Notes
-
[1]
Sur la réception du Dictionnaire, voir Pierre RÉTAT, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
-
[2]
La question du scepticisme philosophique et religieux de Bayle est très vaste : outre les travaux cités ci-dessous, voir en particulier Gianni PAGANINI, Analisi della fede e critica della ragione nella filosofia di Pierre Bayle, Firenze, La Nuova Italia, 1980, et Skepsis. Le débat des modernes sur le scepticisme. Montaigne, La Mothe Le Vayer, Campanella, Hobbes, Descartes, Bayle, Paris, Vrin, 2008 (sur Bayle, chap. VI, p. 349-384), ainsi qu’Élodie ARGAUD, Nawalle EL YADAR, Sébastien CHARLES et Gianni PAGANINI dir., Pour et contre le scepticisme. Théories et Pratiques de l’Antiquité aux Lumières, Paris, H. Champion, 2015 ; Gianluca MORI, Bayle philosophe, Paris, H. Champion, 1999, et son article « Scepticisme ancien et moderne chez Bayle », Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 7 (2003), p. 271-290 ; Hubert BOST, « Remarques sur le conflit herméneutique autour des Éclaircissements », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, Hubert Bost et Antony McKenna dir., Paris, H. Champion, 2010, p. 377-407. Je ne traite pas ici l’ensemble de la question : mais je me permets de renvoyer à mon recueil : Études sur Pierre Bayle, Paris, H. Champion, 2016, et à mon article « Pierre Bayle, historien de la philosophie : un sondage », Bulletin de l’Institut d’Histoire de la Réformation (Genève), 2016, p. 57-89, et (sous une forme légèrement modifiée) à Lexicon Philosophicum, 2017 [http://lexicon.cnr.it/].
-
[3]
Voir Richard H. POPKIN, « Pierre Bayle’s Place in 17th-Century Scepticism », in Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam, Paul Dibon dir., Amsterdam-Paris, Elsevier-Vrin, 1959, p. 1-19 ; ID., The History of Scepticism : From Savonarola to Bayle, revised and extended edition, Oxford, OUP, 2003 ; Craig B. BRUSH, Montaigne and Bayle. Variations on the Theme of Skepticism, The Hague, M. Nijhoff, 1966 ; Jose R. MAIA NETO, « O ceticismo de Bayle », Kriterion : revista de filosofia, XXXV (93), 1996, p. 77-88 ; Todd RYAN, Pierre Bayle’s Cartesian Metaphysics : Rediscovering Early Modern Philosophy, New York, Routledge, 2009 ; ID., « Évolution et cohérence du fidéisme baylien : le paradoxe du “fidéisme raisonnable” », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 447-457 ; Jean-Luc SOLÈRE, « Bayle et les apories de la raison humaine », in La Raison corrosive, Isabelle Delpla et Philippe de Robert dir., Paris, H. Champion, 2003, p. 87-138 ; ID., « Scepticisme, métaphysique et morale : le cas Bayle », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 499-524 ; John C. LAURSEN, « Pierre Bayle on Religious Persecution : From Emotional Rationalism to Skeptical Resignation », in Scepticisme et pensée morale : De Michel de Montaigne à Stanley Cavell, Jean-Charles Darmon, Philippe Desan et Gianni Paganini dir., Paris, Hermann, 2017, p. 91-109.
-
[4]
Frédéric BRAHAMI, Le travail du scepticisme : Montaigne, Bayle, Hume, Paris, PUF, 2001. Frédéric Brahami affirme que Bayle « soutient le principe cartésien de la création des vérités éternelles » (p.110) ; il cite à l'appui de cette affirmation un passage de la CPD, § 114 : « Dieu pourra faire un cercle quarré quand il le voudra » : mais cette formule est une objection de la part des « philosophes chinois » adressée aux missionnaires chrétiens, dont le Dieu n'est précisément pas capable de créer un cercle carré ; Bayle propose ensuite la réponse de Descartes, mais ironise sur cette « solution » : « Mais est-il certain ce dogme-là [la création des vérités éternelles selon Descartes], demanderez vous : je vous répondrai qu'en le connoissant si propre à prévenir les rétorsions des Stratoniciens j'ai fait tout ce que j'ai pû pour le bien comprendre, et pour trouver la solution des dificultez qui l'environnent. Je vous confesse ingénument que je n'en suis pas venu encore tout-à-fait à bout. [...] Je voudrois que le Pere Mallebranche eût pû trouver bon de le soûtenir, mais il a pris d'autres mesures. » En effet, Malebranche avait pris d'autres mesures – et Bayle le suit sur ce point : il affirme explicitement dans la RQP, II, chap. 89 (1705) que le « sentiment » de Descartes sur la création divine des vérités éternelles « pourrait être de quelque usage dans quelques rencontres, mais il est combattu par tant de raisons, et sujet à des conséquences si fâcheuses, qu’il n’y a guère d’extrémités qu’il ne vaille mieux subir que de se jeter dans celle-là ».
-
[5]
Voir Didier DELEULE, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier-Montaigne, 1979 ; et les travaux de Gianni PAGANINI, Scepsi moderna. Interpretazioni dello scetticismo da Charron a Hume, Cosenza, Busento, 1991 ; « Retour sur Hume et Bayle : conjonction locale et immatérialité de l’âme », in De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 701-714, « Hume, Bayle et les Dialogues concerning natural religion », in Pierre Bayle dans la République des Lettres : philosophie religion, critique, Antony McKenna et Gianny Paganini dir., Paris, Champion, 2004, p. 527-567 ; « La philosophie du Dictionnaire dans les Dialogues de Hume. Une clef pour la palinodie de Philon ? », in Aufklärung. Interdisziplinäres Jahrbuch zur Erforschung des 18. Jahrhunderts und seiner Wirkungsgeschichte, Bd. 16 : « Die Philosophie in Pierre Bayles Dictionnaire historique et critique », Lothar Kreimendahl dir., Hambourg, Meiner, 2004, p. 213-232 ; « Le scepticisme, une “maladie” ou un remède ? Bayle, Crousaz, Hume », Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 12 (2010), p. 191-206 ; « Theism, Atheism, and Scepticism. Bayle’s Background to Hume’s “Dialogues” », in Gestalten des Deismus in Europa, Winfried Schröder dir., Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2013, p. 203-243 ; Du Scepticisme au naturalisme : Bayle-Hume-Diderot, Paris, H. Champion, à paraître.
-
[6]
Thomas M. LENNON, Reading Bayle, Toronto, University of Toronto Press, 1999, et « What Kind of Sceptic was Bayle », in Renaissance and Early Modern Philosophy, Howard Wettstein et Peter French dir., Midwest Studies in Philosophy, 26, 2002, p. 258-280 ; Plínio J. SMITH et Sébastien CHARLES dir., Academic Scepticism in the Development of Early Modern Philosophy, s.l., Springer, 2017 (articles de J.C. Laursen, K. Irwin, M. Hickson) ; José R. MAIA NETO, « Bayle’s Academic Scepticism », in Everything Connects : In Conference with R. H. Popkin, James E. Force et David S. Katz dir., Leiden, Brill, 1999, p. 264-275 ; Kristen IRWIN, The Core Mysteries : Pierre Bayle’s Philosophical Fideism, thèse Ph.D., University of California at San Diego, 2010 ; Michael J. HICKSON, « Belief and invincible objections : Bayle, Le Clerc, Leibniz », in Leibniz et Bayle : confrontation et dialogue, Christian Leduc, Paul Rateauet Jean-Luc Solère dir., Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2015, p. 69-86, et les articles de K. Irwin et de M. J. Hickson dans le « dossier Bayle », Libertinage et philosophie à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), 14 (2017).
-
[7]
Sur le fidéisme, voir l’utile mise au point de F. BRAHAMI, Le travail du scepticisme, op. cit., chap. 3, p. 83-92.
-
[8]
Roger ZUBER, « Bayle protestant », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 235-240, qui s’accorde sur ce point avec Élisabeth LABROUSSE, Pierre Bayle, t. II. Hétérodoxie et rigorisme, La Haye, M. Nijhoff, 1964, chap. 10, « Le fidéisme », p. 293-316.
-
[9]
Voir Emmanuel NAYA, Le Phénomène pyrrhonien : lire le scepticisme au XVIe siècle, Université de Grenoble III, 2000, et le dossier réuni sous sa direction : La Renaissance de Lucrèce, Cahiers V. L. Saulnier, 27 (2010).
-
[10]
Antoine ARNAULD et Pierre NICOLE, La Logique ou l’art de penser, livre IV, chap. 12, Pierre Clair et François Girbal éd., Paris, Vrin, 1981, p. 336 ; Dominique Descotes éd., Paris, H. Champion, 2011, livre IV, chap. 11, p. 580-581 : « La foi humaine est de soi-même sujette à erreur, parce que tout homme est menteur, selon l’Écriture, et qu’il se peut faire que celui qui nous assurera une chose comme véritable sera lui-même trompé. Et néanmoins […] il y a des choses que nous ne connaissons que par une foi humaine, que nous devons tenir pour aussi certaines et aussi indubitables, que si nous en avions des démonstrations mathématiques : comme ce que l’on sait par une relation constante de tant de personnes qu’il est moralement impossible qu’elles eussent pu conspirer ensemble pour assurer la même chose, si elle n’était vraie. »
-
[11]
Projet et fragmens d’un Dictionnaire critique, Rotterdam 1692, § 9.
-
[12]
Voir Blandine BARRET-KRIEGEL, L’histoire à l’Âge classique, I. Jean Mabillon (1988) ; II. La défaite de l’érudition (1988) ; III. Les académies de l’histoire (1989) ; IV. La république incertaine (1989), Paris, PUF, 1988-1989 ; Chantal GRELL, L’histoire entre érudition et philosophie. Étude sur la connaissance historique à l’âge des Lumières, Paris, PUF, 1993. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Une certaine idée de la République des Lettres : l’historiographie de Pierre Bayle », in Études sur Pierre Bayle, op. cit., p. 139-176.
-
[13]
Sur les conséquences philosophiques de ce rationalisme, voir Martine PÉCHARMAN, « Bayle et le droit naturel moderne », in Pierre Bayle et le politique, op. cit., p. 97-131.
-
[14]
Commentaire philosophique I, i, Jean-Michel Gros éd., p. 94-95. Voir aussi, ibid., partie II, chap. x : « La conscience et le sentiment intérieur que nous avons de la vérité, est à chacun la règle de ce qu’il doit croire et faire. [...] l’opinion contraire réduit l’homme à un pyrrhonisme très grossier » (éd. citée, p. 334).
-
[15]
La question se pose, naturellement, de savoir jusqu’où s’étend le domaine des vérités « particulières » ou « spéculatives » et si l’existence de Dieu n’en ferait pas partie, car elle ne constitue certainement pas une vérité évidente aux yeux de la raison : je consacre un article à cette question dans Libertinage et philosophie à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), 15 (2018).
-
[16]
Voir Andrew C. FIX, Prophecy and Reason. The Dutch Collegiants in the Early Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 44, 226.
-
[17]
Voir l’édition de ces textes par Gianluca MORI (Paris, H. Champion, 2007) et son article « Politique et religion dans l’œuvre de Pierre Bayle », in Pierre Bayle et le politique, op. cit., p. 79-95.
-
[18]
Voir Jonathan ISRAEL dir., The Anglo-Dutch Moment. Essays on the Glorious Revolution and its world impact, Cambridge, CUP, 1991, 2003.
-
[19]
Maria-Cristina PITASSI, « Fondements de la croyance et statut de l’Écriture : Bayle et la question de l’examen », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 143-160 ; nous reprenons ici les termes mêmes de son analyse.
-
[20]
NRL, novembre 1684, art. I.
-
[21]
Pierre BAYLE, Ce que c’est que la France toute-catholique sous Louis le Grand, Élisabeth Labrousse éd., Paris, Vrin, 1973, p. 72.
-
[22]
Pierre JURIEU, Le Vray Système de l’Église et la véritable analyse de la foi, Dordrecht, 1686, chap. 21, et, du même, Traité de la nature et de la grâce, Utrecht, 1687, p. 225.
-
[23]
Voir surtout Stefano BROGI, Teologia senza verità. Bayle contro i « rationaux », Milano, Franco Angeli, 1998.
Citer cet article
- McKenna, A.
- McKenna, Antony.
- MCKENNA, Antony,
https://doi.org/10.3917/aphi.814.0729
Notes
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[1]
Sur la réception du Dictionnaire, voir Pierre RÉTAT, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
-
[2]
La question du scepticisme philosophique et religieux de Bayle est très vaste : outre les travaux cités ci-dessous, voir en particulier Gianni PAGANINI, Analisi della fede e critica della ragione nella filosofia di Pierre Bayle, Firenze, La Nuova Italia, 1980, et Skepsis. Le débat des modernes sur le scepticisme. Montaigne, La Mothe Le Vayer, Campanella, Hobbes, Descartes, Bayle, Paris, Vrin, 2008 (sur Bayle, chap. VI, p. 349-384), ainsi qu’Élodie ARGAUD, Nawalle EL YADAR, Sébastien CHARLES et Gianni PAGANINI dir., Pour et contre le scepticisme. Théories et Pratiques de l’Antiquité aux Lumières, Paris, H. Champion, 2015 ; Gianluca MORI, Bayle philosophe, Paris, H. Champion, 1999, et son article « Scepticisme ancien et moderne chez Bayle », Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 7 (2003), p. 271-290 ; Hubert BOST, « Remarques sur le conflit herméneutique autour des Éclaircissements », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, Hubert Bost et Antony McKenna dir., Paris, H. Champion, 2010, p. 377-407. Je ne traite pas ici l’ensemble de la question : mais je me permets de renvoyer à mon recueil : Études sur Pierre Bayle, Paris, H. Champion, 2016, et à mon article « Pierre Bayle, historien de la philosophie : un sondage », Bulletin de l’Institut d’Histoire de la Réformation (Genève), 2016, p. 57-89, et (sous une forme légèrement modifiée) à Lexicon Philosophicum, 2017 [http://lexicon.cnr.it/].
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[3]
Voir Richard H. POPKIN, « Pierre Bayle’s Place in 17th-Century Scepticism », in Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam, Paul Dibon dir., Amsterdam-Paris, Elsevier-Vrin, 1959, p. 1-19 ; ID., The History of Scepticism : From Savonarola to Bayle, revised and extended edition, Oxford, OUP, 2003 ; Craig B. BRUSH, Montaigne and Bayle. Variations on the Theme of Skepticism, The Hague, M. Nijhoff, 1966 ; Jose R. MAIA NETO, « O ceticismo de Bayle », Kriterion : revista de filosofia, XXXV (93), 1996, p. 77-88 ; Todd RYAN, Pierre Bayle’s Cartesian Metaphysics : Rediscovering Early Modern Philosophy, New York, Routledge, 2009 ; ID., « Évolution et cohérence du fidéisme baylien : le paradoxe du “fidéisme raisonnable” », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 447-457 ; Jean-Luc SOLÈRE, « Bayle et les apories de la raison humaine », in La Raison corrosive, Isabelle Delpla et Philippe de Robert dir., Paris, H. Champion, 2003, p. 87-138 ; ID., « Scepticisme, métaphysique et morale : le cas Bayle », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 499-524 ; John C. LAURSEN, « Pierre Bayle on Religious Persecution : From Emotional Rationalism to Skeptical Resignation », in Scepticisme et pensée morale : De Michel de Montaigne à Stanley Cavell, Jean-Charles Darmon, Philippe Desan et Gianni Paganini dir., Paris, Hermann, 2017, p. 91-109.
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[4]
Frédéric BRAHAMI, Le travail du scepticisme : Montaigne, Bayle, Hume, Paris, PUF, 2001. Frédéric Brahami affirme que Bayle « soutient le principe cartésien de la création des vérités éternelles » (p.110) ; il cite à l'appui de cette affirmation un passage de la CPD, § 114 : « Dieu pourra faire un cercle quarré quand il le voudra » : mais cette formule est une objection de la part des « philosophes chinois » adressée aux missionnaires chrétiens, dont le Dieu n'est précisément pas capable de créer un cercle carré ; Bayle propose ensuite la réponse de Descartes, mais ironise sur cette « solution » : « Mais est-il certain ce dogme-là [la création des vérités éternelles selon Descartes], demanderez vous : je vous répondrai qu'en le connoissant si propre à prévenir les rétorsions des Stratoniciens j'ai fait tout ce que j'ai pû pour le bien comprendre, et pour trouver la solution des dificultez qui l'environnent. Je vous confesse ingénument que je n'en suis pas venu encore tout-à-fait à bout. [...] Je voudrois que le Pere Mallebranche eût pû trouver bon de le soûtenir, mais il a pris d'autres mesures. » En effet, Malebranche avait pris d'autres mesures – et Bayle le suit sur ce point : il affirme explicitement dans la RQP, II, chap. 89 (1705) que le « sentiment » de Descartes sur la création divine des vérités éternelles « pourrait être de quelque usage dans quelques rencontres, mais il est combattu par tant de raisons, et sujet à des conséquences si fâcheuses, qu’il n’y a guère d’extrémités qu’il ne vaille mieux subir que de se jeter dans celle-là ».
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[5]
Voir Didier DELEULE, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier-Montaigne, 1979 ; et les travaux de Gianni PAGANINI, Scepsi moderna. Interpretazioni dello scetticismo da Charron a Hume, Cosenza, Busento, 1991 ; « Retour sur Hume et Bayle : conjonction locale et immatérialité de l’âme », in De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 701-714, « Hume, Bayle et les Dialogues concerning natural religion », in Pierre Bayle dans la République des Lettres : philosophie religion, critique, Antony McKenna et Gianny Paganini dir., Paris, Champion, 2004, p. 527-567 ; « La philosophie du Dictionnaire dans les Dialogues de Hume. Une clef pour la palinodie de Philon ? », in Aufklärung. Interdisziplinäres Jahrbuch zur Erforschung des 18. Jahrhunderts und seiner Wirkungsgeschichte, Bd. 16 : « Die Philosophie in Pierre Bayles Dictionnaire historique et critique », Lothar Kreimendahl dir., Hambourg, Meiner, 2004, p. 213-232 ; « Le scepticisme, une “maladie” ou un remède ? Bayle, Crousaz, Hume », Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 12 (2010), p. 191-206 ; « Theism, Atheism, and Scepticism. Bayle’s Background to Hume’s “Dialogues” », in Gestalten des Deismus in Europa, Winfried Schröder dir., Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2013, p. 203-243 ; Du Scepticisme au naturalisme : Bayle-Hume-Diderot, Paris, H. Champion, à paraître.
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[6]
Thomas M. LENNON, Reading Bayle, Toronto, University of Toronto Press, 1999, et « What Kind of Sceptic was Bayle », in Renaissance and Early Modern Philosophy, Howard Wettstein et Peter French dir., Midwest Studies in Philosophy, 26, 2002, p. 258-280 ; Plínio J. SMITH et Sébastien CHARLES dir., Academic Scepticism in the Development of Early Modern Philosophy, s.l., Springer, 2017 (articles de J.C. Laursen, K. Irwin, M. Hickson) ; José R. MAIA NETO, « Bayle’s Academic Scepticism », in Everything Connects : In Conference with R. H. Popkin, James E. Force et David S. Katz dir., Leiden, Brill, 1999, p. 264-275 ; Kristen IRWIN, The Core Mysteries : Pierre Bayle’s Philosophical Fideism, thèse Ph.D., University of California at San Diego, 2010 ; Michael J. HICKSON, « Belief and invincible objections : Bayle, Le Clerc, Leibniz », in Leibniz et Bayle : confrontation et dialogue, Christian Leduc, Paul Rateauet Jean-Luc Solère dir., Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2015, p. 69-86, et les articles de K. Irwin et de M. J. Hickson dans le « dossier Bayle », Libertinage et philosophie à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), 14 (2017).
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[7]
Sur le fidéisme, voir l’utile mise au point de F. BRAHAMI, Le travail du scepticisme, op. cit., chap. 3, p. 83-92.
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[8]
Roger ZUBER, « Bayle protestant », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 235-240, qui s’accorde sur ce point avec Élisabeth LABROUSSE, Pierre Bayle, t. II. Hétérodoxie et rigorisme, La Haye, M. Nijhoff, 1964, chap. 10, « Le fidéisme », p. 293-316.
-
[9]
Voir Emmanuel NAYA, Le Phénomène pyrrhonien : lire le scepticisme au XVIe siècle, Université de Grenoble III, 2000, et le dossier réuni sous sa direction : La Renaissance de Lucrèce, Cahiers V. L. Saulnier, 27 (2010).
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[10]
Antoine ARNAULD et Pierre NICOLE, La Logique ou l’art de penser, livre IV, chap. 12, Pierre Clair et François Girbal éd., Paris, Vrin, 1981, p. 336 ; Dominique Descotes éd., Paris, H. Champion, 2011, livre IV, chap. 11, p. 580-581 : « La foi humaine est de soi-même sujette à erreur, parce que tout homme est menteur, selon l’Écriture, et qu’il se peut faire que celui qui nous assurera une chose comme véritable sera lui-même trompé. Et néanmoins […] il y a des choses que nous ne connaissons que par une foi humaine, que nous devons tenir pour aussi certaines et aussi indubitables, que si nous en avions des démonstrations mathématiques : comme ce que l’on sait par une relation constante de tant de personnes qu’il est moralement impossible qu’elles eussent pu conspirer ensemble pour assurer la même chose, si elle n’était vraie. »
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[11]
Projet et fragmens d’un Dictionnaire critique, Rotterdam 1692, § 9.
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[12]
Voir Blandine BARRET-KRIEGEL, L’histoire à l’Âge classique, I. Jean Mabillon (1988) ; II. La défaite de l’érudition (1988) ; III. Les académies de l’histoire (1989) ; IV. La république incertaine (1989), Paris, PUF, 1988-1989 ; Chantal GRELL, L’histoire entre érudition et philosophie. Étude sur la connaissance historique à l’âge des Lumières, Paris, PUF, 1993. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Une certaine idée de la République des Lettres : l’historiographie de Pierre Bayle », in Études sur Pierre Bayle, op. cit., p. 139-176.
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[13]
Sur les conséquences philosophiques de ce rationalisme, voir Martine PÉCHARMAN, « Bayle et le droit naturel moderne », in Pierre Bayle et le politique, op. cit., p. 97-131.
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[14]
Commentaire philosophique I, i, Jean-Michel Gros éd., p. 94-95. Voir aussi, ibid., partie II, chap. x : « La conscience et le sentiment intérieur que nous avons de la vérité, est à chacun la règle de ce qu’il doit croire et faire. [...] l’opinion contraire réduit l’homme à un pyrrhonisme très grossier » (éd. citée, p. 334).
-
[15]
La question se pose, naturellement, de savoir jusqu’où s’étend le domaine des vérités « particulières » ou « spéculatives » et si l’existence de Dieu n’en ferait pas partie, car elle ne constitue certainement pas une vérité évidente aux yeux de la raison : je consacre un article à cette question dans Libertinage et philosophie à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), 15 (2018).
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[16]
Voir Andrew C. FIX, Prophecy and Reason. The Dutch Collegiants in the Early Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 44, 226.
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[17]
Voir l’édition de ces textes par Gianluca MORI (Paris, H. Champion, 2007) et son article « Politique et religion dans l’œuvre de Pierre Bayle », in Pierre Bayle et le politique, op. cit., p. 79-95.
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[18]
Voir Jonathan ISRAEL dir., The Anglo-Dutch Moment. Essays on the Glorious Revolution and its world impact, Cambridge, CUP, 1991, 2003.
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[19]
Maria-Cristina PITASSI, « Fondements de la croyance et statut de l’Écriture : Bayle et la question de l’examen », in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, op. cit., p. 143-160 ; nous reprenons ici les termes mêmes de son analyse.
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[20]
NRL, novembre 1684, art. I.
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[21]
Pierre BAYLE, Ce que c’est que la France toute-catholique sous Louis le Grand, Élisabeth Labrousse éd., Paris, Vrin, 1973, p. 72.
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[22]
Pierre JURIEU, Le Vray Système de l’Église et la véritable analyse de la foi, Dordrecht, 1686, chap. 21, et, du même, Traité de la nature et de la grâce, Utrecht, 1687, p. 225.
-
[23]
Voir surtout Stefano BROGI, Teologia senza verità. Bayle contro i « rationaux », Milano, Franco Angeli, 1998.
1Il y a un lieu commun qui fait partie de notre héritage culturel en ce qui concerne Bayle et qui mérite d’être examiné de près : depuis l’époque de la publication du Dictionnaire [1], il fait figure de pyrrhonien et même d’archi-pyrrhonien, qui observerait le tohu-bohu des disputes philosophiques avec un sourire sardonique, se contentant de rester en retrait, de pointer les apories des systèmes des uns et des autres et de se réfugier dans le doute sceptique [2]. Cette image du scepticisme de Bayle a été renforcée de notre temps par les travaux de Richard Popkin et de ses disciples, qui trouvent dans le scepticisme le fondement d’une foi chrétienne sincère [3]. De son côté, Frédéric Brahami traite Bayle essentiellement comme un héritier de Montaigne et comme un précurseur et une source de Hume [4] – l’influence de Bayle sur Hume est d’ailleurs indéniable, comme le confirment les travaux de D. Deleule et de G. Paganini et les articles de Gianluca Mori et de Todd Ryan dans ce numéro [5]. Les difficultés qui surgissent dans la définition précise de ce scepticisme ont donné lieu récemment à un colloque portant non plus sur le doute pyrrhonien mais sur le scepticisme « modéré », probabiliste ou académique, dans le sillage des travaux de T.M. Lennon [6]. Pyrrhonien ou académique, il va de soi pour tous ces critiques et pour nombre d’autres que Bayle est sceptique. Ils se fondent essentiellement sur l’article consacré à « Zénon d’Elée », où Bayle démontre que nous n’avons d’idée précise ni de l’espace ni du temps, et sur l’article « Pyrrhon », où Bayle approfondit la question du rapport entre pyrrhonisme et foi chrétienne.
2En effet, la question est compliquée par le lien que Bayle établit entre le scepticisme philosophique et la foi chrétienne : la foi religieuse qu’il présente dans le Dictionnaire est une foi « aveugle » – une foi sans fondement rationnel, une foi du charbonnier, un « goût », un « sentiment », un « zèle » : les lecteurs qui tiennent Bayle pour un chrétien sincère lui attribuent ce « fidéisme »-là [7] et c’est sur cette définition de la foi qu’ils fondent leur lecture de la foi, fragile certes mais sincère et tenace de Bayle, même s’il s’oppose à l’Église institutionnelle et revendique une grande marge de liberté par rapport à l’« orthodoxie » réformée [8].
3Quelques questions simples se posent à l’égard du prétendu pyrrhonisme de Bayle, car le pyrrhonisme est une philosophie du doute quant à la capacité de la raison d’atteindre une vérité certaine dans quelque domaine que ce soit [9] : on ne peut pas être pyrrhonien en physique et rationaliste dans d’autres domaines, car si on pense que la raison peut atteindre une certitude dans tel ou tel domaine, c’est qu’on ne doute pas de sa capacité à atteindre la certitude dans des conditions favorables – c’est-à-dire dans des conditions qui permettent au jugement de se fonder sur des critères considérés comme certains, fiables. Il existerait donc des critères solides de certitude sur lesquels la raison peut fonder ses jugements sous certaines conditions – et partant on ne serait pas pyrrhonien. Bien entendu, on peut penser que la raison est capable d’atteindre la certitude dans tel domaine et non pas dans tel autre. On peut juger que, dans la morale par exemple ou dans la logique, il existe des vérités évidentes et certaines, tandis que, dans la physique, nous ne saurions établir une conclusion certaine qui explique les phénomènes et ne pouvons que proposer des hypothèses cohérentes et suffisant à expliquer les phénomènes tels que nous les observons selon les apparences. On n’est alors pas pyrrhonien ni sceptique académique : on pense tout simplement que les critères de certitude ne sont pas réunis dans tel domaine alors qu’ils le sont dans d’autres. C’est un jugement – banal pour un professeur de philosophie – sur les systèmes philosophiques proposés, qui ne résoudraient pas toutes les questions qui surgissent dans l’analyse de tel ou tel problème. Ce n’est pas un jugement sur les capacités de la raison mais sur les arguments aporétiques des uns et des autres dans des domaines spécifiques de la connaissance.
4Or, si on parcourt toute la carrière de Bayle et qu’on interprète ses œuvres dans cette perspective très large, on constate qu’il y a une contradiction majeure dans ses positions sur le rapport entre la raison et la foi. Dans ses premières œuvres, comme dans son cours de philosophie, il ne fait aucun doute que la raison peut atteindre des certitudes dans le domaine de la morale.
5Dans son cours de philosophie à Sedan (composé entre 1675 et 1677), Bayle donne déjà une forte expression à la primauté de la raison dans le domaine de la morale :
Bien que le péché ait fort obscurci la raison humaine, Dieu n’a pourtant point voulu permettre que sa lumière fût éteinte tout à fait. Il y a une certaine loi de la nature, que les hommes entendent tous sans règles et sans préceptes, et qui met de la différence entre le bien et le mal. Il y a donc par rapport aux mœurs quelques principes dont la lumière naturelle suffit pour connaître la vérité. (Cours, Morale, OD, IV, 259)
7 Le rationalisme fonde ainsi son adhésion à une morale naturelle : celle-ci est évidente, par définition. Ce qui apparaît ici comme une pétition de principe marque la force de l’engagement de Bayle en faveur du rationalisme :
La morale naturelle n’est rien autre chose qu’une certaine lumière qui brille dans l’âme, par la force de laquelle il n’y a point d’homme qui ne reconnaisse les premiers principes généraux des mœurs sans avoir besoin qu’on l’en instruise […] cette lumière naturelle par laquelle nous approuvons les principes des mœurs est appelée conscience […] c’est de la morale naturelle que dérive la morale acquise […] les loix et les préceptes de la morale empruntent leur justice de leur conformité à cette raison souveraine par laquelle Dieu a voulu que tout fût réglé… (ibid., p. 261-262)
9Dans ce cours, Bayle se prononce ainsi emphatiquement en faveur de l’évidence et de la certitude de la raison dans le domaine de la morale.
10Dans les Pensées diverses sur la comète (1682-1683) également, la raison sert de guide dans la démonstration que « les comètes ne sont point le présage d’aucun malheur » et que l’astrologie « judiciaire » repose sur des fondements irrationnels. L’ouvrage est constitué par une argumentation logique implacable contre la superstition ridicule de l’astrologie « judiciaire » populaire et la structure de cette argumentation se fonde sur la mise en évidence des raisons :
§ 3 : « Que les présages des comètes ne sont appuyez d’aucune bonne raison » ; § 9 : « Première raison contre les présages des comètes : Qu’il est fort probable qu’elles n’ont point la vertu de produire quelque chose sur la terre » ; § 16 : « Deuxième raison [...]; § 17 : « Troisième raison : [...]; § 23 : « Quatrième raison : [...]; § 24 : « Cinquième raison : [...]; § 45 : « Sixième raison : [...]; § 57 : « Septième raison tirée de la théologie : [...]; § 79 : « Huitième raison : etc.... § 101 : « Preuve convaincante de l’erreur où l’on est touchant les présages » ; § 102 : « Première objection… » ; § 103 : « Première réponse… » ; § 104 : « Seconde réponse… » ; § 106 : « Troisième réponse… » ; § 114 : « Quatrième réponse… » ; § 115 : « Première preuve… » [...] § 133 : « Septième preuve… » ; § 138 : « Exemple qui prouve… » ; § 140 : « Deuxième preuve… » [...] § 158 : « Septième preuve… »…
12 et ainsi de suite. Toute son argumentation se fonde ainsi sur l’évidence des raisons opposées aux objections, aux préjugés, aux suppositions gratuites, aux pétitions de principe des superstitieux. Il lui suffit de montrer l’absurdité de telle croyance à l’aune de la raison pour la croire définitivement réfutée et ridiculisée.
13 Dans le domaine de l’histoire aussi, il prend soin de distinguer la certitude historique de la certitude mathématique : nous ne saurions démontrer que les objets des raisonnements mathématiques (un point sans dimension, une ligne sans largeur, une surface sans épaisseur, etc.) existent en dehors de notre esprit, tandis que la certitude que nous pouvons avoir que César a traversé le Rubicon découle d’un syllogisme parfaitement légitime à ses yeux – un syllogisme qu’on retrouve dans la quatrième partie de la Logique de Port-Royal [10]. Bayle reprend cette analyse :
On me dira peut-être que ce qui semble le plus abstrait et le plus infructueux dans les Mathématiques apporte au moins cet avantage qu’il nous conduit à des véritez dont on ne sauroit douter ; au lieu que les discussions historiques et les recherches des faits humains nous laissent toujours dans les ténèbres et toujours quelques semences de nouvelles contestations. Mais qu’il y a peu de prudence de toucher à cette corde ! Je soutiens que les véritez historiques peuvent être poussées à un degré de certitude plus indubitable que ne l’est le degré de certitude à quoi l’on fait parvenir les véritez géométriques ; bien entendu que l’on considérera ces deux sortes de véritez selon le genre de certitude qui leur est propre [11]…
15Dans le corps du Dictionnaire, il pousse cette réflexion plus loin :
il n’est pas vrai que le fondement de la certitude et de l’évidence avec laquelle nous connaissons qu’il y a eu une République romaine soit une simple démonstration morale et que notre persuasion à cet égard soit un acte de foi humaine ou une opinion. C’est une science proprement dite, c’est la conclusion d’un syllogisme dont la majeure et la mineure sont des propositions clairement et nécessairement véritables. (« Beaulieu » rem. F)
17et il prend soin de délimiter le domaine propre de l’histoire par opposition à celui de la démonstration géométrique ou métaphysique et par rapport à celui de l’incertitude pyrrhonienne :
Ainsi un fait historique se trouve dans le plus haut degré de certitude qui luy doive convenir, dès que l’on a pu prouver son existence apparente : car on ne demande que cela pour cette sorte de véritez, et ce seroit nier le principe commun des disputans, et passer d’un genre de choses à un autre, que de demander que l’on prouvât, non seulement qu’il a paru à toute l’Europe qu’il se donna une sanglante bataille à Senef l’an 1674 mais aussi que les objets sont tels hors de notre esprit qu’ils nous paroissent. On est donc délivré des importunes chicaneries que les pyrrhoniens appellent moyens de l’époque [epochè], et quoyqu’on ne puisse rejetter le pyrrhonisme historique par rapport à une infinité de faits, il est sûr qu’il y en beaucoup d’autres, que l’on peut prouver avec une pleine certitude : de sorte que les recherches historiques ne sont pas sans fruit de ce côté-là. On montre certainement la fausseté de plusieurs choses, l’incertitude de plusieurs autres, et la vérité de plusieurs autres… (Projet, § 9).
19 Bayle est très loin de proposer la leçon de pyrrhonisme historique qui lui est communément attribuée [12].
20 À l’époque du Commentaire philosophique (1686), il affirme de nouveau qu’il existe des certitudes indubitables dans le domaine de la morale. Bayle s’approprie le rationalisme de Malebranche, dont le Traité de morale date de 1684, et il le présente, de façon provocatrice, comme une prise de position socinienne :
À Dieu ne plaise que je veuille étendre ce principe autant que font les sociniens ; mais s’il peut avoir certaines limitations à l’égard des vérités spéculatives, je ne pense pas qu’il doive en avoir aucune à l’égard des principes pratiques et généraux qui se rapportent aux mœurs. Je veux dire que, sans exception, il faut soumettre toutes les lois morales à cette idée naturelle d’équité, qui, aussi bien que la lumière métaphysique, illumine tout homme venant au monde. (Commentaire philosophique, I, i, éd. J.-M. Gros, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 89 : je souligne)
22 Quelle qu’ait pu être par la suite l’influence de Bayle sur Hume, ce ne sont pas la cohérence et la solidité de notre conception de la morale qui font l’objet de l’analyse de Bayle : elles vont de soi pour lui et c’est par rapport à cette évidence qu’il juge de la possibilité pour nous d’admettre que l’Écriture Sainte est une révélation divine : elle peut l’être si et seulement si elle s’accorde avec la morale naturelle :
Je sais bien qu’il y a des axiomes contre lesquels les paroles les plus expresses et les plus évidentes de l’Écriture ne gagneraient rien, comme que le tout est plus grand que sa partie ; que si de deux choses égales on ôte choses égales, les résidus en seront égaux ; qu’il est impossible que deux contradictoires soient véritables, ou que l’essence d’un sujet subsiste réellement après la destruction du sujet. Quand on montrerait cent fois dans l’Écriture le contraire de ces propositions ; quand on ferait mille et mille miracles, plus que Moïse et les apôtres, pour établir la doctrine opposée à ces maximes universelles du sens commun, l’homme fait comme il est n’en croirait rien ; et il se persuaderait plutôt, ou que l’Écriture ne parlerait que par métaphores ou par contre-vérités, ou que ces miracles viendraient du démon, que de croire que la lumière naturelle fût fausse dans ces maximes. (ibid., p. 86-87)
24Bayle souligne l’importance de ce principe :
Il importe que la lumière naturelle ne trouve rien d’absurde dans ce qu’on lui propose comme révélé ; car ce qui pourrait paraître d’ailleurs comme très certainement révélé, ne le paraîtra plus dès qu’il se trouvera contraire à la règle matrice, primitive et universelle de juger et de discerner le vrai et le faux, le bon et le mauvais. (ibid., p. 93)
26Ainsi, le premier chapitre est intitulé :
Que la lumière naturelle, ou les principes généraux de nos connaissances, sont la règle matrice et originale de toute interprétation de l’Écriture, en matière de mœurs principalement.
28Le lecteur est incapable de renoncer aux idées fournies par la lumière naturelle sans renoncer à sa nature d’homme. De nombreux autres passages attestent que pour Bayle, à cette date, « ni l’Écriture, ni l’Église, ni les miracles ne peuvent rien contre les lumières évidentes de la Raison » (ibid.). Cette lumière naturelle fonde nécessairement tous nos jugements :
Le Tribunal suprême et qui juge en dernier ressort et sans appel de tout ce qui nous est proposé, est la raison parlant par les axiomes de la lumière naturelle, ou de la métaphysique (ibid., p. 87)
30Et Bayle insiste sur le statut de la lumière naturelle dans le domaine de la morale. C’est la morale, « rationnelle » et « naturelle » qui fonde notre approbation de la morale évangélique :
Tous les enseignements moraux de Jésus-Christ sont tels qu’étant pesés à la balance de la religion naturelle, ils seront trouvés de bonne aloi. [...] La raison trouve tout à fait dans l’ordre la morale de l’Évangile. (ibid., p. 104-105)
32C’est parce que – ce n’est que parce que – l’Évangile est conforme à nos notions communes dans le domaine de la morale – c’est-à-dire aux principes de la morale naturelle et rationnelle – qu’on peut la regarder comme divine. En effet, Dieu se conforme nécessairement à notre idée de Sa perfection infinie, de Sa justice et de Sa bonté : Il est infiniment juste, ou Il n’est pas ; Il est infiniment bon, ou Il n’est pas.
33Aucun indice ici de pyrrhonisme : la raison est un guide sûr et fiable, et c’est sur elle que se fonde notre jugement de la nature divine et de la doctrine biblique [13]. Bayle adhère pleinement au rationalisme de Valerian Magni à l’époque du Commentaire : il rejette violemment une soumission de la foi qui nous inciterait à « captiver notre entendement à l’obéissance de la foi jusques à révoquer en doute ou même à croire fausse en certain cas la règle de juger que la nature nous a donnée » car, « par cela même on ruine la foi nécessairement » : « adieu toute notre foi », « ce serait le plus épouvantable chaos, et le pyrrhonisme le plus exécrable qui se puisse imaginer » ; « il faut nécessairement en venir là, que tout dogme particulier, soit qu’on l’avance comme contenu dans l’Écriture, soit qu’on le propose autrement, est faux lors qu’il est réfuté par les notions claires et distinctes de la lumière naturelle, principalement à l’égard de la morale [14] ».
34Ajoutons que les erreurs de la conscience errante ne sont tolérables qu’en dehors de ce domaine des certitudes morales – dans le domaine de vérités « particulières » ou « spéculatives » : dans le domaine de la morale, les erreurs sont, par définition, dues à la paresse ou à la malice, toutes deux impardonnables. Il faut prendre au sérieux la distinction qu’il impose entre les principes de la morale et les « vérités spéculatives », autrement dit, entre les « notions communes » de la morale et les « vérités particulières » – les mystères – de la doctrine chrétienne. Certes, Bayle répète après Gassendi que « l’évidence est une qualité relative ». Mais il prend soin de délimiter les territoires :
c’est trop s’avancer que de dire que les matières controversées sont claires et évidentes comme le jour, chacun sait ou doit savoir que l’évidence est une qualité relative ; c’est pourquoi nous ne pouvons guère répondre, si ce n’est à l’égard des notions communes, que ce qui nous semble évident le doit paraître aussi à un autre. (ibid., II, i, éd. J.-M. Gros, p. 185 ; je souligne)
36 Cette distinction est cruciale dans le Commentaire philosophique. Dans le domaine des « notions communes », une même évidence s’impose à tous, et les principes de la morale sont assimilés aux « notions communes », aux axiomes de la logique. L’ignorance de ces notions découle nécessairement, par définition, de la négligence ou de la malice (ibid., p. 296) : elle est inexcusable (p. 297).
Les obscurités de l’Écriture ne tombent guère que sur les dogmes de la spéculation : ceux de la morale ayant été plus nécessaires pour la conservation des sociétés, et pour empêcher que le vice n’éteignît entièrement ce qui reste de vertu, sont demeurés plus intelligibles à tout le monde. (Commentaire philosophique, I, x, éd. J.-M. Gros, p. 170)
38Dans le domaine des « vérités particulières » de la doctrine chrétienne en revanche, chacun suivra sa conviction et on peut errer de bonne foi et innocemment : autrement dit, ce sont des adiaphora. Bayle souligne ainsi la nécessaire concordance entre la raison et la foi sur le plan de la morale. Les autres articles de la doctrine sont relégués, pour ainsi dire, au domaine de l’éducation, de l’habitude, du « goût » et du « zèle » : il n’y aucune raison de pencher pour une interprétation plutôt que pour une autre [15].
39Voilà où Bayle en est au début des années 1680 : il tient les deux bouts de la chaîne. Il déclare dans ses premières œuvres l’accord de la raison avec la foi sur le plan de la morale : la raison autorise et légitime la foi dans les principes fondamentaux de la morale chrétienne. En même temps, il concède que les hommes tiennent à leur foi quant aux « vérités spéculatives » – « vérités particulières » ou « mystères » – non pas par raison mais par éducation et par habitude, par goût et par zèle. Je souligne ici l’essentiel : à l’époque du Commentaire, Bayle met en avant le seul « champ » – celui de la morale – où la foi se fonde en raison. Surtout : s’il y avait désaccord entre la foi et la lumière naturelle de la raison dans ce domaine, la foi serait disqualifiée.
40L’époque suivante marque un tournant radical dans la carrière intellectuelle de Bayle. En 1685 meurt son patron arminien et « collégiant [16] » (rationaliste), Adriaan Paets. Or, l’alliance intellectuelle, politique, religieuse et philosophique de Bayle et de Paets à cette époque paraît capitale : du vivant de Paets, Bayle évite de heurter le rationalisme de son patron selon lequel la foi est parfaitement compatible avec le rationalisme moral. En 1688 s’accomplit la « Glorieuse Révolution » : les huguenots répondent à l’appel de Jurieu et soutiennent l’invasion de l’Angleterre par les troupes protestantes de Guillaume III contre les droits du roi catholique Jacques II. C’est un véritable traumatisme pour Bayle, comme en témoignent ses deux publications anonymes : la Réponse d’un nouveau converti (mi-février 1689) et l’Avis important aux réfugiez (mi-avril 1690) [17]. L’invasion de l’Angleterre par Guillaume III – motivée par des intérêts politiques et économiques – révèle le véritable caractère de la charité et de la tolérance professées par les réformés. La conversion catholique de Jacques II Stuart sert de prétexte à la réalisation des ambitions politiques du Stathouder – et la cohorte des réfugiés huguenots lui emboîte le pas [18]. Depuis ses premières œuvres Pensées diverses (1682, 1683) et Ce que c’est que la France toute catholique (1686), Bayle avait mis en évidence le caractère fallacieux – violent et hypocrite – de la morale catholique, illustré par la persécution des huguenots. Désormais, la preuve s’impose que la morale réformée n’est que la posture d’une Église minoritaire, qu’elle se fonde sur une appréciation du rapport de forces politiques, qu’elle n’a aucune primauté par rapport à la politique de Rome.
41Or, c’est à ce moment-là (entre 1693 et octobre 1696) que Bayle rédige l’article « Pyrrhon », où il démontre que la religion chrétienne est incompatible avec nos conceptions fondamentales, non seulement dans le domaine de l’ontologie – pas de problème sur ce point, car que vaut notre conception de l’espace et du temps ? – mais aussi sur le plan de la logique (le principe de non-contradiction, le tiers exclu) et, surtout, sur le plan de la morale : il est de la nature même de la foi – « la folie de la croix » – de ne pas s’accorder avec notre conception de la morale.
42En effet, comme il l’explique par la bouche d’un abbé désigné comme un « bon philosophe », les mystères chrétiens de la Trinité, de l’Incarnation, de la Transsubstantiation détruisent nos notions élémentaires d’unité, d’identité, de personne, de substance. Jusque-là, rien de nouveau, car Bayle a toujours maintenu que ces « vérités spéculatives » font l’objet d’une foi fondée sur l’éducation, sur l’habitude, sur le goût et sur le zèle. Mais désormais, sur le plan crucial de la morale, il maintient que l’existence du Mal, le mystère du Péché originel et du salut du petit nombre des élus détruisent nos notions élémentaires de justice, de bonté et d’honnêteté – et partant rendent incompréhensible la notion d’un Être infiniment parfait, puisque ses qualités ne sont pas compossibles. La doctrine chrétienne nous réduit donc au pyrrhonisme et le pyrrhonisme nous réduit non seulement à douter qu’il existe un corps et un esprit mais aussi à admettre que nous n’avons que des idées relatives du juste et de l’honnête. Il constate une faille entre la lumière naturelle et la morale chrétienne – ce qui implique également une faille interne à la doctrine chrétienne puisque, en mettant en cause nos idées fondamentales de la morale, ces mystères contredisent notre lecture de la morale évangélique. En somme, cette philosophie nous réduit au non-sens : tout discours rationnel devient impossible, et c’est en ce sens, affirme Bayle, qu’elle nous prépare à la foi :
C’est un grand pas vers la Religion Chrétienne que nous attendions de Dieu la connoissance de ce que nous devons croire, & de ce que nous devons faire : elle veut que nous captivions notre entendement à l’obéissance de la Foi. (« Pyrrhon », rem. C)
44Autrement dit, il faudrait être pyrrhonien pour croire à la doctrine chrétienne. En effet, le format de l’argumentation fausse la perspective des approches critiques qui posent la question du statut de l’« évidence » dans la philosophie de Bayle, car il argue couramment à partir d’un dato non concesso – à partir de la concession provisoire d’une prémisse qui est admise comme point de départ pour pénétrer dans la logique de ses adversaires. Ainsi, en général, il délègue la parole et construit son argument sur les prémisses de son adversaire. Dans l’article « Pyrrhon », il délègue la parole à deux abbés (deux chrétiens), dont l’un est « bon philosophe » et l’autre « ne sait que sa routine » scolastique : le débat est ainsi conduit comme si la vérité des dogmes chrétiens était certaine, et la présentation des « avantages » pour la foi de la « nouvelle philosophie » du doute hyperbolique se fonde sur une hypothèse d’école ou un dato non concesso : si et seulement si on est chrétien, il faut rejeter notre conception de la logique (le tiers exclu), notre conception d’unité, d’identité, de personne et de substance, ainsi que notre conception du juste et l’injuste. Si et seulement si on est chrétien, il faut rejeter l’évidence comme critère de vérité, car il n’y aucun article de la doctrine chrétienne qui soit compatible avec l’évidence rationnelle.
45 Cependant, la foi est ainsi réduite par le pyrrhonien à quelques formules incompréhensibles, qu’on peut répéter mais qu’on ne saurait rattacher à aucune idée précise – ni de personne, ni de substance. En d’autres termes, notre abbé « bon philosophe » a démontré à son collègue aristotélicien que sa foi est une formule creuse à laquelle il peut prétendre croire mais qu’il est incapable d’expliquer et même de comprendre. Le pyrrhonisme a servi à révéler la véritable nature de la foi – non seulement sur le plan des mystères mais également sur le plan de la morale : elle est parfaitement irrationnelle. Sur tous les plans, elle est incompatible avec la raison.
46 La foi religieuse nous réduit ainsi au pyrrhonisme que Bayle dénonçait comme « exécrable » en 1685. Autrement dit (car Bayle revient inlassablement sur cette argumentation, l’appuyant de toutes les autorités possibles, de saint Paul à Saint-Évremond) : « bien loin que ce soit la propriété des ces Vérités [religieuses] de s’accorder avec la Philosophie, il est au contraire de leur essence de ne se pas ajuster avec ses Règles » (Éclaircissement sur les manichéens, p. 630).
47 La même argumentation est proposée dans l’article « Socin », où Bayle met en évidence l’opposition irréductible entre les mystères de la doctrine chrétienne et la raison humaine, en se demandant pourquoi les sociniens ont voulu se débarrasser des mystères. C’est sans doute, pense-t-on en général, qu’ils voulaient attirer beaucoup de monde à leur se cte en débarrassant la foi de ces gênes que constituent des mystères incompréhensibles :
On suppose que, sans douter des mystères, [les sociniens] feignirent de les combattre, afin d’attirer beaucoup de monde. C’est un pesant joug pour la raison que de captiver son entendement à la foi des trois personnes de la nature divine et à celle d’un Dieu homme : on soulage donc infiniment les chrétiens lors qu’on les délivre de ce joug ; et par conséquent il est croyable qu’on se fera suivre par une foule de peuple si on leur ôte ce grand fardeau. Voilà pourquoi ces transfuges d’Italie transplantés dans la Pologne nièrent la Trinité, l’union hypostatique, le péché originel, la prédestination absolue, etc. (« Socin, Fauste », rem. H.)
49 Mais Bayle rejette cette supposition : les mystères ne rendent pas la religion plus difficile à croire pour le peuple ; au contraire…
Mais on peut répondre qu’ils eussent été bien sots, et bien indignes de l’éducation italienne, s’ils eussent pris cette voie de fourberie. Les mystères spéculatifs de la religion n’incommodent guère les peuples : ils fatiguent à la vérité un professeur en théologie, qui les médite avec attention pour tâcher de les expliquer et de satisfaire aux objections des hérétiques. Quelques autres personnes d’étude, qui les examinent avec une grande curiosité, peuvent aussi être fatiguez de la résistance de leur raison ; mais tout le reste des hommes sont là-dessus dans une parfaite tranquillité : ils croient, ou ils croient croire, tout ce qu’on en dit, et ils se reposent doucement dans cette persuasion. […] Ils s’accommodent beaucoup mieux d’une doctrine mystérieuse, incompréhensible, élevée au dessus de la raison : on admire beaucoup plus ce que l’on ne comprend point ; on s’en fait une idée plus sublime, et même plus consolante. Toutes les fins de la religion se trouvent mieux dans les objets qu’on ne comprend point : ils inspirent plus d’admiration, plus de respect, plus de crainte, plus de confiance. […] En un mot, il faut convenir que dans certaines matières l’incompréhensibilité est un agrément. (ibid. ; je souligne)
51Le mystère est ici désigné comme le trait caractéristique de la religion populaire. « Ils croient, ou ils croient croire » : la formule laconique met en doute implicitement notre capacité de croire ce que nous ne comprenons pas. Car ici la foi populaire, la foi aveugle, la foi qui inspire admiration, respect, crainte et confiance, se réduit à une foi « populaire et superstitieuse » selon les termes mêmes de Bayle (art. « Charron ») : on répète des formules incompréhensibles sans leur donner de sens précis, et on se persuade ainsi qu’on « croit », sans que ce terme ait lui-même un sens précis. C’est le principe même d’une théologie rationaliste qui est rejeté. Et Bayle de conclure :
Il faut nécessairement opter entre la Philosophie et l’Évangile : si vous ne voulez rien croire que ce qui est évident et conforme aux notions communes, prenez la Philosophie et quittez le Christianisme : si vous voulez croire les Mystères incompréhensibles de la Religion, prenez le Christianisme, et quittez la Philosophie ; car de posséder ensemble l’évidence et l’incompréhensibilité, c’est ce qui ne se peut […] Il faut opter nécessairement… (Éclaircissement sur les pyrrhoniens, Dictionnaire (1702), éd. 1740, p. 644)
53 Nous assistons ainsi à deux moments cruciaux de l’expression par Bayle des relations entre la raison et la foi : la foi est compatible avec la raison dans le domaine de la morale selon les premiers écrits de Bayle lorsqu’il est sous la protection du collégiant Adriaan Paets ; après la mort du régent rotterdamois, après son expulsion de l’École Illustre, après la désillusion que constitue pour lui la « Glorieuse Révolution », Bayle souligne l’opposition entre la raison et la foi : elles sont absolument incompatibles : « Il faut opter nécessairement… »
54 L’opposition de la raison et de la foi le conduit à analyser la distinction pascalienne entre ce qui est « au-dessus de » la raison et ce qui est « contre » la raison. Catholiques et protestants s’accordent pour affirmer que les mystères sont « au-dessus de la raison », et Bayle raisonne sur cette notion :
Si quelques doctrines sont au-dessus de la raison, elles sont au-delà de sa portée. Si elles sont au-delà de sa portée, elle n’y sauroit atteindre. Si elle n’y peut atteindre, elle ne peut pas les comprendre. Si elle ne peut pas les comprendre, elle n’y saurait trouver aucune idée, aucun principe, qui soit une source de solution ; et par conséquent les objections qu’elle aura faites demeureront sans réponse, ou, ce qui est la même chose, on n’y répondra que par quelque distinction aussi obscure que la thèse même qui aura été attaquée. (Éclaircissement sur les manichéens, ibid. p. 630)
56 Il refuse donc la distinction pascalienne, ce qui le conduit à préciser les règles des débats philosophiques :
Toute dispute philosophique suppose que les parties contestantes conviennent de certaines définitions, et qu’elles admettent les règles du syllogisme, et les marques à quoi l’on connaît les mauvais raisonnemen[t]s. Après cela, tout consiste à examiner si une thèse est conforme médiatement ou immédiatement aux principes dont on est convenu, si les prémisses d’une preuve sont véritables, si la conséquence est bien tirée, si l’on s’est servi d’un syllogisme à quatre termes, si l’on n’a pas violé quelque aphorisme du chapitre de oppositis, ou sophisticis elenchis, etc. On remporte la victoire, ou en montrant que le sujet de la dispute n’a aucune liaison avec les principes dont on étoit convenu, ou en réduisant à l’absurde le défendeur. Or on l’y peut réduire, soit qu’on lui montre que les conséquences de sa thèse sont le oui et le non, soit qu’on le contraigne à ne répondre que des choses tout-à-fait inintelligibles. (ibid. ; nous soulignons)
58 Puisque le but de la dispute philosophique est « d’éclaircir les obscuritez et de parvenir à l’évidence », « celui dont les réponses sont telles qu’on n’y comprend rien, et qui avoue qu’elles sont incompréhensibles » est condamné « dès-là par les règles de l’adjudication de la victoire ». Dans tout cela, aucune opinion personnelle : ce sont les principes logiques, mécaniques, de la dispute philosophique.
Ce qu’il faut conclure de là est, que les mystères de l’Évangile étant d’un ordre surnaturel, ne peuvent point et ne doivent point être assujettis aux règles de la lumière naturelle. Ils ne sont pas faits pour être à l’épreuve des disputes philosophiques : leur grandeur, leur sublimité, ne leur permet pas de la subir. Il seroit contre la nature des choses qu’ils sortissent victorieux d’un tel combat : leur caractère essentiel est d’être un objet de foi, et non pas un objet de science. Ils ne seroient plus des mystères, si la raison en pouvoit résoudre toutes les difficultez ; et ainsi, au lieu de trouver étrange que quelqu’un avoue que la philosophie peut les attaquer, mais non pas repousser l’attaque, on devroit se scandaliser si quelqu’un disoit le contraire. (ibid., p. 631)
60 La foi s’oppose à la vue, selon la formule de saint Paul. La foi est par définition obscure et, par définition, elle ne peut être fondée en raison. Et Bayle d’apporter les maximes des théologiens modernes qui confirment cette position : sa formule est complexe mais révélatrice :
Les catholiques romains et les protestants s’accordent à dire, qu’il faut récuser la raison quand il s’agit du jugement d’une controverse sur les mystères. Cela revient à ceci, qu’il ne faut jamais accorder cette condition, que si le sens littéral d’un passage de l’Écriture renferme des dogmes inconcevables, & combattus par les maximes les plus évidentes des logiciens, et des métaphysiciens, il sera déclaré faux, et que la raison, la philosophie, la lumière naturelle, seront la règle que l’on suivra pour choisir une certaine interprétation de l’Écriture préférablement à toute autre. Non seulement ils disent qu’il faut rejetter tous ceux qui stipulent une telle chose comme une condition préliminaire de la dispute, mais ils soutiennent aussi que ce sont des gens qui s’engagent dans un chemin qui ne peut conduire qu’au pyrrhonisme, ou qu’au déisme, ou qu’à l’athéisme : de sorte que la barrière la plus nécessaire à conserver la religion de Jésus Christ est l’obligation de se soumettre à l’autorité de Dieu, et à croire humblement les mystères qu’il lui a plu de nous révéler, quelque inconcevables qu’ils soient, et quelque impossibles qu’ils paroissent à notre raison. (ibid., p. 632 : je souligne)
62 Ce passage me paraît crucial, car qui a stipulé une telle « condition » (si le sens littéral d’un passage de l’Écriture renferme des dogmes inconcevables, et combattus par les maximes les plus évidentes des logiciens, et des métaphysiciens, il sera déclaré faux), sinon Bayle lui-même dans le Commentaire philosophique, en dénonçant l’interprétation augustinienne – littérale – de la parabole « Contrains-les d’entrer » comme étant en contradiction avec les maximes de la morale rationnelle et naturelle – aussi bien qu’avec celles de l’Évangile ? Et qui s’engage ainsi sur le chemin du pyrrhonisme, du déisme ou de l’athéisme, sinon Bayle lui-même, au dire de Jurieu ? – alors que, selon Bayle, comme nous l’avons vu, le pyrrhonisme est au contraire la seule philosophie qui soit compatible avec la foi. L’ironie de ce passage sert d’indice ou de pacte de lecture.
63 L’article « David » – que Bayle abrège et censure dans la deuxième édition à la suite des protestations du consistoire – constitue également une mise en évidence provocatrice de la contradiction entre la raison et la foi sur le plan de la morale. Bayle insiste sur les fautes de David en jugeant de ses actions selon la raison : en commettant diverses fautes morales (de violence, de dissimulation et de lubricité), David apparaît aux yeux du bon sens comme moralement coupable. Cependant, lorsque l’Écriture affirme explicitement que telle action est inspirée par Dieu, Bayle abandonne cette condamnation morale et crie au mystère : David est alors « l’homme selon le cœur de Dieu ». Autrement dit, Bayle met en évidence – de façon scandaleuse aux yeux de ses premiers lecteurs (Mathieu Marais, Paul de La Roque-Boyer) – la contradiction entre la morale rationnelle et la morale religieuse.
64La foi exige la soumission de la raison. Il suffirait donc d’établir, par l’examen de l’Écriture, la doctrine précise à laquelle la raison doit se soumettre. Or, comme l’a démontré Maria-Cristina Pitassi, un tel examen est impossible aux yeux de Bayle : il procède à une véritable déconstruction de la notion fondamentale d’« examen » en en exposant les « difficultez insurmontables [19] ». L’objet de la foi est réduit à un sentiment personnel qui ne repose sur aucun argument rationnel ; le zèle empêche d’aborder ces questions sans préjugé ; les difficultés inhérentes à la critique historique (analyse philologique des sources ; identification du contexte social, philosophique et religieux ; histoire de la transmission et de la réception, etc.) rendent impossible l’authentification du texte biblique, car elles impliquent un travail sans fin et le déploiement d’une érudition qui ouvre elle-même la porte à une multiplicité d’interprétations divergentes ; seule une autorité pourrait finalement trancher, mais l’authentification de cette autorité exige elle aussi une érudition hors de notre portée : l’examen est impossible. C’était déjà la conclusion de Bayle dans son analyse de la controverse entre Jean Claude et Pierre Nicole [20]. Comment concilier cette impossibilité de l’examen et de l’autorité avec la nécessité de « captiver notre entendement à l’obéissance de la foi » ?
65La position de Bayle sur les rapports entre morale et religion a donc changé du tout au tout : la morale qui fondait sa conception de la tolérance – « cette charité générale que nous devons à tous les hommes, par les devoirs indispensables de l’humanité [21] » – a été balayée par le souffle du Saint Esprit et il déclare solennellement que telle est la nature de la foi et de sa foi, qui ne se fonde pas sur des raisonnements logiques, ce serait contradictoire, mais sur le zèle – conformément d’ailleurs à la définition de Jurieu :
La certitude de la foi ne dépend pas de l’évidence des motifs :
Je crois les mystères de l’Évangile, non par conviction, mais parce que je les veux croire, et je les veux croire parce que je crois que cela est de la dernière importance pour la gloire de Dieu et pour mon salut [22] .
67Nous assistons donc à une « conversion » de Bayle à laquelle Jurieu ne croit pas une seconde, mais le théologien reste incapable de démontrer l’insincérité de son adversaire. Bayle a montré que la religion chrétienne va à l’encontre de toute logique, que telle est la nature de la foi – « la folie de la croix » – et donc, en particulier, qu’il croit que la doctrine chrétienne est vraie – est une doctrine révélée par Dieu – même si elle contredit notre conception des principes fondamentaux de la morale. J’insiste sur ce point car ce revirement de Bayle n’est pas toujours reconnu comme tel, alors que, dans son contexte intellectuel et dans une perspective chronologique, il a son importance.
68On s’attendrait donc à ce que Bayle abandonne ses analyses sur le plan de la morale naturelle ou rationnelle – puisque celle-ci est en contradiction avec la foi. Mais au contraire, une fois le scandale apaisé – et que Jurieu, impuissant à attaquer Bayle sur la nature de la foi (puisque Bayle a adopté ses propres positions), est réduit à s’allier aux théologiens rationalistes (Le Clerc, Jaquelot, Bernard) tout simplement parce qu’ils maintiennent leur opposition à Bayle… –, celui-ci revient dans ses dernières œuvres à une conception rationaliste de la morale :
Qu’on fasse abstraction de ce dogme-là [de l’existence de Dieu], qu’on le nie même, on ne laissera pas de juger que le cercle n’est point un triangle, qu’un sophisme est un mauvais raisonnement, que la conclusion d’un bon syllogisme est vraie si les deux prémisses sont vraies, qu’il est digne de l’homme de se conformer à la raison, etc. […] que la trahison d’un ami est une mauvaise qualité morale et que la fidélité pour son ami est une bonne qualité morale. (RQP, III, § 29)
70Bayle s’attache à cette définition rationaliste de l’obligation morale :
S’il y a des règles certaines et immuables pour les opérations de l’entendement, il y en a aussi pour les actes de la volonté. Les règles de ces actes-là ne sont pas toutes arbitraires : il y en qui émanent de la nécessité de la Nature et qui imposent une obligation indispensable ; et comme c’est un défaut de raisonner d’une manière opposée aux règles du syllogisme, c’est aussi un défaut de vouloir une chose sans se conformer aux règles des actes de la volonté. (CPD, § 151)
72 Il donne quelques exemples de tels principes moraux :
La plus générale de ces règles-ci est qu’il faut que l’homme veuille ce qui est conforme à la droite raison, et que toutes les fois qu’il veut ce qui n’y est pas conforme, il s’écarte de son devoir. Il n’y a point de vérité plus évidente que de dire qu’il est digne de la Créature raisonnable de se conformer à la raison, et qu’il est indigne de la Créature raisonnable de ne se pas conformer à la raison. (ibid.)
74La conscience reprend tous ses droits en tant que raison : c’est
un jugement de l’esprit qui nous excite à faire certaines choses parce qu’elles sont conformes à la raison, et qui nous détourne de quelques autres choses, parce qu’elles sont contraires à la raison (RQP, III, § xxix)
76Et le zèle religieux reprend son vrai nom : l’enthousiasme, le fanatisme, et se révèle comme une force obscurantiste et persécutrice :
Ce que le christianisme a commis de violences, soit pour extirper l’idolatrie païenne, soit pour étouf[f]er les hérésies, soit pour maintenir les sectes qui se séparoient du gros de l’arbre, ne sauroit être exprimé. L’histoire en inspire de l’horreur : on en frémit pour peu qu’on soit débonnaire : une bonne ame ne peut lire innocemment cette sorte de relations., elle ne sauroit s’empêcher de maudire la mémoire de ceux qui ont eté cause de ces incendies. (RQP, III.21)
[...] il est sûr que tel homme qui n’aurait été que médiocrement vindicatif s’il n’eût point eu de religion, devient un tigre lorsqu’un faux zèle s’empare de sa conscience. (RQP, III.29)
Une conscience de cette nature n’est-elle pas plus redoutable que l’irréligion à ceux qui ont à traiter avec de pareilles gens ? Quel fond peut-on faire sur des personnes qui se croient dispensé[e]s de leurs serments et des lois de l’équité par rapport aux hérétiques, ou toutes les fois qu’il s’agit des intérêts de la vérité céleste ? (RQP, III.29)
78 Cette position est parfaitement conforme à sa définition anti-malebranchiste du « philosophe chrétien » :
Les Philosophes Chrétiens qui parlent sincèrement disent tout net qu’ils sont Chrétiens, ou par la force de l’éducation, ou par la grâce de la foi que Dieu leur a donnée, mais que la suite des raisonnements philosophiques et démonstratifs ne serait capable que de les rendre sceptiques à cet égard toute leur vie. (Bayle à Jean Bruguière de Naudis, le 8 septembre 1698, Lettre 1378).
80 La croyance est un effet de l’éducation et de la coutume ; elle est irrationnelle ; la raison conduit à l’athéisme.
81 Dans sa dernière œuvre, inachevée, les Entretiens de Maxime et de Thémiste, le danger ne vient plus de Jurieu mais des « rationaux » – Jean Le Clerc, Isaac Jaquelot, Jacques Bernard –, des adversaires qui défendent une théologie rationaliste : Bayle entreprend de leur démontrer que la raison ne conduit pas les hommes à la foi [23]. Pour ce faire sans danger, il conduit de nouveau son argument sur les prémisses de ses adversaires, concédant comme point de départ la vérité de la doctrine chrétienne, et il déclare de nouveau qu’il adhère à une conception irrationnelle de la foi – conformément aux explications des Éclaircissements de 1702. Il ne fait que confirmer l’irrationalité de la foi et démontre de nouveau que la raison conduit à l’athéisme.
82 Si on situe ainsi l’article « Pyrrhon » dans la perspective de l’ensemble des œuvres de Bayle, on voit que le Dictionnaire historique et critique constitue un tournant majeur dans la mesure où il rejette désormais toute harmonie possible entre la logique et le dogme, entre la morale naturelle et la morale chrétienne. Or, dans les Pensées diverses de 1682, il avait démontré que l’astrologie est une superstition ridicule parce qu’elle contredit les principes élémentaires de la logique et de la morale ; dans le Dictionnaire (1696, 1702), il démontre que la doctrine chrétienne est également parfaitement irrationnelle et va à l’encontre des principes de la logique et de la morale naturelle ou rationnelle. Il érige la foi aveugle en « bouclier » contre les polémiques de Jurieu et, dès que le danger s’évanouit, il compose la Continuation des pensées diverses et la Réponse aux questions d’un Provincial, où il revient à une conception rationaliste de la morale – et de la conscience – et dénonce les dangers du zèle et du fanatisme. La morale se suffit à elle-même. Au lecteur de tirer les conclusions.
83 Il y a donc une contradiction significative dans les prises de position de Bayle – tout particulièrement sur les rapports entre la raison et la foi, et donc sur le statut du pyrrhonisme – mais on peut dégager une cohérence qui se fonde sur les raisons de ce revirement. Ainsi, ou bien nous sommes face à une contradiction flagrante de la part d’un philosophe subtil, ou bien nous admettons que cet esprit subtil nous invite à creuser la cohérence secrète et dangereuse de sa pensée, qu’il y a une raison constante derrière la posture pyrrhonienne qui lui a permis d’échapper au sort d’Adriaan Koerbagh.
Mots-clés éditeurs : Adiaphora, Conscience, Foi, Mystères doctrinaux, Pyrrhonisme, Rationalisme moral, Scepticisme
Date de mise en ligne : 07/11/2018
https://doi.org/10.3917/aphi.814.0729