Notes
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[1]
La Société d’études leibniziennes de langue française est présidée par Paul Rateau, responsable scientifique du bulletin. Voir http://leibnizsellf.org/ – Ont collaboré à ce Bulletin : Raphaële Andrault, Jean-Pascal Anfray, Herbert Breger, François Duchesneau, Michel Fichant, Griselda Gaiada, Arnaud Lalanne, Christian Leduc, Cristina Marras, Pauline Nadrigny, Enrico Pasini, Marine Picon, David Rabouin, Paul Rateau, Claire Rösler-Le Van, Donald Rutherford, Jaime de Salas.
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[2]
Volume 28, décembre 2018. Voir https://www.pdcnet.org/leibniz/content/leibniz_2018_0028_0123_0128.
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[3]
Sur lequel il ne commence à publier qu’à partir de 1956. Voir infra « Bibliographie ».
-
[4]
Studia Leibnitiana, Bd. 21, H. 1 (1989), p. 4.
-
[5]
« Permanence de la philosophie », Filosofia Oggi, 2, 1985, p. 220.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
« Des « constantes » de la pensée philosophique », in Philosophes critiques d’eux-mêmes, vol. 8, Berne, Peter Lang, 1981, p. 173.
-
[8]
Citation reprise dans « Permanence de la philosophie », p. 207-208.
-
[9]
Ibid. p. 208.
-
[10]
« Des « constantes » de la pensée philosophique », p. 173 et p. 174.
-
[11]
Ibid., p. 180-181.
-
[12]
Voir lettre de Leibniz à Rémond (26 août 1714), GP III, 624-625.
-
[13]
Voyez notamment son article « Order in Descartes. Harmony in Leibniz : two regulative principles of mathematical Analysis », Studia Leibnitiana, Band 45 (2013) Heft 1, p. 59-96.
-
[14]
Voir « The principle of continuity and the ‘paradox’ of Leibnizian mathematics » dans The Practice of Reason: Leibniz and his Controversies, M. Dascal (ed.), Amsterdam, Benjamins (Controversies, 7), 2010, p. 1-32.
-
[15]
« Symbolic inventiveness and ‘irrationalist’ practices in Leibniz’ mathematics », dans Leibniz : What kind of rationalist ? (M. Dascal ed.), Dordrecht, Springer, 2008, p. 125-139.
-
[16]
Allocution lors de l’inauguration du Centre d’histoire de la philosophie moderne du CNRS, à Villejuif, le 8 mars 2002.
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[17]
Discours de réception de M. Joseph Moreau à l’Académie de Bordeaux, extrait des Actes de l’Académie Nationale des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Bordeaux (22 octobre 1963), in Actes, t. XIX, 1963, p. 1-10 (suivi de la réponse de M. Lacroze) : « des maîtres qui enseignaient dans ce modeste établissement, vous avez conservé un souvenir ému et reconnaissant : “C’étaient, m’avez-vous confié, des hommes que je respectais et qui le méritaient.” En octobre 1916, vous entrez en Philosophie ; pendant le premier trimestre, les cours sont assurés par des moyens de fortune ; au début du second, une jeune licenciée sortant de la Faculté des Lettres de Clermont arrive à La Châtre : elle vous initie à la philosophie et vous convertit au bergsonisme ».
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[18]
Ibid. « Le baccalauréat conquis, il vous faut choisir une carrière ; vous hésitez entre les lettres, la philosophie et l’allemand. Obligé, à cause de l’incertitude des temps, de renoncer à l’École normale, vous optez pour une licence de lettres classiques. Vous partez à Paris suivre les cours de l’illustre Sorbonne, mais, déçu par la capitale, vous regagnez, quatre ans plus tard, votre village et entreprenez presque seul l’étude des auteurs du programme. Vous vous présentez à l’examen en novembre 1918 : le résultat devait être connu le 11 ; en cours de route, vous apprenez la nouvelle de l’armistice. “J’arrivai, m’avez-vous conté, à la tombée de la nuit à Paris, un Paris que je n’avais jamais vu et qu’on ne reverra jamais. Le lendemain, 12 novembre, j’appris mon admissibilité, mais l’oral était, bien entendu, remis au jour suivant.” C’est ainsi qu’en novembre 1918, vous devîntes licencié. L’année suivante, vous vous tournez définitivement vers la philosophie ; vous entrez en relation avec François Picavet, professeur de philosophie médiévale à la Sorbonne et rédigez sous sa direction un mémoire de diplôme d’études supérieures sur La Morale d’Abélard ; pour l’oral, vous étudiez le Mémoire sur la décomposition de la pensée, de Maine de Biran. En juin 1919, vous subissez avec succès les épreuves de cet examen. »
-
[19]
Cf. la Distribution des Prix le 13 juillet 1921 : « Lettres et Histoire. — M. MOREAU, Licencié ès lettres. »
-
[20]
Dans son Discours de réception à l’Académie de Bordeaux, Moreau souligne la complémentarité de son enseignement et de sa recherche : « J’ai été pendant vingt ans professeur d’enseignement secondaire ; mais mes fonctions m’ont toujours permis, moyennant un effort salutaire, de développer mon instruction d’abord, d’entreprendre des travaux personnels ensuite ; et cette activité ne s’est pas exercée au détriment de mes tâches d’enseignement, mais à leur profit. »
-
[21]
« Le cercle cartésien », in Hommage à Descartes. Revue du Centre-Ouest de la France. Poitiers, 1937, p. 11-21.
-
[22]
Joseph Moreau prépare alors la traduction et les notes du Parménide et du Timée pour les Œuvres complètes de Platon dirigées par Léon Robin dans la Bibliothèque de la Pléiade (NRF 1942 et encore rééditées en 2019).
-
[23]
Discours de René Lacroze en l’honneur de la réception de Joseph Moreau à l’Académie de Bordeaux.
-
[24]
« Une Exposition rétrospective de la vie philosophique à Bordeaux a été organisée avec le concours de MM. le Bibliothécaire en chef de l’Université, le Conservateur de la Bibliothèque Municipale et le Conservateur des Musées de la Ville, dans la Galerie Sud du Musée de Peinture, Jardin de la Mairie, cours d’Albret. Les visiteurs y trouveront des souvenirs, des manuscrits et des éditions rares des œuvres des philosophes qui, de Montaigne et Montesquieu à nos jours, ont illustré notre Cité. »
-
[25]
Le descriptif de son cours de 1962 annonce : « HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE. Professeur : M. MOREAU. Le jeudi, à 14 heures, Cours public : Études leibniziennes. 1. Difficultés de l’étude de Leibniz-Bibliographie. / 2. Leibniz et la formation de sa pensée. / 3. L’étendue et la matière. / 4. Les lois élémentaires du mouvement et le système de l’Univers. / 5. Le mouvement des corps et l’harmonie des esprits. / 6. La critique de la mécanique cartésienne. / 7. Le calcul infinitésimal et la dynamique. / 8. La force. / 9. L’entéléchie primitive. / 10. Les formes substantielles et la finalité. / 11. L’ordre et la variété de l’Univers. / 12. L’harmonie préétablie. / 13. La mathesis divina.
Consulter : J. MOREAU, l’Univers leibnizien, Paris, 1956. À la bibliographie indiquée dans ce livre, on ajoutera : LEIBNIZ, Discours de Métaphysique et Correspondance avec Arnauld, texte et commentaire par Georges Le Roy, Paris, Vrin, 1957.
P. BURGELIN, Commentaire du « Discours de Métaphysique » de Leibniz, P.U.F., 1959.
Y. BELAVAL, Leibniz, critique de Descartes, Paris, P.U.F., 1960.
J. JALABERT, Le Dieu de Leibniz, Paris, P.U.F., 1960. » -
[26]
Studia Leibnitiana, Bd. 21, H. 1 (1989), p. 3-4.
-
[27]
Discours de l’Académie de Bordeaux, op. cit.
-
[28]
Cette bibliographie ne recense que les textes de J. Moreau relatifs à Leibniz.
-
[29]
En écho au titre du manuscrit d’Octave Hamelin, « Ce que Leibniz doit à Aristote » que Joseph Moreau avait reçu d’André Darbon et qu’il avait fait publier avec d’autres inédits (Les Études philosophiques, Nouvelle Série, 12e Année, 2, Hamelin (Avril/juin 1957), p. 131-143).
-
[30]
Il serait à souhaiter que l’état de l’édition permît encore de réunir ces articles dans une publication, comme cela a pu être fait pour les contributions non moins remarquables sur Kant : Joseph MOREAU, La problématique kantienne. Paris, Vrin-Reprise, 1984.
-
[31]
« Profil de Leibniz », Revue de Théologie et de Philosophie, 16, 1967, p. 83.
-
[32]
« Tradition et modernité dans la philosophie de Leibniz », Studia Leibnitiana, 4, p. 48-60.
-
[33]
« Leibniz et la pensée phénoménologique », Archives de Philosophie, 32, 1969, p. 243.
-
[34]
« Profil de Leibniz », Revue de Théologie et de Philosophie, 16, 1967, p. 85-86.
-
[35]
Cf. La Conscience et l’Être, Paris, Aubier, 1958, et L’Horizon des esprits, Essai critique sur la phénoménologie de la perception, Paris, PUF, 1960.
Liminaire
1Le bulletin leibnizien existe maintenant depuis cinq ans. La qualité des contributions qui y sont publiées est reconnue. Nous nous réjouissons que la Leibniz Review – revue de la Leibniz Society of North America – nous ait invités, dans sa dernière livraison [2], à le présenter à ses lecteurs, à en exposer les buts ainsi que les principales rubriques, en y joignant le sommaire du précédent numéro (2018). Cette invitation poursuit la collaboration engagée entre la Leibniz Society et la Société d’études leibniziennes de langue française, organisatrices d’un congrès commun à l’Université de Montréal en octobre 2018.
2Le bulletin de cette année s’ouvre par l’évocation de deux figures majeures de la recherche récemment disparues : Michel Serfati (1938-2018) et Marcelo Dascal (1940-2019). Tous deux habitués des congrès internationaux de Hanovre, ils ont chacun dans leur domaine de spécialité et dans leur style propre marqué les études leibniziennes, au point qu’aucun chercheur ne saurait engager un travail sérieux sur les mathématiques de Leibniz et sur sa doctrine du langage sans rencontrer leurs œuvres respectives.
3Michel Serfati, membre de la Société d’études leibniziennes de langue française depuis sa création, était mathématicien de formation. Ses contributions comme historien et épistémologue des mathématiques permettent de comprendre la manière dont s’est constituée l’écriture symbolique mathématique au XVIIe siècle, et le rôle particulier que joue Leibniz dans cet avènement – qualifié par Serfati de véritable « révolution » en raison des inventions qu’il rend possibles. Son dernier ouvrage, Leibniz and the Invention of Mathematical Transcendence (2018), paru de manière posthume, est l’objet d’un compte rendu par Herbert Breger dans ce bulletin. Il témoigne à la fois d’une connaissance approfondie des textes leibniziens et d’une remarquable capacité à les inscrire dans une trame plus vaste (le cadre cartésien, la réception de la transcendance jusqu’au XXe siècle).
4L’œuvre de Marcelo Dascal s’est déployée autour de deux principaux axes. Le premier a trait au langage et à la sémiotique. L’auteur de La Sémiologie de Leibniz avait proposé en 1978 une « lecture partiellement analogique » de Leibniz. Par là, il bousculait délibérément une certaine pratique de l’histoire de la philosophie, en abordant les textes à partir de perspectives et de problèmes contemporains. Tout en poursuivant ses travaux dans ce domaine jusque-là peu exploré par les commentateurs (la conception et l’usage leibniziens des signes, leur fonction dans la connaissance et le raisonnement), il avait, depuis une vingtaine d’années, développé un second axe de recherche (complémentaire du premier), concernant les controverses et le type de rationalité qui y est à l’œuvre. Il décelait chez Leibniz un mode de pensée « dialectique », qui révélait une forme de rationalité plus « souple » (blandior ratio) que celle qui prévalait dans les écrits logiques ou mathématiques.
5Aussi différents qu’ils étaient, Michel Serfati et Marcelo Dascal n’auront cessé d’explorer, à leur façon et par des voies diverses, les multiples ressources de cette pensée « aveugle » ou « symbolique » dont Leibniz avait montré la puissance d’invention.
6La rubrique « Éditer, lire, interpréter Leibniz », inaugurée l’an passé avec un dossier sur Gaston Grua, est consacrée cette fois-ci à Joseph Moreau (1900-1988), dont la communication prononcée en allemand au IVe congrès Leibniz (1983) est publiée et traduite en annexe. L’œuvre de ce philosophe et historien de la philosophie, d’abord spécialiste de la pensée antique, est remarquable par son ampleur et sa diversité. Elle frappe par le nombre des auteurs étudiés : des auteurs qui n’appartiennent pas seulement à l’Antiquité, mais encore à l’époque moderne (Descartes, Spinoza, Leibniz [3], Rousseau et Kant) et contemporaine (Blondel, Unamuno, Sciacca, ou encore Lavelle). Elle impressionne par la variété des sujets traités, tout en manifestant une prédilection pour la métaphysique, notamment pour le thème de la connaissance et de l’« idéalisme », ainsi que pour l’idée de Dieu (telle qu’elle est pensée par les philosophes). Loin d’être le signe d’un éclectisme superficiel, cette œuvre foisonnante est le fruit d’un examen approfondi des doctrines. Dans la notice nécrologique qu’il consacre à Joseph Moreau en 1989, Jean École salue la rigueur exemplaire de l’exégète :
Quel que soit l’auteur ou le thème abordé, il en a toujours traité non seulement brillamment, mais encore en profondeur. Jamais, en effet, il ne se serait permis de parler de ce qu’il ne connaissait pas à fond ; son honnêteté et sa rigueur intellectuelles le lui interdisaient. Grâce à une intelligence très vive et à un travail acharné, il avait acquis une immense culture qui lui permettait de dominer tous les sujets auxquels il s’intéressait [4].
8À cette maîtrise acquise par une fréquentation assidue des auteurs de la tradition se joint une conviction profonde. Les travaux de J. Moreau sont en effet inspirés par une certaine conception de la philosophie : le parcours qu’ils dessinent – de Platon au XXe siècle – illustre l’idée d’une continuité et même d’une pérennité des enjeux et problèmes philosophiques à travers l’histoire. Faire de la philosophie, c’est méditer les œuvres majeures qu’elle nous a léguées. Et que nous apprend cette méditation ?
Elle nous découvre qu’il existe entre les grandes philosophies une convergence de vues qui résulte de la permanence des problèmes fondamentaux qui se posent à la réflexion, et de la reprise de certaines attitudes, de la résurgence de thèmes directeurs qui sont des « constantes » de la pensée philosophique [5].
10Les questions sont récurrentes, les solutions le sont également : à l’historien de débusquer l’identité derrière des différences souvent superficielles et la continuité sous des ruptures parfois seulement apparentes. Moreau reprend explicitement à son compte cette déclaration de Jules Lachelier : « La philosophie n’est plus une chose à inventer ; elle est faite ; elle est dans leurs ouvrages [des grands maîtres], et ce que chacun de nous appelle sa philosophie n’est que sa manière de les interpréter [6] ». Autrement dit : une philosophie n’est qu’une interprétation particulière de la philosophie.
11Évidemment une telle prise de position – proclamer l’unité, la continuité et même l’identité de la philosophie – résonne comme un manifeste, volontairement dirigé contre l’esprit de l’époque (après 1945) dominé par ces « nouveaux » philosophes qui, séduits par « les voies nouvelles de la phénoménologie et de l’existentialisme [7] », rejetaient l’histoire de la philosophie, réduite à leurs yeux à une érudition stérile. Moreau se fait un devoir de protester contre le danger de séparer la philosophie de son passé. N’est-ce pas l’arracher à elle-même ? Revenant sur son parcours intellectuel, il avertit en 1958 :
Une philosophie qui ignore son passé est aussi indigente qu’une conscience sans mémoire ; une histoire de la philosophie détachée de la philosophie est comme une mémoire sans conscience, réduite à restaurer des formes dont le sens est perdu. Je considère comme ma tâche de réagir contre cette séparation de la philosophie et de son histoire, contre cette dislocation des études philosophiques qui aboutit à l’exténuation de la pensée [8].
13L’entreprise d’exégèse des textes de la tradition apparaît intimement liée à l’engagement d’un homme contre une philosophie amnésique (ou prétendue telle), donc appauvrie et irrémédiablement condamnée à la stérilité. L’histoire de la philosophie est pour lui une cause à défendre, celle de la philosophie elle-même. Il importe de rappeler que « les problèmes agités par les philosophes d’aujourd’hui sont des problèmes de toujours », par conséquent que « l’étude des philosophies classiques peut les éclairer utilement », et que la philosophie contemporaine elle-même ne peut être appréciée et jugée « qu’à la lumière d’une tradition qu’elle reprend parfois à son insu, et qu’elle ne peut renier sans elle-même dégénérer [9] ».
14Au moment où d’autres criaient à la nouveauté en lisant les auteurs à la mode, Moreau se plongeait dans Malebranche et découvrait comment la doctrine de la vision en Dieu s’accordait avec une « phénoménologie de la perception »… Une telle attitude ne revient pas à dénigrer, par principe, le présent au nom d’un passé glorifié, mais à se méfier de sa soi-disant originalité, à y lire la persistance d’un passé que l’on ignore ou que l’on cache. Ainsi le commentateur considérait que l’ontologie de Heidegger et la phénoménologie de Husserl n’impliquaient nullement, « comme le prétendaient leurs épigones français », le renversement de « l’idéalisme classique » qui va de Descartes à Kant, mais sa continuation et ne pouvaient donc être comprises qu’à partir de leurs antécédents [10].
15La philosophie ne peut être coupée de son histoire, mais, insiste Moreau, c’est tout autant une histoire de la philosophie séparée de la philosophie, purement « historique », qu’il faut dénoncer. Elle serait une « mémoire sans conscience » : une restitution sans intelligence des doctrines, un exposé qui ne permettrait ni de les comprendre ni de les interpréter et qui, dès lors, perdrait tout intérêt. En somme, une idée directrice s’impose au philosophe historien et à l’historien philosophe ; une idée qui, Moreau l’avoue, l’a guidé dans tout son travail : « que la philosophie est toujours et partout elle-même ». Et d’ajouter :
C’est afin d’éviter le danger des idées préconçues, quand elles sont trop précises, que l’on a préconisé parfois une histoire non philosophique de la philosophie ; elle consisterait à étudier son passé en mettant à l’écart tout intérêt philosophique, de la même façon qu’on peut s’appliquer à l’étude de l’alchimie, par exemple, ou de toute autre doctrine préscientifique destituée, s’il en est, d’intérêt scientifique actuel. À cette histoire non philosophique, je préférerais sans doute une histoire non historique de la philosophie, s’attachant à ce qu’il y a de permanent dans la philosophie, ce qu’on appelle du nom honni aujourd’hui de philosophia perennis. Elle s’intéresserait moins au mouvement des idées, à leurs variations selon les vicissitudes de l’histoire, qu’à l’effort continu de réflexion qui, à des périodes de maturation, fait succéder des époques, marquées par l’éclosion d’une grande doctrine, qui alimente la spéculation de plusieurs générations successives, celles des cartésiens ou des postkantiens. Dans cette histoire, les moments culminants ne sont pas toujours des révolutions (socratique, cartésienne ou kantienne), mais aussi bien des renaissances. Il y a eu depuis l’Antiquité plusieurs renaissances du platonisme ; il y a eu aussi des reprises du stoïcisme, de l’épicurisme, du scepticisme. C’est par de tels renouvellements que la philosophie a existé dans l’histoire et que, résistant à l’assaut des prétendues sciences humaines, elle persiste encore aujourd’hui [11].
17On notera l’emploi du conditionnel (« je préférerais ») qui indique qu’à choisir, une « histoire non historique de la philosophie » serait préférable à une « histoire non philosophique » de la philosophie. Il ne s’agit donc pas de rejeter les apports de la discipline historique, mais de montrer que « l’histoire de la philosophie » ne saurait en être une simple branche, car « l’histoire » dont il est question a ses propres « périodes » et « époques », ses « révolutions » et ses « renaissances » que seul un philosophe peut saisir et retracer.
18Certes, aujourd’hui comme à l’époque où écrivait Moreau, l’idée d’une philosophia perennis – également leibnizienne [12] – apparaît quelque peu surannée. L’extrême spécialisation qui gagne l’histoire de la philosophie tend à privilégier la singularité des époques, des écoles de pensée, des auteurs et à souligner la spécificité des problèmes tels qu’ils sont posés au cours de l’histoire. Le temps n’est plus à dégager les moments – incarnés par des œuvres et courants – qui ponctueraient l’effort ininterrompu d’un Esprit identique à lui-même. La prudence suggère plutôt, en la matière, d’appliquer ce précepte méthodologique recommandé par Montesquieu dans la préface à l’Esprit des lois : veiller dans toute comparaison à « ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables ».
19Cependant, il est bien une leçon à tirer de ce parcours intellectuel, à l’heure où l’histoire de la philosophie – encore et toujours – est appelée régulièrement à justifier sa raison d’être et sa légitimité, quand elle est contestée au sein même de l’institution universitaire. Les arguments qu’on lui oppose sont pareils à ceux de jadis : elle relèverait d’une érudition propre seulement à contenter les curieux et les antiquaires, tout juste admissible dans les premières années de la formation philosophique, mais dont il faudrait se détourner ensuite pour éviter la sclérose intellectuelle et véritablement penser ! Que répondre sinon ce qu’énonçait déjà l’auteur de L’Univers leibnizien ? Une philosophie sans passé cesserait d’être philosophie. Elle serait aussi sans lendemain, enfermée dans une immédiateté par définition éphémère. Une sorte de mens momentanea, serait-on tenté de dire. Critiquer, rejeter le passé, en faire table rase, c’est encore s’en souvenir. Mais l’ignorer, est-ce encore philosopher ?
20Paul RATEAU
MiCHEL SERFATi (1938-2018), IN MEMORIAM
21Michel Serfati, décédé à l’automne dernier à l’âge de 80 ans, a d’abord poursuivi une carrière de mathématicien (thèse de mathématiques en 1972) et de professeur de mathématiques en classes préparatoires. Membre actif de l’Union des Professeurs de Spéciales, ainsi que des IREM (Institut de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques), il y développa dès les années 1980 des réflexions historiques et épistémologiques qui menèrent en 1997 à une thèse de philosophie soutenue sous la direction de Jacques Bouveresse. Cette thèse donna lieu à un livre paru chez Petra en 2005 sous le titre : La révolution symbolique, la constitution de l’écriture symbolique mathématique. Michel Serfati y présente le cœur de sa réflexion, soit une analyse des transformations épistémologiques profondes apparues dans la pensée mathématique avec l’émergence de l’algèbre symbolique à la fin du XVIe siècle et dont un certain nombre de traits nous sont aujourd’hui tellement familiers qu’ils passent inaperçus. Dans cette réflexion, Leibniz tient évidemment une place de choix par son insistance sur la puissance inventive de la connaissance « symbolique ». Son caractère « aveugle » s’avère notamment dans la possibilité de proposer des combinaisons de symboles sans signification apparente, voire sans signification connue. L’exemple qui frappa le plus Michel Serfati est la découverte par Leibniz de la possibilité de mettre en exposant un nombre autre qu’entier, possibilité qui généralise l’invention symbolique cartésienne (l’exponentiation) et que Leibniz découvre dans les deux lettres que lui fait parvenir Isaac Newton en 1676. Il en perçoit immédiatement la possible généralisation : mettre en exposant non seulement tel ou tel nombre autre qu’entier, mais une indéterminée. Cela donnera chez lui une caractérisation de la « transcendance » (équation de degré indéterminé), qui se trouve au cœur du livre que Michel Serfati a achevé avant sa disparition et qui est paru dans le Sonderheft 53 des Studia Leibnitiana sous le titre : Leibniz and the Invention of Mathematical Transcendence (voir infra le compte rendu de Herbert Breger). Au titre de ses travaux sur Leibniz, on mentionnera également le numéro coordonné avec Michel Blay pour la Revue d’Histoire des sciences en 2011 : « Mathématiques et physique leibniziennes (1ère partie) » (il n’y en eut jamais de seconde). Michel Serfati y donna un article « Mathématiques et pensée symbolique chez Leibniz » dans lequel il revient sur d’autres pratiques leibniziennes typiques de la puissance inventive des symboles : l’usage des « nombres fictifs » (qui lui permirent d’isoler les règles de ce que nous appelons aujourd’hui les « déterminants ») et le parallèle entre différentiation et exponentiation. Dans d’autres études, il a insisté sur les principes épistémologiques qui réglaient pour Leibniz l’usage des symbolismes, comme celui d’harmonie [13] ou celui de continuité [14]. Il lui arriva même de proposer de voir dans l’usage leibnizien du symbolisme une pratique s’approchant d’une forme d’« irrationalisme [15] ». Michel Serfati animait depuis plus de vingt ans le « Séminaire d’Épistémologie et d’Histoire des idées Mathématiques » qui se tenait mensuellement les mercredi après-midi à l’Institut Henri Poincaré. Il y organisa de nombreuses séances sur Leibniz où furent notamment invités Herbert Breger, Emily Grosholz ou Siegmund Probst.
22David RABOUIN
MARCELO DASCAL (1940-2019), IN MEMORIAM
23Le philosophe, linguiste, épistémologue et ingénieur Marcelo Dascal est décédé le 15 avril 2019. Né à São Paulo (Brésil) en 1940, diplômé en philosophie et en génie électrique de l’Université de São Paulo, il étudia la linguistique et l’épistémologie à Aix-en-Provence auprès de Gilles Gaston Granger et obtint le doctorat de l’Université Hébraïque de Jérusalem, sous la direction de Yehoshua Bar-Hillel. En Israël, il fonda le Département de philosophie de l’Université Ben-Gurion du Negev. Professeur de philosophie à l’Université de Tel Aviv à compter de 1967, il y exerça les fonctions de doyen de la Faculté des sciences humaines de 1995 à 2000.
24Dascal fut un intellectuel « contemporain ». Il a toujours soutenu, sans verser dans les illusions faciles, les parcours de recherche interdisciplinaires, le dialogue interculturel et le chemin difficile de l’engagement civique. Philosophe infatigable, rigoureux et responsable, à la frontière entre deux pays, entre plusieurs langues, entre différentes traditions culturelles, il a développé une identité complexe reflétant une conception de la connaissance plurielle et dialectique, résultat d’efforts et d’engagements collectifs. Selon lui, les progrès de la connaissance reposaient sur une dualité dialectique d’opposition et de coopération, de débat et de dialogue.
25Dascal a entretenu un rapport passionnel à la philosophie de Leibniz. Dans son livre La Sémiologie de Leibniz (1978), il a adopté une perspective historique, tout en y associant une lecture partiellement analogique, inspirée de la sémiologie comme science. Cette approche était soutenue par une lecture attentive des textes, une analyse rigoureuse de la terminologie, des concepts et de la structure argumentative. Philosophe original et hétérodoxe, il présentait son œuvre ainsi :
Mais, s’il est vrai que ma lecture de Leibniz n’est pas tout à fait sans fondement, cela démontre le rapport intime qu’il y a entre l’histoire de la philosophie et la réflexion philosophique, et explique donc pourquoi ceux qui sont épris de passion pour la dernière transfèrent aisément cette passion à la première. Si, par contre, ma lecture est dépourvue de fondement, elle indique au moins les problèmes auxquels doit faire face une certaine compréhension de la rationalité. Elle ouvre ainsi un dialogue critique avec ce grand penseur du passé sur un problème qui continue à nous hanter à présent – ce qui en fait un débat profond avec nous-mêmes. Dans les deux cas, l’aventure intellectuelle dans laquelle nous nous engageons – dans laquelle en fait nous avons engagé notre vie philosophique – demeure tout aussi passionnante [16].
27L’étude de l’œuvre de Leibniz l’a accompagné tout au long de sa carrière. Il lui a consacré plusieurs livres et articles et il a animé plusieurs groupes internationaux de recherche qui étaient dédiés au philosophe de Hanovre (entre autres Controversies in the République des Lettres et le LeLo, Leibniz-Locke Virtual Debate). Outre son travail de professeur à l’Université de Tel Aviv, il a accompli de nombreux séjours de recherche et d’enseignement, organisé des colloques et participé à des conférences et séminaires dans les plus prestigieuses universités du monde. Professeur généreux et exigeant, il a tissé un réseau d’échanges, inspiré discussions et collaborations dont ses étudiants, collègues et amis ont bénéficié et bénéficieront encore.
28Dascal fut le co-fondateur de l’Agudat Leibniz Israel (Israel Leibniz Association), membre de la Leibniz Society of North America, de la Leibniz Gesellschaft et de maintes autres sociétés scientifiques. Il fut le premier spécialiste de Leibniz à se voir décerner en 2002-2003 la désignation de « Leibniz Professor » par l’Institut des études avancées de l’Université de Leipzig.
29Son approche éclectique et pluraliste de Leibniz a inspiré sa méthodologie et sa conception de la connaissance. Dans le cadre de ses recherches sur Leibniz, Dascal s’est principalement intéressé à la philosophie du langage : il estimait que, selon Leibniz, les langues naturelles et d’autres systèmes sémiotiques jouaient un rôle crucial dans la vie mentale et qu’il ne fallait donc pas négliger cet aspect de son épistémologie. Le thème du langage est central aussi dans son Leibniz. Language, Signs and Thought (1987) et dans le Leibniz and Adam (1991), codirigé avec Elhanan Yakira.
30Dascal a contribué de manière très significative à la recherche leibnizienne et à l’histoire des idées, notamment par la redéfinition critique et dialectique du concept de raison qu’il propose. Il a également innové en étudiant les polémiques comme des événements pragmatiques, en montrant que la controverse n’a pas pour but la détermination assurée de la vérité ni la victoire, mais la persuasion rationnelle de l’adversaire et de tous au moyen d’arguments qui ne sont ni déductifs ni incontestables. Dascal est peut-être le premier à avoir développé une analyse générale cherchant à établir une typologie en la matière, et la création de l’Association internationale pour l’étude des controverses (IASC, lire I ASK) est une importante illustration de cette conception.
31Dans cette articulation complexe de thèmes, de méthodes et d’intérêts, Dascal a élaboré une théorie des controverses fondée sur une confrontation entre différentes traditions, disciplines et aires géographiques. Il a fondé la série Controversies et a publié de nombreux livres et articles, parmi lesquels Traditions of Controversy (2007) en collaboration avec Han-liang Chang et Controversies and Subjectivity (2005) en collaboration avec Pierluigi Barotta.
32Dascal a accompagné son travail de chercheur et d’exégète rigoureux de Leibniz d’un travail de traduction de textes du philosophe allemand. Dans Leibniz. The Art of Controversies (2008), il a présenté à la communauté leibnizienne une collection représentative de textes de Leibniz et a mis au point un concept fondamental de son approche méthodologique : l’« art » souligne le rôle irremplaçable des stratégies, des compétences, des techniques, des conduites et des méthodes dans la conduite du raisonnement.
33Au cœur de la pensée leibnizienne, Dascal est parvenu à définir une raison « souple », critique, dialectique et argumentative (soft reason). Selon ce modèle de rationalité, qui combine raisons et sagesse, la sémiotique et les calculs formels apparaissent complémentaires des mécanismes et du rôle des langues naturelles. Leibniz : What Kind of Rationalist? (2008) reflète une véritable perspective multidisciplinaire, transversale aux écoles et en même temps dédiée à la discussion de concepts spécifiques et centraux de la philosophie de Leibniz. Le volume entreprend de redéfinir le rationalisme leibnizien, à partir des sources et de la pluralité des méthodes et des moyens, modes et types de connaissances. Suivant l’un des principes de base de la philosophie de Leibniz, « l’unité par la multiplicité », ce qui ressort de ce volume comme de plusieurs autres écrits de Dascal, c’est surtout un Leibniz multi-perspectives. Il existe une interconnexion complexe entre la multiplicité des objectifs poursuivis par Leibniz et la pluralité des voies et trajectoires à emprunter pour y parvenir, adaptées à la diversité des phases, des objectifs et des participants, ainsi qu’aux différents points de vue combinés. Quant au dynamisme de la connaissance, il implique évidemment une dimension diachronique, mais aussi synchronique, qui met nécessairement en valeur l’apport de tous les courants de pensée passés et contemporains. Le savoir humain n’est donc jamais définitif, figé, non questionnable, mais plutôt conjectural et provisoire. Pour Dascal, comme pour Leibniz, le développement du savoir était essentiellement une entreprise collective, qui nécessitait la coopération de tous les savants.
34Au fil des années, j’ai partagé avec Marcelo Dascal une amitié intense et une collaboration fructueuse. Je terminerai cet éloge par une citation qui résume, à mon avis, le style de vie et la pensée de Leibniz, phrase qui, d’une certaine manière, reflète ce que je perçois avoir été le style de travail de Dascal : « theoricos empiricis felici connubio conjungit », parce qu’en effet la science est nécessaire au vrai bonheur.
35Cristina MARRAS
Éditer, lire, interpréter Leibniz (II). Joseph Moreau (1900-1988)
I. Album
I. Album
II. Notice biographique
II. Notice biographique
36Maurice « Joseph » Moreau, fils de Sylvain Moreau, qui a une charge d’huissier près du Tribunal d’arrondissement, et de Célestine Lagrange, fille d’un négociant en bois, naît le 14 février 1900 chez ses grands-parents maternels, place de la Promenade, à Aigurande, dans le département de l’indre.
37Il fait ses humanités au Collège de La Châtre (aujourd’hui nommé George Sand, le château de Nohant ne se trouvant qu’à quelques kilomètres). C’est là qu’une jeune enseignante lui fait découvrir la philosophie et en particulier celle de Bergson [17]. Il poursuit ses études en Sorbonne, obtient une licence ès Lettres (mention langues et littérature classiques) le 13 novembre 1918. L’année suivante, il suit l’enseignement de François Picavet (1851-1921) alors professeur de philosophie médiévale et sous la direction duquel il rédige un DES sur « La morale d’Abélard ». En juin 1919, il valide son année en étudiant pour l’oral le Mémoire sur la décomposition de la pensée de Maine de Biran [18].
38Au sortir de la grande guerre (1919), il enseigne les lettres et la grammaire au Collège de La Rochefoucauld et au Collège de Châtellerault (1919-1920), puis les lettres et l’histoire au Collège de Barbezieux (1920-1921) [19]. C’est là qu’il épouse Henriette Bonneau, le 29 mars 1921, et c’est à Blaye (Gironde), où il vient d’être nommé (octobre 1921) professeur de lettres et de grammaire, que naîtra le 31 juillet 1923 leur fils unique, Jean Jacques. (1923-2014), mathématicien de renom.
39Durant les quatre années (1921-1925) passées à Blaye, il décide de reprendre ses études de philosophie à la Faculté des Lettres de Bordeaux. En 1921, il passe le certificat scientifique exigé des candidats à l’agrégation ; en 1922, le doyen André Darbon (1874-1943) l’encourage à préparer une licence de philosophie. Il suit le cours de Gaston Richard (1860-1945) le matin et, l’après-midi, les explications de textes de Darbon. Il assiste pendant deux ans aux entraînements à l’agrégation, et valide en 1924 ses quatre certificats de licence. Il suit alors les cours d’agrégation d’Henri Daudin (1881-1947) sur Aristote qui y déploie, selon ses termes, « des trésors d’érudition et de sagacité ».
40Il est reçu à l’agrégation en 1925 et doit prendre son nouveau poste au lycée de La Roche-sur-Yon (1925-1926). L’année suivante, il est nommé au lycée de garçons d’Angoulême (actuel lycée Guez de Balzac) où il restera dix ans (1926-1936). C’est durant cette période qu’il médite son projet de thèse sur Platon. Il est ensuite nommé au lycée de garçons de Poitiers (1936-1939) et commence à publier ses premiers travaux [20]. Il est à noter que sa première publication portera sur la philosophie moderne [21].
41Le professeur Jean-Raoul Carré (1887-1963) lui confie une conférence de Psychologie (1936), un cours complémentaire de Morale et de sociologie (1937) et bientôt tous ses cours lorsqu’il est mobilisé (1939-1940). Son intense activité est couronnée par la soutenance en Sorbonne, le 6 mai 1939, de sa thèse principale (La construction de l’idéalisme platonicien, Boivin, 1939, 515 p.) et de sa thèse complémentaire (L’âme du monde. De Platon aux Stoïciens, Paris, les Belles Lettres, 1939, 200 p.), sous la direction de Léon Robin (1866-1947). Les deux thèses reçurent le prix Louis Liard de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques) et la thèse principale, le prix Théodore Reinach de l’Association pour l’encouragement des Études Grecques en France. Dans l’avertissement, il dédie ce travail à ses maîtres bordelais : « Ce m’est un agréable devoir d’exprimer publiquement ma reconnaissance à ceux qui ont déterminé ma vocation philosophique, à mes maîtres de la Faculté des Lettres de Bordeaux, MM. G. Richard, A. Darbon, et M. H. Daudin, qui avec un dévouement si éclairé guida mes premiers pas dans l’étude de la philosophie grecque. » L’ancien étudiant, devenu professeur agrégé, docteur ès lettres, lauréat de deux prix et bientôt traducteur reconnu [22], peut alors succéder à ses maîtres bordelais, auxquels il rend un hommage appuyé dans son Discours de réception à l’Académie de Bordeaux. Dans ce même discours, il décrit la manière dont, à ses yeux, doivent se nouer les rapports entre enseignement et recherche à l’université :
Les universités ont repris leur rôle dans la nation ; ce rôle, c’est d’entretenir, chez les étudiants et les maîtres, par l’association de l’enseignement et de la recherche, cet éveil de l’intelligence, faute duquel non seulement la science, mais toutes les formes de la culture, l’art, les mœurs, les institutions même périclitent. Un enseignement supérieur séparé de la recherche (l’histoire l’a montré) retombe à la routine ; la recherche séparée de l’enseignement, orientée exclusivement vers les applications techniques, réduit la science à un instrument, la détache de sa source spirituelle. Sans la curiosité théorique, le dialogue et le séminaire, la science est vouée bientôt à la stérilité.
43Il prend sa charge de cours en octobre 1941, en même temps que son nouveau collègue, René Lacroze [1894-1971], qui en fait le récit suivant :
Nous fîmes, vous et moi, notre entrée à la Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux. Un même décret ministériel nous avait désignés pour occuper des chaires qu’avaient illustrées nos prédécesseurs immédiats, André Darbon et Henri Daudin, et, avant eux, tant de personnalités éminentes du monde philosophique, Alfred Espinas [1844-1922], Octave Hamelin [1856-1907], Émile Durkheim [1858-1917], Louis Rodier [1864-1913], Émile Bréhier [1876-1952], Gaston Richard [1860-1945], Théodore Ruyssen [1868-1967]. [...] Depuis vingt-deux ans, nous partageons la charge de deux enseignements complémentaires et inséparables, ceux de philosophie générale et d’histoire de la philosophie ; nous avons formé en commun les jeunes maîtres, qui nous remplaceront, un jour, assurant la pérennité d’une discipline à laquelle nous sommes également attachés… [23]
45Cette déclaration traduit bien la bonne intelligence dans laquelle travaillent ces deux collègues.
46Dans le souci de s’inscrire dans la tradition de cette Faculté, ils unissent leurs forces pour éditer les travaux d’André Darbon (décédé le 29 août 1943 sans avoir achevé la mise en ordre de ses notes de cours et ouvrages), aidés par le fidèle Henri Daudin qui, à la Libération, a été réintégré dans son enseignement suspendu pendant l’Occupation en raison de ses sympathies communistes. Moreau fait paraître le premier volume, Études spinozistes (Paris, PUF, 1946, préface d’Henri Gouhier) ; Daudin, le deuxième, Une philosophie de l’expérience (la même année), et Lacroze, le troisième, Une philosophie de la volonté en 1950. Moreau sera également aux côtés de Lacroze pour ressusciter les séances de la Société de philosophie de Bordeaux, fondée en août 1926 par le doyen Darbon et par le chanoine André Lacaze (1885-1964). Voici comment il en décrit les activités :
Dans l’esprit de R. Lacroze, elle était destinée d’une part à stimuler la curiosité des étudiants et d’autre part, à faire rayonner dans la cité l’activité philosophique de la Faculté. Ce rayonnement atteignit aux dimensions nationales et internationales, à l’occasion du Ve Congrès des Société de Philosophie de langue française, qui s’est tenu à Bordeaux en 1950 [du 14 au 17 septembre]. R. Lacroze en fut le président, j’avais décliné la charge d’en être le secrétaire, et assumé seulement la tâche de l’édition des Actes et de l’organisation des séances et débats. Mais c’est d’un commun accord que nous avions choisi le thème du congrès : Les Sciences et les Sagesses. Ce thème était approprié à l’année 1950, qui marquait le troisième centenaire de la mort de Descartes ; c’était un thème cartésien, inspiré de la première des Règles pour la direction de l’esprit. […] Ce congrès eut un éclat exceptionnel, et ceux qui y ont pris part en évoquent encore les souvenirs. […] La notion même de Philosophie française fut mise en évidence au cours de ce congrès ; non seulement le thème en était cartésien, mais les congressistes entendirent parler de Montaigne, de Montesquieu, de Maine de Biran, évoqués par le Président Lacroze dans son discours d’ouverture ; ils visitèrent aussi leurs demeures, ils vénérèrent le tombeau de Montaigne, honneur de cette maison… [24]
48Nous voyons ainsi quel rayonnement eut le département de philosophie de Bordeaux grâce à la conjugaison des talents de ces deux grandes figures. Nous devons également rappeler l’influence des « cours du jeudi [25] » de Moreau sur les étudiants. Ils y trouvaient toujours l’érudition et la clarté. Qu’il s’agisse d’un cours sur la philosophie antique ou sur la philosophie moderne, c’était la même exigence, la même rigueur, et surtout le même souci de faire apparaître les continuités entre les doctrines, la même « philosophia perennis », irriguant tous les grands systèmes.
49Pour résumer sa méthode, Moreau utilise cette comparaison : « une philosophie qui ignore son passé est aussi indigente qu’une conscience sans mémoire ; une histoire de la philosophie détachée de la philosophie est comme une mémoire sans conscience… » (1958).
50Il choisit de s’inscrire dans une tradition « spiritualiste », ce qui lui fait nouer un dialogue souvent critique avec les philosophies contemporaines, comme avec Heidegger dans La conscience et l’être (1958) ou avec Merleau-Ponty dans L’horizon des esprits, dont le sous-titre est « Essai critique sur la Phénoménologie de la perception » (1960).
51Sa participation active aux Congrès internationaux de philosophie, comme ceux d’Amsterdam, de Bruxelles et Venise, aux Congrès des Sociétés de philosophie de langue française de Bruxelles, Neuchâtel, Bordeaux, Strasbourg, Grenoble, Toulouse, Aix, Paris et Montpellier, au Ve Congrès Guillaume Budé (1953), au Congrès national de philosophie portugais de Braga (1955), au Congrès Rosmini de Stresa (1955), au Congrès thomiste international de Rome (1955), au IIe Symposium aristotélicien de Louvain (1950), au congrès espagnol d’études classiques de Madrid et Barcelone (1961), et bien sûr à tous les Leibniz-Kongress depuis leur création en 1966, ont donné à ce conférencier hors pair une notoriété internationale. Toujours avec le plus grand succès, il a représenté l’Université de Bordeaux à de nombreuses cérémonies parmi lesquelles le bicentenaire de Berkeley à Dublin (1953), le Ve centenaire de l’Université de Fribourg-en-Brisgau (1957), le Ve centenaire de la fondation de l’Université d’Evora (1959), etc. Il serait trop long d’énumérer tous ses livres, tous ses comptes rendus (on en compte 236 entre 1940 et 1987 pour la Revue des Études Anciennes de Bordeaux), ses articles et ses conférences. Son œuvre est monumentale et l’on ne peut que regretter la récente disparition de la Bibliothèque du département de philosophie baptisée en 1989 « Joseph Moreau » et qui conservait une partie de ses collections.
52Dans l’Hommage qui lui a été rendu par la ville de Bordeaux le 2 décembre 1977, Robert Escarpit, président de l’Université de Bordeaux III, rappelle la perte qu’a constituée son départ après 1968, même s’il a poursuivi, travailleur infatigable, ses conférences et ses publications ; il dresse ce portrait émouvant : « Joseph Moreau, avec son regard vif, sa pensée agile, son verbe vigoureux, possédait une fascination paradoxale : défenseur sans compromis de l’ordre des hommes et des choses, il illustrait en même temps cette faculté d’invention, cette aptitude au dialogue, cet humanisme sans mièvrerie ni timidité qui sont les vraies vertus universitaires. On pouvait n’être pas d’accord avec lui et le lui dire, sans rien abandonner de l’estime qu’il imposait, ni de l’amitié affectueuse qu’il inspirait » (texte repris dans la préface de ses mélanges : Permanence de la philosophie. Mélanges offerts à Joseph Moreau, Neuchâtel, 1977).
53Arrivé à un âge déjà avancé, Joseph Moreau ne cessait de participer à des colloques et congrès internationaux. Sa vigueur étonnait. Dans la notice nécrologique qu’il lui consacre, Jean École écrit en effet : « Qui, parmi les participants de l’International Leibniz-Kongress de 1983 organisé par la Leibniz-Gesellschaft dont il faisait partie depuis 1967, ne se souvient de la maîtrise avec laquelle il fit face, presque une demi-heure durant, à ses interlocuteurs, d’autant plus admiratifs, qu’il était alors âgé de 83 ans [26] ? »
54Il meurt le 19 novembre 1988 à Bordeaux, des suites d’un cancer. Il aura consacré toute sa vie à accomplir la Paideia platonicienne, « cette éducation qui fait la qualité et la valeur d’un esprit [… et qui] ne peut résulter que d’une conversion à la lumière spirituelle [... pour] reprendre son élan vers l’idéal et les valeurs éternelles [27]. »
55Arnaud LALANNE
III. Bibliographie [28]
A . Ouvrages
- L’Univers leibnizien, « Problèmes et doctrines », XI, Paris-Lyon, Vitte, 1956. 255 p. (rééd. Hildesheim, Georg Olms, 1987, avec un appendice reproduisant l’article de 1966 « L’espace et les vérités éternelles chez Leibniz »).
- Le Dieu des philosophes (Leibniz, Kant et nous), Paris, Vrin, 1969. 167 p.
B . Articles
- « L’espace et les vérités éternelles chez Leibniz », Archives de Philosophie, 29-4, 1966, p. 483-506.
- « Leibniz et la philosophie antique », Leibniz, 1646-1716, Aspects de l’Homme et de l’Œuvre, Centre International de Synthèse. « Journées Leibniz », 1966, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 179-188.
- « Leibniz et la pensée contemporaine », ibid., p. 265-272.
- « Leibniz und das phänomenologische Denken », Akten des I. internationalen Leibniz-Kongresses, Hannover, 1966, Bd. 1 = Studia Leibnitiana Supplementa I, Wiesbaden, Steiner, 1968, p. 22-33 (en français: « Leibniz et la pensée phénoménologique », Archives de Philosophie, 32-2, 1969, p. 230-243).
- « Profil de Leibniz », Revue de Théologie et de Philosophie, 16, 1967, p. 81-92 (trad. portugaise : « Perfil de Leibniz » Rivista Portugesa di Filosofia, 23, 1967, p. 401-412).
- « Ce que Leibniz a reçu de Platon [29]», Akten des XIV. intern. Kongr. für Phil., Wien, 1968, t. V, Herder, 1970, p. 549-555.
- « Existence et nécessité dans la philosophie de Leibniz », Omaggio a Vincenzo La Via. Università di Catania, 1969, p. 375-383.
- « Tradition et modernité dans la philosophie de Leibniz », Studia Leibnitiana, 4, 1972, p. 48-60 (première version dans le Bulletin de la Société de Philosophie de Bordeaux, n° 94).
- « Mathematik und Metaphysik in der Naturphilosophie des XVII. und XVIII. Jahrhunderts », Akten des II. intern. Leibniz-Kongr. Hannover, 1972. Bd. III = Studia Leibnitiana Supplementa XIV, Wiesbaden, Steiner, 1975, p. 37-48 (en français : « Mathématique et métaphysique dans la philosophie de la nature aux XVIIe et XVIIIe siècles », Archives de Philosophie, 36-2, 1973, p. 225-238).
- « Introduction à la métaphysique leibnizienne », Studia Leibnitiana, 6, 1974, p. 248-261.
- « Leibniz à Paris », Teoresi, Rivista di cultura filosofica, 31 (3-4), 1976, p. 201-221.
- « Individuum und Natur bei Spinoza und Leibniz », Theoria cum praxi 2, Akten des III. internationalen Leibniz-Kongress, Hannover, 1977 = Studia Leibnitiana Supplementa XX, Wiesbaden, Steiner, 1981, p. 130-137 (en français : « Nature et individualité chez Spinoza et Leibniz », Revue philosophique de Louvain, 76, 1978, p. 447-556).
- « Vernunftwahrheiten und Gottesweisheit », in Leibniz. Werk und Wirkung I, Vorträge des IV. internationalen Leibniz-Kongress, Hannover, Gottfried-Wilhelm Leibniz Gesellschaft, 1983, p. 516-517.
- « Leibniz devant le labyrinthe de la liberté », Studia Leibnitiana, 16, 1984, p. 217-229.
C. Traduction
- Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, « Examen de la philosophie de Descartes » (GP IV, 393-400), traduction annotée publiée dans les Études Philosophiques, 26, 1971, p. 57-66. Michel Fichant et Arnaud Lalanne
59Michel FICHANT et Arnaud LALANNE
IV. Note sur les études leibniziennes de Joseph Moreau
60L’œuvre considérable d’historien de la philosophie de Joseph Moreau comprend, s’agissant spécialement de Leibniz, deux livres et près d’une quinzaine d’articles. Leur réunion forme un ensemble tout à fait cohérent, où le premier ouvrage trace les grands traits de la philosophie de Leibniz dans sa globalité, alors que les articles traitent de questions fondamentales (l’espace, existence et nécessité, liberté etc.) et tissent les liens de l’oeuvre leibnizienne avec les doctrines antiques et modernes [30].
61On ne minimisera en rien l’importance et l’intérêt des études leibniziennes de Moreau en soulignant qu’elles sont d’abord les travaux d’un grand professeur. La précision des références, la clarté des analyses, la fidélité aux textes soigneusement lus, l’objectivité qui résulte de la restitution d’une pensée considérée comme toujours actuelle, en sont les traits les plus caractéristiques. C’est aussi par là que ces études survivent si bien, et que leur lecture demeure toujours aussi instructive. L’Univers leibnizien reste assurément aujourd’hui la meilleure introduction à la philosophie de Leibniz que l’on puisse recommander sans hésitation à un étudiant.
62Comme Moreau le souligne dans la Note préliminaire de la réédition de 1987, l’objet de cette introduction est bien de dégager « l’unité de la philosophie leibnizienne […] à partir de l’étude de son développement », en citant derechef ce qu’annonçait l’Avant-propos de 1956 : « Car […] Leibniz est l’exemple d’un génie précoce, et néanmoins progressif, qui n’est parvenu à réaliser ses intentions initiales, à élaborer ses premières intuitions en une synthèse triomphante, qu’après avoir conquis les instruments logiques et scientifiques nécessaires à cette tâche » (p. 7).
63Le premier constat, dont la justesse n’a plus à être confirmée, est donc que la philosophie de Leibniz est une unité en devenir. Toutefois, Moreau détermine très sûrement l’orientation de ce devenir à partir de l’engagement originairement religieux de Leibniz : « La réflexion philosophique de Leibniz tire son origine d’une réaction de sa conscience religieuse à l’égard de la science de son temps [31] ». De fait, les premiers textes, Confessio Naturæ contra Atheistas, correspondance avec Thomasius, Demonstrationes catholicæ, confirmés par de multiples déclarations ultérieures, soutiennent sans équivoque cette vue. C’est donc à bon droit que Moreau pouvait écrire : « Il y a […] à l’origine de la philosophie de Leibniz, un dessein apologétique : de là découlent les caractères par où elle contraste avec celle de Descartes, non seulement dans son point de départ, mais encore dans son orientation, dans son allure et le rythme même de son développement. La philosophie de Descartes est une recherche de la vérité ; celle de Leibniz, une défense de la vérité » (L’Univers leibnizien, p. 13).
64La défense de la vérité suppose que celle-ci soit traitée dans l’ensemble de ses expressions, dans tous les domaines de la connaissance et de la pensée, et aussi bien du côté de la préservation des vérités acquises que sur le front de l’invention de nouvelles vérités qui les prolongent sans rupture. De là que la synthèse recherchée passe par un contact direct avec la science la plus actuelle (qui est acquis pour Leibniz durant le séjour à Paris), la tentative de bâtir une Encyclopédie en se donnant aussi les instruments logiques et définitionnels de son élaboration. Un tel dessein ne peut se réaliser d’emblée, et l’unité à atteindre passe nécessairement par la durée d’une maturation :
Cependant, la synthèse envisagée par Leibniz était plus facile à concevoir qu’à réaliser. Elle devait non seulement concilier le mécanisme avec le dynamisme, mais subordonner le premier au second, voire l’y absorber. Aussi, une pareille synthèse ne sera-t-elle réalisée que progressivement, par ébauches successives. Une philosophie critique peut assez rapidement dresser la table de ses exigences, tracer le plan de la connaissance ; une construction synthétique, du genre de celle que projette Leibniz, suppose une élaboration, voire une critique et une refonte des résultats scientifiques admis ; elle exige une intervention dans le travail proprement scientifique, voire l’invention de nouvelles méthodes, de nouveaux instruments d’analyse (ibid., p. 14).
66Le plan en trois parties de l’ouvrage résulte naturellement de ces présupposés : il faut commencer par une étude, aussi précise que le permettait en 1956 l’état de l’édition, de « la philosophie de jeunesse de Leibniz » (Première Partie), où les premiers essais de métaphysique et les premières théories physiques aboutissent à la première formulation de la thèse de l’identité entre existence et harmonie. Mais Leibniz ne pourra en exploiter toutes les possibilités qu’en se donnant des « instruments d’élaboration » (Deuxième Partie) : il se les donne par l’analyse des idées, la doctrine de la définition, le calcul infinitésimal et l’établissement de la dynamique. Dès lors la « synthèse finale » (Troisième Partie) peut être exposée avec la subordination de l’explication physique aux principes métaphysiques, le système des Monades, la distinction des vérités nécessaires et des vérités contingentes, le rapport entre essence et existence fondé dans la primauté de l’Être nécessaire, et enfin le déploiement du règne de la Grâce.
67Moreau conclut cette restitution parfaitement agencée par une brève remarque sur le rapport entre « le rationalisme leibnizien et le mystère chrétien » (p. 244) : en un sens, « […] il faut bien convenir que la Cité divine des esprits, que nous décrit Leibniz, évoque plutôt les conceptions du rationalisme stoïcien que les mystères de la foi chrétienne ». Et en effet, « il est remarquable que si les hommes sont capables d’entrer en société avec Dieu, c’est, selon Leibniz, en vertu de leur nature raisonnable : or c’est pareillement la participation à une même Raison et la reconnaissance de ses lois qui faisait du sage stoïcien le concitoyen de Zeus, et de l’Univers la cité commune des Dieux et des hommes » (p. 245). Toutefois, on devra tempérer cette assimilation en observant que l’universalité du principe de raison ne signifie pas pour Leibniz que tout soit « accessible à notre intelligence » : une place est ainsi conservée pour « le mystère de la grâce […] dans la rationalité transcendante de la préordination divine » (p. 247).
68Les articles qui ont succédé à la publication de ce premier livre d’exposition globale ont maintenu son cadre général d’interprétation. Ainsi du grand article sur « l’espace et les vérités éternelles » (1966) : Moreau y examine avec une précision d’analyse vraiment exemplaire les rapports entre le caractère phénoménal de l’étendue, l’idéalité de l’espace et l’incapacité de celui-ci à déterminer l’individualité des êtres. Mais cette étude est elle-même encadrée par une première détermination de la primauté de l’Être nécessaire, principe de l’antériorité du possible sur l’existant, et par un développement sur le fondement des vérités dans le même Être, qui est aussi la raison de l’existence.
69On relèvera aussi dans ces articles l’intérêt de Moreau pour l’étude des filiations entre la philosophie leibnizienne et les doctrines tant antiques que contemporaines : Moreau a pu ainsi établir « ce que Leibniz a reçu de Platon » (1968) et comment il a réhabilité pour son propre usage des concepts fondamentaux d’Aristote [32] ; en même temps, il pouvait trouver dans Leibniz les premiers éléments de l’attitude phénoménologique, avec cette « conclusion que n’aurait pas désavouée Leibniz : c’est que la pensée phénoménologique se relie, qu’elle le veuille ou non, à la philosophia perennis [33] ».
70On pourra donc résumer la perspective ainsi tracée : « Pour accorder la raison avec la foi, la science avec la piété, Leibniz ne craint donc pas de réhabiliter la philosophie traditionnelle, qui doit s’allier avec la philosophie moderne dans une perennis quaedam philosophia. Cet attachement à la tradition s’oppose aux tendances révolutionnaires du cartésianisme [34] ». Ce mot de tradition revient souvent dans les études leibniziennes de Moreau. C’est bien en effet par l’attachement de Leibniz à la tradition, son refus des ruptures, son souci de la continuité de l’histoire des doctrines que Joseph Moreau, défenseur constant de la perennis philosophia, pouvait se reconnaître une parenté spirituelle avec le philosophe de Hanovre. Ce n’est d’ailleurs pas forcer le trait que de reconnaître qu’il y a quelque chose de l’attitude leibnizienne dans la manière dont Moreau embrassait harmoniquement l’ensemble de l’histoire de la philosophie, depuis Platon, Aristote, les Stoïciens, en passant par Thomas d’Aquin, Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz, Kant, jusqu’à la phénoménologie contemporaine, en relevant notamment dans les thèses de cette dernière, sous l’apparente nouveauté, la continuation des doctrines idéalistes classiques de l’expérience et de la perception [35].
71Joseph Moreau participa à tous les Congrès internationaux Leibniz de Hanovre, depuis le premier en 1966 jusqu’au quatrième en 1983. Il mettait un point d’honneur à présenter ses conférences en allemand. Son état de santé ne lui permit pas d’être présent au Congrès suivant, tenu en 1988 juste au moment de sa mort, survenue exactement le même jour que celle d’un autre grand leibnizien (mais un homme tout différent), Yvon Belaval. Pour l’avoir moi-même rencontré en ces occasions, je peux témoigner de la délicatesse de son accueil et de la sympathie attentive avec laquelle il encourageait les travaux des jeunes confrères.
72Michel FICHANT
VI. Annexe
73« Vernunftwahrheiten und Gottesweisheit », in Leibniz Werk und Wirkung (IV. Leibniz- Kongress), Hannover, 1983, p. 516-517.
Étude critique
74Richard T. W. ARTHUR, Monads, Composition, and Force. Ariadnean Threads through Leibniz's LabyrinthOxford, Oxford University Press, 2018, 329 p.
75Fruit d’une étude approfondie des textes leibniziens, de recherches minutieuses sur des prédécesseurs et contemporains et de l’examen critique d’interprétations courantes aujourd’hui, ce livre représente désormais un incontournable des études consacrées au philosophe de Hanovre.
76Si, dès l’adolescence, Leibniz avait opté pour la philosophie naturelle des modernes contre les traditions issues de la scolastique, à aucun moment dans l’élaboration de sa pensée, il ne fut servilement le disciple d’aucun des chefs de file de la nouvelle vague mécaniste. Bien plus, son acceptation de concepts de la nouvelle physique en ses formes multiples s’accompagne d’entrée de jeu de la volonté de surmonter des apories : celles-ci se rapportent à ce que Leibniz a lui-même identifié comme l’un des deux labyrinthes dans lesquels la pensée humaine est vouée à s’égarer, à défaut de découvrir le fil d’Ariane approprié. Ce labyrinthe, celui du continu et du discontinu, dont Arthur nous montre qu’il se construit en parallèle à celui du libre et du nécessaire et qu’il se dénoue en vertu des mêmes ressources métaphysiques, à savoir des concepts et des principes relatifs à l’infini, comme Leibniz l’a d’ailleurs déclaré (voir par exemple De libertate, contingentia et serie causarum, providentia, A VI, 4, 1654). L’ouvrage est structuré de façon à prendre en compte la perspective du labyrinthe du continu dans l’identification de problèmes relatifs aux concepts clés de la philosophie naturelle, qu’il s’agisse du fondement substantiel des corps, de la réalité des mouvements physiques, du rapport de la force à la détermination des unités substantielles sous-tendant la relativité des phénomènes, ou du principe d’action fondant l’ordre de succession temporelle. Dans chaque cas, l’aporie est cernée et sa résolution inférée de thèses que Leibniz n’a eu de cesse de développer. Il appert d’entrée de jeu que l’on ne saurait accepter que ce type de résolution soit occulté au profit d’une transposition « idéaliste » de la doctrine leibnizienne de la substance : celle-ci réduirait à tort l’ordre des corps à de pures représentations mentales se produisant à l’intérieur des monades, seules réalités de l’univers créé. Or, comme il n’y a pas de monades sans corps organiques, dans lesquels et en fonction desquels elles développent la série de leurs perceptions, l’on ne saurait dénier au corps organique la propriété de constituer un réquisit ontologique de toute substance simple finie. Par la démonstration qu’il propose, Arthur s’inscrit en faux contre l’interprétation idéaliste de la métaphysique monadologique naguère proposée par Robert Adams, voire contre la thèse de Daniel Garber selon laquelle Leibniz serait passé d’une théorie aristotélicienne des substances à l’époque du Discours de métaphysique et de la correspondance avec Arnauld à un ultime système idéaliste qui, se profilant à compter du Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695), romprait tout lien de cohérence attendue avec une physique découlant de la dynamique. S’il est une leçon à tirer de cette étude, c’est celle de la remarquable continuité de style dans la résolution métaphysique des problèmes selon Leibniz, par-delà toute apparence de fracture dans l’élaboration diachronique des concepts. Il y a certes des évolutions et des changements dans la formulation de cette philosophie, mais sur une trame de fond qui semble continuellement maintenue.
77Le premier chapitre est consacré à établir la signification qu’a pu prendre la notion de « partie actuelle » dans la notion de corps, alors que le principe d’unité et donc de composition se trouve rapporté à la seule monade. Pour illustrer la difficulté, Arthur expose comment Wolff a pu se représenter que la composition d’éléments inétendus pouvait engendrer la continuité des corps – voie aporétique qui caractérise les monadologies physiques dans leur effort pour s’abstraire du labyrinthe. Selon Leibniz, toute quantité continue a nécessairement un statut d’idéalité. Dans les agrégats représentant des phénomènes bien fondés, les divisions en parties sont réelles et résultent des variations du mouvement au sein des masses. Mais ces divisions se poursuivent à l’infini dans la résolution des corps en leurs composantes extensives, si ce n’est que ces agrégats partiels acquièrent un statut de substantialité en raison des monades dont relèvent les séquences de mouvement qui en circonscrivent la division. Déjà dans la première physique, celle qui aboutit aux traités de 1671, la constitution des corps reposait sur des mouvements dont le principe d’actualisation ne pouvait relever que d’un esprit. Leibniz professe que la matière est actuellement divisée en une infinité de parties. Mais celles-ci sont affectées de conatus instantanés dont l’effet réciproque détermine l’économie résultante des corps. C’est ce que traduit l’affirmation : « tout corps agit sur tous les autres et subit l’action de tous les autres, c’est-à-dire qu’il perçoit tous les autres » (Definitiones cogitationesque metaphysicæ, A VI, 4, 1400). Or, sans quelque principe ou forme, aucun corps ne saurait persister en tant que tel au-delà de l’instant. De fait, le principe de permanence substantielle qui pose les corps dans la durée ne peut provenir que du principe formel qui en est la raison suffisante. C’est là d’ailleurs que l’on trouve le réquisit des corps en tant qu’organiques, sans lesquels les monades mêmes ne sauraient se concevoir comme principes de passion et d’action.
78Le chapitre 2 s’intéresse précisément au fait que les agrégats de substances que représentent les corps requièrent que des substances les sous-tendent (voir lettre à Arnauld du 30 avril 1687, A II, 2 [B], 185). Or, « comment un corps peut-il être l’agrégat des substances matérielles qu’il présuppose ? » (p. 50) Arthur expose avec toute la précision souhaitable les thèses sur la composition de la matière par sommation d’indivisibles, puis par sommation de divisibles infinis, qui précèdent la réforme de la conception du continu dont témoignent par exemple les écrits de 1676, notamment le Pacidius Philalethi. Leibniz en vient alors à ne retenir que l’hypothèse consistant à tenir les agrégats corporels pour actuellement divisés à l’infini et requérant pour fondement ontologique des substances dotées d’unité véritable. Mais ces agrégats se posent non en pures apparences mentales, mais en phénomènes réels, dans la mesure même où les substances simples dont ils dépendent les impliquent comme corrélats de leur propre existence à titre de corps organiques. Certes, comme Leibniz l’indique à De Volder, « il n’est rien dans les choses sauf des substances simples et en celles-ci de la perception et de l’appétit » (GP II, 270), mais c’est à condition de se représenter que le rapport au corps organique est partie intégrante de la notion de monade dans ses réquisits définitionnels et ontologiques. Arthur note en particulier que Leibniz, à l’instar d’Aristote, se sert du terme de substance pour désigner à la fois la forme ou l’âme et le composé forme-corps organique, et cela alors même que l’analyse leibnizienne de ces deux composantes de la relation substantielle diffère des stricts concepts aristotéliciens. Arthur tente donc de modéliser comment l’entéléchie leibnizienne constitue un principe d’« unité diachronique » pour un composé corporel en constant changement et se détaillant en relations à l’infini par rapport à d’autres tels agrégats (p. 69). Se dissociant de l’interprétation de la composition des corps comme agrégats de monades selon Donald Rutherford, Arthur fait fond sur le principe d’inhérence des monades aux corps organiques, non comme parties dotées d’extension, mais comme « principes constitutifs ou réquisits immédiats » (lettre à Fardella de mars 1690, A VI, 4, 1673). Il fait valoir que toute division actuelle de la matière implique un partitionnement de l’espace suivant des divisions effectives dans l’instant et que ces divisions résultent de l’activité des entéléchies ou monades qui s’expriment selon la série de situs relatifs à de tels agrégats corporels (voir lettre à Des Bosses du 31 juillet 1709). Il en infère : « Le corps ne peut être un agrégat méréologique de monades ou de substances simples, mais il les présuppose en tant que principes constitutifs. Il en résulte, ce qui signifie que sa réalité en découle. Ajoutons que la division actuelle de la matière en parties déterminées est accomplie par les entéléchies monadiques qui les sous-tendent ; elle n’est pas le simple effet d’une construction se réalisant dans la perception de la monade qui perçoit » (p. 84).
79Suivent deux chapitres de caractère, pourrait-on dire, plus historique, consacrés respectivement à la conception que Leibniz se faisait de l’atome jusque vers 1676, et à la réhabilitation des formes substantielles à laquelle il a procédé par la suite. Même si Leibniz en est venu très tôt à rejeter les atomes démocritéens, incompatibles avec la division à l’infini de la matière, il a entretenu de multiples variantes d’atomisme dans ses tentatives pour expliquer la cohésion des corps et la structure bullaire des éléments physiques, voire pour conjuguer l’action d’une entité spirituelle au maintien de l’ordre au sein des processus régissant la matière. Arthur renvoie à des traditions d’atomisme autres que celle que Démocrite et Épicure avaient inspirée, à partir desquelles Leibniz a pu développer sa pensée. Selon ces traditions, il n’apparaissait pas aberrant de concevoir des corpuscules élémentaires, physiquement divisibles, dotés de diverses qualités ou pouvoirs et comportant quelque complexité interne. Ainsi peut-on se tourner vers Scaliger, Bacon, Sennert, Basson, Digby et Boyle, voire, jusqu’à certain point Gassendi, pour découvrir des doctrines de l’« atome chimique » par contraste avec l’« atome classique ». Par-delà ces théories que Leibniz accrédite partiellement, l’élément novateur qu’il insère dans son atomisme est la division des parties intégrantes par des mouvements inhérents, alors que l’élément peut apparaître indissoluble en vertu des processus dont il est extérieurement affecté. Selon Arthur : « Les atomes selon Leibniz sont des corpuscules complexes qui sont naturellement indivisibles (physiquement impossibles à briser), même s’ils sont dotés de parties internes. Mais le fait même d’avoir des parties internes affectées de divers mouvements implique que [ces atomes] sont actuellement divisés en leur intérieur ; et le fait que chaque partie soit à son tour divisée par divers mouvements signifie que cette division se poursuit à l’infini » (p. 116). En vue de concevoir le rapprochement de ces atomes et de propriétés biologiques reliées traditionnellement au statut des âmes, Leibniz s’appuie sur la doctrine de la traduction ou de la multiplication des formes selon Sennert. De là est sans doute venue la conception leibnizienne selon laquelle « il semble y avoir des éléments ou des corps indestructibles, parce qu’il y a une âme (mens) en eux » (De origine rerum et formis, avril 1676, A VI, 3, 521). Des âmes innombrables seraient ainsi implantées dans de la matière de quantité déterminée, mais de durée infinie (voir A VI, 3, 476-477).
80C’est à ce point d’évolution que s’insère une réflexion prenant en compte une version renouvelée de la forme, dont le concept est emprunté à la tradition scolastique. Arthur affirme que Leibniz, tout en soutenant la parfaite immatérialité de l’âme, a été fortement marqué par des doctrines prônant le caractère séminal des molécules contenant de « petites âmes » (animulæ) d’où résulterait la formation des plantes et des animaux – doctrines qu’il trouve illustrées en particulier chez Sennert et Gassendi. Il y voit l’une des sources de la notion de corps organique (voir à la p. 144 la citation de Sennert d’après Hiro Hirai, Medical Humanism and Natural Philosophy: Renaissance Debates on Matter, Life and the Soul, 2011, p. 160). Mais, en 1676, Leibniz ne semble pas être encore parvenu à concilier une telle conception du corps organique, supposant l’opération d’une âme intervenant au niveau le plus élémentaire, avec les exigences d’une physique mécaniste. C’est pourquoi il semble alors soutenir une position qui ne serait pas sans parenté avec une forme d’occasionnalisme, qu’il récusera ultérieurement, suivant laquelle Dieu serait la cause directe des mouvements en leur continuité essentielle. L’ultime détermination dans cette évolution tient à la restauration des formes substantielles comme principes d’action au sein des corps, mais l’on découvre aussi que Leibniz s’éloigne de la doctrine aristotélico-thomiste pour autant qu’il adopte une thèse de la pluralité des formes, qu’il emprunte vraisemblablement à Scaliger et Sennert : cette thèse lui donne accès à la représentation d’une possible subordination de ces formes comme raison originaire des mouvements intérieurs des corps à l’infini et comme principe explicatif des mixtions chimiques. Le principe de cette subordination des formes est particulièrement repérable dans certains écrits de Boyle, bien analysés par Arthur.
81C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter le recours restauré à une certaine notion de forme substantielle après 1679, en corrélation avec les implications de la mécanique réformée, dont témoignait par ailleurs le De corporum concursu du début 1678. On assiste en effet alors à une révision du concept d’unité applicable au corps organique, que l’on ne peut plus rattacher à la conservation de ses caractéristiques extensives, mais plutôt à la conservation de la puissance distribuée à une infinité de parties. À juste raison, Arthur établit la filiation des machines de la nature, telles qu’officiellement définies dans le Système nouveau (1695), par rapport aux machines organiques que représentent les corps des vivants d’après le Corpus hominis et d’autres textes apparentés du début de la décennie 1680. L’unité du vivant y était définie suivant l’ordre téléologique des fonctions assumées par les diverses parties. L’intégration dynamique de celles-ci relèverait d’un principe formel qui ne pourrait plus être d’ordre matériel, même s’il fournit la raison suffisante des processus physiques qui en traduisent les effets conservateurs à l’infini. Arthur cite à ce propos les Elementa physicæ de 1678-1679 : « tout effet a une cause finale aussi bien qu’efficiente, finale parce que tout ce qui survient naturellement dans un corps est produit par un être percevant, et efficiente parce que tout ce qui y survient, s’accomplit par l’organe corporel et les lois régissant les corps » (A VI, 4, 2008). Arthur en conclut que Leibniz a trouvé dans la période qui suit immédiatement son installation à Hanovre un concept de la substance et de ses opérations qui fût compatible avec les réquisits du mécanisme, tels qu’il les interprétait alors en termes de pouvoirs d’agir.
82Le chapitre 5 est celui où Arthur prend en compte la réforme leibnizienne de la mécanique et la reformulation des lois du mouvement, ainsi que l’incidence de celles-ci sur le concept de corps, la forme substantielle devenant principe d’action en ce dernier. Après avoir formulé, au fondement de sa première physique, une notion de conatus en tant qu’indivisible de mouvement, Leibniz, à partir de 1676, cesse de considérer les conatus comme des mouvements réels infiniment petits et il leur applique son interprétation syncatégorématique des infinitésimales. Le résultat est que des différences jamais minimales fragmentent le mouvement, mais que ces différences peuvent devenir moindre que toute quantité donnée et donner ainsi lieu à la représentation du mouvement comme continu à la limite. Se pose alors la question de la relativité du mouvement : celle-ci appelle à l’identification d’un substrat du mouvement qui constituerait le principe d’engendrement de ce qui ne figure que comme autant de moments discrets en décomposition à l’infini. C’est seulement lorsqu’il a identifié la force motrice comme force vive et non plus comme quantité de mouvement que Leibniz peut abandonner la conception occasionnaliste du lien causal impliqué dans l’engendrement continu du mouvement. Il fallait un pouvoir les sous-tendant substantiellement pour engendrer des mouvements qui ne se réduisissent pas à de simples changements de situs, pouvoir qui ne saurait se réduire à une puissance purement passive, telle l’inertie à la façon de Huygens. Arthur fait place à une interprétation des thèses de 1678 en des termes qui rejoignent ceux que l’on trouve par ailleurs dans La Réforme de la dynamique (1994) de Michel Fichant, éditant le De corporum concursu, et dans ma propre Dynamique de Leibniz (1994). La causalité, normée suivant le principe de l’équivalence entre la cause pleine et l’effet entier, ne peut signifier le fait pour un corps de susciter un conatus, résoluble en une quantité infinitésimale de mouvement, en quelque autre corps qui en subirait l’effet, mais la puissance d’engendrer un effet intrinsèquement répétable, produisant un certain travail par sommation de conatus. Comme Leibniz le déclare : « Ces pouvoirs ne consistent pas dans le mouvement, non plus que dans le conatus ou le commencement du mouvement, mais dans cette cause ou raison intrinsèque pour laquelle une loi de continuation du mouvement est requise » (Principia mechanica ex metaphysicis, A VI, 4, 1980). Ainsi l’identité du corps comme agrégat, quelles que soient les parties changeantes qui le constituent, et ses pertes de matière ou ses divisions internes, ses plis et ses replis, se maintient en vertu de la même force essentielle animant la machine organique et régissant la distribution variable du même quantum de force à ses parties à l’infini.
83Le chapitre 6 est consacré au statut de la force passive et à la substance corporelle. Arthur y récuse l’interprétation idéaliste qui réduisait la réalité des corps à n’être que de simples apparences pour le sujet percevant. Il récuse de même le modèle du vinculum substantiale qui, loin d’être représentatif d’une position leibnizienne, la déformerait pour l’ajuster à une conception essentiellement aristotélicienne des substances corporelles. Arthur signale fort adroitement les éléments de l’argumentation leibnizienne dans la correspondance avec Des Bosses qui souligne la disparité de ce modèle par rapport à la conception adéquate du rapport entre monade et corps organique. De façon plus positive, il rattache la force passive à la condition d’entéléchies qui ne sauraient agir isolément, mais requièrent que soit prise en compte l’action des autres substances créées. Il distingue ainsi l’action métaphysique qui ne saurait être transitive d’une substance à l’autre, de l’action physique qui est réglée suivant l’interrelation des forces dérivatives actives et passives. Il fait à juste titre intervenir l’inhérence des forces primitives, lesquelles déterminent expressivement les séries de changements phénoménaux. L’étendue des corps, quant à elle, constitue non une propriété essentielle, mais une propriété dépendant d’un sujet que caractérisent la force passive et la résistance, en équivalence de la puissance d’agir.
84Le septième et dernier chapitre a pour objet les réquisits de la continuité temporelle, par-delà toute schématisation géométrique de cette continuité. Il s’agit de montrer quel fondement métaphysique sous-tend les processus séquentiels s’accomplissant dans l’ordre naturel. Une partie substantielle de l’analyse porte sur le rapport de la création continuée à la loi endogène de développement des substances finies. La cheville ouvrière, pourrait-on dire, de cette relation tient à la nature des forces primitives : celles-ci intègrent dans leur définition l’idée de lois de développement propres dans le cadre d’un système de la nature qui, dans sa totalité, résulte de la détermination divine. Ainsi Arthur déclare-t-il : « Une entéléchie consiste en une série optimale d’actions (ou de transitions entre états) qui obéit à sa propre loi, sorte de meilleure voie menant de son état initial à son état final, compte tenu des contraintes liées à l’action d’autres substances, contraintes qui apparaissent inhérentes à ses propres actions » (p. 262). L’interconnexion de toutes choses dans le monde créé se révèle en particulier dans la conception de la force passive : en raison de celle-ci, la perception distincte de chaque monade reflète une capacité d’agir ajustée de façon à répondre à l’action de toutes les autres substances. Cette capacité d’agir qui n’est pas une simple aptitude formelle, mais qui passe constamment à l’acte, est ce qui perdure dans les monades, alors que les corps leur correspondant n’ont de réalité qu’instantanée. L’identité du principe de changement dans la durée dépend de ce que toute perception conserve la trace de perceptions antérieures et enveloppe la préfiguration des perceptions futures. À cette condition, le principe de continuité peut servir à exprimer des rapports d’action continuée dans l’ordre physique, comme autant d’expressions conformes à la loi inhérente aux entéléchies régissant l’ordre physique. Arthur note à juste titre que cette continuité dans la durée effective ne saurait être intelligiblement traitée comme une pure continuité géométrique, dans la mesure précisément où l’analyse des moments du point de vue physique ne nous donne que des instants abstraits ayant le caractère des quantités infinitésimales. La densité de la nature physique dans la durée ne peut dépendre que des principes formels, tels qu’ils s’incarnent dans les forces primitives. Dans cette perspective, il convient de reconnaître dans les forces dérivatives des relations sous-tendant les mouvements physiques, dont la raison suffisante causale est la loi inhérente aux forces primitives, et donc aux principes d’unité et de développement que les monades représentent par rapport à leurs corps organiques. Leibniz le précisait dans sa lettre à De Volder du 21 janvier 1704 : « La force dérivative est l’état présent même lorsqu’il tend au suivant ou pré-enveloppe le suivant, comme tout présent est gros du futur. Mais ce qui persiste même, dans la mesure où il enveloppe tous les cas, a une force primitive, de sorte que la force primitive est comme une loi de série, tandis que la force dérivative est comme une détermination qui désigne un terme dans la série » (GP II, 262 ; trad. A.-L. Rey, Leibniz – De Volder. Correspondance, Vrin, 2016, p. 242).
85Tout fil d’Ariane symbolise un tracé possible pour sortir de quelque labyrinthe. De fait, Richard Arthur en produisant ce livre très dense n’avait pas d’autre ambition que de dessiner les tracés que Leibniz lui semble nous indiquer pour dénouer les apories liées à la représentation du continu dans l’analyse de la nature, de ses constituants et de ses processus. Suivant cet objectif, il a su déjouer les erreurs issues de certaines interprétations partielles ou dogmatiques de la pensée leibnizienne. En ce qui concerne la philosophie naturelle de Leibniz, il a su relever les innombrables traces de cette pensée en évolution à travers les textes leibniziens, certains rendus disponibles depuis peu grâce à l’édition académique. Et il a su proposer des hypothèses interprétatives nouvelles qui, pour l’instant, semblent devoir résister à la dialectique des objections possibles.
86François DUCHESNEAU
Recensions
1. Édition des oeuvres complètes
87Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Leibniz-Editionsstelle Potsdam der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften. Reihe IV : Politische Schriften, Band 9. 1701-1702. Bearbeiter Friedrich Beiderbeck, Wenchao Li, Stefan Luckscheiter, Sabine Sellschopp, Stephan Waldhoff. Berlin, Akademie Verlag, 2019. lxxvii et 1093 p.
Les textes de ce volume couvrent presque un an et demi de la production politique de Leibniz. À cette époque, notre auteur se trouve entre Hanovre et Berlin. Si son poste principal est à Hanovre depuis 1678, le mariage de Sophie-Charlotte de Hanovre avec Frédéric de Prusse a facilité des contacts avec la cour de Brandebourg. Le principal résultat de ces contacts a été la constitution, en 1700, de l’Académie des sciences de Berlin, dont Leibniz lui-même est le premier président. L’activité politique de Leibniz continue ainsi à se développer dans le cadre fixé par sa situation de fonctionnaire et de courtisan. S’y ajoutent d’autres relations, comme celle qu’il entretient avec la cour de Vienne. Les activités de ce volume correspondent au contenu des volumes 19 et 20 de sa correspondance générale.
Dans ses fonctions, Leibniz démontre sa capacité de travailler au profit de ses patrons – fondamentalement, la maison de Hanovre – tout en poursuivant les objectifs ultimes que sert son activité politique depuis le début de son parcours : l’équilibre des puissances dans le contexte de la politique européenne, la réconciliation des Églises et l’amélioration de la situation matérielle de l’humanité par l’action politique. Il peut intervenir de manière significative dans l’action politique, surtout grâce au poids de ses deux protectrices, la duchesse Sophie et sa fille Sophie-Charlotte.
Peut-être l’élément le plus remarquable de ce volume consiste-t-il en la contribution de Leibniz aux deux grandes questions de politique extérieure posées à la maison de Hanovre : la succession de la reine Anne d’Angleterre, dont le fils, le duc de Gloucester, était mort en août 1700, et, d’autre part, la résistance opposée à la puissance française au titre du testament de Charles II d’Espagne, résistance qui devait conduire à la Guerre de Succession. Pour la première, c’est le moment – juin 1701 – où le parlement britannique désigne la duchesse Sophie comme héritière du trône, puisqu’elle est la seule, parmi les descendants de Jacques Ier, à être de confession protestante. En août arrive à Hanovre une délégation de ce parlement conduite par Lord Macclesfield. Elle a pour mission de remettre à la duchesse son acte de nomination et de recueillir son acceptation. Tout au long de ce processus, Leibniz sert de conseiller à la duchesse Sophie, comme en témoignent des textes préparés dans le cadre privé de leur échange. Il est évidemment partisan de l’union des deux couronnes, et s’efforce de vaincre les réticences initiales de la duchesse à l’idée de régner sur un pays dont le passé immédiat a été aussi agité. Il faut signaler plusieurs textes relatifs à la situation financière du Royaume-Uni.
Il s’agit de textes connus, mais dont l’édition, très soignée, apporte des avancées importantes. Les éditeurs ont par exemple rectifié de plus de dix ans, de manière convaincante, la datation par Foucher de Careil de la Lettre d’un noble vénitien à sa patrie, texte remarquable par son traitement entièrement laïc de l’activité politique. Mais, pour Leibniz, la consolidation des alliances est aussi un travail qui nécessite de la propagande. L’apport le plus important est La justice encouragée, qui réunit un pamphlet de Leibniz, la réponse d’un partisan anonyme de la cause de Philippe V, et la réponse finale de Leibniz.
En ce qui concerne la réconciliation des réformés et des luthériens, il est important de souligner que Leibniz, mettant à profit ses relations avec le pouvoir, agit librement, quoique l’appui d’une autorité supérieure soit nécessaire pour parvenir à un résultat positif. Contrairement à son activité de publiciste et de rédacteur de pamphlets politiques, celle qu’il conduit dans ce domaine consiste à faire progresser des négociations déjà commencées, en se fiant à la discrétion de ses interlocuteurs, puisque le sujet peut susciter – et suscitera effectivement par la suite – des résistances de la part de représentants des deux religions impliquées. L’objectif immédiat des démarches engagées consiste dans la rédaction de documents que les deux Églises puissent considérer comme valides.
L’un des textes de ce volume qui a reçu le plus d’attention est le Meditationes Pacatae de Predestinatione et Gratia. Grua l’avait inclus dans son recueil, et une traduction anglaise en est parue en 2011 sous le titre Dissertation on Predestination and Grace (traduction et introduction par Michael J. Murray avec des contributions de George Wright, « The Yale Leibniz », Yale University Press). Ce texte a son origine dans la traduction par Jablonski du 17e article du commentaire de Burnet, évêque de Salisbury, An Exposition of the thirty-nine articles of the Church of England. Cet article traite de la grâce et de la prédestination, thèmes fondamentaux des discussions théologiques du moment. Il constitue un document de travail pour les discussions de Leibniz et Jablonski. Jablonski s’était chargé de la traduction en latin et de la rédaction d’un prologue, tandis que Leibniz avait entrepris un commentaire pour une seconde édition, qui ne vit jamais le jour, et que les éditeurs ont maintenant reconstitué. Leur travail a été extrêmement compliqué, puisqu’ils ont dû tenir compte de plusieurs textes originaux de Leibniz. Il est intéressant de comparer les deux versions, celle de l’Academie et celle de Yale University Press. Le résultat est important dans la mesure où il ajoute un texte à ceux de Leibniz, Jablonski et Molanus déjà connus comme ayant servi de base à la négociation : l’Unvorgreiffliches Bedencken de Leibniz et Molanus, la Kurtze Vorstellung de Jablonski et les autres textes de ces trois principaux interlocuteurs.
Grâce aux progrès de l’édition des œuvres complètes, les conversations iréniques entre luthériens et calvinistes ont reçu, ces dernières années, une attention accrue. Les efforts plus connus par lesquels Leibniz avait répondu, vingt ans plus tôt, à l’initiative de Cristóbal de Rojas en faveur d’un accord entre catholiques et protestants sont demeurés au second plan, malgré l’importance de cette alternative. Nous trouvons également des textes inspirés par le souci qu’avait Leibniz de l’amélioration matérielle de l’humanité, notamment par des projets pour éradiquer certaines maladies et secourir les pauvres. Dans certains cas, ce travail devait être entrepris par l’Académie de Berlin, entrée dans la deuxième année de son existence. En étant le président, Leibniz envisagea différentes manières de financer les coûts de son fonctionnement.
95Jaime DE SALAS (traduit de l'espagnol par Marine Picon)
2. Éditions et traductions d'oeuvres particulières
96Gottfried Wilhelm LEIBNIZ Mathesis universalis. Écrits sur la mathématique universelle. Textes introduits, traduits et annotés sous la direction de David Rabouin, Paris, Vrin, 2018, 256 p.
Réalisée sous la direction experte de David Rabouin, cette édition offre la version traduite des textes originaux dans lesquels Leibniz a développé ses principales considérations au sujet de la mathesis universalis. Ces textes sont introduits et annotés de façon à illustrer les moments théoriques différents auxquels ils se rattachent et les sens divers, mais plus ou moins liés, que l’on peut légitimement attribuer à un concept qui fut généralement inadéquatement compris par les principaux interprètes de la logique et de l’épistémologie leibnizienne – de Louis Couturat et Ernst Cassirer à Martin Schneider et autres contemporains. Le principal défaut dénoncé par les auteurs de cette édition dans la littérature consacrée à ce thème serait issu de la représentation selon laquelle la doctrine de la mathématique universelle, que l’on attribue sans fondement à Descartes et particulièrement au Descartes des Regulæ, aurait déterminé de façon majeure le projet leibnizien d’un calcul logique assumant le rôle de clé de voûte d’un système architectonique des disciplines rationnelles.
Une introduction détaillée reflétant une recherche érudite (p. 3-69) établit les jalons d’une interprétation, qui serait conceptuellement plus juste et historiquement mieux fondée, de la doctrine leibnizienne sur cet élément majeur de méthodologie et d’épistémologie. Le schéma démonstratif proposé consiste d’abord à déterminer quelles sources cartésiennes et non cartésiennes ont produit des conceptions de la mathesis universalis, ou d’éléments de doctrine homologues, dont Leibniz a pu tenir compte dans l’élaboration de sa propre théorie. Il faut ainsi considérer ce qui se situe directement dans le droit fil de l’« héritage cartésien », objet d’ailleurs de prises de distance critiques de la part de Leibniz. Déjà le De arte combinatoria (1666) faisait état d’une « doctrine des rapports et proportions, c’est-à-dire de la quantité non exposée » (A VI, 1, 170-171) par référence aux Principia matheseos universalis de Franz Van Schooten, cours basé sur la Géométrie de Descartes et édité par Erasmus Bartholin en 1651. Il s’agissait « d’une science universelle de la quantité (réformée par le recours à la nouvelle algèbre symbolique) » (p. 23). Leibniz, encore novice en mathématiques, s’intéressait à ce concept, par-delà la généralité de la spécieuse algébrique comme science des rapports quantitatifs, parce qu’il y percevait, semble-t-il, comme un « échantillon » (p. 26) de l’art caractéristique, promu par la puissance de la représentation symbolique. Puis, se signale à l’attention la Mathesis universalis, sive Opus arithmeticum (1657) de John Wallis, selon lequel l’universalité de la science mathématique apparaît fondamentalement liée à l’extension de l’arithmétique par l’algèbre symbolique, ce qui est motif de controverse avec Hobbes et intéresse Leibniz, dès avant son séjour parisien, sous l’angle de la puissance de la représentation symbolique.
Plus tardivement, sans doute convient-il de prendre en compte le vaste chantier de discussion amorcé par Malebranche autour du thème de l’algèbre, extension de l’arithmétique, comme « une science générale et comme la clé de toutes les autres sciences » (cité p. 30). Réagissant aux Éléments des mathématiques, ou Principes généraux de toutes les sciences qui ont les grandeurs pour objet (1675) de Jean Prestet (et Malebranche ?), Leibniz y décèle une conception insuffisamment élaborée des rapports comme raisons (rationes), qu’il conviendrait d’étendre à d’autres relations et notamment à la similitude. Ehrenfried Walther von Tschirnhaus va s’inscrire pour sa part dans la ligne du programme dessiné par Malebranche en situant la logique comme art d’inventer dans les limites générales de l’arithmétique et de l’algèbre. Leibniz en réaction développera deux déterminations majeures de ce qui doit constituer selon lui l’objet d’une véritable mathesis universalis – ce que reflètent les deux premiers textes ici édités. Il s’agit, d’une part, de prendre acte du fait que l’algèbre ne constitue qu’un échantillon de la symbolique en général, d’où l’intérêt d’en établir le mode de développement en vue d’en assurer l’extension à d’autres thèmes ; il convient, d’autre part, d’ouvrir la mathesis universalis à la considération d’une plus grande généralité de relations que les seuls ratios de grandeur, en l’occurrence les rapports de similitude. Dans le fond, ce qui ressort de la confrontation de Leibniz à ces courants plus ou moins issus de Descartes, c’est certes l’aval donné à la fonction heuristique d’une symbolique dont l’algèbre fournit un ectype, mais aussi le refus d’identifier la mathesis à la logique suprême, alors même qu’elle incarne une forme particulière de logique, « une logique des mathématiciens […], et non une mathématisation de la logique » (p. 38).
Le projet de la mathesis universalis leibnizienne peut et doit d’ailleurs être également rapproché de traditions non cartésiennes. Les auteurs de l’édition nous renvoient en particulier à Ehrard Weigel et à son école, à Johann Christoph Sturm et à Joachim Jungius. Le cadre général dans lequel s’inscrivent les doctrines examinées est souvent celui de préoccupations encyclopédiques, voire pédagogiques, qui se lient à des projets d’ars inveniendi. S’en trouvera conforté chez Leibniz l’intérêt d’un dévoilement de la logique propre aux mathématiques et qui porte initialement sur le traitement abstrait de la quantité, par-delà ses instanciations ou discrètes ou continues. Leibniz qui fut étudiant de Weigel annote, en 1683, l’Unicum principium pansophicum (1673) de celui-ci (A VI, 4, 1183-1184). La teneur de ces notes est résumée en ces termes : « On ne peut qu’être frappé […] de trouver tirés de Weigel plusieurs leitmotive de la conception de la mathesis universalis leibnizienne : la dépendance de la théorie de toto et parte à la doctrine de eodem et diverso sous l’égide d’une scientia generalis et, surtout, la définition même de la mathesis comme science estimative » (p. 46).
Cette approche de la mathesis se trouve reprise et accentuée par Sturm, qui propose une extension de la théorie des proportions non seulement à tous les quanta, mais aussi aux qualia mêmes. Se référant au Compendium universalium seu metaphysicæ Euclideæ (1661) et à l’axiome Si similibus addas similia, tota sunt similia, qui y était énoncé, Leibniz déclarera : « il fallut tant de limitations pour excuser cette règle nouvelle, qu’il aurait été mieux, à mon avis, de l’énoncer d’abord avec restriction, en disant, Si similibus similia addas similiter, tota sunt similia » (Théodicée, § 212, GP VI, 245). Selon une lignée différente, on trouve chez Jungius, dont on sait en quelle estime Leibniz tenait son œuvre, la caractérisation d’une proto-mathématique ou logistica transcensoria dont l’objet serait la grandeur, abstraite du nombre, du continu géométrique et de ses dimensions, voire de toute connotation d’objet. En matière de mathématique universelle, Leibniz hérite de ces riches traditions, mais s’en démarque, comme en témoigne le corpus ici reconstitué.
Les textes traduits, somme toute peu nombreux, sont ceux où Leibniz développe plus particulièrement ses vues sur la mathesis universalis, et non pas ceux où il y fait allusion sans développement propre. Ainsi a-t-on affaire à cinq sections d’éléments textuels, les deux premières couvrant la période 1679 à 1686 ; les trois autres regroupant des contributions postérieures au milieu de la décennie 1690. Durant la première période domine, selon les responsables de cette édition, le projet de la mathesis comme « logique de l’imagination » ; durant la seconde, la mathesis est plutôt considérée de l’intérieur des théories mathématiques autour du projet de définir une « logique mathématique » (p. 59). Entre les deux, les auteurs de l’édition, à juste titre me semble-t-il, accordent une importance déterminante au développement du vaste projet de dynamique dont l’amorce se produit en 1689, lors du séjour en Italie. À mon avis, il s’agit là d’un échantillon majeur de la « science générale » leibnizienne dont la disparition du moins apparente comme thème dans les écrits leibniziens tardifs suscite l’interrogation (voir à ce sujet Arnaud Pelletier, « The scientia generalis and the encyclopaedia », in M. R. Antognazza (ed.), Oxford Handbook of Leibniz, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 162-176). On lit ainsi p. 59 : « Dans ce moment de transition où Leibniz lance le projet de la Dynamica, la mathématique universelle est clairement requalifiée de “science de l’estime des choses”, restreinte à la seule quantité et mise au service de la promotion de la “Science de l’infini” qui doit servir la nouvelle physique. »
Chacune des sections de textes est précédée d’une introduction qui en fournit l’analyse historique et épistémologique. La section 1 est consacrée au In re mathematica in universum (mai 1679-avril 1680 ?) (A VI, 4, 315-331) ; la section 2 aux Elementa nova matheseos universalis (été 1683 ?) (A VI, 4, 513-524), orientés notablement vers une discipline universelle de la « qualité » ou de la « forme ». Or, malgré le caractère relativement achevé de la théorie des relations qui y est formulée, on ne saurait l’isoler à titre de résumé des vues de Leibniz sur l’objet de la mathesis. La section 3 regroupe deux textes, précédemment édités par Gerhardt (GM VII, 49-52 et 53-76), qui occuperaient la plage temporelle 1692-1698 : il y est notamment question d’un traitement parallèle de l’arithmétique et de l’algèbre, à partir duquel pourrait s’élaborer une logique des mathématiques fondée sur l’analyse de leurs concepts premiers, analyse que l’on ne saurait ramener à quelque forme de calcul logique que ce soit. La section 4 édite les manuscrits LH XXXV, 1, 9, fol. 8 et 9-14 (1700 ?), pièces préparatoires d’un traité, consacré aux « fondements du calcul » et à la mathesis comme science de la grandeur, dans lequel s’amorce une réflexion sur des rapports d’inhérence (relations « être dans ») qui ne se réduiraient pas à l’axiome « le tout est plus grand que la partie ». Quant à la section 5, elle offre pour la première fois une transcription complète du manuscrit Scientia mathematica generalis (LH XXXV, 1, 9, fol. 1-4), sans doute de la même période, qui aborde sous divers angles le problème du traitement homothétique des incomparables en mathématiques, ce qui s’applique notamment à la mesure des composantes de la force par ses effets.
Trois annexes apportent, textes à l’appui, un éclairage utile sur cet ensemble. L’annexe 1 s’intéresse à la place réservée à la mathesis et à la mathesis universalis dans trois projets de science générale. L’annexe 2 est consacrée au De ortu, progressu et natura algebræ (1685-1686 ?) qui, sans traiter principalement de mathesis universalis, en illustre la distinction d’avec l’algèbre, ainsi que l’aptitude à constituer une logique de l’imagination et à fournir les fondements d’une « science universelle des qualités » (p. 223). Quant à l’annexe 3, elle montre la corrélation historique des projets de la dynamique, de la scientia infiniti et de la mathesis universalis, comme science universelle de l’estime.
Ce livre dont nous venons de rendre compte mériterait à coup sûr une analyse critique plus détaillée, car s’y esquisse une compréhension nouvelle de la rationalité mathématique selon Leibniz, considérée en ses aspects opératoires, comme en ses fondements théoriques. La démarche leibnizienne en ce domaine engendre la formulation de programmes variables suivant les époques et les contextes et suivant la configuration relativement instable des rapports entre leurs diverses composantes. L’étude réalisée sous la direction de David Rabouin visait à établir le cadre conceptuel au sein duquel le traitement leibnizien de la mathesis universalis s’est effectué et les modalités principales de ce traitement en leur séquence effective. L’édition de textes qui en marque l’aboutissement et les analyses qui l’accompagnent représentent une précieuse contribution aux études leibniziennes sur un sujet dont l’interprétation traditionnelle laissait à désirer et dont la compréhension se trouve ici renouvelée.
106François DUCHESNEAU
107Gottfried Wilhelm LEIBNIZ Dialogues sur la morale et la religion, suivis de Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention. Introduction, traduction et notes par Paul Rateau, Paris, Vrin, 2017, 176 p.
Cet ouvrage comprend six textes de Leibniz – cinq d’entre eux rédigés sous forme de dialogues à la fin de la décennie 1670 – ainsi qu’une substantielle introduction par Paul Rateau, qui situe ces œuvres en leur contexte historique et en précise la signification. Jean Baruzi publia trois de ces pièces pour la première fois en 1905 sous le titre Trois dialogues mystiques inédits de Leibniz. Rateau a amélioré l’édition de ces textes en les colligeant avec les versions publiées dans le volume A VI, 4 de l’édition de l’Académie et en établissant que l’un de ces dialogues constitue la suite d’un autre court fragment, également inséré dans la présente publication. En outre, le volume comprend deux textes absents de l’édition de Baruzi : la traduction en français du dialogue latin Inter theologum et misosophum, qui figurait dans les Textes inédits édités par Grua, et le plus tardif Mémoire pour les personnes éclairées et de bonne intention, que l’on trouvait dans les éditions de Foucher de Careil et de Klopp et qui fait désormais partie de A VI, 4.
L’édition de Baruzi sert de point de départ à l’interprétation que Rateau donne de ces textes. À l’encontre des ouvrages de Bertrand Russell (A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, 1900) et de Louis Couturat (La Logique de Leibniz, 1901), qui de façon différente soutenaient la primauté de la logique dans la philosophie de Leibniz et en écartaient ou y minimisaient le rôle de la religion, Baruzi soulignait l’importance fondamentale de celle-ci pour notre philosophe. Baruzi reconstruisait la philosophie de Leibniz comme l’expression d’un « mysticisme rationnel » et présentait les dialogues comme preuves à l’appui de cette interprétation. Rateau reconnaît pour une part la pertinence de l’approche de Baruzi, bien qu’il conteste que Leibniz puisse être qualifié de « mystique » en quelque sens que ce soit (p. 14-15). L’engagement tant théorique que pratique de Leibniz traduit une orientation « fondamentalement religieuse » (p. 24). Leibniz se consacre à l’avancement de la « piété véritable », fondée sur la quête d’un savoir relatif à la sagesse divine et sur l’application de ce savoir au service du bonheur humain. Bien que Leibniz se soit investi dans des disputes doctrinales et dans des débats de politique confessionnelle en vue de la réconciliation des Églises, sa propre conception de la religion est œcuménique et détachée des spécificités de pratique et de profession de foi. La « vraie religion » est celle qui promeut l’amour éclairé de Dieu, fondé sur la connaissance de ses attributs et de ses œuvres. Elle est inséparable de l’amour du prochain (p. 29). Dans cette perspective, la vie et l’œuvre de Leibniz répondent à l’objectif de promouvoir la vraie religion, en contribuant au bonheur de tous les êtres humains et par conséquent à l’avènement du meilleur des mondes possibles.
Rateau développe de façon claire et convaincante ces points qui font l’objet d’un consensus de plus en plus large au sein des études leibniziennes. Il relie les textes édités en ce volume (à l’exception du Mémoire) aux premières années de Leibniz à Hanovre, durant lesquelles celui-ci reconnaissait en son patron, le duc Johann Friedrich, un prince éclairé qui lui procurerait les moyens nécessaires à la réalisation de ses projets. La période durant laquelle les dialogues furent rédigés, 1678-1679, fut une période faste, car la réunion des Églises luthérienne et catholique semblait alors, à Leibniz du moins, constituer une réelle possibilité. Dans ceux-ci et dans d’autres écrits, Leibniz s’employait à trouver des terrains d’entente réciproque entre les partis adverses, en exposant sa propre position, parfois énoncée par « Théophile » (un porte-parole qui réapparaîtra dans les Nouveaux Essais), défenseur de la raison et de la piété. La mort de Johann Friedrich en décembre 1679 et l’avènement de son frère Ernst August, moins pieux et moins éclairé, entravèrent la capacité de Leibniz à réaliser ses plans. Il persévéra néanmoins en ce sens, même après que la révocation de l’Édit de Nantes eût mis fin à l’espoir de réunifier les Églises.
Comme Rateau le montre, les fins religieuses de Leibniz se retrouvent tout au long de sa carrière dans ses plans ambitieux de création de sociétés scientifiques et dans son projet d’une encyclopédie dans laquelle tout le savoir humain, rassemblé par l’effort concerté de savants à travers le monde, serait colligé. Ces projets apparaissaient à Leibniz comme autant d’expressions authentiques de la « vraie piété ». Dans le Mémoire plus tardif, texte qui ne fait que confirmer la constance de ses intentions, Leibniz souligne que « toute personne éclairée doit juger que le vrai moyen de s’assurer pour toujours de son propre bonheur particulier, c’est de chercher sa satisfaction dans les occupations qui tendent au bien général ». Et « ce bien général » est « l’acheminement à la perfection des hommes, tant en les éclairant pour connaître les merveilles de la souveraine substance qu’en les aidant à lever les obstacles qui empêchent le progrès de nos lumières » (p. 162). Ainsi le projet de Leibniz est-il à la fois voué au bonheur et perfectionnement moral de l’humanité et à la pratique de la vraie piété, fondée pour les êtres humains sur la connaissance et l’amour de Dieu comme source de toute perfection dans le monde.
Les dialogues de la fin de la décennie 1670 soutiennent cette conception à l’encontre de conceptions plus étroites et plus sectaires de la religion. La position de Leibniz résulte de sa conviction que la philosophie et la théologie reposent sur le même principe : « rien ne se fait sans raison ». Comme Rateau le souligne : « ce principe est à la fois rationnel et divin, puisque la raison est en Dieu et que Dieu est la Raison même, au fondement de toutes les vérités comme de tous les êtres » (p. 31). La défense de la raison, selon Leibniz, est la défense de la philosophie et de la vraie conception de la religion contre diverses formes de « misosophie ». Dans le premier dialogue, le « misosophe » est un fidéiste qui récuse l’usage de la raison en théologie : « Dieu et les anges n’ont pas besoin de la logique » (p. 72). Le « théologien » réfute ces objections et obtient pour finir une concession partielle : « Vous me persuadez presque de croire que la raison humaine, conduite comme il faut, ne s’oppose jamais à la foi divine révélée » (p. 76). Les autres dialogues mettent en scène des variantes de « misosophie », auxquelles s’oppose l’union de la raison et de la piété. Dans ces textes, il est particulièrement intéressant de relever la volonté de Leibniz – que l’on ne perçoit pas dans maintes autres œuvres – de s’en prendre à des thèses sceptiques qui contestent ouvertement l’autorité de la raison.
Ce petit livre est une contribution opportune à la littérature leibnizienne. Il rend disponibles des versions adéquates de textes négligés et il fournit un argumentaire convaincant en ce qui concerne leur importance. Il met implicitement en cause les préjugés qui ont affecté de façon dirimante nombre de lectures de la philosophie de Leibniz et il s’interroge sur le type d’unité que l’on doit s’attendre à trouver en son système. La réponse proposée, conjoignant les dimensions théoriques et pratiques de l’œuvre de Leibniz, suggère que cette unité serait fondamentalement théologique. Telle n’est pas l’approche la plus courante au sujet de la philosophie de Leibniz, mais telle semble être de plus en plus la bonne approche, et ce volume sert à argumenter en sa faveur.
114Donald RUTHERFORD (traduit de l'anglais par François Duchesneau)
3. Publications collectives
115The Oxford Handbook of Leibniz, edited by Maria Rosa Antognazza, Oxford, Oxford University Press, 2018, 801 p.
D’abord disponible en ligne, le Oxford Handbook sur Leibniz est désormais paru en version papier. Parmi les volumes anglophones du même type, par exemple chez Cambridge University Press et Bloomsbury, il s’agit certainement du plus complet. L’éditrice a effectivement fait le choix de couvrir des aspects qui ne se trouvent pas habituellement dans des collectifs similaires, et de diviser davantage les sections et chapitres pour proposer des analyses plus spécifiques. Le mérite principal du volume réside précisément dans cette exhaustivité ; il couvre par ailleurs non seulement les parties principales de la philosophie de Leibniz, mais encore d’autres domaines scientifiques et pratiques auxquels celui-ci s’est consacré. Sont donc inclus plusieurs chapitres sur les mathématiques, notamment le calcul, l’analysis situs et les probabilités, des contributions portant sur des disciplines scientifiques souvent négligées dans la littérature secondaire, comme l’histoire de la Terre, la médecine et la chimie, ainsi que des études expliquant les rapports de Leibniz à ses propres occupations professionnelles, en particulier ses fonctions d’historien et de bibliothécaire. Notons que de nombreux chapitres traitent évidemment de la métaphysique, de la logique, de la physique et de la théologie, parties couvertes dans des manuels d’introduction, mais qui le sont ici de façon beaucoup plus détaillée. Encore aujourd’hui peu documentées, la morale et la philosophie politique de Leibniz font entre autres l’objet de quelques études spécifiques. Il faut aussi se réjouir que les contributeurs du volume ne soient pas exclusivement des chercheurs évoluant dans les milieux anglo-saxons, principalement nord-américains et britanniques. De nombreux chercheurs français, allemands et italiens y ont collaboré, ce qui a permis de mieux mobiliser la recherche leibnizienne internationale.
Le collectif se démarque par d’autres choix éditoriaux qui sont toutefois en partie discutables : l’un de ceux-ci concerne la conception de la pensée de Leibniz qui a motivé la sélection des chapitres et des sections. Comme elle l’indique en introduction, Maria Rosa Antognazza défend l’idée qu’il existe une multiplicité de façons de reconstruire le système leibnizien ; sans prétendre envisager un ordre hiérarchisé entre les parties doctrinales, on peut quand même admettre que celles-ci se soutiennent mutuellement (p. xviii). Le volume emprunte ainsi un ordre de présentation systématique, bien que d’autres voies d’exposition aient été d’après elle possibles. D’une part, il est loin d’être certain que les parties de la pensée de Leibniz puissent être considérées dans des relations de dépendance les unes par rapport aux autres – en particulier, que les travaux mathématiques, historiques et philosophiques puissent réellement former ensemble un corps de doctrine cohérent, tant les méthodes et les objets y sont distincts. Il n’était probablement pas nécessaire de structurer l’ouvrage à partir d’un tel a priori, auquel il serait d’ailleurs difficile de faire correspondre l’état extrêmement varié et très souvent fragmentaire des textes du corpus. D’autre part, malgré l’idée énoncée d’une pluralité de manières de lire l’œuvre leibnizienne, ce présupposé aboutit finalement à une présentation assez classique du leibnizianisme, puisque le volume débute par l’examen des doctrines métaphysiques et logiques et expose ensuite des domaines considérés comme plus spécifiques : les mathématiques, les sciences naturelles et les savoirs techniques. Afin de se distinguer des autres publications anglophones du même genre, il aurait probablement été intéressant de proposer une manière différente d’organiser et de diviser les chapitres.
Il est également regrettable qu’aucun chapitre ne soit consacré à la diffusion et à la réception de l’œuvre de Leibniz. Non seulement ce domaine d’étude a pris de l’importance durant les dernières années, mais il apparaît désormais essentiel d’expliquer comment Leibniz fut interprété à partir du XVIIIe siècle, pour comprendre non seulement la place qu’il occupe maintenant dans l’histoire de la philosophie, mais aussi pourquoi certaines de ses théories ont été historiquement privilégiées au détriment de plusieurs autres. Un chapitre sur la réception de Leibniz dans la pensée allemande aurait semblé incontournable, ainsi que des contributions sur son influence dans les débats en sciences naturelles et en mathématiques.
Nonobstant ces quelques remarques, le Oxford Handbook sur Leibniz s’imposera très certainement auprès des enseignants, des étudiants et des chercheurs comme source pour entrer dans l’œuvre leibnizienne et l’étudier.
120Christian LEDUC
121« Principia rationis. Les principes de la raison dans la pensée de Leibniz (1646-1716) », Arnaud Lalanne (dir.), Lumières, 29, 2018, Presses Universitaires de Bordeaux, 208 p.
Principia rationis est le titre donné par Arnaud Lalanne au dossier rassemblant les interventions réalisées en novembre 2016 à Bordeaux, lors du Colloque international « Principia rationis. Les principes de la raison dans la pensée de Leibniz ». Ce volume s’ouvre par un ensemble préliminaire comprenant une introduction de Lalanne, la conférence donnée par François Duchesneau le 25 novembre 2016 à l’Institut Goethe de Bordeaux, et l’Éloge de M. Leibniz par Fontenelle, prononcé le 13 novembre 1717 à l’Académie Royale des Sciences de Paris. Trois parties, organisant les textes des communications, lui succèdent : La causalité en question, Principes de raison ou de raisonnement, Les principes de la raison et leur application à la physique.
L’introduction de Lalanne offre au lecteur un aperçu de la figure de Leibniz comme esprit universel, de la réception de sa pensée en France, ainsi que de chacun des articles inclus dans ce collectif. Dans « Leibniz, ce philosophe “qui mena de front toutes les sciences” », Duchesneau rend hommage à Leibniz, à travers l’éloge de Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757), secrétaire de l’Académie Royale des Sciences. Cet éloge, pièce remarquable dans son genre, est « digne du talent littéraire de son auteur et de la grandeur de son modèle » (p. 14). Cependant, malgré ses mérites, ce parcours intellectuel et biographique, nous rappelle Duchesneau, reste incomplet. Pouvait-il en être autrement quand on l’envisage depuis notre présent ? Les progrès dans les connaissances et dans la recherche sur Leibniz ainsi que dans l’édition des écrits de celui-ci, la plupart posthumes, montrent non seulement l’exactitude du jugement et l’importance des ajouts apportés par Duchesneau, mais aussi la lucidité de cet éloge proposant une extraordinaire synthèse, une année seulement après la mort de Leibniz. Si aucune étude ne saurait être exhaustive, ce double éloge, par Fontenelle d’une part, et par Fontenelle et Duchesneau d’autre part, offre un portrait du génie universel qu’on dirait presque achevé.
Comme son titre l’indique, Stefano Di Bella, dans « Raisons, causes et conditions », traite du rapport entre causes et raisons, dans le cadre de la théorie logico-ontologique des requisita chez Leibniz. Face à l’accusation selon laquelle Leibniz aurait confondu l’ordre factuel des causes avec l’ordre logique-inférentiel (qui lie typiquement des propositions), l’auteur soutient qu’un tel glissement inaperçu n’existe pas. Au contraire, l’équivalence entre cause et raison (ou leur interchangeabilité dans certains contextes) révèle l’étroite connexion entre les aspects ontologiques et les aspects logico-épistémologiques, sans que pour autant Leibniz ignore la différence entre les deux concepts. Autrement dit, les relations inférentielles entre propositions – celles-ci dénotant des « états de choses » – exprimeraient des rapports objectifs de caractère ontologique, à savoir, des rapports de fondation (p. 62). La distinction entre la cause et la raison repose sur la portée plus large de ce dernier concept qui embrasse les causes en tant que sous-ensemble (p. 65). La conclusion propose une réflexion métaphysique sur la compréhension de la cause première à la lumière de Leibniz : Deus ratio sui, sed non causa sui.
Ansgar Lyssy prolonge cette réflexion dans « From requisits to substances: on the differences between causes and reasons in Leibniz’s Philosophy ». L’auteur met en cause l’interprétation habituelle qui réduit la prétendue identification entre causes et raisons par Leibniz à l’intelligibilité de toute existence. Il propose de traiter les différences entre les deux concepts en prenant en considération le contexte où elles apparaissent. Pour ce faire, Lyssy distingue analytiquement trois moments. Le premier correspond aux écrits de la Scientia Generalis, où tant les causes que les raisons seraient comprises comme des aspects différents au sein d’une multitude de rapports de dépendance, identifiés aux requisita. Le deuxième (fin des années 1670) est celui où les causes seraient associées à la notion de force physique, tandis que les raisons le seraient aux principes architectoniques du monde exprimant le dessein divin caché dans la structure causale du premier (p. 79). Le troisième se rapporte aux substances en tant qu’agents : leur « pseudo-interaction » s’explique pour des raisons a priori selon l’augmentation ou la diminution de leur degré de perfection.
Dans « Les grands principes de la raison », Arnaud Lalanne commence par rappeler que l’unité de la raison n’empêche pas qu’il y ait des « principes de raison » au pluriel. L’article a donc pour but d’identifier ceux-ci et d’expliquer leurs rapports par une étude développée en trois temps. Dans un premier temps, l’auteur s’interroge sur la légitimité d’utiliser les principia rationis dans le domaine de la foi et de la Révélation, en montrant que pour Leibniz la raison ne saurait faillir in Divinis. Dans un deuxième temps, il s’occupe de la relation de complémentarité entre les deux grands principes de la raison – contradiction et raison suffisante – (p. 93-96). Finalement, il examine le rôle prépondérant du principe de raison suffisante pour constituer une véritable « métaphysique démonstrative ». Malgré sa place privilégiée, conclut Lalanne, le principe de raison ne suffit pas, à lui seul, à rendre la métaphysique « réelle » et vraiment « démonstrative » : il doit donc rassembler tous les principes de la raison (p. 100).
Dans « The young Leibniz and the principle of contradiction: adoption and use between Philosophy and Mathematics », Mattia Brancato traite diverses applications du principe de contradiction au domaine métaphysique (prédestination et preuve ontologique de Dieu) et aux mathématiques (le nombre infini et les nombres imaginaires). L’hypothèse soutenue affirme que l’« adoption » du principe de contradiction par Leibniz se serait produite en 1672. Avant cette année, Leibniz n’aurait pas possédé « une définition précise du concept modal de possibilité par la contradiction » (p. 104), alors que depuis cette date il n’y aurait que « l’idée de contradiction en tant que seul concept nécessaire pour définir les opérateurs modaux » (p. 106). Cependant, cette réduction de la définition des concepts modaux à la seule consistance logique passe sous silence non seulement la centralité du critère ontologique, mais aussi le fait que, surtout à partir de l’arrivée de Leibniz à Hanovre, les caractérisations les plus habituelles de la notion de possibilité font appel à la dimension ontologique (en termes d’essence) et à la dimension épistémologique (en termes de ce qui est concevable avec clarté et distinction). Du moment que la thèse proposée par l’auteur semble difficile à justifier, les applications tentées ne pourront être menées sans rencontrer des écueils.
L’article de Juan Antonio Nicolás, « Les principes leibniziens : un labyrinthe ordonné », a pour but de montrer que la métaphore du labyrinthe permettrait de comprendre la structure de rationalité exprimée par les principes leibniziens (p. 120). Cinq caractéristiques (tracé complexe, diversité d’entrées et d’issues, vraies routes, fausses routes, logique interne) sont attribuées à la notion de labyrinthe avant d’être testées sur « l’espace logique des principes ». Les arguments mobilisés par l’auteur montrent que chacun de ces traits serait confirmé par ceux qui caractérisent les principes et leurs rapports chez Leibniz. Il conclut donc que la pensée de celui-ci concernant les principes peut être interprétée comme un véritable « labyrinthe des principes » (p. 131).
Dans « Indiscernables et raison suffisante dans la correspondance Leibniz-Clarke », Christian Leduc soutient la thèse selon laquelle une compréhension axiomatico-déductive de la métaphysique leibnizienne, celle-ci étant unifiable autour du principe de raison suffisante (PRS), s’avère impossible (p. 144). En se basant sur une lettre à Clarke (juin 1716), Leduc cherche à accorder une autonomie au principe d’identité des indiscernables – comme non déductible du PRS – à partir de deux arguments avancés par Leibniz. Le premier consiste en une validation non-démonstrative du principe des indiscernables, à partir du constat empirique qui confirme l’impossibilité de trouver dans la nature deux êtres exactement identiques. Le deuxième, mobilisé dans le cadre du refus par Leibniz de l’espace et du temps absolus, exclut toute source de discernement provenant de déterminations extrinsèques. La discernabilité par l’espace et le temps enferme une « incohérence notionnelle », dit Leduc, qui relèverait du seul principe de contradiction (p. 142-43). Une autre série d’arguments portant sur l’assujettissement du principe des indiscernables au PRS (lettre d’août 1716) est également présentée par l’auteur dans le but de conclure que cette pluralité d’arguments constitue la preuve de l’inexistence chez Leibniz d’une exposition axiomatique et déductive des principes métaphysiques.
« The easiest and the most determined: final causation’s in Leibniz’s optics » par Federico Silvestri est consacré à une analyse du rôle des causes finales et de l’évolution du statut épistémologique de celles-ci dans les explications par Leibniz de certains phénomènes optiques (réflexion et réfraction). Selon l’hypothèse avancée par l’auteur, les preuves téléologiques deviendront, tout au long des écrits optiques, de plus en plus importantes, au point qu’une démonstration de ce type sera comprise comme absolue et formulée indépendamment des hypothèses. Cette évolution est fondée sur certains problèmes optiques, en particulier celui de la réflexion sur des miroirs courbes qui donne un exemple qui contredit la démonstration par le chemin le plus court. Pour Silvestri, c’est la résolution de ce problème par Leibniz (utilisant les tangentes pour déterminer les angles d’incidence et de réflexion et non la surface « réelle » du miroir) qui le mène à reprendre et à redéfinir le concept de via determinata, proposé par le jésuite André Tacquet dans sa Catoptrique. La voie la plus déterminée, conclut l’auteur, sera pour Leibniz l’expression d’un principe général du choix divin qui ne connaîtrait pas de contre-exemples.
Dans « Est-ce que les dimensions de l’espace peuvent se pénétrer ? », Gianfranco Mormino examine deux problèmes fondamentaux concernant la nature des corps : celui de l’impénétrabilité et celui de la résistance. Le premier se rapporte aux raisons pour lesquelles deux corps ne peuvent pas occuper la même place ; le deuxième aux raisons pour lesquelles deux corps en repos avec des masses différentes acquièrent des vitesses différentes lors de la collision de corps égaux avec la même vitesse (p. 169). L’auteur analyse d’abord l’impénétrabilité, telle qu’elle a été comprise au fil de l’histoire (modèle aristotélicien, modèle atomiste, théories hybrides, théories du XVIIe siècle). À cet égard, il montre l’évolution de la pensée de Leibniz jusqu’à « l’acceptation d’une qualité intensive dans l’essence des corps », posant dans les substances, outre le principe actif, une force passive primitive en tant que source soit de l’impénétrabilité soit de la résistance (p. 179). Cette explication permet à Leibniz de répondre au problème de la résistance, car, si les corps étaient simplement « étendue plus antitypia », ils ne pourraient pas moduler l’impulsion reçue dans le choc (p. 179). Mormino conclut par une explication, fondée sur une hypothèse anti-occasionaliste, de la raison pour laquelle Leibniz aurait été forcé de réhabiliter la matière première comme source métaphysique de la résistance des corps (p. 182).
En guise de conclusion, on dira que ce volume apporte une riche pluralité de perspectives, parfois réconciliables les unes avec les autres, parfois non, sur un sujet d’une importance majeure pour la compréhension de la pensée de Leibniz. Si les principia rationis répondent à des rapports fixes et définissables, s’ils sont hiérarchisables, s’ils sont susceptibles d’être exprimés par un modèle posant des principes premiers subordonnant les autres, tout cela continue, comme on l’a vu, à susciter des questions au regard d’une architecture dont les fondements – on le sait – ne peuvent qu’avoir été solidement posés. S’il est impossible de commencer à bâtir par le toit, à nous de saisir le fondement et de continuer à bâtir dessus, conformément à la sagesse de l’architecte. Il faut donc saluer dans la publication dirigée par Arnaud Lalanne les progrès déjà accomplis.
133Griselda GAIADA
134Wenchao LI, Hartmut RUDOLPH (éd.), Leibniz im Lichte der Theologien, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, Studia Leibnitiana – Supplementa 40, 2017, 345 p.
La fameuse déclaration « Je commence en philosophe, mais je finis en théologien » (LH IV, 1, 4k, Bl. 39 [1714 ?]) pourrait faire croire que l’accès de Leibniz à la théologie serait tardif et résulterait de son parcours philosophique préalable. Or, en réalité, dès ses jeunes années, Leibniz s’est préoccupé de problématiques à la fois philosophiques et théologiques, ainsi que cet ouvrage s’emploie à le montrer à partir d’analyses variées mais complémentaires. Loin d’être un aspect anecdotique ou circonstanciel de sa pensée et de son œuvre, les approches théologiques de Leibniz sont aussi riches et solides en ce qui concerne la théologie naturelle (la métaphysique) que la théologie révélée (l’étude des mystères). Également reliées aux efforts de rapprochement des Églises menés tout au long de sa vie, les thèses du théologien Leibniz méritaient donc de devenir un objet de recherche à part entière.
Cet ouvrage contient seize exposés présentés lors d’un colloque international à Hanovre en 2013, rédigés en allemand (10), en anglais (5) et en français (1). Dans sa préface (p. 7-8), Wenchao Li, actuel directeur de la Leibniz-Editionsstelle à Potsdam, en charge des écrits politiques (Politische Schriften, A IV) dans l’édition académique des œuvres complètes de Leibniz, souligne qu’outre certains passages de sa correspondance ainsi que certains écrits connus depuis longtemps consacrés à la théologie, il est désormais possible d’accéder à de nombreux autres textes proprement théologiques concernant des problèmes d’herméneutique, d’exégèse, de liturgie, etc., qu’il convient d’examiner, afin de voir si Leibniz n’était qu’un philosophe intéressé par la théologie, ou bien s’il était à la fois et tout autant, philosophe et théologien au sens étroit du terme, ainsi que l’affirmait Fontenelle dans l’éloge funèbre du savant universel.
L’initiative de ce colloque revient à Hartmut Rudolph, prédécesseur de Wenchao Li à la direction de la Leibniz-Editionsstelle à Potsdam jusqu’en 2007. Dans son introduction (p. 9-18), Hartmut Rudolph met en lumière le lien étroit entre théologie naturelle et théologie révélée : les mystères de la foi chrétienne, qui dépassent la compréhension humaine, ne sauraient entrer en contradiction avec la raison ou avec la sagesse divine. Expert en théologie des controverses, Leibniz aborde également les mystères révélés dans le contexte de ses visées d’union des Églises. Hartmut Rudolph résume ensuite brillamment chacune des seize contributions de ce volume consacrées à divers thèmes de théologie positive, ce qui permet entre autres d’observer la permanence des préoccupations iréniques et la cohérence, postulée par Leibniz, entre la théologie naturelle et la théologie révélée.
Tout d’abord, Kiyoshi Sakai analyse l’origine des principes philosophiques de la théologie leibnizienne, en montrant que le philosophe recourt à deux paradigmes fondamentaux du Moyen Âge, à savoir d’un côté la définition augustinienne de la relation entre « res » et « signum », et de l’autre la coordination thomiste entre « res », « ratio » et « nomen », établissant ainsi un parallélisme entre un concept de « ratio » proche du réalisme, et un concept de « signum » proche du nominalisme (p. 31).
Maria Rosa Antognazza souligne ensuite le caractère fondamentalement pragmatique de l’argumentation théologique de Leibniz, lié à « une insistance théologique sur la pratique » (p. 37), dont la finalité sotériologique consisterait à aimer Dieu sur toutes choses. Dès les Demonstrationes Catholicae, le projet titanesque du jeune Leibniz, qui devait servir de cadre intellectuel à tous ses efforts ultérieurs, visait à appréhender toutes les sciences, en particulier la théologie aussi bien naturelle que révélée, de sorte à promouvoir la gloire de Dieu et, ce faisant, de contribuer au bien commun, en visant une stabilité européenne tout autant politique, religieuse que sociale. En dernière analyse, ce qui importerait pour Leibniz serait moins la foi en tel ou tel point de doctrine que, comme dans presque toutes ses recherches alliant sciences et politique, l’adoption d’une « attitude pratique » (p. 52) au service de la vie temporelle et éternelle.
Consacrée également aux fondements de la connaissance théologique, l’étude de Daniel J. Cook est centrée sur l’herméneutique biblique. Selon lui, Leibniz a reconnu l’Ancien comme le Nouveau Testament en tant que révélations divines, dont l’authenticité n’est pas fondée sur le récit des miracles, mais sur la correspondance entre les prophéties de la Bible hébraïque et leur accomplissement dans le Nouveau Testament. Ainsi, Leibniz serait un « textualiste » (p. 60) portant une attention particulière au sensum literalis de la Bible, qu’il convient d’étudier de manière historico-philologique. En affirmant que les mystères de la foi ne sont pas contraires à la raison, même s’ils dépassent la compréhension humaine, Leibniz se présente également comme un rationaliste dont la foi chrétienne se fonde sur un Dieu conçu comme être rationnel, ce qui le distingue tout autant des déistes que des sceptiques de son temps. Cette contribution confirme la thèse précédente en mettant en lumière une composante pragmatique de la théologie révélée chez Leibniz.
Brigitte Saouma suppose que Leibniz, qui disposait d’une connaissance pour ainsi dire encyclopédique de la philosophie et de la théologie médiévales, devait connaître, de façon directe ou non, les idées de Bernard de Clairvaux, théologien alors extrêmement influent. Même si, jusqu’à présent, l’édition de l’Académie n’indique guère de références à l’abbé cistercien, les idées de Leibniz sur les rapports de Dieu à sa création, en particulier concernant l’anthropologie théologique ainsi que les concepts d’« image » et de « ressemblance », se situent dans la tradition augustinienne et bernardienne.
À la suite des exposés précédents consacrés aux liens de la théologie de Leibniz avec la tradition patristique et médiévale ainsi qu’avec le texte biblique, Irena Backus traite de la position de Leibniz sur la prédestination (déterminisme versus libre-arbitre) par rapport à Hobbes, Newton et Clarke. Concernant les substances intelligentes, Leibniz parle d’une « nécessité hypothétique » non mécanique, contrairement à Hobbes. À la question unde malum, qui trouve son origine exclusivement dans des causes mécaniques selon Hobbes, Leibniz oppose la nécessité par laquelle Dieu, dans sa perfection, choisit le meilleur de tous les mondes possibles. Finalement, leurs divergences s’expliqueraient par leur conception respective de Dieu. Conçu comme primum movens d’une chaîne de causes, le Dieu de Hobbes relève d’une théologie réformée concevant la prédestination de façon anti-arminienne. Quant à Newton, sa conception de Dieu implique une intervention continuelle dans sa création, en tant qu’auteur de la gravitation, alors que la conception leibnizienne renvoie à une harmonie préétablie, décriée par Clarke, qui reproche à cette thèse de mener à l’athéisme. Concernant la question du libre-arbitre et de la nécessité, Clarke aurait adopté une position intermédiaire entre Newton et Leibniz. Il partagerait l’unde malum et la nécessité morale de Leibniz, tout en se démarquant de sa conception philosophique et théologique de la nécessité.
Ulrich Becker se demande comment le théologien rationaliste Leibniz envisage la religion vécue. Sa distinction entre la vénération extérieure de Dieu et la « piété véritable » est influencée par les courants piétistes. Parmi les rares témoignages de la piété leibnizienne connus à ce jour, on peut mentionner des prières et un poème sur la passion, datant de 1684, qui reflète moins la theologia crucis des réformés qu’une conception de l’amour divin soucieuse de la béatitude des hommes. Un témoignage particulier de la piété de Leibniz se trouve dans l’élégie sur la mort de la Reine Sophie-Charlotte qui relève d’une théologie théocentrée. Le Christ n’y apparaît pas comme médiateur ou sauveur, mais comme fondateur de la « religion la plus pure et la plus éclairée » (p. 147), enseignant une piété nouvelle. Poursuivant cette analyse christologique, Mattia Geretto étudie les énoncés de Leibniz sur l’incarnation et la nature du Christ, conçu comme theanthroopos. L’incarnation serait la raison ultime de la création du mundus optimus. C’est pourquoi on pourrait parler d’une réponse « christocentrique » (p. 150) à la question : pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Dans le De Persona Christi (1680-1684), le mystère de l’incarnation joue un rôle central. Ainsi, le Christ theanthroopos, constituerait la pierre angulaire de la théologie de Leibniz.
S’intéressant à un autre aspect de la sotériologie, Peter Antes s’interroge sur les positions de Leibniz au sujet de la possibilité d’obtenir le salut dans les religions non-chrétiennes. Leibniz ne considérait pas le judaïsme comme une menace pour les chrétiens. Concernant l’islam, il distinguait l’aspect religieux de l’aspect politique. Par rapport à l’enseignement du prophète Mahomet, le philosophe avait adopté la position chrétienne usuelle à son époque. En revanche, son attitude à l’égard des Chinois, dont il appréciait tout particulièrement la théologie naturelle, était nettement plus ouverte. En se fondant sur la miséricorde de Dieu et en s’appuyant sur des auteurs anciens, Leibniz a admis la possibilité de rédemption pour les non-chrétiens, et a repoussé l’idée que les enfants non baptisés ainsi que les païens soient voués à la damnation éternelle.
Jaime de Salas consacre son exposé à l’analyse de la correspondance de Leibniz avec son ami Ernest de Hesse-Rheinfels, converti au catholicisme. Cette importante correspondance, qui s’est déroulée sur plus de dix ans, était surtout destinée au rapprochement des confessions catholique et luthérienne, et notamment à l’établissement de liens avec le catholicisme français. Dans le contexte des différentes étapes des efforts iréniques et œcuméniques de Leibniz, le contributeur étudie la position du philosophe vis-à-vis de la théologie officielle. Leibniz pensait possible une entente entre théologiens, les difficultés résultant avant tout d’obstacles politiques. Les efforts de Leibniz au service du bien commun, fondés sur des arguments rationnels, se seraient heurtés à l’identification des catholiques à leur Église, pensée comme institution centrale pour leur foi, tandis que le projet religieux de Leibniz visait l’ensemble des chrétiens dans le respect de leurs différences. Cette étude confirme à nouveau que la théologie leibnizienne avait un objectif pratique. Pour l’atteindre, le philosophe théologien a redéfini les concepts d’amour et de justice, en atteste son interprétation des trois degrés du droit naturel présentés dans cette correspondance, mais évoqués aussi lors des négociations auxquelles il a participé en raison de sa position à la Cour de Hanovre. Ainsi, tout au long de sa vie, sa méthode et son argumentation ont été imprégnées de son dévouement à la théologie.
Dans les deux dernières décennies de la vie de Leibniz, Jan Rohls indique avec pertinence que le rapprochement entre les deux confessions protestantes a joué un rôle primordial pour le philosophe. La théologie sacramentelle et la doctrine de l’élection au salut ont constitué les deux principaux points litigieux entre luthériens et réformés. L’auteur n’a souhaité approfondir que le second point portant sur l’élection de la grâce et sur la prédestination. Cette étude analyse d’abord les raisons historiques qui ont fait qu’en 1697, tant la Cour du prince Électeur réformé de Berlin que la Cour luthérienne de Hanovre avaient intérêt à favoriser le rapprochement entre les deux confessions protestantes. La Kurtze Vorstellung [...] rédigée en 1697 par le prédicateur réformé de la Cour de Berlin Daniel Ernst Jablonski, et la réponse intitulée Unvorgreiffliches Bedencken […], composée en 1699 par Leibniz et l’Abbé de Loccum Gerhard Wolter Molanus, en constituent les « deux documents les plus importants » (p. 186). Leibniz affirme que les attributs divins peuvent être conçus par la raison naturelle comme des « vérités éternelles et nécessaires », dont il convient de démontrer qu’ils entrent nécessairement en harmonie dans l’essence éternelle de Dieu, ce qui exclut l’opinion de certains théologiens réformés, transmise depuis la scolastique tardive, selon laquelle Dieu aurait le droit, selon son bon vouloir, de faire tout ce qu’il voudrait, y compris la damnation des innocents. De la même façon, il est impossible pour Leibniz de faire de Dieu la cause première du péché, car la sainteté de Dieu ne saurait être séparée de sa justice. Cette dissension résulterait en grande partie de la compréhension plurielle du concept de « volonté ». Cette étude approfondit les positions de Leibniz et de Jablonski au sujet de l’élection de la grâce divine et de la sotériologie. Leibniz a repoussé tant la conception supralapsaire d’une prédestination à la damnation que la prétendue solution d’une scientia media (science moyenne).
Dans la continuité thématique de l’exposé précédent, Christian Link souligne que la prédestination n’était pas seulement sujette à controverses entre luthériens et calvinistes, mais également parmi les théologiens réformés. En se distinguant de l’exégèse des réformateurs Luther et Calvin qui admettaient, chacun à sa façon, que toute connaissance théologique en ce domaine touchait à ses limites, Leibniz a opéré un « tournant philosophique fructueux par sa conception métaphysique d’un Dieu garant des vérités éternelles » (p. 212), véritable « matrice philosophique » (p. 214) destinée à rendre possible une harmonisation des divergences théologiques. Contrairement à la tradition théologique depuis Augustin jusqu’aux réformateurs, Leibniz a employé une argumentation logique pour sa doctrine des attributs divins, fondamentale pour expliquer le péché originel et l’unde malum, tout en récusant une vision volontariste qui attribuerait à Dieu un décret tyranniquement absolu. Dès son Discours de Métaphysique, Leibniz avait donc trouvé un « modèle philosophique » (p. 221) pour sa théologie conciliatoire.
Ensuite, Johannes Wallmann traite des rapports entre Leibniz et Philipp Jakob Spener, amorcés en 1697 à Francfort, où Leibniz était membre du cercle d’amis de Spener. Leur correspondance s’est interrompue en raison du séjour de Leibniz à Paris. De même que Leibniz, Spener était proche du Landgrave Ernest de Hesse-Rheinfels. Spener avait rédigé pour ce dernier un rapport sur la tolérance ecclésiastique, paru d’abord de façon anonyme, puis inclus en 1699 dans la collection de ses premiers écrits théologiques. Ce n’est qu’en 1687 que Leibniz reprend contact avec Spener, devenu entre temps premier prédicateur de la Cour de la Saxe électorale à Dresde. Une lettre de 1689 montre clairement que Spener était opposé à toute tentative d’union des luthériens avec Rome, contrairement aux essais d’abord de Molanus, puis de Leibniz, car le piétiste interprétait de telles tentatives comme une possible soumission des protestants. La dernière période des rapports entre les deux hommes a été marquée par leur engagement commun à la Cour de Berlin. Leibniz avait été introduit grâce à ses liens avec l’Électrice Sophie-Charlotte, dont le château de Lietzenbourg était devenu le centre de la vie culturelle et scientifique du Brandebourg, tandis que Spener, prieur luthérien de l’Église du Brandebourg et prédicateur de l’église St-Nicolas, évoluait dans un milieu fort différent. Il s’était montré très réservé par rapport au Tentamen expositionis irenicae […] (1699) que Leibniz lui avait communiqué et n’avait pas participé au negotium irenicum entre Leibniz, Molanus et Jablonski, ni au collegium charitativum de 1703. Malgré tout le respect qu’ils se sont mutuellement témoignés, il ne serait toutefois « pas resté grand chose » (p. 255) de l’amitié initiale entre les deux hommes.
Deux contributions sont ensuite consacrées à l’ecclésiologie leibnizienne. Luca Basso envisage ce thème dans son rapport à la philosophie de Leibniz, ainsi que dans les implications politiques qui en résultent. Selon lui, la res publica universalis conduite par Dieu et les républiques politiques concrètes ne sont pas à envisager de façon dualiste, mais elles relèvent d’un continuum, car les républiques singulières ne cessent de tendre vers cette république universelle, ce qui permet aussi d’établir un lien de « l’Église de Dieu » (p. 260) visant la béatitude universelle, avec « tout le genre humain ». De même que la foi ne saurait être séparée de la raison, également reliée à la caritas, de même le terme « catholique » signifie une tentative d’union de tous les hommes doués de raison. En ce sens, l’idée œcuménique de Leibniz serait de nature protestante. Dans le domaine politique, ses efforts œcuméniques seraient destinés à assurer au Saint-Empire romain germanique un équilibre, condition d’une « balance européenne », et par suite d’une paix durable. Klaus Unterberger, quant à lui, se demande si Leibniz se serait réclamé d’une conception « préconfessionnelle » (p. 269) du catholicisme, ou s’il conviendrait plutôt de le considérer « essentiellement » (ibid.) comme catholique, persuadé qu’il n’est pas fondé de se séparer de l’Église universelle dirigée par l’Esprit Saint, sans pour autant souscrire à chaque point particulier de la doctrine ou de la tradition. De façon générale, Leibniz a reconnu la primauté du pape jure divino, car l’Église doit disposer d’une constitution de droit et a besoin, en tant que personne morale singulière, d’une instance suprême, le pape, auquel obéir. En revanche, Leibniz n’a pas attribué au pape l’infaillibilité doctrinale car, selon lui, seul un concile peut décider des vérités doctrinales de façon infaillible. Mais le prétendu consensus quinquesaecularis n’étant qu’une fiction aux yeux de Leibniz, il était de fait insuffisant à remplir ce rôle. Lors de sa controverse avec Bossuet, Leibniz conteste, à partir du principe « nécessité fait droit », le caractère œcuménique du concile de Trente, dont les dogmes, considérés comme des enseignements canoniques ne pouvant être discutés sous peine d’anathème, ne sauraient à bon droit valoir comme étant nécessaires au salut. Selon Leibniz, la foi nécessaire au salut a été révélée par le Christ, elle est immuable et se retrouve comme fides implicita dans toutes les confessions.
Les préoccupations œcuméniques de Leibniz l’ont également conduit à s’intéresser à des questions liturgiques, ainsi que Stephan Waldhoff s’emploie à le montrer dans son étude. En effet, la liturgie est un des aspects de l’ecclesia catholica, envisagée comme la communauté de « tous ceux qui sont reliés entre eux par les sacrements ». Ainsi, Leibniz n’a pas seulement insisté sur la recherche d’un consensus dans la compréhension des sacrements, condition nécessaire à l’unité ecclésiale, mais s’est également occupé de questions concernant l’aspect historique de la liturgie, par exemple dans son ébauche d’une histoire de la maison des Guelfes de 1691. Dans son dialogue avec les catholiques, il a souligné les modifications des rites liturgiques au cours de l’histoire et mis en lumière des changements qui ont créé des précédents, pour être en mesure de relativiser la légitimité des usages pratiqués à son époque. Ses recherches approfondies sur la communion sous les deux espèces, en particulier sur la possibilité pour les laïcs de boire au calice, fournissent un exemple significatif de ses investigations liturgiques méthodiquement menées. Leibniz et Molanus ont toujours rejeté des tentatives d’union ecclésiale fondées sur la seule unification des rites, privilégiant une union fondée sur l’harmonisation des doctrines sacramentelles. Toutefois le recours à la liturgie anglicane aurait pu exercer une influence positive sur le rapprochement des luthériens et des calvinistes, vu le contexte politique de l’Angleterre en 1716, si le décès de Leibniz n’était pas venu mettre un terme à ces tentatives iréniques.
L’étude d’Hartmut Rudolph traite plus particulièrement du purgatoire et de la résurrection des corps. Seule la résurrection est comptée par Leibniz parmi les mystères de la théologie révélée, tandis que le purgatoire fait aussi partie de la théologie naturelle. Comparée aux différentes conceptions de l’Église de l’Antiquité et du Moyen Âge ainsi qu’aux références bibliques explicites, la position de Leibniz quant au purgatoire relève d’une prise de distance du point de vue de la sana ratio, selon laquelle on pourrait considérer le purgatoire comme une douleur purificatrice dans cette vie, mais aussi comme une purification de l’âme une fois séparée du corps. Quant à la résurrection de la chair, Leibniz visait seulement, comme pour tous les mystères, à en prouver la possibilité. Il précise que ce ne serait pas une masse de chair et d’os qui se réunirait à l’âme, mais une fleur de la substance « quidam substantiae flos ». L’eschatologie leibnizienne est incompatible avec une apocalypse conçue selon un modèle dualiste.
Pour conclure, cet ouvrage permet de soutenir à raison que Leibniz est à la fois, et de façon remarquable, philosophe et théologien. Tout en tenant compte des spécificités de chacune de ces deux disciplines, Leibniz a su les envisager de sorte à les soumettre à des exigences tant théoriques que pratiques. Pour ce faire, il a créé une nouvelle conception du lien entre philosophie et théologie, dont pourrait s’inspirer la théologie systématique actuelle. Leibniz a ouvert la voie à une position moyenne entre, d’un côté, le repli sur une double vérité (philosophique ou bien théologique) risquant d’entraîner la philosophie dans une fuite vers l’abstraction conceptuelle, et de l’autre, la compréhension dogmatique de la théologie risquant de mener à une pauvreté spéculative. La voie intermédiaire qu’il propose est une incitation à la pensée, tant pour les théologiens que les philosophes.
153Claire RÖSLER-LE VAN
4. Études particulières
154Sebastian BENDER, Leibniz’ Metaphysik der Modalität, Berlin, De Gruyter, Quellen und Studien zur Philosophie 130, 2016, xi-279 p.
Le livre de Sebastian Bender s’inscrit dans le sillage d’autres travaux portés par un intérêt renouvelé pour la conception leibnizienne des modalités, dont témoigne également le volume sur la compossibilité dirigé par Yual Chiek et Gregory Brown (voir Bulletin leibnizien IV). Comme son titre l’indique, l’ouvrage concerne avant tout la métaphysique des modalités. L’importance de la métaphysique modale tient au défi du nécessitarisme spinoziste auquel Leibniz se confronte à partir de 1676. La question centrale de la métaphysique des modalités est celle de leur vérifacteur. Autrement dit, quelles entités fondent les vérités sur le possible et le nécessaire selon Leibniz ? La réponse de Leibniz à cette question peut se résumer ainsi : ces vérifacteurs consistent dans les essences qui sont à leur tour des idées dans l’entendement divin. S’il s’agit d’une thèse incontestablement leibnizienne, pour le commentateur les difficultés commencent dès lors qu’on entre dans les détails.
La méthode suivie par Sebastian Bender est avant tout systématique. Il vise en effet à proposer une interprétation de la conception d’ensemble de Leibniz qui soit en mesure de surmonter les contradictions et inconsistances qui ne manquent pas d’apparaître entre plusieurs de ses conceptions modales. Pour ce faire, il sélectionne de façon judicieuse quelques-unes des principales thèses interprétatives puisées aux sources d’une littérature secondaire abondante pour les soumettre à un examen critique ainsi qu’à un certain nombre d’outils conceptuels issus de la philosophie contemporaine des modalités. Cette approche systématique n’exclut pas tout à fait la contextualisation historique, même si celle-ci est réduite, ni l’attention portée au détail des textes et à l’évolution de Leibniz.
L’introduction expose les six présupposés théoriques formant le cadre général de ce que doit être une explication systématique correcte des modalités : (i) le théisme ; (ii) le rationalisme explicatif ; (iii) l’optimisme ; (iv) l’essentialisme ; (v) le nominalisme ; (vi) l’actualisme. Le théisme est la thèse selon laquelle le monde est créé par un Dieu qui est un être transcendant au monde et une personne. Le rationalisme explicatif exprimé dans le Principe de raison suffisante (PRS) est la thèse selon laquelle il n’y a pas de faits absolument inexplicables. L’essentialisme est ici défini comme la thèse selon laquelle les vérifacteurs des vérités modales sont des essences, natures, ou possibilia. Le nominalisme se définit par le refus de la réalité des abstraits. L’actualisme enfin est la thèse selon laquelle seuls les objets actuels, effectifs, existent, à l’exclusion d’objets simplement possibles. Dans ces six présupposés, les deux premiers servent à définir la forme spécifique du théisme leibnizien qui est un théisme rationaliste. Au cœur de ce théisme rationaliste se trouve la réalité des possibles inactuels. En effet, c’est ce qui fait que le monde est le produit d’un choix fondé dans des raisons. Ainsi la réalité de possibilia inactuels, représentant des alternatives au choix divin, représente pour Leibniz la pierre de touche de sa métaphysique modale. Un des enjeux de l’ouvrage consiste à évaluer la cohérence de ce théisme rationaliste.
Le livre comporte cinq chapitres. Le premier expose la conception spinoziste des modalités et défend une interprétation nécessitariste, déduite du monisme de la substance et d’une conception objective et non-combinatoire des attributs de la substance. Selon Spinoza, tout ce qui est possible est actuel et toutes les vérités sont nécessaires. Dans la suite de l’ouvrage, Bender examine tour à tour la réaction de Leibniz à ces deux thèses. Les trois chapitres suivants sont ainsi consacrés aux fondements de l’affirmation de la réalité des possibles inactuels, tandis que le cinquième et dernier chapitre étudie la réponse de Leibniz à la seconde thèse de Spinoza.
Dans le chapitre 2, Bender se penche sur le fondement des modalités dans les essences. Il défend la thèse d’une fondation en deux étapes : des vérités modales dans les essences, identifiées aux idées divines d’abord, puis de ces idées dans l’essence divine elle-même. Il défend ainsi la thèse selon laquelle l’essence divine est le vérifacteur ultime des vérités modales. S’inspirant de l’interprétation défendue par Ohad Nachtomy, l’auteur conçoit le rapport entre les essences créées et l’essence divine à partir d’un modèle combinatoire. Selon cette approche, les attributs divins sont les prima possibilia, autrement dit les briques métaphysiques fondamentales des essences créées. Dieu est le sujet de tous les attributs compatibles, tandis que les essences finies résultent des combinaisons limitées de ces attributs. Tout en affirmant que les vérités modales sont fondées en Dieu, Leibniz ne défend pas selon Bender une conception réductionniste des modalités, parce que le concept d’essence est irréductiblement modal. Quoique la position défendue dans ce chapitre s’apparente à plusieurs égards à celle de Samuel Newlands, elle s’en écarte cependant sur ce point décisif. L’auteur discute ce point dans la conclusion de l’ouvrage dans laquelle il estime en effet que le rationalisme explicatif ne doit pas nous amener à voir en Leibniz un Hume avant la lettre, selon lequel les vérités modales sont fondées dans le simple fait brut que Dieu ait telles idées plutôt que telles autres. Au contraire, le PRS implique que ces vérités soient fondées dans une essence elle-même nécessaire, impliquant le caractère irréductible des modalités (p. 259-260).
Les essences individuelles ne se présentent pas à l’esprit divin de manière isolée, mais coordonnées en mondes possibles. Le chapitre 3 est consacré à la notion de monde possible. L’interprétation de la conception leibnizienne des mondes se heurte à une difficulté bien connue des commentateurs. D’un côté en effet Leibniz définit les mondes comme de simples agrégats de substances possibles, ce qui va de pair avec l’indépendance des substances et le rejet du monisme de la substance. De l’autre, Leibniz insiste souvent sur le fait que « tout est lié » dans chaque monde et que ces mondes possibles sont des totalités intégrées. En privilégiant l’une ou l’autre de ces conceptions à l’exclusion de l’autre, on obtient deux interprétations opposées : d’une part, l’interprétation « humienne », d’après laquelle les mondes sont de simples combinaisons, ensembles ou agrégats, constitués selon un modèle « de bas en haut » par les concepts individuels complets ; d’autre part l’interprétation « holiste », qui propose un modèle « de haut en bas », selon lequel les mondes possibles précèdent les individus qui en font partie. L’auteur rejette l’une et l’autre de ces interprétations et affirme une dépendance réciproque des concepts de substances individuelles et des concepts de mondes possibles, en vertu de laquelle Dieu ne peut pas plus former de concepts individuels complets sans considérer l’ensemble du monde dont ils font partie qu’il ne peut penser un monde possible sans les individus qui en font partie.
Ce chapitre introduit également deux distinctions mobilisées dans la suite de l’ouvrage. En premier lieu, il distingue en s’inspirant de Gregory Brown et Ohad Nachtomy le concept complet d’un individu d’un concept incomplet de « proto-individu ». Le premier contient la totalité des prédicats de la substance individuelle dont il est le concept, tandis que le second ne contient que les prédicats monadiques à l’exclusion des prédicats relationnels. Le processus d’engendrement combinatoire des mondes possibles à partir des possibles pris séparément décrit dans le § 225 de la Théodicée concerne les concepts de proto-individus, ce qui s’accorde avec le fait que les concepts complets sont liés à leur monde (worldbound, weltgebunden) (p. 138-140). Selon Bender, le passage d’un concept incomplet à un concept individuel complet requiert l’ajout de deux ingrédients aux concepts de proto-individus : des lois générales d’une part ; d’autre part les concepts de tous les autres proto-individus auxquels le premier concept est lié grâce à ces lois (p. 151).
La seconde distinction est relative à l’ambiguïté du concept de monde. Celui-ci peut en effet désigner soit une pluralité de substances créées, soit une pluralité de concepts complets dans l’entendement divin. Au premier sens, le monde est effectivement un agrégat. En revanche dans le contenu des idées divines, tout est lié. Cette asymétrie entre ce qui est vrai du concept de monde comme pluralité de substances et comme pluralité de concepts complets est amenée à jouer un rôle important dans les deux chapitres suivants.
Dans le chapitre 4, Bender se confronte au problème de la compossibilité. Celui-ci consiste à réconcilier deux thèses apparemment incompatibles, l’indépendance des substances d’une part et l’incompossibilité de certaines substances d’autre part. Si les substances sont parfaitement indépendantes les unes des autres, alors il s’ensuit que nulle substance n’implique ni n’exclut toute autre et qu’elles doivent être compossibles. L’incompossibilité est la conséquence de deux présupposés : (i) la réalité de possibilia inactuels et (ii) la thèse de la maximisation de l’essence, selon laquelle Dieu « fait le plus de choses qu’il peut » (GP I, 331). L’auteur commence par exposer et rejeter trois interprétations de la compossibilité. La première est l’interprétation logique selon laquelle la compossibilité désigne la consistance logique, qui permet de garantir l’impossibilité absolue que Dieu crée la totalité des possibles, mais contredit directement l’indépendance des substances. Il rejette ensuite l’interprétation nomologique selon laquelle la compossibilité désigne une forme de consistance sous un même ensemble de lois, qui permet de préserver l’indépendance des substances. Elle se heurte cependant à trois critiques. Elle implique en effet de renoncer à la thèse selon laquelle les substances sont liées à leurs mondes. Elle est en conflit avec la thèse de la maximisation. Enfin elle rend triviale la notion de compossibilité. La troisième interprétation rejetée a été défendue récemment par Jeffrey McDonough, et voit la compossibilité comme un problème d’optimisation, sur le modèle des jeux de pavage. Comme l’interprétation nomologique, celle-ci implique de renoncer au caractère world-bound des substances. Et si elle permet de rendre compte de l’incompossibilité de substances étendues, son application à des monades spirituelles inétendues pose problème.
Bender définit la compossibilité comme le fait que deux substances ou plus peuvent être créées dans un même monde, compris comme un système, et l’incompossibilité par le fait qu’elles ne puissent exister dans un même monde (p. 191). Cette interprétation ressemble à ce que l’on appelle généralement l’interprétation cosmologique de la compossibilité, mais elle en diffère par le fait que le critère de ce qui constitue un monde est laissé indéterminé, alors que pour Messina et Rutherford par exemple, ce critère est l’unité spatio-temporelle. D’après l’auteur, cette interprétation permet de concilier l’incompossibilité avec l’indépendance des substances. Afin de justifier ce point, il recourt à la distinction des concepts individuels et des substances exposée au chapitre 3 : les concepts dépendent les uns des autres, mais les substances existent indépendamment les unes des autres parce que Dieu peut créer une substance indépendamment de toute autre. Par conséquent, il faut distinguer entre les mondes possibles, ou systèmes ordonnés, et les « scénarios de création », susceptibles d’inclure des amas désordonnés de substances, distinction que l’auteur rapporte à la distinction scolastique entre la puissance ordonnée de Dieu et sa puissance absolue (p. 186-187). Dans les réflexions contemporaines sur les modalités, on appelle parfois « biconditionnels de Leibniz », les deux équivalences suivantes : une proposition est nécessaire si et seulement si elle est vraie dans tous les mondes possibles, et possible si et seulement si elle est vraie dans un monde possible. Selon l’interprétation de la compossibilité ici défendue, non seulement ces deux équivalences ne sauraient constituer une analyse des concepts de nécessité et possibilité, mais son interprétation invalide encore ces deux biconditionnels, Dieu étant capable d’actualiser ce qui n’est vrai dans aucun monde.
Tout en figurant à l’horizon de chacun des chapitres, le problème du nécessitarisme, sous sa forme théologique, est directement abordé dans le dernier chapitre. L’argument nécessitariste se formule ainsi : (1) Dieu choisit et crée nécessairement le meilleur des mondes possibles ; (2) le monde actuel est nécessairement le meilleur des mondes possibles ; (3) Donc le monde actuel existe nécessairement. L’auteur commence par évoquer les différentes stratégies adoptées par Leibniz pour contrer la conclusion nécessitariste de l’argument : (i) le monde actuel n’existe pas nécessairement, en vertu de la possibilité per se d’autres mondes possibles, même si ces derniers sont incompatibles avec la perfection divine ; (ii) le monde actuel n’est pas nécessairement le meilleur des mondes possibles, ce qui mobilise l’approche de la contingence par l’analyse infinie ; (iii) Dieu ne choisit pas nécessairement le meilleur monde possible, ce qui implique une violation du PRS. L’auteur privilégie cette dernière solution qui constitue le meilleur moyen de contrer le nécessitarisme. Afin de la justifier, il doit cependant se confronter au problème du statut de vérité nécessaire du PRS, que semblent impliquer la dérivation de l’identité des indiscernables, les arguments contre l’espace et le temps absolus de Newton et enfin le fait que Leibniz présente parfois le PRS comme une conséquence de la définition de la vérité. Bender résout ces difficultés en soutenant que le PRS a une validité limitée. Ainsi chaque monde est soumis au PRS, mais le fait de l’existence d’un monde, dépendant du choix divin, est lui-même soustrait au PRS (p. 242-250). D’après l’auteur, Dieu a le pouvoir de ne pas choisir le meilleur, ce qui entraîne une limitation du PRS. Il n’y a pas de raison en vertu de laquelle Dieu choisit d’agir conformément au PRS. Le chapitre se conclut en conséquence par une réflexion sur l’existence d’une tension irréductible entre deux des présupposés initiaux, le rationalisme explicatif et le théisme.
On peut ne pas suivre l’auteur dans toutes les thèses défendues dans ce livre. On pourrait notamment objecter, à propos du fondement des modalités, qu’il n’est pas évident que les essences créées résultent directement des combinaisons d’attributs divins selon le modèle combinatoire défendu dans le deuxième chapitre. Ce modèle risque en effet de transformer les attributs divins en constituants des essences, alors qu’ils n’en sont que des réquisits médiats, selon la position adoptée par Leibniz dans les années 1680 (cf. A VI, 4-A, 990). Une autre thèse pour le moins audacieuse est la limitation du PRS. Celle-ci ne manquera pas de susciter des critiques ou à tout le moins des réserves. D’une certaine façon, l’interprétation proposée constitue un retour à l’interprétation que défendait Russell en 1900, à l’encontre de l’interprétation de Couturat. Une solution alternative que n’envisage pas l’auteur consisterait à distinguer plus nettement le PRS, dont la nécessité ne serait pas remise en cause, du principe du meilleur et à n’affirmer que la contingence de ce dernier.
Malgré cela, l’ouvrage se distingue par la clarté du propos, amplifiée par les très utiles introductions et conclusions de chapitres permettant au lecteur de suivre pas à pas le développement de l’analyse, ainsi que par la simplicité assumée avec laquelle chaque étape de la réflexion est développée. Il s’agit d’un livre important, dont l’un des mérites est de se confronter à nouveaux frais à quelques-uns des problèmes les plus difficiles de la métaphysique de Leibniz.
168Jean-Pascal ANFRAY
169Arthur DONY, Leibniz et J.-S. Bach, Métaphysique et pensée musicale à l’âge baroque, Presses Universitaires de Liège, « Série Philosophie », 2017, 135 p.
Penser en musique. Les formes musicales peuvent nous séduire, nous émouvoir ; elles se présentent aussi comme ce tissu dont la nature évoque celle des productions de l’esprit rationnel : complexité, densité, clarté, économie, cohérence, consistance… Le déploiement de ce tissu dans la trame temporelle d’une œuvre n’est pas éloigné du développement déductif. Une telle analogie est devenue un lieu commun. Que l’on puisse penser en musique et définir la musique comme une forme sensible de production rationnelle présentant sa régularité, sa logique interne – et ses propres erreurs et inconséquences – n’est pas une thèse originale en théorie musicale et trouve son expression la plus parfaite dans les avant-gardes du XXe siècle. Il est d’ailleurs notable que ce rapprochement entre logique et formes musicales se fasse, chez un Schönberg, dans un saut par-dessus les classiques, vers le baroque et la forme privilégiée du contrepoint. En cela, analyser la pratique du contrepoint chez Bach à la lumière de son inscription dans la philosophie de Leibniz et des lois que ce dernier théorise (économie des principes et variété des apparences, principe de continuité et d’uniformité, par exemple) est un geste qui n’a rien de scandaleux.
L’ouvrage d’Arthur Dony va cependant plus loin que cette analogie entre deux tissus logiques. Il en va, dans ce petit livre à la fois clair et didactique, d’une connivence thématique latente. Derrière l’analogie dégagée entre la pensée de Leibniz et la composition de Bach se profile une parenté plus profonde, qui ne tiendrait pas seulement à l’équivalence de deux structures, mais qui se fonderait, in fine, dans une même thèse métaphysique. Cette ambiguïté est au cœur d’un ouvrage qui, se présentant sous la figure de l’isomorphisme entre pensée philosophique et composition musicale, garde un telos leibnizien.
D’un côté, en effet, Arthur Dony déploie avec brio un isomorphisme sur plusieurs niveaux ou ordres, véritable « fil d’Ariane » du raisonnement (p. 13). Cet isomorphisme joue au niveau de chacune des pensées : harmonie préétablie du coté leibnizien, engendrant un ensemble de principes métaphysiques rapidement exposés ; volonté compositionnelle du côté de Bach, à partir de laquelle s’organise également le champ de la création contrapuntique et que l’auteur exemplifie à partir d’analyses brèves mais éclairantes. Chaque pensée trouve ici sa cohérence structurelle, la thèse formaliste étant privilégiée par l’auteur pour penser la musique de Bach. Cette thèse présente une écoute résolument structurale, « lucide à la loi, aveugle à l’objet », selon les mots de Michel Serres (p. 23), pour laquelle les puissances sonores comptent moins que l’idée organisatrice dans laquelle prennent place consonances et dissonances (chapitre V), dans un équilibre savamment dosé, et où chaque partie, dans une densité fractale (chapitre V), trouve sa place en regard de l’harmonie du tout. L’indépendance des voix, le refus de la suggestion et de l’imitation entre les différentes parties de l’œuvre, le principe compositionnel de l’unité dans la diversité, tous ces points sont dès lors un tremplin pour présenter un autre isomorphisme organisant cette fois les rapports entre les deux figures étudiées. Il s’agirait, entre monde leibnizien et monde musical de Bach, d’une même structure logique, d’une même configuration du réel. Cet isomorphisme peut, pour Arthur Dony, se résumer dans la définition même de l’harmonie telle qu’elle est exposée par Leibniz : unité dans la diversité, permettant de penser comment les individualités s’entre-expriment en renvoyant toutes à un ordre qu’elles manifestent mais qui les transcende. Si chaque monade est un certain point de vue sur le tout harmonieux, chaque déploiement musical est une certaine métamorphose de la cellule initiale où est contenue, in nuce, sous sa forme la plus pure et la plus dense, l’ensemble des possibles que le contrepoint, spécialement sous la modalité du canon, se charge de déployer. Traçant l’image de cet isomorphisme entre pensée métaphysique et composition musicale, Arthur Dony rejoint la conception d’un Boris de Schlœzer, qui voyait dans l’œuvre du Cantor le jaillissement d’une idée concrète, organique, dont l’expressivité sensible se fonde dans une démarche pourtant formelle.
Le point plus délicat de l’ouvrage consiste dans le fait que cette analogie structurelle, cette homologie entre Bach et Leibniz cherche à se fonder sur le plan d’une parenté théorique réelle. En restant prudent, Arthur Dony suit ici d’autres auteurs (comme Carl Immanuel Gerhardt et Hans Eggebrecht) et prête attention à la participation active de J.-S. Bach, dans la dernière décennie de sa vie, à la Société des Sciences Musicales d’Arthur Mizler. Prudence, car Mizler hérite de la philosophie de Leibniz à partir de l’influence de Wolff, et parce que le rapport de Bach aux ouvrages de Leibniz n’est nullement avéré. Les contributions de Bach à la Société Mizler sous la forme de pièces musicales servent plutôt à dépeindre une certaine ambiance intellectuelle, ce qui permet à Arthur Dony de faire passer plus aisément une thèse autrement plus engageante et qui consiste à penser la musique de J.-S. Bach comme une « mise en œuvre concrète » (bien que pas nécessairement explicite ni même consciente) de la pensée de Leibniz. Cette thèse dépasse le repérage d’une analogie structurelle et décrit une parenté métaphysique. Outre qu’elle ne se fonde pas sur des données musicologiques clairement vérifiées, elle présente l’inconvénient de centrer l’analyse de l’œuvre du Cantor sur la dernière décennie de son activité, vers des œuvres dont la densité formelle corrobore le tournant formaliste de l’analyse. Cette approche téléologique vient à l’encontre d’autres traditions musicologiques, qui repèrent dans l’œuvre de Bach des mécanismes plus rhétoriques et imitatifs (on se référera sur ce point aux travaux engagés dès le début du XXe siècle par André Pirro dans L’Esthétique de Jean-Sébastien Bach, Paris, 1907). Et la gêne s’accroit lorsque le dernier chapitre cède à la tentation des « portraits croisés », proposant un parallèle entre les vies des deux hommes et leurs tempéraments – c’est moins la justesse du parallèle qui peut être contestée que sa valeur explicative.
Si Arthur Dony propose ici un certain coup de force, ce dernier a bien un enjeu dans l’économie de l’ouvrage : cet enjeu est esthétique. Reprenant l’opposition canonique entre partisans d’un art nouveau incarné par Jean-Philippe Rameau et continuateurs de la forme contrapuntique (dès l’introduction puis au chapitre VIII), l’auteur se place clairement en défenseur des seconds. Dans ce tableau, c’est évidemment la figure de Descartes qui vient symétriser le combat. Rameau est présenté à travers le prisme du Compendium musicae de Descartes. Charmer, toucher l’âme de l’auditeur par des figures simples et variées et par le déploiement desquelles la mélodie harmonisée se présente comme une formule à la fois philosophique et musicale. À l’opposé se dresse le couple baroque Bach/Leibniz, tous deux héritiers d’une histoire que la modernité philosophique et esthétique prétend dépasser : la pensée scolastique d’un côté, la conduite contrapunctique des voix de l’autre. Dessiner un tel Kampfplatz est cependant problématique à plusieurs égards. De même qu’il n’est pas évident de donner au couple Bach/Leibniz une réalité historique et explicite (et non seulement homologique), le couple Rameau/Descartes est moins évident qu’il n’y paraît. Si des auteurs comme André Charrak ou Catherine Kintzler ont excellemment montré la cohérence théorique qui relie ces figures dans une commune recherche esthétique et scientifique sur l’harmonie, le cartésianisme de Rameau n’est pas une thèse incontestable (nous renvoyons sur ce point aux recherches de Benjamin Straehli – « Le cartésianisme de Rameau : un mythe ? » in Revue de musicologie, t. 101, 2015).
Cette présentation a aussi pour conséquence une simplification de l’interprétation sur le plan esthétique. Insistant sur le relativisme de l’esthétique cartésienne et l’importance que prend, dans le Compendium musicae, l’idée d’un effet sur l’auditeur de motifs mélodiques simples, Arthur Dony lui oppose une esthétique leibnizienne concurrente, qui progresse de la clarté confuse des perceptions sonores puis de la densité du contrepoint à une compréhension musicale dans laquelle le plaisir esthétique se réalise réellement, dans sa dimension éminemment cognitive. Cette opposition n’est pas infondée mais pose deux problèmes principaux. Tout d’abord, il n’est pas sûr que l’on gagne à rabattre l’esthétique leibnizienne – si ce terme est approprié – du côté de la distinction intellectuelle, en considérant la confusion sensible, qui se fonde dans la sensation de tout son, comme un état passager que l’écoute avertie doit surmonter. La musique chez Leibniz a deux places et deux fonctions : elle est le thème d’une esthétique embryonnaire, contenue dans les pages des Nouveaux Essais sur l’entendement humain consacrées aux petites perceptions, qui trouvera toute sa postérité chez Baumgarten, auteur qui prendra pleinement au sérieux cette confusion inhérente à la perception et pensera l’esthétique comme la science du sensible, pensé dans toute sa particularité. Mais elle joue également le rôle d’un modèle ou d’une métaphore pour penser les principes métaphysiques. Arthur Dony fonde l’analogie qui gouverne son ouvrage sur ce deuxième plan, mais il sous-estime l’originalité de l’esthétique leibnizienne en projetant cet usage métaphorique sur sa conception de la sonorité. Autrement dit, il n’est pas sûr que l’analogie métaphysique soit le point de départ d’une esthétique proprement leibnizienne. Quant à l’opposition de cette esthétique à celle de Descartes, il subsiste ici un malentendu. Les premières pages du chapitre VIII rabattent l’esthétique cartésienne sur une exigence de « clarté et d’intelligibilité immédiates » qui conduisent à rejeter la confusion apparente et temporaire du contrepoint. Mais c’est sous-estimer le thème de la variété chez Descartes, variété qui ne vient pas seulement épicer ou contrebalancer la clarté mais constitue un principe cardinal du plaisir esthétique (et sur la base duquel Descartes admet la tierce au rang des intervalles, plus parfaite que la quinte ! – nous renvoyons ici aux analyses d’André Charrak dans Musique et philosophie à l’âge classique, PUF, 1998). En projetant l’usage analogique du musical sur son traitement esthétique, Arthur Dony opte pour une lecture formaliste de l’esthétique leibnizienne et force des oppositions justes historiquement (entre essor de l’opéra et contrepoint), mais qui demanderaient un traitement plus approfondi.
Ces remarques n’ôtent pas à l’ouvrage d’Arthur Dony sa force didactique et la clarté de sa méthode – justement leibnizienne. Partant, son originalité se joue peut-être moins du côté de la pensée musicale que du côté de l’histoire de la philosophie. En pensant l’importance des métaphores musicales chez Leibniz, c’est la Monadologie elle-même qui se présente comme un Art de la Fugue.
177Pauline NADRIGNY
178François DUCHESNEAU, Organisme et corps organique de Leibniz à Kant, Paris, Vrin, coll. « Mathesis », 2018, 522 p.
« Que l’on examine bien ce système, on lui trouvera de la conformité avec la bonne métaphysique ; j’entends celle de Leibniz, qui traite l’essence primitive de la matière, et la nature de ses principes », écrit en 1769 le naturaliste John Turberville Needham à propos de son propre système (cité p. 193). Sa « conformité » avec la métaphysique leibnizienne n’a pourtant rien d’évident. On pourrait même opposer une à une les thèses des deux auteurs : Needham soutient la génération spontanée et la formation des corps organiques par épigénèse, quand Leibniz soutient leur préformation par Dieu ; Needham identifie principe de vie et principe de végétation, quand Leibniz n’entend par vie que perception et appétit ; enfin, Needham assimile le corps organisé à un système dynamique d’action et de réaction, quand Leibniz souligne que tout phénomène corporel obéit aux seules lois de la mécanique. À l’opposition des thèses semble s’ajouter celle des méthodes : Needham est perçu comme un strict observateur, héritier de l’empirisme de Locke et de Newton, et en cela nécessairement opposé aux spéculations de l’école des leibnizo-wolffiens. Faut-il dès lors penser que la mention de Leibniz par Needham n’est qu’un effet de mécompréhension et d’instrumentalisation de la « bonne » métaphysique leibnizienne ?
François Duchesneau soutient dans ce livre une vue tout autre, bien plus féconde : la réception inattendue de Leibniz par Needham illustre avant tout le « potentiel d’adaptation des notions leibniziennes et le rôle qu’elles pouvaient jouer en suscitant de nouvelles conceptions en philosophie naturelle » au XVIIIe siècle (p. 251). En retour, ce « potentiel d’adaptation » révèle le caractère caduc des oppositions scolaires à partir desquelles les historiens de la biologie, d’une part, les historiens de la philosophie, de l’autre, ont parfois pensé la reprise ou le rejet des thèses leibniziennes à l’époque des Lumières. F. Duchesneau invite par exemple à surmonter « la dichotomie épistémologique tranchée entre faits d’expérience et hypothèses interprétatives que les contemporains et la tradition ont surimposée à la lecture des œuvres de Needham » (p. 190).
Organisme et corps organique de Leibniz à Kant suit précisément les « métamorphoses » du modèle leibnizien au XVIIIe siècle. Le livre complète le précédent ouvrage de François Duchesneau, Leibniz. Le vivant et l’organisme (Vrin, 2011), qui avait pour objet les méthodes et principes de médecine promus par Leibniz et ses lecteurs. Ici, le fil directeur est le concept-objet d’une science des êtres vivants en voie de constitution : le corps organisé. Pour Leibniz, le corps organisé est d’une part caractérisé par opposition aux agrégats se composant et se décomposant par les seules lois de la mécanique ; il est d’autre part singularisé par son union avec une âme ou une monade, c’est-à-dire un principe d’action sur soi pérenne, représentant harmoniquement la séquence des transformations de son corps. Ces deux aspects, qui forment ensemble l’« armature conceptuelle » du modèle leibnizien (p. 475), sont constamment en tension ; leur complémentarité est saisie différemment tout au long du XVIIIe siècle. En suivant patiemment leur réception, François Duchesneau révèle dans ce livre les « multiples options que recelaient les doctrines » de Leibniz, aussi bien que la capacité du modèle leibnizien à s’adapter à des conjectures inédites au gré des nouvelles observations biologiques et des débats qu’elles suscitent. La monade devient par exemple monas vegetatura chez Hanov (p. 325). Elle n’est donc plus le réquisit et l’unité représentative du composé comme c’était le cas chez Leibniz ; elle est directement l’élément physiologique élémentaire du corps organique. L’ouvrage montre en quoi ce processus de naturalisation des monades et des machines de la nature ne livre pas tant une interprétation déviante qu’une lecture inventive de Leibniz (p. 281). Il établit aussi quelles ont été les différentes médiations historiques de ces réceptions, qu’il s’agisse des écrits de Condillac ou des Institutions leibnitiennes de Sigorgne (p. 193).
Le premier chapitre est consacré à la conception leibnizienne de l’organisme et de sa préformation. Il présente les grandes étapes de constitution des hypothèses de Leibniz, en dialogue avec Friedrich Hoffmann, Georg Ernst Stahl ou Pierre Bayle. Ce déroulement dialogique montre parfaitement en quoi la présentation synthétique « des concepts et des propositions dans la Monadologie tend à gommer le caractère paradoxal et à certains égards problématique des thèses leibniziennes » sur les vivants. En effet, la Monadologie, rédigée tardivement par Leibniz, a bien souvent orienté ses lecteurs « vers la cohérence accomplie d’un illusoire système leibnizien » (p. 63). Cette illusion a d’abord dissimulé la nature en partie programmatique des analogies et hypothèses qui y sont avancées ; elle a ensuite masqué « l’extrême complexité des représentations » qui peuvent être associées aux concepts de corps organique et machine de la nature. Ce qui est remarquable dans l’analyse de François Duchesneau, c’est qu’elle restaure le sens historique de ces concepts en montrant à la fois quels « modes de représentations du vivant » sont écartés par Leibniz et lesquelles, parmi ces représentations écartées, seront reprises et amendées par les naturalistes au siècle suivant. Ainsi, chez Leibniz, le corps organique est bien le « théâtre de métamorphoses programmées », mais non « le principe stable de ses propres changements » (p. 67). Or on trouve chez certains lecteurs de Leibniz une version du modèle leibnizien selon laquelle le corps organique lui-même contient un noyau corporel essentiel, un germe impérissable qui garantit la pérennité de la personnalité (p. 300).
L’ouvrage suit ensuite un déroulement chronologique. Le chapitre II s’attache à Wolff, Bilfinger, Canz et Winckler, chez qui la distinction entre cause mécanique et cause physique que l’on trouvait dans une lettre de Leibniz à Michelotti permet une redéfinition des machines de la nature. Le chapitre III décrit le mécanisme organique de Bourguet qui soulève plusieurs difficultés dans la théorie leibnizienne de la génération. Maupertuis et Buffon, dont les conceptions du corps organique sont détaillées dans le chapitre IV, se positionnent contre les hypothèses préformationnistes de Bourguet. Le chapitre V étudie la philosophie naturelle de Needham. Le chapitre VI, dévolu à Haller et Bonnet, montre comment la distinction physiologique entre parties irritables et parties sensibles favorise une compréhension décentralisée du corps organique leibnizien. Hanov, analysé dans le chapitre VII, assimile la perception dont sont douées les monades sentantes à la discrimination de l’utile et du nuisible. Le système de Hanov, comme ceux de Diderot et La Métherie, présentés au chapitre VIII, révèlent à la fois le « potentiel de variation » des notions leibniziennes et les apories de toute « monadologie physiologique » (p. 320). Le livre se clôt avec un chapitre sur le Bildungstrieb de Blumenbach (chap. IX) et la conception kantienne de la téléologie organique (chap. X). L’ensemble révèle plusieurs lignes de force dans le devenir des notions leibniziennes au siècle des Lumières, notamment l’abandon total de l’idée de la mort comme simple enveloppement du corps organique, ou la transformation progressive de la notion de « machine de la nature », entendue désormais comme un système harmonique au sein duquel les organes se constituent par spécialisation fonctionnelle croissante.
La philosophie de Leibniz offre donc un point de convergence entre plusieurs philosophies naturelles des Lumières. Le livre établit de façon convaincante comment ces philosophies, ou psychophysiologies, ont été conçues en référence, critique ou positive, directe ou indirecte, à un legs conceptuel en réinvention constante, à savoir le couple monade-machine de la nature. Il corrige et complexifie ainsi un certain nombre de généalogies binaires à partir desquelles ont été saisis depuis le XIXe siècle les apports du leibnizianisme et de ses systèmes concurrents. En somme, le livre de F. Duchesneau apporte une contribution majeure tout à la fois aux études leibniziennes et à l’histoire de la biologie.
185Raphaële ANDRAULT
186Michel SERFATI, Leibniz and the Invention of Mathematical Transcendence, Stuttgart, Franz Steiner, 2018, 225 p.
Il ne s’agit pas simplement d’un livre traitant d’un chapitre plus ou moins connu de l’histoire des mathématiques, mais bien du premier ouvrage abordant un sujet jusqu’alors très peu pris en considération par la critique. L’auteur s’est fait connaître par de nombreuses publications sur les mathématiques de Descartes et de Leibniz, en évoquant à de multiples reprises les liens avec leurs philosophies respectives. Dans l’ouvrage présenté ici, Serfati dépasse de loin l’état de la critique sur le sujet et analyse bon nombre d’aspects de façon bien plus précise et détaillée que cela n’avait été fait jusqu’à présent. Il discute les réflexions et tentatives mathématiques de Descartes et Leibniz, et présente leur réception par les contemporains, ainsi que la continuation des problèmes et leur interprétation chez Euler, Lambert et Comte. Enfin, il expose les recherches du XXe siècle, dans la mesure où elles sont significatives pour le sujet. Alors qu’Euclide garantissait l’exactitude de la géométrie par la construction avec le compas et la règle, Descartes a introduit de nouveaux moyens de construction, par lesquels on pouvait créer bien plus de lignes, de courbes, etc. D’autres courbes comme par exemple la logarithmique, la cycloïde etc. étant impossibles à définir exactement d’après Descartes, ne font de ce fait pas partie de la géométrie, mais de la mécanique. À partir de 1673, Leibniz indique que ces objets seraient utiles en géométrie. Une courbe mécanique, la quadratrice, se présentait lors de sa dérivation de la quadrature arithmétique du cercle ; en général, des courbes mécaniques se présentaient souvent lors du calcul de l’aire sous une courbe géométrique. Par un procédé compliqué et comportant de nombreuses étapes que Serfati reproduit de façon détaillée, Leibniz a déplacé les frontières entre la géométrie et la mécanique, en incluant les courbes mécaniques dans la géométrie. Bien que Thomas Kuhn ait développé son modèle de révolutions scientifiques en excluant les mathématiques, on peut se demander néanmoins si l’instauration de la transcendance ne constitue pas une rupture comparable dans l’histoire des mathématiques. En tout cas, il s’agit là d’une décision philosophique, qui modifie la notion d’exactitude mathématique et qui introduit de nouveaux objets (des courbes et des nombres), en acceptant comme légitimes de nouvelles argumentations pour y parvenir. Ainsi certains problèmes, insolubles jusqu’alors, trouvent leur solution, comme par exemple le deuxième problème de Debeaune, que Descartes avait déclaré insoluble et que résout Leibniz (p. 36-37).
Les révolutions scientifiques de Kuhn ont pour caractéristique d’être « invisibles » pour le spectateur postérieur. Lors de l’instauration de la transcendance aussi, la rupture n’apparaît a posteriori que comme un petit progrès dans un développement mathématique continu. La conception cartésienne, plus rigoureuse, apparaît aujourd’hui exagérée, comme un rétrécissement difficilement compréhensible. Tout comme Descartes, Leibniz appelle « géométriques » les courbes admises en géométrie. Et afin de pouvoir distinguer ces nouvelles courbes géométriques des anciennes, Leibniz nomme celles admises par Descartes « algébriques », et celles qui jusqu’alors étaient comprises comme mécaniques, il les appelle « transcendantes ». Les courbes algébriques ont un degré déterminé, qui est donné par l’exposant le plus élevé d’une variable indépendante. Leibniz justifie l’appellation « transcendantes » par le fait que ces courbes dépassent tout degré d’une équation algébrique ; il a sûrement pensé à la description d’une courbe par une série infinie de puissances.
Mais pour légitimer ces objets nouveaux, et la conception nouvelle de l’exactitude et de la rigueur mathématiques, il ne suffit pas de modifier la terminologie. Il faut encore expliquer pourquoi ces objets nouveaux sont des objets légitimes de la géométrie, de quels objets il s’agit exactement et comment on procède à des calculs par leur moyen. Pendant des années, Leibniz a été préoccupé par ces problèmes, utilisant plusieurs voies en même temps. Il essayait de rendre plausible l’instauration de la transcendance, en soulignant que les objets nouveaux se présentaient comme solutions d’équations différentielles et de problèmes de quadrature. À d’autres occasions, il employait des séries infinies de puissances. Mais bientôt, il renonça aux tentatives d’introduire de nouveaux instruments de construction, et – comme l’avaient fait Euclide et Descartes – de considérer comme légitime ce qu’il serait possible de construire à l’aide de ces instruments. Car une liste d’instruments aptes à ces tâches s’avérait introuvable. Le développement effectivement suivi consistait à décrire les objets légitimes par une équation ; et l’on a introduit de nouveaux symboles de fonctions, comme sin, cos, et log, que l’on pouvait employer dans une équation. Dans le cadre de cette évolution, les expressions de calcul commençaient à se détacher de leur sens géométrique, comme Serfati le montre par l’exemple de la correspondance entre Leibniz et Jean Bernoulli (p. 122).
Pendant un certain temps, Leibniz a espéré y parvenir en se servant de l’expression d’exposants. Il prétendait avoir été le premier à avoir trouvé des équations dans lesquelles l’inconnue ou la variable se trouve dans l’exposant (p. 42). Ainsi pourraient être résolus des problèmes de quadrature de courbes ; Serfati appelle cela l’« exponential utopia » de Leibniz (p. 45). Il s’était inspiré des lettres de Newton dans lesquelles des fractions et des racines figuraient également à l’exposant. La généralisation de Leibniz consistait dans le fait d’admettre également des nombres irrationnels ou « quelconques » dans l’exposant. Mais si, dans la géométrie de l’époque, il existait bien des grandeurs irrationnelles ou « quelconques », ce n’étaient pas des nombres. Ici aussi Leibniz était confronté à la difficulté de légitimer l’acceptation d’objets nouveaux dans les mathématiques. Encore en 1682, dans sa publication sur la quadrature mathématique du cercle, Leibniz déclara, en concordance avec la conception mathématique de ses contemporains, que ni la racine carrée de 2, ni le nombre π n’étaient des nombres. Et pourtant, dans ses manuscrits personnels, depuis des années il avait déjà employé, de façon pour ainsi dire expérimentale et pragmatique, des lettres signifiant des nombres quelconques.
Dans les années 1680, Leibniz développe dans ses notes une idée, pour expliquer comment des nombres transcendants pourraient être instaurés et légitimés. Évidemment, cette idée repose sur la théorie des proportions d’Eudoxe (Euclide, livre V). Comme les nombres de cette théorie sont dérivés à partir de grandeurs et qu’on ne peut comparer que celles qui sont homogènes, ne peut être considéré comme nombre que ce qui est homogène à l’unité. Alors l’instauration des nombres transcendants opérée par Leibniz consiste dans le fait qu’il modifie le concept d’homogénéité : est pour lui homogène ce qui est semblable, ou qui peut être rendu semblable par une transformation (GM VII, p. 30). Pour la géométrie grecque, une ligne droite et une courbe de cercle, étant de qualités différentes, n’étaient donc pas homogènes l’une à l’autre. Mais, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle (contrairement à l’hypothèse de Descartes), un certain nombre de problèmes de rectification ont été résolus. Désormais, on pouvait donc affirmer de façon sensée qu’une ligne droite et une portion de cercle pouvaient être rendues semblables par une transformation. En particulier, on pouvait indiquer une grandeur qui se comporte par rapport au segment unité comme la circonférence d’un demi-cercle à son rayon. Le nombre π pouvait alors être défini comme la proportion de cette grandeur au segment unité. On ne définit donc pas l’ensemble des nombres transcendants, mais on définit séparément chacun des nombres transcendants dont le mathématicien a alors besoin. Cette théorie, qui n’est esquissée ici que brièvement, apparaît aujourd’hui bien compliquée et difficilement compréhensible. Mais cela s’explique simplement par le fait qu’aujourd’hui, nous ne pensons plus que la géométrie et les grandeurs géométriques sont premières, et que les nombres doivent en être dérivés. La théorie des coupures de Dedekind ne repose pas sur des grandeurs géométriques, bien qu’elle montre certaines ressemblances formelles avec la théorie des proportions d’Eudoxe. En dernière analyse, l’instauration des nombres transcendants relève également de la décision philosophique d’accepter en tant que nombre quelque chose qui, d’après la conception traditionnelle, ne peut pas être indiqué de façon précise. Cette décision philosophique a très probablement été facilitée par l’utilisation pragmatique de séries infinies, ainsi que par le succès du calcul infinitésimal que Leibniz a parfois appelé le calcul de la transcendance.
La controverse entre Leibniz et Huygens (p. 153-169), qui n’était pas plus convaincu par le calcul infinitésimal que par la transcendance, est très intéressante à cet égard. Huygens faisait part à Leibniz de l’expression d’une sous-tangente et l’invitait à déterminer la courbe correspondante par son calcul infinitésimal. Pour résoudre ce problème, Leibniz trouva une courbe transcendante, dont l’équation comportait x et y dans l’exposant. Alors Huygens l’informa que la solution était une courbe algébrique, en ajoutant non sans ironie : « Pour moy j’avoue que la nature de ces lignes supertranscendantes, ou les inconnues entrent dans l’Exposant, me paroit si obscure, que je ne serois pas d’avis de les introduire dans la geometrie, à moins que vous n’y remarquiez quelque notable utilité » (A III, 4, 655). Leibniz refait alors le calcul et constate que le résultat était correct ; puis il calcule la sous-tangente de la courbe indiquée par Huygens, en trouvant que les deux ne se distinguaient que par leur signe. Comme il n’y avait pas de convention pour le signe de la sous-tangente, Leibniz a pu faire valoir que les deux solutions étaient bonnes. Mais pour Huygens, la solution de Leibniz n’était pas une « vraie » courbe ; ce qui confirmait son scepticisme.
Quand Leibniz lui pose, quelques mois après, un autre problème qu’il résout d’un côté par la voie de Huygens, en trouvant une série infinie, et de l’autre par son calcul infinitésimal, qui aboutit à une expression avec une variable dans l’exposant, Huygens déclare ne pas comprendre suffisamment ce nouveau calcul. Encore quelques mois plus tard, après une discussion sur la chaînette, Huygens parle cette fois de « vostre merveilleux calcul » (A III, 5, 635).
Serfati suit aussi en détail la réception de la transcendance chez Tschirnhaus, Craig, Sturm, L’Hôpital et Jean Bernoulli. Ce fut ensuite Euler qui imposa le concept leibnizien de transcendance (p. 172). Le chapitre sur la transcendance dans son manuel d’analyse fit date, en constituant le point de départ pour la formation de la transcendance en tant qu’objet de recherche propre. Euler, quant à lui, tente sans succès d’élucider si π peut s’écrire comme somme, différence, produit ou quotient de racines, mais sans succès. Puis Lambert réussit au moins à prouver le caractère irrationnel de π et de e. Sa classification des nombres constitue la base de toutes les théories modernes des nombres transcendants. En trois publications entre 1844 et 1851 (cent trente ans après la mort de Leibniz), Liouville prouve pour la première fois qu’il existe des nombres transcendants. En 1873, Hermite prouve la transcendance de e ; en 1882, Lindemann celle de π. Ainsi fut démontrée pour la première fois, l’impossibilité de la quadrature du cercle par la règle et le compas. En 1900, David Hilbert présente au congrès des mathématiciens à Paris une série de problèmes célèbres non encore résolus. Le septième, suggéré par une supposition d’Euler, demande si une puissance avec un exposant irrationnel donne toujours un nombre transcendant. Ce problème fut résolu en 1934 (p. 189).
Un chapitre particulier est consacré à Comte, dont la philosophie accorde à l’analyse transcendante un rôle important. Et dans le dernier chapitre, Serfati aborde quelques aspects épistémologiques modernes de la transcendance mathématique. Vue par les mathématiques actuelles, la définition de la transcendance s’avère plus problématique que ce que supposaient Leibniz et ses contemporains, et en partie aussi Euler (p. 173, et note 10, p. 211). S’y ajoute le problème que les courbes et nombres transcendants sont définis exclusivement de façon négative (comme non algébriques) ; ils n’ont pas d’autres qualités caractéristiques. Cela rend difficile, voire impossible d’indiquer « toutes » les courbes transcendantes, et entraîne des difficultés considérables à prouver que tel ou tel nombre est transcendant. Leibniz était déjà confronté à ces deux difficultés, lui que Serfati qualifie de « fondateur de discursivité » (Foucault) en ce qui concerne la transcendance mathématique, parce que ses réflexions ont ouvert la porte à un domaine de recherches qui occupe les mathématiciens encore aujourd’hui, plus de deux cents ans après sa mort.
Ce livre est indispensable pour les historiens et philosophes des mathématiques, de même que pour des mathématiciens qui désirent s’informer sur des sujets centraux de l’histoire de leur discipline. Michel Serfati a accompagné jusqu’à la fin la mise sous presse de cet ouvrage remarquable. Malheureusement, il n’a pas pu tenir en main le livre achevé, puisqu’il est décédé juste avant sa parution.
197Herbert BREGER (traduit de l'allemand par Claire Rösler-Le Van)
198Tzuchien THO, Vis Vim Vi: Declinations of Force in Leibniz’s Dynamics, Basel, Springer International Publishing, Studies in History and Philosophy of Science 46, 2017, 147 p.
Le Leibniz qui intéresse l’auteur de cet ouvrage est celui qui, dès sa jeunesse, s’est consacré à la théorie physique. Le principal point de vue adopté est celui de la connexion entre dynamique et théorie de la causalité dans l’évolution de la mécanique et de la métaphysique de Leibniz. Le thème du livre est plus précisément la « causalité dynamique », à savoir celle des corps qui ne sont pas inertes, à la façon cartésienne, mais qui expriment, même en tant que phénomènes, les raisons de l’activité métaphysique des « vraies » substances.
Le titre Vis vim vi fait allusion à la déclinaison grammaticale, en tant qu’elle serait une métaphore polyvalente de la condition variable et complexe du concept de la force. L’allégorie n’est pas immédiatement claire pour le lecteur, mais elle est expliquée en détail par l’auteur dans l’Introduction (premier chapitre), où le titre est défini en ces termes : « une manière élaborée d’attirer l’attention sur l’importance du contexte ». Il s’agit d’un contexte essentiellement théorique : la force joue un rôle dans le récit d’une théorie en transformation de la causalité du mouvement. Il y a déclinaison parce que la force n’a de sens que par son rôle parmi une série d’autres concepts physiques et problèmes qui, malheureusement, à l’époque de Leibniz n’ont pas encore trouvé d’expression arrêtée.
L’auteur fait également allusion à l’obsolescence de la « définition de la force », à l’instar d’un cas grammatical qui commence à ne plus être utilisé : la force de Leibniz, mv2 (ici l’on semble confondre la définition avec la mesure leibnizienne de la force), n’est aujourd’hui que l’énergie cinétique, que l’auteur appelle de préférence « energy-work ». Dans un passage caractéristique, l’auteur nous dit enfin que la force « décline [sic, mais dans le sens d’être déclinée] en ce sens que la causalité dynamique ne peut pas être comprise comme une entité physique » (thèse qui, dès lors que la causalité est une relation, semblerait aller de soi), « mais seulement grâce à sa déclinaison, c’est-à-dire, au moyen des variables définies sous l’organisation structurale du phénomène du mouvement » (p. 4).
Le livre est ensuite minutieusement organisé (chaque chapitre est écrit sous la forme d’un essai indépendant, avec introduction, développement et des remarques de conclusion), mais n’est pourtant pas facile à lire. Même lorsque l’auteur énonce des évidences ou des choses bien connues, son style ne privilégie pas toujours la clarté ni l’explication pas à pas (par exemple : « la vitesse du mouvement inertiel ne change pas. La distance parcourue par le corps sera donc le produit de sa vitesse et de sa durée : a/t = ms/t · s/t = mv2 », a étant l’action, p. 31). Il cite rarement les sources textuelles : même quand il veut signaler un sophisme de Leibniz (« il n’y a pas de mouvement curvilinéaire ‘réel’, par conséquent, conclut Leibniz faussement, il n’y a pas de mouvement absolu », p. 54), un texte précis exposant ce raisonnement erroné n’est pas donné. Il y a aussi parfois un manque de précision. Il reproduit par exemple des commentaires de De Risi sur l’analysis situs du dernier Leibniz, en confondant toujours « deux points » et « trois points » dans l’exemple qui devrait « en donner un aperçu » (p. 126). Mais peut-être des raisons éditoriales ont-elles provoqué ici et là une écriture hâtive.
Le deuxième chapitre, central, est dédié à la force primitive et son intention est de répondre à la question : « Qu’est-ce que la causalité structurelle ? » Normalement, par structural causation, on entend la causalité due à la structure ou à l’arrangement de quelque chose. Ici l’on discute principalement du caractère « structurel » de la force. La force primitive en particulier ne peut s’exprimer, selon l’auteur, que comme la « structure » qui rend possibles d’autres prédicats (soit de la substance, soit finalement du corps phénoménal). L’auteur reprend essentiellement l’analyse élaborée jadis par François Duchesneau des passages conceptuels et du détail technique du développement de la dynamique leibnizienne entre l’Error mirabilis et la Dynamica de 1689. Il les explique avec beaucoup plus de détails, et avec une complication quelque peu superflue (par exemple, le « principe de transitivité » invoqué p. 30 n’est que la propriété associative de la multiplication). Mais son but est de montrer la nouveauté du concept « contre-intuitif » de causalité qui en résulte : une causalité à deux niveaux, où la « réalité non phénoménale de la vis, par l’actio, se traduit, dans le temps, en effet phénoménal » (p. 33). La cause, dans ce cadre, est toujours structurelle, en ce sens que la relation de la cause à l’effet, comme l’auteur le disait p. 3, « ne peut être exprimée que par une variation organisée des effets ». La multiplicité des effets corrélatifs constitue proprement la « structuralité » de la causalité qui relie vis et phaenomena. Il y a du vrai sans doute dans ces observations, quoique l’on en reste à un niveau très général ; et avec l’acte de dénomination, comme le disait Locke, « l’essence est, pour ainsi dire, établie », mais l’on n’apprend rien de plus. On finit même par tomber dans des explications qui tournent en rond (« Une telle causalité est structurelle car il s’agit de l’action de la force exprimée par son invariance lorsqu’elle est déployée en locomotion », p. 44). Du moins, selon l’auteur, une telle relation de cause à effets nous assure que les phénomènes sont des expressions de la force, comme le considérait déjà l’interprétation anti-kantienne de Guéroult (p. 17).
Le troisième chapitre examine les concepts de base de la mécanique leibnizienne du point de vue de la relativité galiléenne (l’« équivalence des hypothèses ») et de l’individuation de la vraie cause du mouvement, pour entériner la prééminence de la « causalité dynamique » sur la causalité efficiente. Le quatrième chapitre a pour objet le problème de la continuité des grandeurs mécaniques. Ici l’auteur déclare avoir voulu « établir l’hétérogénéité des causes et des effets afin de consolider [son] affirmation selon laquelle le niveau de la causalité, les vires, et le niveau de l’effet, le mouvement étendu, sont ontologiquement distincts mais liés de manière causale » (p. 90). Il n’est pas étonnant que la cause soit causalement liée aux effets, mais qu’ils soient manifestement hétérogènes ne semble pas contribuer à consolider leur connexion. Dans le cinquième chapitre, l’action, c’est-à-dire l’innovation centrale de la dynamique de 1689, revient en scène, et l’auteur revient en arrière pour en reconsidérer le rôle de médiation entre force et mouvement. La conclusion est encore une fois très générale : « Le concept leibnizien mûr de la causalité dynamique est donc une relation entre la vis et les phénomènes. […] Tout mouvement est l’action d’un corps en rapport avec l’effet formel et l’état de mouvement » (p. 111-112).
Le point culminant du livre devrait être le sixième et dernier chapitre, qui a pour titre: « La vie dans un monde monadique ». Ici l’auteur veut montrer que cette notion de causalité est compatible avec l’autarcie des monades, étant donné la manière dont elle est configurée « dans la métaphysique monadologique tardive de Leibniz » (p. 119). L’auteur propose, en se fondant sur la dynamique, une solution aux débats sur les différentes phases de la théorie leibnizienne de la substance: « La solution proposée consiste, en résumé, à montrer que la dynamique elle-même repose sur une distinction profonde et fondamentale entre la cause et l’effet et le mouvement étendu. Cela nécessite que nous réaffirmions le concept de causalité que nous avons développé tout au long de ce livre » (p. 121). Par cet extrait, on voit une fois encore que le livre est somme toute difficile à évaluer. L’objet en est à la fois important, un peu obscur et sûrement complexe ; l’auteur le connaît très bien. Mais son texte, bien qu’ingénieux, ne semble pas fournir d’éclaircissements sur le sujet, si ce n’est quant à ses aspects élémentaires. Le lecteur reste donc dans l’attente d’une conclusion supérieure, qui semble pourtant ne jamais arriver. L’argumentation s’avère toujours tourner en rond et donc manquer, à chaque section et même à la fin de l’ouvrage, d’un point d’arrivée.
206Enrico PASINI
Notes
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[1]
La Société d’études leibniziennes de langue française est présidée par Paul Rateau, responsable scientifique du bulletin. Voir http://leibnizsellf.org/ – Ont collaboré à ce Bulletin : Raphaële Andrault, Jean-Pascal Anfray, Herbert Breger, François Duchesneau, Michel Fichant, Griselda Gaiada, Arnaud Lalanne, Christian Leduc, Cristina Marras, Pauline Nadrigny, Enrico Pasini, Marine Picon, David Rabouin, Paul Rateau, Claire Rösler-Le Van, Donald Rutherford, Jaime de Salas.
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[2]
Volume 28, décembre 2018. Voir https://www.pdcnet.org/leibniz/content/leibniz_2018_0028_0123_0128.
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[3]
Sur lequel il ne commence à publier qu’à partir de 1956. Voir infra « Bibliographie ».
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[4]
Studia Leibnitiana, Bd. 21, H. 1 (1989), p. 4.
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[5]
« Permanence de la philosophie », Filosofia Oggi, 2, 1985, p. 220.
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[6]
Ibid.
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[7]
« Des « constantes » de la pensée philosophique », in Philosophes critiques d’eux-mêmes, vol. 8, Berne, Peter Lang, 1981, p. 173.
-
[8]
Citation reprise dans « Permanence de la philosophie », p. 207-208.
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[9]
Ibid. p. 208.
-
[10]
« Des « constantes » de la pensée philosophique », p. 173 et p. 174.
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[11]
Ibid., p. 180-181.
-
[12]
Voir lettre de Leibniz à Rémond (26 août 1714), GP III, 624-625.
-
[13]
Voyez notamment son article « Order in Descartes. Harmony in Leibniz : two regulative principles of mathematical Analysis », Studia Leibnitiana, Band 45 (2013) Heft 1, p. 59-96.
-
[14]
Voir « The principle of continuity and the ‘paradox’ of Leibnizian mathematics » dans The Practice of Reason: Leibniz and his Controversies, M. Dascal (ed.), Amsterdam, Benjamins (Controversies, 7), 2010, p. 1-32.
-
[15]
« Symbolic inventiveness and ‘irrationalist’ practices in Leibniz’ mathematics », dans Leibniz : What kind of rationalist ? (M. Dascal ed.), Dordrecht, Springer, 2008, p. 125-139.
-
[16]
Allocution lors de l’inauguration du Centre d’histoire de la philosophie moderne du CNRS, à Villejuif, le 8 mars 2002.
-
[17]
Discours de réception de M. Joseph Moreau à l’Académie de Bordeaux, extrait des Actes de l’Académie Nationale des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Bordeaux (22 octobre 1963), in Actes, t. XIX, 1963, p. 1-10 (suivi de la réponse de M. Lacroze) : « des maîtres qui enseignaient dans ce modeste établissement, vous avez conservé un souvenir ému et reconnaissant : “C’étaient, m’avez-vous confié, des hommes que je respectais et qui le méritaient.” En octobre 1916, vous entrez en Philosophie ; pendant le premier trimestre, les cours sont assurés par des moyens de fortune ; au début du second, une jeune licenciée sortant de la Faculté des Lettres de Clermont arrive à La Châtre : elle vous initie à la philosophie et vous convertit au bergsonisme ».
-
[18]
Ibid. « Le baccalauréat conquis, il vous faut choisir une carrière ; vous hésitez entre les lettres, la philosophie et l’allemand. Obligé, à cause de l’incertitude des temps, de renoncer à l’École normale, vous optez pour une licence de lettres classiques. Vous partez à Paris suivre les cours de l’illustre Sorbonne, mais, déçu par la capitale, vous regagnez, quatre ans plus tard, votre village et entreprenez presque seul l’étude des auteurs du programme. Vous vous présentez à l’examen en novembre 1918 : le résultat devait être connu le 11 ; en cours de route, vous apprenez la nouvelle de l’armistice. “J’arrivai, m’avez-vous conté, à la tombée de la nuit à Paris, un Paris que je n’avais jamais vu et qu’on ne reverra jamais. Le lendemain, 12 novembre, j’appris mon admissibilité, mais l’oral était, bien entendu, remis au jour suivant.” C’est ainsi qu’en novembre 1918, vous devîntes licencié. L’année suivante, vous vous tournez définitivement vers la philosophie ; vous entrez en relation avec François Picavet, professeur de philosophie médiévale à la Sorbonne et rédigez sous sa direction un mémoire de diplôme d’études supérieures sur La Morale d’Abélard ; pour l’oral, vous étudiez le Mémoire sur la décomposition de la pensée, de Maine de Biran. En juin 1919, vous subissez avec succès les épreuves de cet examen. »
-
[19]
Cf. la Distribution des Prix le 13 juillet 1921 : « Lettres et Histoire. — M. MOREAU, Licencié ès lettres. »
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[20]
Dans son Discours de réception à l’Académie de Bordeaux, Moreau souligne la complémentarité de son enseignement et de sa recherche : « J’ai été pendant vingt ans professeur d’enseignement secondaire ; mais mes fonctions m’ont toujours permis, moyennant un effort salutaire, de développer mon instruction d’abord, d’entreprendre des travaux personnels ensuite ; et cette activité ne s’est pas exercée au détriment de mes tâches d’enseignement, mais à leur profit. »
-
[21]
« Le cercle cartésien », in Hommage à Descartes. Revue du Centre-Ouest de la France. Poitiers, 1937, p. 11-21.
-
[22]
Joseph Moreau prépare alors la traduction et les notes du Parménide et du Timée pour les Œuvres complètes de Platon dirigées par Léon Robin dans la Bibliothèque de la Pléiade (NRF 1942 et encore rééditées en 2019).
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[23]
Discours de René Lacroze en l’honneur de la réception de Joseph Moreau à l’Académie de Bordeaux.
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[24]
« Une Exposition rétrospective de la vie philosophique à Bordeaux a été organisée avec le concours de MM. le Bibliothécaire en chef de l’Université, le Conservateur de la Bibliothèque Municipale et le Conservateur des Musées de la Ville, dans la Galerie Sud du Musée de Peinture, Jardin de la Mairie, cours d’Albret. Les visiteurs y trouveront des souvenirs, des manuscrits et des éditions rares des œuvres des philosophes qui, de Montaigne et Montesquieu à nos jours, ont illustré notre Cité. »
-
[25]
Le descriptif de son cours de 1962 annonce : « HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE. Professeur : M. MOREAU. Le jeudi, à 14 heures, Cours public : Études leibniziennes. 1. Difficultés de l’étude de Leibniz-Bibliographie. / 2. Leibniz et la formation de sa pensée. / 3. L’étendue et la matière. / 4. Les lois élémentaires du mouvement et le système de l’Univers. / 5. Le mouvement des corps et l’harmonie des esprits. / 6. La critique de la mécanique cartésienne. / 7. Le calcul infinitésimal et la dynamique. / 8. La force. / 9. L’entéléchie primitive. / 10. Les formes substantielles et la finalité. / 11. L’ordre et la variété de l’Univers. / 12. L’harmonie préétablie. / 13. La mathesis divina.
Consulter : J. MOREAU, l’Univers leibnizien, Paris, 1956. À la bibliographie indiquée dans ce livre, on ajoutera : LEIBNIZ, Discours de Métaphysique et Correspondance avec Arnauld, texte et commentaire par Georges Le Roy, Paris, Vrin, 1957.
P. BURGELIN, Commentaire du « Discours de Métaphysique » de Leibniz, P.U.F., 1959.
Y. BELAVAL, Leibniz, critique de Descartes, Paris, P.U.F., 1960.
J. JALABERT, Le Dieu de Leibniz, Paris, P.U.F., 1960. » -
[26]
Studia Leibnitiana, Bd. 21, H. 1 (1989), p. 3-4.
-
[27]
Discours de l’Académie de Bordeaux, op. cit.
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[28]
Cette bibliographie ne recense que les textes de J. Moreau relatifs à Leibniz.
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[29]
En écho au titre du manuscrit d’Octave Hamelin, « Ce que Leibniz doit à Aristote » que Joseph Moreau avait reçu d’André Darbon et qu’il avait fait publier avec d’autres inédits (Les Études philosophiques, Nouvelle Série, 12e Année, 2, Hamelin (Avril/juin 1957), p. 131-143).
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[30]
Il serait à souhaiter que l’état de l’édition permît encore de réunir ces articles dans une publication, comme cela a pu être fait pour les contributions non moins remarquables sur Kant : Joseph MOREAU, La problématique kantienne. Paris, Vrin-Reprise, 1984.
-
[31]
« Profil de Leibniz », Revue de Théologie et de Philosophie, 16, 1967, p. 83.
-
[32]
« Tradition et modernité dans la philosophie de Leibniz », Studia Leibnitiana, 4, p. 48-60.
-
[33]
« Leibniz et la pensée phénoménologique », Archives de Philosophie, 32, 1969, p. 243.
-
[34]
« Profil de Leibniz », Revue de Théologie et de Philosophie, 16, 1967, p. 85-86.
-
[35]
Cf. La Conscience et l’Être, Paris, Aubier, 1958, et L’Horizon des esprits, Essai critique sur la phénoménologie de la perception, Paris, PUF, 1960.