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Article de revue

Hegel et la monadologie leibnizienne

Une tentative de restauration post-kantienne de l'ontologie ?

Pages 319 à 333

Notes

  • [1]
    Science de la logique. Premier tome, la Doctrine de l’être, version de 1832 (SDL1), trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Kimé, 2007, p. 158 sq.
  • [2]
    Leçons sur l’histoire de la philosophie [HP], tome 6, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 1985, p. 1607, 1637.
  • [3]
    Science de la logique. La logique subjective ou doctrine du concept [SDL3], trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Aubier, 1981, p. 222 sq.
  • [4]
    HP, p. 1639.
  • [5]
    HP, p. 1607
  • [6]
    Critique de la raison pure [CRP], trad. A. Renaut, Paris, GF, 2006, p. 316.
  • [7]
    On trouve une certaine illustration de ce point de vue dans l’étude d’Y. Belaval, « La doctrine de l’essence chez Hegel et chez Leibniz », Études leibniziennes, Paris, Gallimard, 1976. Tout en refusant de parler de « retour à Leibniz », Belaval, pour qui la philosophie de Hegel est un « monisme du sujet » (par exemple p. 350), affirme cependant que « de cela seul que, pour critiquer Kant, [Hegel] s’appuie sur le texte antileibnizien de l’Amphibologie, il se trouve souvent ramené vers Leibniz » (p. 377). Voir aussi l’interprétation de la pensée hégélienne du fondement proposée par J. Rivelaygue in Leçons de métaphysique allemande, Paris, Grasset, 1990, vol. 1, p. 451.
  • [8]
    On aura reconnu la thèse de Heidegger (Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, en particulier p. 191). La filiation heideggérienne entre Hegel et le principe leibnizien a été critiquée, tant par B. Mabille (« Hegel et la signification du principe de raison », Lectures de Hegel, O. Tinland dir., Paris, Le Livre de poche, 2005, p. 113-155) que par B. Bourgeois, (« La raison au-delà des raisons : Hegel face à Leibniz », Hegel et les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, p. 261-272), qui semblent cependant admettre, soit que la visée hégélienne est fondamentalement ontologique et théologique (B. Bourgeois), soit que la critique hégélienne de la métaphysique scolaire n’interdit en rien de donner à la métaphysique des prolongements contemporains, prenant en compte l’ « éleuthériologie » de Hegel et issus d’une réflexion sur l’héritage de Plotin (cf. B. Mabille, Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004). Par ailleurs, l’étude de P. Guyer, « Hegel, Leibniz and the contradiction in the Finite », Philosophy and Phenomenological Research, 40, 1, sept. 1979, p. 75-98, cherchant à élucider l’un des sens de la contradiction chez Hegel, à partir d’un examen de sa critique de la monadologie, semble participer, elle aussi, d’une lecture « ontologisante » de la Science de la logique, influencée – comme l’est de son côté l’étude d’Y. Belaval – par la thèse de B. Russell, selon laquelle la pensée de Leibniz et celle de Hegel participent toutes deux d’une doctrine caractérisée par le primat des « relations internes ».
  • [9]
    CRP, p. 309-327. Sur l’Amphibologie de la première Critique, cf. M. Haumesser, « La réflexion dans la Critique de la raison pure », in Kant, Critique de la raison pure. De l’amphibologie des concepts de la réflexion, Paris, Vrin, 2010.
  • [10]
    CRP, p. 300.
  • [11]
    SDL3, p. 35.
  • [12]
    Ibid., p. 40.
  • [13]
    Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. M. Mery, Gap, Ophrys, p. 79-80.
  • [14]
    SDL3, p. 46.
  • [15]
    Cf. sur ce point l’article de D. Wittmann, « Faut-il relire Hegel à travers Kant ? », in Hegel au présent (J.-F. Kervégan, B. Mabille dir.) Paris, CNRS éditions, p. 437-449.
  • [16]
    SDL3, p. 46.
  • [17]
    « Le concept s’est trouvé donné comme ce qui est objectif dans la connaissance, donc comme la vérité. Mais de l’autre côté, ce même [concept] se trouve pris comme quelque chose de simplement subjectif, hors de quoi ne se laisserait pas tirer la réalité, sous laquelle, étant donné qu’elle se trouve op-posée à la subjectivité, est à comprendre l’objectivité ; et de façon générale, le concept et le logique se trouvent déclarés comme quelque chose de seulement formel, qui, parce qu’il ferait abstraction du contenu, ne contiendrait pas la vérité. » Ibid., p. 47.
  • [18]
    Ibid., p. 52 ; voir par exemple Foi et savoir, trad. Mery, op. cit., p. 212.
  • [19]
    SDL3, p. 55 : « si l’on veut nommer cela déduction ».
  • [20]
    Ibid., p. 50.
  • [21]
    Cf. D. Wittmann, art. cité, p. 445 sq.
  • [22]
    SDL3, p. 51.
  • [23]
    Ibid., p. 50-51.
  • [24]
    Ibid., p. 53.
  • [25]
    Ibid., p. 57.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Encyclopédie des sciences philosophiques. I. La science de la logique (E, I), trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 479.
  • [28]
    Voir par exemple E, I, Remarques au § 115 (1817), p. 244 et au § 172 (1827-1830) p. 417, ainsi que l’additif p. 596-597, ou la remarque au § 213 (1827-1830) p. 446, ainsi que l’additif, p. 615.
  • [29]
    Il est significatif à cet égard que l’exemple de jugement cité par Hegel pour illustrer l’absence de critique et de réflexion sur soi du discours kantien soit l’exemple du « jugement positif » « le singulier est un universel », c’est-à-dire l’exemple même qu’invoque le § 115 de l’Encyclopédie de 1817, ou le § 172 de la version de 1827-1830, pour illustrer la confusion entre exactitude et vérité.
  • [30]
    E, I, § 26-32, p. 293-296.
  • [31]
    E, I, § 33 p. 296. À cet égard, la « caractéristique universelle » de Leibniz peut apparaître comme l’expression ultime de la « platitude » à laquelle aboutit la logique de la prédication, en tentant d’effacer la présence du moment « dialectique », ou « de la contradiction » en toute pensée rationnelle. Cf. par exemple SDL3, p. 180 sq. Sur le recours hégélien à la contradiction pour interpréter l’infini mathématique, et la différence avec Leibniz, voir par exemple A. Nunziante, « “Singolarità” e “infinito”. Appunti per una discussione tra Leibniz e Hegel », Verifiche, xxxiv, 2005, p. 29-48.
  • [32]
    SDL3, p. 59-60.
  • [33]
    Cf. sur ce point G. Gérard, « Hegel et la critique kantienne de la métaphysique », Hegel au présent, op. cit., p. 278.
  • [34]
    C’est d’ailleurs ce que semble suggérer Hegel lui-même, lorsqu’il met en correspondance l’Amphibologie kantienne et la doctrine de l’essence (SDL3, p. 48).
  • [35]
    Science de la logique. La doctrine de l’essence (SDL2), trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Aubier, 1976, p. 41.
  • [36]
    Ibid., p. 55.
  • [37]
    Ibid., p. 57.
  • [38]
    Sur ce point, on pourrait également renvoyer à ce que dit la Science de la logique, lorsqu’elle souligne l’incapacité de Leibniz à dépasser une appréhension purement représentative, « numérique » et « extérieure », de la répulsion du un, faute d’admettre un rapport négatif du un à lui-même (SDL 1, p.167) ; on peut aussi songer aux remarques, visant manifestement Leibniz, de SDL1 (p. 103) ou de ei § 36, sur l’indigence spéculative d’un concept de Dieu qui, pour éliminer la contradiction impliquée par la coexistence de ses multiples prédicats (bonté, puissance, justice, etc.) a recours à la représentation superficielle d’un « tempérer », ou d’un « borner réciproque » (SDL1, p.103), ou encore à la « solution nébuleuse, au moyen d’une élévation quantitative » qu’est le « sensum eminentiorem » de ces déterminations (ei, Remarque § 36, p. 298). Plus généralement, il est évident qu’en montrant qu’ « en tout ce qui a une réalité logique », le moment de « l’entendement » trouve sa vérité dans le moment « dialectique » (ei, § 79, 80, 81), Hegel met en question toute réduction de l’opposition réelle à une opposition logique telle que l’envisage la logique formelle.
  • [39]
    Tous les textes de Hegel sur Leibniz évoquent ce point. Mais le texte le plus clair, qui en conclut que « la philosophie leibnizienne est […] la contradiction complètement développée », est sans doute celui de la remarque au § 194 de l’Encyclopédie (EI, p. 435). Cf. aussi SDL1 (p. 158 sq.) et plus particulièrement les remarques de SDL2 (p. 242 sq.) et SDL3 (p. 222 sq.), qui mettent l’accent sur le fait que le recours à l’harmonie préétablie est la conséquence inévitable de la clôture sur soi et de l’intériorité à soi de la monade. À cet égard, il est évident que le fondement de la critique hégélienne est à chercher dans les développements consacrés à la relation de l’intérieur et de l’extérieur (SDL2, p. 217 sq.), même si ce texte ne comporte aucune référence explicite à Leibniz.
  • [40]
    Encyclopédie des sciences philosophiques. II. Philosophie de la nature, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p. 194 et 197.
  • [41]
    Voir par exemple E, I § 194 et SDL3, p. 222 : « [le concept d’une monade] […] est quelque chose de déterminé ; en tant maintenant qu’elle est la totalité close dans soi, elle est aussi indifférente au regard de cette déterminité ; ce n’est pas par conséquent sa [déterminité] propre, mais une déterminité posée par un autre objet ».
  • [42]
    Cf. les remarques de l’Encyclopédie soulignant que la critique de Kant ne porte que sur l’usage des catégories et non sur leur contenu intrinsèque, EI, R § 46 et 48, p. 305 et 308 sq.
  • [43]
    Cf. E I § 80, 81, 82, p. 343-344. Sur le rôle critique de la dialectique, cf. par exemple M. FOeSSeL, « Hegel sans la dialectique ? », Hegel au présent, op. cit., p. 253-266.
  • [44]
    HP, p. 1639.
  • [45]
    SDL3, p. 378.
  • [46]
    Il est clair que ce type d’hypothèse demanderait à être confirmé par une étude précise et détaillée des développements hégéliens. Remarquons que, outre la mise en correspondance qu’établit l’introduction à la doctrine du concept entre les niveaux « préalables » de l’être et de l’essence, et ceux de l’intuition et de la représentation au sein d’une future philosophie de l’esprit (SDL3, p. 48), les explications de la remarque au § 113 de l’Encyclopédie (EI, p. 372) semblent aller dans le sens d’une interprétation « désontologisante » : Hegel qui évoque ici la doctrine de l’être, puis la doctrine de l’essence, écrit en effet : « L’absence de pensée propre à la sensibilité, qui consiste à prendre tout ce qui est borné et fini pour un étant, passe dans l’entêtement de l’entendement, qui consiste à le saisir comme quelque chose qui est identique à soi, qui ne se contredit pas en soi-même ».
  • [47]
    On comprend ainsi que Hegel puisse dire que « la logique objective prend la place de la métaphysique d’autrefois », et plus particulièrement de l’ « ontologie » (SDL1, p. 44), tout en insistant sur le fait qu’elle est « la critique véritable » des formes dont la métaphysique usait « sans critique » (ibid.).
  • [48]
    Cf. par exemple sur ce point L. Siep, Die Wirklichkeit des Guten in Hegels Lehre von der Idee in Aktualität und Grenzen der praktischen Philosophie Hegels, München, Fink, 2010, p. 46 sq.
  • [49]
    SDL3, p. 392-393.
  • [50]
    HP, p. 1697.
  • [51]
    SDL2, p. 91-92.
  • [52]
    Ibid., p. 83.
  • [53]
    SDL3, p. 257 et 392. Sur ce point cf. D. Wittmann, « Le concept de Trieb : entre logique et sciences concrètes », Logique et sciences concrètes (nature et esprit) dans le système hégélien, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 171-203.

1Dans tous les textes où il traite explicitement de la pensée de Leibniz – les remarques de la Science de la Logique, celles de l’Encyclopédie, l’exposé des Leçons sur l’histoire de la philosophie –, Hegel ne cesse de souligner que la métaphysique leibnizienne se caractérise par la coexistence de deux aspects contradictoires. D’un côté la monade est l’affirmation, contre l’acosmisme de Spinoza, de la singularité subjective, dont l’infinité, loin d’entraîner une annihilation du fini, implique au contraire sa conservation et sa reconnaissance à titre de moment. D’où l’éloge d’un « idéalisme [1] » dans lequel le caractère interne et immanent des déterminations monadologiques procède d’une « intellectualisation » de l’univers qui constitue le « grand » mérite de Leibniz [2]. D’un autre côté, en traitant les monades comme une pure multiplicité, dont les termes, indifférents, sont sans relation mutuelle ni influence réciproque, Leibniz reste prisonnier de l’extériorité et de l’immédiateté propres au langage représentatif, à tel point que la Science de la Logique peut présenter son discours comme l’illustration exemplaire d’une appréhension « mécaniste [3] » dont l’indigence spéculative impose de recourir, pour en assurer l’unité, à l’« expédient » ou au « faux-fuyant [4] » qu’est un Dieu garant d’une harmonie préétablie entre les multiples monades. On est tenté, de prime abord, de voir là une inversion pure et simple du propos de l’Amphibologie de la première Critique kantienne : affirmer que l’« intellectualité de toutes choses » est « une grande pensée [5] » de Leibniz, n’est-ce pas, en effet, reprendre la thèse de Kant parlant d’une « intellectualisation des phénomènes [6] », en accordant une signification positive à ce qui, chez Kant, était affecté d’une valeur négative ? À l’inverse, critiquer l’extériorité et l’immédiateté d’un discours auquel son horizon représentatif interdit d’apercevoir sa propre portée spéculative, n’est-ce pas présenter comme une déficience ce qui, aux yeux de Kant, constituait au contraire la seule alternative au dogmatisme leibnizien, à savoir la limitation de l’usage des catégories à la connaissance du donné sensible ? Quoiqu’il en soit, la conclusion à laquelle conduit une telle approche est évidente : là où Kant cherchait à mettre en question la légitimité d’une ontologie générale pour lui substituer la perspective plus « modeste » d’une « analytique de l’entendement pur », Hegel chercherait au contraire à restaurer ce que Kant s’était évertué à défaire. En un mot, la Science de la Logique ne serait rien d’autre qu’une tentative de restauration postkantienne de l’ontologie [7].

2Cependant, un examen attentif des textes ne vient-il pas infirmer ces conclusions ? En réalité, Hegel, n’est-il pas beaucoup plus proche de Kant qu’il ne veut bien le dire ? Son but est-il d’en revenir à une problématique ontologique ? Ou est-il plutôt d’approfondir et de radicaliser la démarche critique, en la libérant de sa forme kantienne, accusée de demeurer tributaire du cadre avec lequel elle cherche à rompre ? En sorte que les remarques sur Leibniz constitueraient un témoignage significatif de la volonté hégélienne d’assigner à la philosophie, par et dans l’élaboration d’une Science de la Logique, une tout autre tâche que celle qui consiste, en s’interrogeant sur l’Être de l’étant, à accomplir la monadologie leibnizienne sous la forme d’une métaphysique où la subjectivité absolue deviendrait le nom de l’étant suprême [8] ?

L’amphibologie des concepts de la réflexion et la critique hégélienne du dualisme kantien

3On le sait, l’Amphibologie des concepts et de la réflexion vise d’abord à confirmer les thèses de l’analytique des concepts et de l’analytique des principes, en mettant à jour l’illusion à laquelle conduit une absence de distinction entre les deux sources de connaissance que sont la sensibilité et l’entendement : qu’il s’agisse de l’identité et de la diversité des objets, de leur accord et de leur opposition, de leur intériorité et de leur extériorité, ou encore de leur matière et de leur forme, oublier la différence entre le sens sensible et le sens intellectuel de ces relations, croire naïvement que l’analyse du donné empirique suffirait à y découvrir les relations logiques entre ces concepts, telles que les conçoit l’entendement, c’est accorder au phénomène le statut de noumène ou, encore, c’est prendre le phénomène pour la chose telle qu’elle est en elle-même, et perdre ainsi de vue que, dans le champ de la connaissance, le seul usage légitime des catégories de l’entendement consiste à les appliquer au donné de l’expérience [9]. À cet égard, Leibniz, accusé d’« intellectualiser les phénomènes », fournit à la critique kantienne l’illustration parfaite du dogmatisme auquel mène ce type de confusion : le principe des indiscernables, l’affirmation de l’accord réel entre des objets dont les concepts ne sont pas en contradiction les uns avec les autres, la définition de l’étant comme monade, c’est-à-dire comme substance purement intérieure, dotée du pouvoir de se représenter le tout de l’univers, le privilège conféré à la matière sur la forme, et la cécité qui en découle quant au statut de l’espace et du temps, sont autant d’expressions significatives d’une amphibologie dont la source réside, en dernière analyse, dans la volonté d’édifier a priori, en usant des seules ressources de l’entendement, une science de l’étant, ou une « ontologie », dont Kant précise, sans la moindre ambiguïté, que « le nom orgueilleux » doit être abandonné, pour « faire place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement pur [10] ».

4On sait aussi que, depuis la Differenzschrift et Foi et savoir, Hegel récuse tous les dualismes – entre entendement et sensibilité, entre concept et intuition, entre phénomènes et noumènes – sur lesquels s’appuie l’analyse kantienne. Peut-être convient-il cependant, afin de mieux saisir le sens et les implications de ce refus, d’en examiner les modalités précises, telles que les présente, dans la Science de la logique, le passage intitulé « Du concept en général [11] », qui introduit à la doctrine du concept. Dans ce texte, Hegel, qui vient de rappeler, à propos du système spinoziste, que « la réfutation doit ne pas venir du dehors [12] », oppose Kant à lui-même, comme il le faisait déjà dans ses textes de jeunesse. Cette opposition prend toutefois ici une forme spécifique. Hegel ne se contente pas, en effet, comme dans l’Avant-propos de la Differenzschrift[13], de reconnaître la portée spéculative du « je pense » et de la déduction transcendantale, en soulignant que Kant « outrepasse » la représentation du je comme « substrat indéterminé », qui possède un entendement comme on possède « un habit » ou « une couleur ». il s’interroge également sur ce qu’implique la thèse kantienne qui affirme, en distinguant « l’unité subjective de la conscience » de son « unité objective » que « cette unité de la conscience est ce qui seul constitue le rapport des représentations à un objet, donc leur validité objective[14] ». À l’évidence, Kant a entrevu ici que, loin d’être un simple donné extérieur et étranger, l’objectivité – ou, si l’on préfère, la vérité – est le résultat d’un travail d’appropriation et d’intériorisation du donné, c’est-à-dire le résultat du travail par lequel la pensée – autrement dit le concept – « pénètre » le donné immédiat, le donné de l’intuition et de la représentation, pour lui permettre de se révéler et de se déployer tel qu’il est en vérité [15] :

5

Le concevoir d’un objet ne consiste en fait en rien d’autre que [dans le fait] que [le] Je se le rend propre, le pénètre et l’amène à sa forme propre, c’est-à-dire à l’universalité qui est immédiatement déterminité, ou [à la] déterminité qui est immédiatement universalité. L’ob-jet, dans l’intuition, ou encore dans la représentation, est encore quelque chose d’extérieur, [d’] étranger. Par le concevoir, l’être-en-et-pour-soi qu’il a dans l’intuitionner et le représenter se trouve transformé en un être-posé ; [le] Je le pénètre en pensant. Or, tel qu’il est dans le penser, c’est ainsi seulement qu’il est en et pour soi ; tel qu’il est dans l’intuition ou représentation, il est phénomène ; le penser sursume l’immédiateté sous laquelle il vient d’abord à nous, et fait ainsi de lui un être-posé ; mais cet être-posé sien est son être-en et pour-soi ou son objectivité. Cette objectivité, l’ob-jet l’a donc dans le concept, et celui-ci est l’unité de la conscience de soi, [unité] dans laquelle il s’est trouvé assumé ; son objectivité, ou le concept, n’est par conséquent elle-même rien d’autre que la nature de la conscience de soi ; elle n’a pas d’autres moments ou déterminations que le Je lui-même [16].

6Dès lors, pourquoi Kant contredit-il la logique de sa propre théorie de la constitution de l’objet, en déclarant que le concept n’est qu’une forme vide, dont il convient de chercher le remplissement dans l’objectivité « extérieure » qu’est le contenu de l’intuition [17] ?

7La suite du passage répond en reprenant la critique que Hegel a déjà avancée dans ses textes antérieurs – Kant est resté prisonnier d’un « idéalisme psychologique [18] » qui le conduit à professer un empirio-formalisme –, mais elle le fait en en proposant une formulation qui indique que, loin de faire signe vers une pure déduction a priori[19], dont le corrélat serait une mise hors-jeu de l’expérience concrète, cette critique repose au contraire sur l’affirmation que le concept est ce en quoi l’expérience accède à la compréhension de son sens véritable. Au fond, dit Hegel, si Kant avait saisi toutes les conséquences de sa déduction transcendantale, il aurait aussi compris que, loin d’être une forme vide, le concept n’est rien d’autre, ni de plus que le « résultat » du procès négatif – ou dialectique – en lequel l’expérience se libère peu à peu de son immédiateté initiale pour se comprendre et, finalement, se révéler en sa vérité conceptuelle :

8

Quant à la philosophie, elle donne l’intellection conceptualisée [de] ce qu’il en est de la réalité de l’être sensible, et avance, comme préalable à l’entendement ces niveaux du sentiment et de l’intuition, de la conscience sensible, etc., dans la mesure où, dans son devenir, elles sont ses conditions mais de telle manière seulement que le concept vient au jour comme leur fondement, à partir de leur dialectique et [de leur] inanité, mais non pas qu’il serait conditionné par leur réalité. Le penser abstrayant n’est par conséquent pas à considérer comme simple mettre-à-l’écart du matériau sensible, lequel par là ne souffrirait aucun préjudice dans sa réalité, mais il est plutôt le sursumer et la réduction de ce même [matériau sensible], [entendu] comme simple phénomène, à l’essentiel, lequel ne se manifeste que dans le concept[20].

9De ce point de vue, le kantisme, prisonnier de la représentation habituelle, et sans doute influencé par l’empirisme de diverses théories psychologiques [21], méconnait sa propre portée spéculative, au point de substituer à l’approche théorique un simple récit, ou une simple « narration » historique [22] : substitution dont l’effet est d’entraîner une inversion pure et simple des rapports entre le concept et l’expérience. Ce qui n’est que conditionné, autrement dit l’intuition ou le sentiment, acquiert ainsi le statut d’un fondement inconditionné, alors que le véritable inconditionné, autrement dit le concept, n’est plus qu’un fait, conditionné par la genèse empirique dont il est le produit :

10

Une méprise capitale qui se rencontre ici tient en ce que le principe naturel ou le commencement dont on part dans le développement naturel ou dans l’histoire de l’individu se cultivant serait le vrai et [ce qui] dans le concept [est] premier. Intuition ou être sont bien, selon la nature, ce qui est premier ou la condition pour le concept, mais ils ne sont pas pour autant l’inconditionné en et pour soi, dans le concept se sursume bien plutôt leur réalité, et par là en même temps l’apparence qu’ils avaient en tant que le réel conditionnant [23].

La vérité comme adéquation. Exactitude, vérité et ontologie

11Reste que Hegel ne se contente pas de rétablir ce que Kant a mis sens dessus dessous. À bien y regarder, le texte ajoute en effet une remarque qui, de prime abord, paraît quelque peu surprenante. Cette inversion, dit Hegel, n’est pas sans lien avec une représentation de la vérité qui contredit, elle aussi, le sens de la théorie kantienne de l’objectivité. En saisissant l’objet comme « [ce] dans quoi est réuni le divers de l’intuition […] par l’unité de la conscience de soi », cette théorie indique en effet que « l’objectivité du penser est […] énoncée ici de façon déterminée, une identité du concept et de la chose qui est la vérité[24] ». Or, Kant, qui préfère manifestement s’en tenir à la « représentation habituelle de la fonction formelle de la logique [25] », déclare explicitement dans la Critique de la raison pure, à propos de la question « Qu’est-ce que la vérité ? » que « l’explication du terme selon laquelle elle serait l’adéquation de la connaissance avec son ob-jet » est « quelque chose de trivial » : déclaration qui permet de mieux comprendre qu’il s’en tienne fermement à l’idée d’une chose en soi inconnaissable, alors même que l’inadéquation entre la réalité et son concept rationnel qui est le fond d’une telle idée aurait dû lui apparaître comme « une représentation non-vraie[26] ». À première vue, Hegel, qui semble ici défendre contre Kant la définition traditionnelle de la vérité comme adéquation, et qui lie cette défense à une critique du caractère inconnaissable de la chose en soi, paraît vouloir rétablir, en annulant tout ce qu’il a dit des rapports entre le concept et l’expérience, un type de métaphysique qui n’est autre que celui que le criticisme met en question. Cette apparence n’est-elle pourtant pas trompeuse ? Ces remarques ne visent-elles pas en réalité un autre but, qui se situe aux antipodes d’une restauration de la métaphysique traditionnelle ? il semble évident en effet que, même s’il reprend la formule traditionnelle de l’adéquation, Hegel ne peut songer ici à une correspondance entre le concept et une objectivité « extérieure » ou « étrangère » ; sinon, pourquoi reprocherait-il à Kant d’avoir justement privilégié, en séparant le concept de l’intuition, ce type d’extériorité ? Peut-être suffit-il, pour ôter au propos hégélien son ambiguïté apparente, de simplement rappeler les précisions fournies sur ce point par l’additif au § 24 de l’Encyclopédie : on nomme habituellement « vérité », dit Hegel, « l’accord d’un objet avec notre représentation », mais il convient de bien distinguer de cette représentation courante le sens « philosophique » du terme qui renvoie, lui, à une adéquation « interne », c’est-à-dire à l’accord d’un « contenu avec lui-même », au sens où l’on parle par exemple, dans la langue courante, d’un « vrai ami », d’un « vrai chef d’œuvre », ou d’un « vrai état » pour désigner « une manière d’agir » ou une « existence » qui est ce qu’elle doit être, ou qui est conforme à son concept [27]. On comprend dès lors que la vérité que Kant a méconnue n’est rien d’autre que la manifestation du sens ou de l’essence véritable du phénomène immédiat, autrement dit le concept lui-même, tel que le texte l’a évoqué auparavant. On comprend aussi que le reproche hégélien vise à dissiper une confusion que dénoncent non seulement la suite de cet additif, mais tous les textes qui s’attachent à expliciter le sens « philosophique » de la vérité [28], à savoir la confusion entre la vérité et l’exactitude, qui désigne bien, elle, une correspondance entre une représentation et un fait extérieur, sans que l’on puisse jamais en conclure à la vérité ou à la « bonté » intrinsèques du fait ainsi énoncé [29].

12Autrement dit, c’est parce que, en dernière analyse, son discours s’inscrit dans un cadre qui, en confondant exactitude et vérité, le rend aveugle à sa propre portée spéculative, que Kant peut substituer au concept de la vérité qu’il met en œuvre une représentation commune, et réduire le concept à une forme vide dont le remplissement réside exclusivement dans le donné immédiat de l’intuition. On saisit toutes les implications de cette critique lorsqu’on la rapproche des analyses que l’Encyclopédie consacre à la métaphysique « dogmatique », envisagée comme « première position de la pensée par rapport à l’objectivité » : comme on le sait, après avoir souligné la « naïveté » d’une démarche assurée de l’identité immédiate du contenu de ses objets et des déterminations que leur attribue la pensée, Hegel explique que cette naïveté se traduit par une absolutisation de la forme du jugement : la métaphysique croit, sans réflexion ni examen critique, qu’il suffit d’attribuer des prédicats à un sujet fixe – l’être, Dieu, l’âme, le monde – pour en obtenir la connaissance [30]. Or, explique le § 33, c’est de cette manière que procède « la première partie de cette métaphysique en sa figure ordonnée », c’est-à-dire « l’ontologie », la « théorie des déterminations abstraites de l’essence », qui, en se situant dans l’espace de la « représentation », et en se fondant sur « l’assurance que par un mot on se représente précisément telle chose », réduit, elle aussi, la vérité à la seule dimension de l’exactitude » : « on ne peut avoir affaire ici qu’à l’exactitude – s’accordant avec l’usage de la langue – de l’analyse, et avec la complétude empirique, non pas avec la vérité et la nécessité de telles déterminations en et pour elles mêmes [31] ». en ce sens, lorsque la fin du passage de la Science de la logique que nous avons cité déplore l’absence, chez Kant, de toute réflexion critique sur les formes du jugement, ou sur les catégories, simplement reprises « de la logique habituelle », lorsqu’il souligne que la logique transcendantale ne peut que « prétendre tout au plus à la valeur d’une description naturalo-historique des phénomènes du penser, tels qu’ils se trouvent déjà là [32] », ne suggère-t-il pas que l’horizon qui interdit à Kant de prendre réellement conscience de ce qu’accomplit sa déduction transcendantale est le même que celui qui gouverne l’ontologie traditionnelle ? Ou, si l’on préfère, ne suggère-t-il pas que, malgré sa volonté de mettre fin à l’ontologie, Kant est demeuré prisonnier du même type de conception de la vérité, en sorte que sa critique n’a eu pour seul résultat que de substituer au dogmatisme naïf un discours – réflexif ou empirio-formaliste – tout aussi dogmatique [33], parce que tout aussi peu capable de s’affranchir du questionnement ontologique ?

Deux lectures de la réification métaphysique Critique de l’usage des catégories et critique de leur contenu

13Si ces hypothèses sont correctes, on peut en revenir à la lecture hégélienne de Leibniz, et porter sur elle un autre regard que celui qui y voit l’expression d’une tentative de restauration de l’ontologie. Les critiques hégéliennes semblent s’accorder pour l’essentiel avec les griefs que met en avant la Critique de la raison pure[34] : d’une part, lorsqu’elle traite de l’identité, la doctrine de l’essence souligne, elle aussi, l’abstraction d’une pensée qui, en opposant identité et diversité, ne voit pas qu’elle affirme déjà par là même que « l’identité est quelque chose de divers[35] » ; surtout, elle note, en renvoyant explicitement au principe des indiscernables, que la proposition selon laquelle « il n’y a pas deux choses qui soient égales l’une à l’autre » n’est qu’une proposition superflue, si la diversité dont il est question ne fait qu’exprimer la pluralité et la diversité totalement indéterminée, autrement dit la simple multiplicité numérique, immédiatement impliquée « dans le pluriel des choses [36] ». Quant à signifier « la diversité déterminée », une telle proposition ne le pourrait qu’à une condition : admettre un rapport d’inégalité entre les choses, ce qui, outre le caractère intrinsèquement contradictoire d’une telle proposition – puisque cette inégalité, constituant une « propriété commune » à toutes choses instaurerait entre elles une égalité – est strictement inconcevable dans le cadre d’une métaphysique qui, telle celle de Leibniz, octroie une autonomie absolue à des monades sans relations mutuelles. D’autre part, la conséquence immédiate que Hegel tire de cette analyse – si les choses ne peuvent être considérées comme inégales qu’en étant égales, il faut reconnaître que « la différence se divisant est en même temps un seul et même rapport », et en conclure que la diversité est déjà « passée dans l’opposition[37] » – suffit à mettre en question, comme le fait de son côté la critique kantienne, le bien fondé de la réduction leibnizienne de la non-contradiction réelle à la non-contradiction formelle [38]. Par ailleurs, comment ne pas remarquer que le principal reproche que Hegel adresse à Leibniz, celui de doter les monades d’une substantialité et d’une clôture sur soi qui, en interdisant la pensée d’une négativité quelconque [39], restaure la perspective spinoziste au sein d’un discours qui prétend en être la critique radicale, fait écho à la critique kantienne du caractère substantiel et de l’intériorité de la monade ? Enfin, même s’il est impossible d’attribuer à Hegel une conception de l’espace et du temps comme formes a priori de la sensibilité que les remarques des paragraphes 254 et 258 de l’Encyclopédie récusent explicitement [40], on peut néanmoins parler d’un certain accord entre la perspective kantienne, soucieuse de remettre en cause, à travers le primat leibnizien de la matière sur la forme, tout privilège indu de l’objectivité par rapport à l’activité structurante et déterminante de la subjectivité, et la perspective hégélienne, dénonçant chez Leibniz une subordination de la « subjectivité » monadique à une objectivité « mécaniste » caractérisée par son immédiateté et son extériorité [41].

14On peut donc avancer, nous semble-t-il, que la critique kantienne et la critique hégélienne visent un but analogue : dans les deux cas, il s’agit de mettre à jour et de récuser ce que l’on pourrait nommer une « réification » – ou une « chosification » – par laquelle l’entendement substitue à la richesse et à la diversité du concret – pour Kant celle du phénomène, pour Hegel, celle de la réalité effective – un ensemble de relations ou de structures relevant d’une logique qui n’est qu’une logique abstraite. Mais, en même temps, il est évident qu’il serait abusif et erroné de conclure de cette analogie à une identité pure et simple. Ce que Kant met en effet en question dans l’Amphibologie, ce n’est pas le contenu des concepts de réflexion en tant que tels, mais leur usage et leur application[42]. Autrement dit, le fait que Leibniz présente, comme inhérents aux choses elles-mêmes, des rapports logiques qui n’ont de signification et d’usage légitime, du moins dans le champ de la connaissance, que vis-à-vis des phénomènes. En ce sens, on peut parler de « réification » ou de « chosification », mais uniquement pour désigner la transformation en rapports constitutifs des choses en soi de structures formelles pensées dans des catégories dont la validité, sur le plan logique, n’est jamais remise en cause. Pour Hegel, en revanche, ce qui fait problème, c’est le contenu même des catégories, telles que l’entendement fini croit pouvoir les figer, en séparant identité et diversité, non contradiction et contradiction, intériorité et extériorité, forme et matière, etc. Autrement dit, il y a bien « réification » mais celle-ci ne provient pas d’une confusion entre deux modes d’être, ou entre deux sources de connaissance qu’il conviendrait de distinguer. Elle tient au contraire au fait d’instaurer ce type de distinction, c’est-à-dire au fait que l’entendement, en séparant ses catégories et en maintenant fermement leur séparation, fait preuve d’une cécité totale à l’égard du rapport à soi du négatif qu’est le procès de cohérence infinie dont chacune de ces catégories constitue une expression particulière et finie. Ou, si l’on préfère, elle tient à une inconscience de la contradiction – autrement dit de la dialectique – à laquelle est inévitablement vouée la pensée, dès que, absolutisant sa finitude, elle tente d’échapper à la contradiction en analysant ses contenus et en les fixant en une multiplicité de déterminations dotées d’une autonomie « substantielle [43] ».

15Que conclure de cette différence ? Elle suffit à montrer, nous semble-t-il, que Hegel ne pourrait adresser le même type de reproche à Leibniz et à Kant – celui de demeurer prisonnier de ce que les Leçons sur l’histoire de la philosophie nomment une « métaphysique qui procède à partir d’une détermination d’entendement bornée [44] », l’un sur un mode naïf, l’autre sur un mode critique et réflexif –, si la Science de la logique était réellement la tentative de restauration de l’ontologie qu’elle paraît être lorsqu’on l’envisage à partir d’une perspective « kantienne ». Au lieu de prôner quelque retour aux procédés « non-critiques », sur lesquels elle crédite la philosophie kantienne du « mérite infini d’avoir attiré l’attention », en donnant ainsi « l’impulsion pour le rétablissement de la logique et de la dialectique au sens de la considération des déterminations-de-penser en et pour soi[45] », la logique hégélienne cherche au contraire à élargir et à radicaliser l’intention kantienne, en la libérant du poids d’une problématique ontologique qui l’a empêchée de fournir plus qu’une simple « impulsion » à la réalisation d’une logique véritable. À cet égard, on peut avancer l’hypothèse que, loin de renvoyer à la perspective d’une auto-présentation du procès de l’Être tel qu’il se développe et s’approfondit en et pour lui-même, la structure de la Science de la logique semble plutôt procéder d’une visée de « désontologisation » radicale : en exhibant les contradictions qu’engendre toute tentative d’enclore la médiation, ou la négativité infinie dans le cadre des déterminations immédiates et finies de l’étant, que fait en effet la doctrine de l’être, sinon récuser la primauté traditionnelle de la question de l’être de l’étant ? De même, n’est-ce pas le rôle de la doctrine de l’essence que de mettre en question, à son tour, en explicitant le rapport à soi de la négativité qui sous-tend le procès des déterminations de l’être, l’ontologie dogmatique qui tente de bloquer le procès de la médiation, en réduisant l’essence à un substrat immuable et figé, et d’interdire ainsi de percevoir que son seul sens est de s’extérioriser dans l’immédiateté de l’existence, pour finalement s’accomplir et se révéler comme le procès rationnel constitutif de l’effectivité [46] ? Or, si tel est le cas, n’est-on pas aussi en droit d’affirmer que la doctrine du concept et le redéploiement des déterminations antérieures dont elle est le lieu ne visent qu’à montrer, en recueillant l’héritage des catégories de l’ontologie traditionnelle [47], qu’une fois libérées de leurs significations « dogmatiques », et mises ainsi en mesure de déployer leur « dialectique immanente », ces catégories forment un procès de cohérence un et systématique ? en sorte que la logique n’a plus qu’à établir – tel serait le rôle de la section « objectivité » – que, loin de constituer le fond intérieur de tout étant, représenté comme un étant extérieur et étranger, ce procès infini n’est rien d’autre que la structure rationnelle en laquelle le monde concret peut accéder à la compréhension de lui-même [48], les développements consacrés à l’idée ayant, quant à eux, pour fonction d’énoncer, à travers l’affirmation fondée de la compréhensibilité du monde existant, la conclusion à laquelle aboutit cette réinterprétation dialectique et critique de l’ensemble des catégories de l’ontologie traditionnelle : dès lors qu’il a compris que sa tâche n’est ni de s’interroger sur l’être de l’étant, ni de saisir la nature de l’étant suprême, le discours philosophique ne saurait se contenter d’affirmer que le monde est compréhensible, ou que sa structure est rationnelle ; il lui faut désormais tenter de le comprendre réellement et systématiquement, en commençant par accepter de se confronter à l’extériorité et à l’immédiateté de la nature, avant d’essayer de retrouver et d’avérer la certitude de son infinie cohérence, dans et par la compréhension de l’homme et de son histoire concrète [49].

L’éloge de la portée spéculative de l’idéalisme leibnizien

16À cet égard, les éloges que Hegel adresse à Leibniz, loin d’infirmer ce type de lecture, semblent au contraire lui apporter une certaine confirmation. Ainsi, lorsqu’il déclare que « ce qui est intéressant dans la philosophie leibnizienne », c’est son « idéalisme », qui présente le développement des déterminations monadologiques comme un développement intérieur et immanent et qui comprend l’infinité comme procès d’auto-différenciation [50], Hegel semble reconnaître à Leibniz le mérite d’avoir conçu la monade comme un « atome » de sens, en lequel le tout de l’univers se réfléchit – ou se reflète – sur un mode déterminé, en sorte qu’il lui aurait suffi de « dialectiser » ces différentes perspectives pour parvenir à la pensée de la cohérence systématique, autrement dit au concept – ce que lui interdisait cependant son refus d’admettre la structure contradictoire et négative du rapport entre les diverses monades. De même, lorsqu’il évoque le principe de raison suffisante, Hegel souligne que Leibniz ne s’est pas contenté de déclarer que « tout a son fondement suffisant », au sens banal où tout immédiat doit être considéré « comme quelque chose de posé ». il a lié à cela un « sens plus profond », qui montre que la véritable raison d’être se trouve seulement dans le tout, dans la cause finale, ou dans le concept [51] ; ce qui revient, en dépassant le mécanisme, que la Science de la logique présente pourtant comme la perspective qui domine sa monadologie, à s’élever à la pensée que l’univers, porteur d’une finalité interne, constitue un tout, dont la compréhension rationnelle suppose une pensée de type spéculatif. Enfin, on peut remarquer que, dans le chapitre qu’elle consacre à la contradiction, la doctrine de l’essence illustre la pensée de la contradiction comme contradiction existante par l’exemple de « la pulsion (Trieb) en général », c’est-à-dire de « l’appétit ou nisus de la monade, l’entéléchie de l’essence absolument simple », avant d’ajouter qu’il s’agit du fait que « quelque chose dans soi-même et le manque, le négatif de soi-même, sont dans une seule et même perspective [52] ». Remarque incidente, mais que l’on peut cependant juger doublement significative : d’une part, Hegel, qui ne cesse de déplorer l’absence chez Leibniz d’une pensée du négatif, semble suggérer ici que l’attribution à la monade d’une pulsion ou d’un appétit constitue l’indice ou la trace, dont Leibniz lui-même n’a pas été en mesure de développer les conséquences, de la présence d’une telle dimension au sein du système leibnizien. D’autre part, la Science de la logique semble se présenter comme le discours qui mène à bien ce développement lorsqu’elle use du concept de « pulsion » pour montrer que la subjectivité du concept, puis celle de l’idée absolue, ne sauraient signifier une clôture sur soi, comparable à celle de la monade, qui interdirait au discours philosophique de s’avérer, en s’ouvrant à la réalité du monde effectif [53] ; en ce sens, cet usage du concept de « pulsion » confirme que, loin d’être une tentative de restauration de l’ontologie dogmatique critiquée par Kant, la logique hégélienne ne cherche au contraire, à travers cette « ouverture » à l’effectivité concrète, qu’à conférer à la philosophie la signification que Kant entendait sans doute lui donner, mais que sa trop grande dépendance à l’égard de la tradition ontologique l’a empêché de thématiser de manière adéquate : celle d’un discours que la cohérence de ses concepts met en mesure de comprendre le tout du monde existant dans l’unité et l’articulation de ses multiples manifestations singulières.


Mots-clés éditeurs : ontologie, dogmatisme, vérité, amphibologie des concepts de la réflexion, monadologie

Date de mise en ligne : 15/05/2013

https://doi.org/10.3917/aphi.762.0319

Notes

  • [1]
    Science de la logique. Premier tome, la Doctrine de l’être, version de 1832 (SDL1), trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Kimé, 2007, p. 158 sq.
  • [2]
    Leçons sur l’histoire de la philosophie [HP], tome 6, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 1985, p. 1607, 1637.
  • [3]
    Science de la logique. La logique subjective ou doctrine du concept [SDL3], trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Aubier, 1981, p. 222 sq.
  • [4]
    HP, p. 1639.
  • [5]
    HP, p. 1607
  • [6]
    Critique de la raison pure [CRP], trad. A. Renaut, Paris, GF, 2006, p. 316.
  • [7]
    On trouve une certaine illustration de ce point de vue dans l’étude d’Y. Belaval, « La doctrine de l’essence chez Hegel et chez Leibniz », Études leibniziennes, Paris, Gallimard, 1976. Tout en refusant de parler de « retour à Leibniz », Belaval, pour qui la philosophie de Hegel est un « monisme du sujet » (par exemple p. 350), affirme cependant que « de cela seul que, pour critiquer Kant, [Hegel] s’appuie sur le texte antileibnizien de l’Amphibologie, il se trouve souvent ramené vers Leibniz » (p. 377). Voir aussi l’interprétation de la pensée hégélienne du fondement proposée par J. Rivelaygue in Leçons de métaphysique allemande, Paris, Grasset, 1990, vol. 1, p. 451.
  • [8]
    On aura reconnu la thèse de Heidegger (Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, en particulier p. 191). La filiation heideggérienne entre Hegel et le principe leibnizien a été critiquée, tant par B. Mabille (« Hegel et la signification du principe de raison », Lectures de Hegel, O. Tinland dir., Paris, Le Livre de poche, 2005, p. 113-155) que par B. Bourgeois, (« La raison au-delà des raisons : Hegel face à Leibniz », Hegel et les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, p. 261-272), qui semblent cependant admettre, soit que la visée hégélienne est fondamentalement ontologique et théologique (B. Bourgeois), soit que la critique hégélienne de la métaphysique scolaire n’interdit en rien de donner à la métaphysique des prolongements contemporains, prenant en compte l’ « éleuthériologie » de Hegel et issus d’une réflexion sur l’héritage de Plotin (cf. B. Mabille, Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004). Par ailleurs, l’étude de P. Guyer, « Hegel, Leibniz and the contradiction in the Finite », Philosophy and Phenomenological Research, 40, 1, sept. 1979, p. 75-98, cherchant à élucider l’un des sens de la contradiction chez Hegel, à partir d’un examen de sa critique de la monadologie, semble participer, elle aussi, d’une lecture « ontologisante » de la Science de la logique, influencée – comme l’est de son côté l’étude d’Y. Belaval – par la thèse de B. Russell, selon laquelle la pensée de Leibniz et celle de Hegel participent toutes deux d’une doctrine caractérisée par le primat des « relations internes ».
  • [9]
    CRP, p. 309-327. Sur l’Amphibologie de la première Critique, cf. M. Haumesser, « La réflexion dans la Critique de la raison pure », in Kant, Critique de la raison pure. De l’amphibologie des concepts de la réflexion, Paris, Vrin, 2010.
  • [10]
    CRP, p. 300.
  • [11]
    SDL3, p. 35.
  • [12]
    Ibid., p. 40.
  • [13]
    Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. M. Mery, Gap, Ophrys, p. 79-80.
  • [14]
    SDL3, p. 46.
  • [15]
    Cf. sur ce point l’article de D. Wittmann, « Faut-il relire Hegel à travers Kant ? », in Hegel au présent (J.-F. Kervégan, B. Mabille dir.) Paris, CNRS éditions, p. 437-449.
  • [16]
    SDL3, p. 46.
  • [17]
    « Le concept s’est trouvé donné comme ce qui est objectif dans la connaissance, donc comme la vérité. Mais de l’autre côté, ce même [concept] se trouve pris comme quelque chose de simplement subjectif, hors de quoi ne se laisserait pas tirer la réalité, sous laquelle, étant donné qu’elle se trouve op-posée à la subjectivité, est à comprendre l’objectivité ; et de façon générale, le concept et le logique se trouvent déclarés comme quelque chose de seulement formel, qui, parce qu’il ferait abstraction du contenu, ne contiendrait pas la vérité. » Ibid., p. 47.
  • [18]
    Ibid., p. 52 ; voir par exemple Foi et savoir, trad. Mery, op. cit., p. 212.
  • [19]
    SDL3, p. 55 : « si l’on veut nommer cela déduction ».
  • [20]
    Ibid., p. 50.
  • [21]
    Cf. D. Wittmann, art. cité, p. 445 sq.
  • [22]
    SDL3, p. 51.
  • [23]
    Ibid., p. 50-51.
  • [24]
    Ibid., p. 53.
  • [25]
    Ibid., p. 57.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Encyclopédie des sciences philosophiques. I. La science de la logique (E, I), trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 479.
  • [28]
    Voir par exemple E, I, Remarques au § 115 (1817), p. 244 et au § 172 (1827-1830) p. 417, ainsi que l’additif p. 596-597, ou la remarque au § 213 (1827-1830) p. 446, ainsi que l’additif, p. 615.
  • [29]
    Il est significatif à cet égard que l’exemple de jugement cité par Hegel pour illustrer l’absence de critique et de réflexion sur soi du discours kantien soit l’exemple du « jugement positif » « le singulier est un universel », c’est-à-dire l’exemple même qu’invoque le § 115 de l’Encyclopédie de 1817, ou le § 172 de la version de 1827-1830, pour illustrer la confusion entre exactitude et vérité.
  • [30]
    E, I, § 26-32, p. 293-296.
  • [31]
    E, I, § 33 p. 296. À cet égard, la « caractéristique universelle » de Leibniz peut apparaître comme l’expression ultime de la « platitude » à laquelle aboutit la logique de la prédication, en tentant d’effacer la présence du moment « dialectique », ou « de la contradiction » en toute pensée rationnelle. Cf. par exemple SDL3, p. 180 sq. Sur le recours hégélien à la contradiction pour interpréter l’infini mathématique, et la différence avec Leibniz, voir par exemple A. Nunziante, « “Singolarità” e “infinito”. Appunti per una discussione tra Leibniz e Hegel », Verifiche, xxxiv, 2005, p. 29-48.
  • [32]
    SDL3, p. 59-60.
  • [33]
    Cf. sur ce point G. Gérard, « Hegel et la critique kantienne de la métaphysique », Hegel au présent, op. cit., p. 278.
  • [34]
    C’est d’ailleurs ce que semble suggérer Hegel lui-même, lorsqu’il met en correspondance l’Amphibologie kantienne et la doctrine de l’essence (SDL3, p. 48).
  • [35]
    Science de la logique. La doctrine de l’essence (SDL2), trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Aubier, 1976, p. 41.
  • [36]
    Ibid., p. 55.
  • [37]
    Ibid., p. 57.
  • [38]
    Sur ce point, on pourrait également renvoyer à ce que dit la Science de la logique, lorsqu’elle souligne l’incapacité de Leibniz à dépasser une appréhension purement représentative, « numérique » et « extérieure », de la répulsion du un, faute d’admettre un rapport négatif du un à lui-même (SDL 1, p.167) ; on peut aussi songer aux remarques, visant manifestement Leibniz, de SDL1 (p. 103) ou de ei § 36, sur l’indigence spéculative d’un concept de Dieu qui, pour éliminer la contradiction impliquée par la coexistence de ses multiples prédicats (bonté, puissance, justice, etc.) a recours à la représentation superficielle d’un « tempérer », ou d’un « borner réciproque » (SDL1, p.103), ou encore à la « solution nébuleuse, au moyen d’une élévation quantitative » qu’est le « sensum eminentiorem » de ces déterminations (ei, Remarque § 36, p. 298). Plus généralement, il est évident qu’en montrant qu’ « en tout ce qui a une réalité logique », le moment de « l’entendement » trouve sa vérité dans le moment « dialectique » (ei, § 79, 80, 81), Hegel met en question toute réduction de l’opposition réelle à une opposition logique telle que l’envisage la logique formelle.
  • [39]
    Tous les textes de Hegel sur Leibniz évoquent ce point. Mais le texte le plus clair, qui en conclut que « la philosophie leibnizienne est […] la contradiction complètement développée », est sans doute celui de la remarque au § 194 de l’Encyclopédie (EI, p. 435). Cf. aussi SDL1 (p. 158 sq.) et plus particulièrement les remarques de SDL2 (p. 242 sq.) et SDL3 (p. 222 sq.), qui mettent l’accent sur le fait que le recours à l’harmonie préétablie est la conséquence inévitable de la clôture sur soi et de l’intériorité à soi de la monade. À cet égard, il est évident que le fondement de la critique hégélienne est à chercher dans les développements consacrés à la relation de l’intérieur et de l’extérieur (SDL2, p. 217 sq.), même si ce texte ne comporte aucune référence explicite à Leibniz.
  • [40]
    Encyclopédie des sciences philosophiques. II. Philosophie de la nature, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p. 194 et 197.
  • [41]
    Voir par exemple E, I § 194 et SDL3, p. 222 : « [le concept d’une monade] […] est quelque chose de déterminé ; en tant maintenant qu’elle est la totalité close dans soi, elle est aussi indifférente au regard de cette déterminité ; ce n’est pas par conséquent sa [déterminité] propre, mais une déterminité posée par un autre objet ».
  • [42]
    Cf. les remarques de l’Encyclopédie soulignant que la critique de Kant ne porte que sur l’usage des catégories et non sur leur contenu intrinsèque, EI, R § 46 et 48, p. 305 et 308 sq.
  • [43]
    Cf. E I § 80, 81, 82, p. 343-344. Sur le rôle critique de la dialectique, cf. par exemple M. FOeSSeL, « Hegel sans la dialectique ? », Hegel au présent, op. cit., p. 253-266.
  • [44]
    HP, p. 1639.
  • [45]
    SDL3, p. 378.
  • [46]
    Il est clair que ce type d’hypothèse demanderait à être confirmé par une étude précise et détaillée des développements hégéliens. Remarquons que, outre la mise en correspondance qu’établit l’introduction à la doctrine du concept entre les niveaux « préalables » de l’être et de l’essence, et ceux de l’intuition et de la représentation au sein d’une future philosophie de l’esprit (SDL3, p. 48), les explications de la remarque au § 113 de l’Encyclopédie (EI, p. 372) semblent aller dans le sens d’une interprétation « désontologisante » : Hegel qui évoque ici la doctrine de l’être, puis la doctrine de l’essence, écrit en effet : « L’absence de pensée propre à la sensibilité, qui consiste à prendre tout ce qui est borné et fini pour un étant, passe dans l’entêtement de l’entendement, qui consiste à le saisir comme quelque chose qui est identique à soi, qui ne se contredit pas en soi-même ».
  • [47]
    On comprend ainsi que Hegel puisse dire que « la logique objective prend la place de la métaphysique d’autrefois », et plus particulièrement de l’ « ontologie » (SDL1, p. 44), tout en insistant sur le fait qu’elle est « la critique véritable » des formes dont la métaphysique usait « sans critique » (ibid.).
  • [48]
    Cf. par exemple sur ce point L. Siep, Die Wirklichkeit des Guten in Hegels Lehre von der Idee in Aktualität und Grenzen der praktischen Philosophie Hegels, München, Fink, 2010, p. 46 sq.
  • [49]
    SDL3, p. 392-393.
  • [50]
    HP, p. 1697.
  • [51]
    SDL2, p. 91-92.
  • [52]
    Ibid., p. 83.
  • [53]
    SDL3, p. 257 et 392. Sur ce point cf. D. Wittmann, « Le concept de Trieb : entre logique et sciences concrètes », Logique et sciences concrètes (nature et esprit) dans le système hégélien, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 171-203.

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