivité et le caractère impératif de la valeur sans recourir à une quelconque transcendance ni poser, face à la vie, un « but final » qui la justifie. Il a montré que la philosophie de la vie n’était pas condamnée au relativisme axiologique  [40]. Accomplissant cette gageure à partir d’une métaphysique de la vie, Nietzsche est un « moraliste métaphysique  [41] ».

3. Nietzsche humaniste ?

Le « personnalisme objectif » et le « malentendu » avec le christianisme

19L’essai de 1896 présente également l’« idéal éthique » enveloppé par cette théorie de la valeur. Nietzsche proposerait « un tournant tout à fait remarquable de l’idéal éthique : d’un idéal subjectif-humain vers un idéal objectif (…), complètement indifférent à l’infrastructure anthropologique, aux conditions subjectives sur lesquelles il s’élève ». On peut repérer ici une « parenté avec Platon (…), qui exige, en opposition à toute éthique anthropologique, la réalisation d’une idée impersonnelle, d’un Bien objectif  [42] ». On est loin des interprétations des « Nietzschéens », qu’elles soient égoïstes, cyniques ou eudémonistes. Simmel prend particulièrement soin de distinguer l’individualisme de Nietzsche d’un égoïsme  [43] : l’égoïsme vise un avoir, l’individualisme de Nietzsche vise un être. Les qualités que Nietzsche met en avant, beauté, noblesse, force de la volonté, courage, dureté, etc., ne valent pas par leurs effets (la domination d’autrui par ex.) mais en tant que « propriétés formelles permettant d’élever la vie à des degrés supérieurs  [44] » – en tant que distances internes.

20Ces propriétés sont objectives et la « personnalité dotée de ces qualités est ce qui vaut (das Wertvolle) en et pour soi  [45] » ; « l’être (esse) de la personnalité est le support central et véritable de la valeur  [46] ». La philosophie morale de Nietzsche est ainsi, selon le Schopenhauer et Nietzsche, un « personnalisme éthique » : « Nietzsche a fait du personnalisme un idéal objectif  [47] ». La valeur est toujours valeur de la vie, mais cette vie ne se concrétise que sous une forme individuelle. Les lieux de ses plus forts contrastes et tensions – donc de sa plus haute valeur – sont par excellence les configurations psychiques que sont les individus humains. Nietzsche rejoint les évaluations fondamentales du christianisme, à propos duquel il commet un « immense malentendu  [48] ». En effet, « ce qui importe avant tout pour [Nietzsche comme pour le christianisme] est l’étoffe ontologique de l’individu (…). En réduisant le sentiment chrétien de la valeur à l’altruisme, Nietzsche passe complètement à côté de cette concentration sur la valeur propre de l’âme qui caractérise le christianisme ». À l’instar de l’éthique nietzschéenne, le christianisme est « loin de tout idéal social ou moral au sens étroit », qui estimerait la valeur de la vie ou de la personnalité selon ses effets, sur autrui ou sur l’individu lui-même (sous la forme, par exemple, du « bonheur »)  [49]. Max Scheler, le « Nietzsche catholique », se souviendra de ces analyses  [50].

L’humanité contre la société

21Simmel propose certainement la première lecture « humaniste » de Nietzsche, dans la mesure où le problème de l’élévation du type homme apparaît comme une nouvelle version du problème de la formation de la personnalité, telle que l’ont interrogé les auteurs centraux de ce que l’on nomme, depuis Friedrich Paulsen, le « néo-humanisme » allemand : Schiller, W. von Humboldt, Goethe ou Schleiermacher. Selon la monographie de 1907, Nietzsche est celui par qui l’« humanité » fait retour après une période de domination du concept de « société  [51] » :

22

Le point de vue social – socio-historique, socio-psychologique, socio-éthique – (…) est devenu, à la fin du dix-neuvième siècle, le point de vue absolu. (…) Ce qui a permis à Nietzsche de fonder sa doctrine philosophico-historique de la valeur est, en dernier lieu, d’avoir brisé l’identification moderne de la société et de l’humanité, d’avoir reconnu des valeurs qui sont profondément indépendantes de la forme sociale de l’existence humaine bien qu’elles se réalisent, évidemment dans une existence qui est aussi socialement formée  [52].

23Nietzsche brise la domination du « concept social d’individu » comme « point d’intersection de fils sociaux  [53] ». La relation individu/société ne se confond pas avec la relation individu/humanité. « L’humanité n’a de réalité que par les individus qui la constituent ; les sociétés sont au contraire des formations autonomes au point que l’on a pu affirmer, depuis un point de vue social-éthique, que l’individu n’est qu’une fiction, comme l’atome  [54] ». Selon ce point de vue, l’individu ne peut être en lui-même support de valeur. Pour la « conception sociologique », l’individu est « dans la société », et pas l’inverse : il n’en est qu’une fonction. En revanche, « l’humanité peut être dans l’individu » ; en vérité, elle n’existe pas hors de lui, elle se réalise en lui, son être et sa valeur sont ceux des individus qui la composent. Simmel n’ignore pas que le concept d’individu, pour Nietzsche, est une fiction. Mais il ne l’est pas au sens où « il se dissoudrait en des actions réciproques sociales », mais parce qu’« “il est toute une lignée de l’homme jusqu’à lui-même” » (Simmel cite ici le § 33 des « Incursions d’un inactuel ») à partir de laquelle « la vie » peut faire « un pas en avant  [55] ». La désubstantialisation de l’individu est ainsi tout à fait compatible avec une certaine idée de l’humanité, qui n’emporte aucune essentialisation anthropologique  [56].

24Cette interprétation marque l’éloignement progressif de Simmel d’avec certaines de ses positions de jeunesse. Dans La différenciation sociale de 1890, il décrivait en effet la « personnalité » comme un « croisement de cercles sociaux  [57] ». Dans le Goethe de 1911, cette thèse sera qualifiée de « sociologisme extrême  [58] ». De même, la défense d’une théorie objectiviste de la valeur marque une rupture avec l’Introduction à la science de la morale (1892-1894), qui procédait à une déconstruction critique de tous les concepts et valeurs éthiques à partir d’une « connaissance purement génétique », appuyée sur l’histoire, la sociologie et la psychologie  [59]. Deux grands thèmes critiques de Nietzsche semblent avoir joué un rôle décisif : la critique de la sociologie comme discipline niveleuse, faisant disparaître le problème culturel de la valeur  [60] ; la critique des critiques évolutionnistes et utilitaristes de la morale qui croient avoir réglé le problème de la valeur en en faisant l’histoire sociologique et psychologique  [61] – alors que ce qui compte est de savoir quelle est la valeur des valeurs pour la vie.

4. La question de la « position de valeur »

Simmel entre Nietzsche et Max Weber

25L’article de 1896 aborde aussi un autre aspect de la Werttheorie nietzschéenne : l’idée que les valeurs sont l’objet d’une affirmation, d’une « position » (Wertsetzung) se tenant « au-delà du vrai et du faux ». À leur propos, « aucune discussion rationnelle n’est possible, puisqu’elles s’appuient bien plutôt sur des sentiments axiologiques  [62] ». On reconnaît une thèse que l’on associe souvent à Max Weber : « la vie (…) ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes (…) qui sont possibles en général, et l’impossibilité de mettre fin à leur lutte, la nécessité, donc, de se décider pour l’un ou l’autre  [63] » ; « il s’agit partout et toujours, à propos de l’opposition entre valeurs, non seulement d’alternatives, mais encore d’une lutte mortelle et insurmontable, comparable à celle qui oppose “Dieu” et le “diable”. Ces deux extrêmes refusent toute relativisation et tout compromis  [64] ». La réception simmelienne de Nietzsche constitue de fait une médiation essentielle vers les thèses wébériennes  [65].

26L’exemple de « position de valeur » pris par Simmel est le suivant : on peut mesurer la valeur d’un tout à partir de son élément le plus haut (donc de sa distance interne) ou à partir de sa moyenne. Dans le premier cas, la valeur est déterminée par le niveau de distance interne, dans le second par le degré de réalisation d’une égalité. On retrouve la distinction entre les « valeurs chrétiennes, altruistes et démocratiques » et une évaluation fondée sur la distance. Mais cette opposition change de sens : tandis que la distance était présentée comme la condition formelle de la valeur en général, elle apparaît à présent comme une position de valeur parmi d’autres. Devons-nous admettre deux concepts de valeur, un concept formel de valeur comme distance objective et un concept affirmatif ou décisionniste de valeur comme évaluation produite par la vie ?

27La recension de 1897 du Nietzsche-Kultus de Ferdinand Tönnies permet d’y voir plus clair  [66]. Loué pour son « sérieux et sa profondeur » et ses « remarques critiques extraordinairement fines », l’ouvrage se voit disqualifié dans ses présupposés : l’auteur évalue les thèses de Nietzsche à partir d’un étalon qui n’est pas le leur  [67]. « T[önnies] reste aveugle à la signification historique de Nietzsche car il le considère à partir du point de vue de l’évolutionnisme moderne, coloré par le socialisme ». Il veut montrer que Nietzsche se contredit en cultivant des vertus défavorables au développement de l’espèce. Mais l’argumentation confond « intérêt social » et « intérêt de l’espèce », distingués rigoureusement par Nietzsche. Tönnies ne voit pas la « nouvelle nuance » que Nietzsche a offert à la « systématique éthique » : une forme d’évaluation inédite qui enrichit objectivement l’éventail des perspectives éthiques possibles  [68]. Le concept de noblesse (Vornehmheit), « valeur sui generis » est irréductible aux présupposés axiologiques de Tönnies  [69].

28

C’est comme si la prise de partie [de Tönnies] l’empêchait non seulement de reconnaître la signification purement philosophico-morale de Nietzsche, mais aussi le fait que la manière d’évaluer aristocratique, orientée sur la signification de la distance est un élément éternel de l’humain, menant un combat avec l’évaluation démocratique, orientée sur le nivellement, combat qui ne peut être décidé ni définitivement d’un point de vue pratique ni objectivement d’un point de vue théorique  [70].

29Si Simmel s’en prend à la méthode de Tönnies, il ne rejette pas sa position de valeur par principe, mais lui reproche de ne pas voir que l’orientation sur l’égalité ne vaut ni plus ni moins, mais tout autant que l’orientation sur la distance. C’est dire aussi que Simmel ne suit pas Nietzsche sur la question de la valeur des valeurs, puisqu’il accorde un statut axiologique équivalent aux options démocratiques et aristocratiques. Ce faisant il semble bien défendre la position qui sera celle de Weber et aplatir la théorie nietzschéenne de la valeur, en en proposant une version anhistorique et systématique  [71].

30De fait, Simmel neutralise la signification généalogique de l’opposition entre les « types » de valeur, pour en faire une opposition fonctionnelle dont les deux termes sont solidaires. Dans l’« Esthétique sociologique » de 1896, les « oppositions gigantesques entre socialisme politique et individualisme, entre connaissance panthéistique et atomistique, entre égalisation et différenciation esthétique » sont ainsi présentées comme des variations d’une opposition fondamentale entre orientations sur l’« égalisation » et sur la « différenciation  [72] ». Or ces positions antagonistes ont non seulement une égale légitimité mais aussi une validité simultanée. Le « significatif » ne vaut que par rapport à l’« indifférent », le « sommet » par rapport à l’« arrière-plan », l’individuel par rapport à l’uniforme, etc. Sans cette tension duale, aucune « hiérarchie des valeurs » (et donc aucune valeur) ne serait possible  [73]. Préférer l’égalité à la différence repose certes sur un « sentiment de valeur ». Mais dans leur signification même, chacune des positions implique à un certain degré la reconnaissance de l’autre. Il existe donc, en deçà du moment décisionniste, une relation objective de codétermination entre les positions de valeur. D’ailleurs, « dans de nombreuses âmes, les deux règnent en réalité avec un même droit  [74] » – des âmes qui, précisément, se caractérisent par leur distance et différenciation internes. Simmel tente ainsi de réunir les concepts formel-objectif et décisionniste de valeur, par le biais d’un relativisme, ou relationnisme, qui établit un lien interne entre les positions axiologiques antagoniques, sans toutefois indiquer la voie d’une synthèse  [75].

Esthétisme ou moralisme ?

31Revenons sur le qualificatif de « moraliste » ; sous la plume de Simmel, il est à double entente. Il souligne, contre les fantaisies des nietzschéens, le sérieux et l’exigence morale et humaniste d’une pensée, sans abolir toutefois son caractère de rupture. Mais il indique aussi une forme d’unilatéralité qui rapproche singulièrement, selon Simmel, Nietzsche et Kant. « Kant et Nietzsche sont tous deux des moralistes » dans la mesure où ils situent la « valeur dernière », à partir de laquelle toutes les autres se mesurent, dans « l’agir et l’être de l’homme  [76] » : chez Kant dans la détermination de la volonté, chez Nietzsche dans les qualités objectives de la personnalité. Dans son intransigeance, Nietzsche réduit tout problème axiologique à celui de la « valeur pour la vie », conçue comme élévation du type homme ; toutes les questions axiologiques – esthétiques, logiques, politiques, religieuses, etc. – reçoivent donc en dernier lieu des réponses éthiques. La philosophie morale de Nietzsche ne tient pas suffisamment compte de la différenciation moderne des sphères de valeur. C’est une limite de la Kulturkritik nietzschéenne, qu’une philosophie de la culture vraiment attentive aux formes qualitativement hétérogènes de l’expérience devra dépasser.

32Cette critique singulière renverse le reproche habituellement fait à Nietzsche, lorsque l’on tient sa philosophie de la valeur pour réductionniste : celui de l’esthétisme  [77]. À vrai dire, en refusant d’évaluer un état historique à partir de « l’état moyen de l’homme » mais seulement à partir du « plus haut point qui y est atteint », « la doctrine nietzschéenne de la valeur témoigne, écrit Simmel dans son article de 1896, d’une influence du sentiment esthétique. Dans l’art en effet, la valeur d’une époque ne se décide pas d’après la hauteur des réalisations moyennes mais d’après la hauteur de la réalisation la plus élevée  [78] ». Mais cette influence esthétique est formelle plutôt que matérielle ; Nietzsche transpose une structure formelle de l’expérience esthétique dans le domaine éthique. La théorie nietzschéenne de la valeur est donc une variété de ce que l’Introduction à la science de la morale rejetait au titre des « philosophies morales monistes », qui ramènent la pluralité des domaines axiologiques à l’unité et ordonnent l’action humaine à une « unité idéale des fins », négligeant en cela le caractère tragique des conflits qui accompagnent le développement de la culture  [79].

33Nietzsche ne ferait finalement pas suffisamment droit, selon le Schopenhauer et Nietzsche, à la dimension tragique de la vie : « Nietzsche ne semble pas du tout ressentir le tragique indicible (…) qui réside en cette nécessité logique de laisser dépérir l’intérêt social au profit de l’intérêt de l’humanité  [80] ». Pour dire les choses autrement : Nietzsche n’a pas de mal à trancher en ce qui concerne ce qui vaut et ce qui doit être voulu. Il n’hésite pas à sacrifier l’intérêt social (qui implique l’égalisation) au profit de l’intérêt culturel (qui implique la distanciation). Or ce qui est proprement tragique est qu’il faille vouloir les deux. Chacune de ces exigences s’impose avec la même légitimité et il ne peut jamais s’agir que de trouver des compromis qui satisfassent au mieux les deux orientations axiologiques tout en les maintenant dans l’état de tension le plus fructueux.

34Simmel a été l’un des premiers à reconnaître et à défendre, tantôt contre les « nietzschéens », tantôt contre les « philosophes de profession », l’envergure proprement philosophique de l’œuvre de Nietzsche. De là l’influence considérable que sa lecture a pu exercer sur des esprits aussi prévenus que Max Weber ou Ernst Troeltsch  [81]. En « humanisant » la pensée de Nietzsche dans le contexte d’une première réception bouillonnante, militante et parfois fantasque, Simmel n’en neutralise pas pour autant la nouveauté radicale. Ainsi y découvre-t-il l’expression irréfutable d’une nouvelle catégorie éthique (la noblesse), la démonstration qu’une philosophie immanente de la vie peut proposer des critères objectifs de mesure de la valeur et des arguments contre la tentation impérialiste des sciences sociales naissantes. Nietzsche fait par ailleurs franchir à la « psychologie allemande » un saut qualitatif sans précédent  [82]. Mais il n’est pas une « causa sui intellectuelle » et s’inscrit dans le processus historico-morphologique du développement des idées : en radicalisant de manière individualiste le moralisme kantien ; en réintroduisant l’esprit dans la théorie darwinienne de l’évolution ; en prolongeant la Lebensphilosophie schopenhaurienne tout en la renversant axiologiquement en une philosophie positive de la vie ; en s’affrontant résolument au problème du relativisme nihiliste, dont les diverses figures – psychologisme, historicisme, sociologisme – foisonnaient dans le XIXe siècle post-idéaliste. À la place qui est la sienne, Nietzsche est fondateur plutôt que destructeur, en ce qu’il concilie philosophie de l’immanence et systématique axiologique, et ouvre à la philosophie de la vie la voie vers une véritable philosophie de la culture. En cela, il rend possible une réactualisation de l’esprit du néo-humanisme allemand dans le contexte de la crise de la modernité.


Mots-clés éditeurs : Nietzsche, Valeur, Personnalisme, Simmel, Vie

Date de mise en ligne : 08/02/2021

https://doi.org/10.3917/aphi.841.0115

Notes

  • [1]
    Ashley WOODWARD, Understanding Nietzscheanism, New-York, Routledge, 2014, p. 236.
  • [2]
    Il n’y a guère que ce détail de la lecture de Nietzsche par Simmel qui soit vraiment connu : Paul S. Loeb parle d’une « analyse classique », reprise par Arthur Danto, Ivan Soll, Bernd Magnus, Alexander Nehamas, Kathleen Higgins, Erich Heller, David Wood, Gary Shapiro, Alan White, Maudemarie Clark, Michael Tanner, Aaron Ridley, Robin Small, Robert C. Solomon, Lawrence J. Hatab, Alistair Moles et Günther Abel (« Identity and Eternal Recurrence » in Keith Ansell PEARSON éd., A Companion to Nietzsche, Malden, Blackwell, 2006, p. 171-188, ici 171-173). Le médiateur de cette analyse est Walter KAUFMANN. Dans Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist [1950], Princeton University Press, 2013, p. 327, il résume ainsi l’argument de Simmel : « même s’il n’y avait que très peu d’éléments dans un espace fini, un temps infini n’impliquerait pas que doivent se répéter les mêmes configurations. Supposons trois roues de taille égale, tournant sur le même axe, un point marqué sur la circonférence de chaque roue et ces trois points alignés sur une droite. Si la seconde roue tourne deux fois plus vite que la première et si la vitesse de la troisième est 1/π la vitesse de la seconde, la ligne droite initiale ne serait jamais retrouvée ». Voir aussi Gianni VATTIMO, Introduction à Nietzsche, trad. F. Zanussi, Paris/Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1991, p. 83.
  • [3]
    Hans-Georg GADAMER, « Nietzsche et la métaphysique », in Esquisses herméneutiques. Essais et conférences, Paris, Vrin, 2004 [1999], p. 169-179 (p. 170).
  • [4]
    Georg Simmel Gesamtausgabe, Frankfort M., Suhrkamp, Otthein Rammstedt éd., 24 vol. (désormais GSG), vol. 21, p. 436.
  • [5]
    Quatre orientations principales caractérisent cette première réception : l’individualisme élitiste d’une partie de la Kulturkritik, autour de Julius Langbehn ou de « l’aristocratisme radical » de Georg Brandes ; les usages « de gauche » dans le socialisme et l’anarchisme (Ernst BEHLER, « Zur frühen sozialistischen Rezeption Nietzsches in Deutschland », Nietzsche-Studien, 13, 1984, p. 503-520) ; les courants religieux de « dépassement du christianisme », regroupés autour de la revue Die Tat (Marino PULLIERO, Une modernité explosive : la revue Die Tat dans les renouveaux religieux, culturels et politiques de l’Allemagne d’avant 1914-1918, Genève, Labor et Fides, 2008, p. ix-xiii, 35-63) ; les usages esthétiques de Nietzsche qui, avant de pénétrer les différentes avant-gardes artistiques, est une figure décisive du cercle de Stefan George (Steven E. ASCHHEIM, The Nietzsche Legacy in Germany: 1890-1990, Berkeley/Los Angeles, University of California, 1992, p. 71-77). Voir également l’introduction de Hinton THOMAS, Nietzsche in German politics and society, 1890-1918, Manchester University Press, 1988.
  • [6]
    Notre entreprise prolonge celle de Klaus LICHTBLAU, « Das “Pathos der Distanz”. Präliminarien zur Nietzsche-Rezeption bei Georg Simmel », in Heinz-Jürgen Dahme & Otthein Rammstedt, Georg Simmel und die Moderne, Francfort/Main, Suhrkamp, 1984, p. 231-281.
  • [7]
    L’ouvrage se vend à 100 000 exemplaires en 1890 et connaît sa 90e édition en 1938. La recension de Simmel est publiée le 1er juin 1890 dans le Sonntagsbeilage du quotidien libéral Vossische Zeitung.
  • [8]
    GSG 1, p. 239-240.
  • [9]
    Ibid., p. 232.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Elisabeth FÖRSTER-NIETZSCHE, Das Leben Friedrich Nietzsches. Erster Band, Leipzig, Naumann, 1895.
  • [12]
    GSG 1, p. 340, 346.
  • [13]
    Ibid., p. 338.
  • [14]
    Ibid., p. 339.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    GSG 5, p. 127-128 ; GSG 8, p. 21-23.
  • [17]
    GSG 5, p. 122-123, 126. Nietzsche s’attribue la qualité de moraliste, mais il le fait « à partir d’une opposition (…) constante entre moralistes et “prédicateurs de morale” », définis par leur type psychologique (Philippe BÜTTGEN, « Un nouveau pastorat ? », Revue de Métaphysique et de Morale, 56, 2007/4, p. 469-481 (478)). Simmel abolit et même renverse à un certain degré l’usage de la distinction en faisant de Nietzsche un moraliste à la manière d’un prédicateur (« il est le prédicateur moral par excellence » (GSG 21, p. 132)) lorsque Kant, au contraire, est moraliste mais pas prédicateur. Ces deux manières d’être moraliste correspondent à deux « types d’homme » : « intellectualiste » (Kant) et « de ferveur réformatrice » (Nietzsche) (GSG 8, p. 23).
  • [18]
    Simmel défend toutefois la valeur du « portrait caractérologique » de Lou SALOMÉ, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, publié en 1894 et injustement attaqué par la « communauté nietzschéenne » (GSG 1, p. 345).
  • [19]
    GSG 1, p. 346.
  • [20]
    Ce point est fondamental dans la réception allemande de Nietzsche comme philosophe moral et éducateur. Le rapport de Thomas Mann à Nietzsche, qui oscille, par la voix de ses personnages, entre fascination et rejet devant l’idéal du surhumain, est exemplaire à ce titre. Pensons à la relation entre le professeur de lycée classique Serenus Zeitblom et le compositeur génial et syphilitique Adrian Leverkühn, inspiré de la vie de Nietzsche, dans le Docteur Faustus (1947). Voir aussi « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience » (1947) in Thomas MANN, Les Maîtres, Paris, Grasset, 1977, p. 231-264.
  • [21]
    GSG 1, p. 345.
  • [22]
    GSG 22, p. 289, GSG 23, p. 148.
  • [23]
    Faisant le point sur la Nietzsche-Literatur de l’année 1896 dans le Jahresbericht für neuere deutsche Literaturgeschichte, Theobald Ziegler note que « l’enthousiasme pour Friedrich Nietzsche continue de croître » mais ne loue, parmi une production pléthorique, que l’essai de Simmel (Richard F. KRUMMEL, Nietzsche und der deutsche Geist, Berlin & New York, de Gruyter, 1974, vol. 1, p. 165-166).
  • [24]
    Simmel cite la Gesamtausgabe de 1892, dirigée par Peter Gast. En 1894 débute l’édition de la Grossoktavausgabe, sous la direction de Fritz Koegel. Elisabeth Nietzsche aurait d’abord proposé à Alois Riehl, Max Heinze, Simmel et Richard Meyer de diriger cette édition (voir GSG 22, p. 235 et David Mark HOFFMANN, Zur Geschichte des Nietzsche-Archivs, Berlin, New-York, Walter de Gruyter, 1991, p. 254).
  • [25]
    GSG 5, p. 115.
  • [26]
    Cet usage du masque n’est pas autrement théorisé ici, mais la Sociologie de 1908 propose un concept sociologique du masque inspiré de Nietzsche : « le “masque”, que bien des gens considèrent comme le signe et la preuve de leur âme aristocratique, détachée de la foule, démontre bien combien la foule a d’importance à leurs yeux. Le masque de la véritable noblesse, c’est le fait que la foule ne puisse pas la comprendre, qu’elle ne la voit pour ainsi dire même pas, même quand elle se montre sans fard » (GSG 11, p. 444). Sur ce point, voir Klaus LICHTBLAU, art. cit., p. 274.
  • [27]
    GSG 5, p. 115-116.
  • [28]
    Ibid., p. 115. Dans sa recension du Nietzsche-Kultus de Tönnies, Simmel revendique la nécessité de stabiliser la pensée de Nietzsche, d’en tirer des thèses précises, quitte à laisser de côté certains énoncés. Ce parti est défendu d’une part contre les « nietzschéens insignifiants » qui voudraient « tout conserver de Nietzsche », d’autre part contre les critiques qui, à la manière de Tönnies, « s’arrêtent aux contradictions » (GSG 1, p. 407).
  • [29]
    GSG 5, p. 116-117.
  • [30]
    Ibid., p. 117-118.
  • [31]
    Ibid., p. 120.
  • [32]
    Ibid., p. 118.
  • [33]
    Ibid., p. 119.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    L’emploi par Simmel des expressions « Werttheorie » ou « Wertlehre », absentes du corpus nietzschéen, est déjà significatif. Dans les années 1890, cette expression renvoie soit à la théorie économique de la valeur, soit au Wertidealismus de Rudolf Lotze et à la théorie néokantienne de la validité qui en est issue ; il s’agit dans les deux cas d’interroger l’objectivité (la validité) de la valeur, au-delà de son existence subjective, à titre de sentiment.
  • [36]
    GSG 21, p. 132.
  • [37]
    Ibid., p. 132-133.
  • [38]
    Ibid., p. 132.
  • [39]
    Ibid., p. 133.
  • [40]
    Simmel suivra cette voie, mais complètera la philosophie de la vie par une philosophie de l’esprit objectif. Dans sa « transcendance immanente », la vie n’est pas seulement « plus-de-vie » (Mehr-Leben), intensification et autodépassement (ce que Nietzsche a bien vu), mais également « plus-que-la-vie » (Mehr-als-Leben) : elle s’objective dans des formations culturelles dont la valeur n’est pas « vitalo-centrée » mais « idéo-centrée » (voir la Lebensanschauung de 1918, par ex. GSG 16, p. 215, 229-23 et Matthieu AMAT, Le relationnisme philosophique de Georg Simmel. Une idée de la culture, Paris, Honoré Champion, 2018, p. 161-217).
  • [41]
    GSG 21, p. 132. Dans le premier chapitre du Schopenhauer et Nietzsche, Simmel écrivait toutefois : « Nietzsche n’est pas mû par la pulsion métaphysique, mais par la pulsion moraliste. (…) Il a le génie psychologique de laisser résonner dans sa propre âme la vie psychique des types humains les plus hétérogènes et la passion éthique pour la valeur du type homme en général ; (…) il lui manque le grand style que donne à Schopenhauer son engagement en direction du fondement absolu des choses » (GSG 10, p. 188-189).
  • [42]
    GSG 5, p. 120.
  • [43]
    Interprétation de Nietzsche partagée alors par une partie de la gauche ; l’historien socialiste Franz MEHRING en fait ainsi le « Sozialphilosoph des Kapitalismus » (« Zur Philosophie des Kapitalismus » (1891), Aufsätze zur Geschichte der Philosophie, 1975, Darmstadt, Neuwied, p. 188). Sur la catégorie de « nietzschéen », voir Anatol SCHNEIDER, Nietzscheanismus. Zur Geschichte eines Begriffs, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 1997.
  • [44]
    GSG 5, p. 124 ; Simmel souligne.
  • [45]
    Ibid., p. 120.
  • [46]
    Ibid., p. 121 ; Simmel souligne.
  • [47]
    GSG 10, p. 390.
  • [48]
    Ibid., p. 352.
  • [49]
    Ibid., p. 353-354. Le motif de l’accroissement de la puissance, en tant qu’« intensification de la personnalité en elle-même », est rapproché de la mystique de Maître Eckhart (ibid., p. 356).
  • [50]
    On trouve des traces de ces développements dans Max SCHELER, L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1933, p. 104 et suiv. L’expression « Nietzsche catholique » se trouve chez Ernst TROELTSCH, Der Historismus und seine Probleme, Aalen, Scientia, 1961, p. 609.
  • [51]
    Sur la question de l’humanisme chez Nietzsche, voir Pierre CAYE, Yannis CONSTANTINIDÈS et Thierry GONTIER éd., Nietzsche et l’humanisme, Noesis, 10, 2006.
  • [52]
    GSG 10, p. 359. Voir aussi, dans les Grundfragen der Soziologie de 1917 : « Les propriétés purement personnelles : force et beauté, profondeur d’esprit et grandeur des convictions, douceur et noblesse, courage et pureté du cœur, possèdent une signification autonome, tout à fait indépendante de leurs intrications sociales. [E]lles sont évidemment en même temps des éléments du processus social, en tant qu’effets et en tant que causes, mais ce n’est là qu’un aspect de leur signification, l’autre subsistant dans le fait immanent de leur existence à même la personnalité » (GSG 16, p. 126).
  • [53]
    GSG 10, p. 359-360.
  • [54]
    Ibid., p. 360.
  • [55]
    Ibid. Mentionnons ici, sans pouvoir le développer, un autre aspect de l’interprétation simmelienne : « Entre Schopenhauer et [Nietzsche] se tient Darwin » ; la conception nietzschéenne de la vie « est une absolutisation philosophico-poétique de l’idée de développement de Darwin, dont Nietzsche a lui-même sous-estimé l’influence qu’elle avait sur lui dans son époque tardive » (ibid., p. 179-180).
  • [56]
    À l’appui de cette interprétation, voir le § 337 du Gai Savoir où l’« humanité » (Menschlichkeit) désigne le sentiment de l’individu qui voit « l’histoire de l’homme » comme « son histoire » et pressent, dans cette concentration de l’histoire en lui, l’horizon d’une « noblesse nouvelle ». Voir aussi Matthieu AMAT, « La philosophie de la culture de Georg Simmel, un humanisme sans anthropologie ? », Alter, 23, 2015, 9-27.
  • [57]
    GSG 2, p. 241.
  • [58]
    GSG 12, p. 391.
  • [59]
    GSG 3, p. 10-11.
  • [60]
    Voir par ex. Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », § 37. Sur le rôle de la critique nietzschéenne de la sociologie dans la formation de la sociologie allemande, voir Klaus LICHTBLAU, Kulturkrise und Soziologie um die Jahrhundertwende. Zur Genealogie der Kultursoziologie in Deutschland, Francfort/Main, Suhrkamp, 1996, en part. p. 77-101.
  • [61]
    Voir par ex. La Généalogie de la morale, Première Dissertation, § 3 sur l’identification, par Herbert Spencer, du « bon » avec de ce qui s’est révélé « utile » historiquement. Le jeune Simmel est très influencé par Spencer (Klaus K. KÖHNKE, Der junge Simmel in Theoriebeziehungen und sozialen Bewegungen, Francfort/Main, Suhrkamp, 1996, p. 64-69, 216 et suiv.).
  • [62]
    GSG 5, p. 125-126.
  • [63]
    Max WEBER, « La profession et la vocation de savant », in ID., Le savant et le politique, trad. C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte (Poche), 2003, p. 67-110 (103).
  • [64]
    Max WEBER, « Essai sur le sens de la neutralité axiologique dans les sciences sociologiques et économiques » (1917), in ID., Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1965, p. 399-477 (427-428).
  • [65]
    Voir notamment Duk-Yung KIM, Simmel und Weber. Über zwei Entwicklungswege der Soziologie, Opladen, Leske & Budrich, 2002, p. 385-395 ; Laurent FLEURY, « Max Weber sur les traces de Nietzsche ? », Revue française de sociologie, 46, 4/2005, p. 807-839 (p. 813-814, 825-826).
  • [66]
    Le 14 février 1897, Simmel écrit à E. Förster-Nietzsche : « Avez-vous regardé le livre de Tönnies : der Nietzsche-Kultus ? Il est unilatéral (…) mais le seul écrit polémique qui mérite d’être vraiment pris au sérieux. Les objections n’y sont pas celles de philistins bornés et angoissés, mais d’un penseur profond et sans préjugés. Aussi me suis-je décidé (…) à faire une critique du livre car je ne voudrais pas qu’il tombe en de mauvaises mains ». L’intention de peser sur la réception de Nietzsche ne saurait apparaître plus clairement.
  • [67]
    GSG 1, p. 400.
  • [68]
    Ibid., p. 403.
  • [69]
    Ibid., p. 403-404.
  • [70]
    Ibid., p. 407.
  • [71]
    Ce qui n’empêche pas les analyses concrètes des formes sociales et psychologiques de cette tension dans la « culture moderne », sous les espèces de l’opposition entre l’« individualisme » et le « socialisme », ou entre les « valeurs de noblesse » et les évaluations enveloppées par « l’économie monétaire » ; GSG 6, 682 ; voir plus largement Georg SIMMEL, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1989, p.392-395, 491-498).
  • [72]
    GSG 5, p. 201.
  • [73]
    Ibid., p. 199.
  • [74]
    Ibid., p. 200.
  • [75]
    Là-dessus, voir Matthieu AMAT, Le relationnisme, op. cit., p. 402-418.
  • [76]
    « Nietzsche et Kant », GSG 8, p. 21. Simmel propose d’ailleurs une interprétation kantienne de l’éternel retour : « Kant étend l’acte dans le sens de la largeur, il le répète indéfiniment dans l’être l’un avec l’autre de la société, tandis que Nietzsche l’étend dans le sens de la longueur, l’acte se répétant sans fin pour le même individu » (GSG 10, 395). L’éternel retour est une idée régulatrice : « nous devons à chaque instant (…) vivre comme si nous devions éternellement vivre ainsi, comme s’il y avait un éternel retour » (ibid., 400). Pour aller plus loin, voir GSG 16, 421.
  • [77]
    Habermas en propose une expression exemplaire : « Nietzsche intronise le goût, “le oui ou le non (…) du palais” comme le seul organe d’une “connaissance” par-delà le vrai et le faux, par-delà le bien et le mal. Il élève le jugement de goût, formulé par le critique d’art, au rang de modèle de tout jugement de valeur, de toute “évaluation” » (Jürgen HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 148).
  • [78]
    GSG 5, p. 119.
  • [79]
    GSG 4, p. 311, 355.
  • [80]
    GSG 10, p. 378.
  • [81]
    Les effets de la lecture simmelienne de Nietzsche chez Troeltsch, sont particulièrement visibles dans Ernst TROELTSCH, Der Historismus, op. cit., p. 415-424.
  • [82]
    Voir à nouveau la recension du Nietzsche-Kultus : GSG 1, p. 404-405.

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