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Article de revue

Métamorphoses de l'identité entre culture et personnalité

Pages 403 à 419

Notes

  • [1]
    Nous nous y sommes employé en détail dans un article à paraître.
  • [2]
    Il s’opposait ainsi explicitement, dans Du cheminement de la pensée, aux conclusions que Henri Sée entendait tirer de ses précédents ouvrages au sujet de la causalité en histoire (Paris, Alcan, 1931, p. 626-634).
  • [3]
    Dans une intervention de 1921 à la Société française de Philosophie intitulée « Catégories collectives de pensée et liberté », Marcel Mauss voyait dans ce décompte « de l’extérieur » ce qui est « perceptible et immédiatement rationnel » du point de vue du sociologue. Tout en inscrivant sa réflexion dans le sillage de celle de Meyerson, il développait en réalité une idée absente des écrits de l’épistémologue : « Il n’y a aucune contradiction entre la détermination statistique du sociologue et la notion d’une certaine ‘marge d’irrationnel’, comme dit M. Meyerson. Nous avons au contraire toujours eu à un haut degré la certitude, le sentiment physique pour ainsi dire, qu’il n’y a dans la société que des quantités statistiques; des continus de fréquence, des courbes d’une part – avec des discontinuités, des quanta, des limites de ces courbes, de l’autre. Admettons que ces courbes ne décrivent que l’extérieur des phénomènes, mais cet aspect en est la seule partie perceptible et immédiatement rationnelle » (Œuvres complètes II, Paris, Minuit, 1974, p. 120-121).
  • [4]
    « Le conflit du réel et du rationnel dans la psychologie de l’espace et du temps », Revue philosophique, Année 55, T. 110, nov.-déc. 1930, p. 456. Cf. également dans le premier numéro de la revue Documents, fondée par Georges Bataille, collègue de Dandieu à la Bibliothèque Nationale, les « Fondements de la dualité de l’espace » (Documents, 1929, p. 41-44).
  • [5]
    DANDIEU, A., Archives nationales, Carton III, Dossier 34.
  • [6]
    Documents, 1929, p. 312. « Du magicien au relativiste, tel pourrait être le titre de cette somme logico-psychologique », écrit encore Dandieu à propos du Cheminement de la pensée (Archives nationales, Carton III, Dossier 34, « MEYERSON »).
  • [7]
    « Similarité ou polymorphisme ? Essai méthodologique », Archives suisses de neurologie et de psychiatrie, vol. XIII, Zürich, 1923, fasc. 1 et 2, p. 458-474.
  • [8]
    La schizophrénie, Paris, Payot, 1997, p. 250-251.
  • [9]
    DANDIEU, A., Archives Nationales, Carton III, Dossier 107.
  • [10]
    ARON, R., DANDIEU, A., La révolution nécessaire, Paris, Grasset, 1933, p. 162.
  • [11]
    Ibid., p. 211.
  • [12]
    L’expression est de J.-L. Loubet del Bayle (Les non-conformistes des années 30, Paris, Points-Histoire, 2001). Elle renvoie à tous les mouvements contestataires de l’entre-deux-guer-res français.
  • [13]
    Archives nationales, Carton III, Dossier 107.
  • [14]
    NIZAN, P., « Les enfants de la lumière », Intellectuel communiste II, Paris, Maspero, 1979, p. 29-30.
  • [15]
    ARON, R., DANDIEU, A., op. cit., p. 162-163.
  • [16]
    Paris, Vrin, 1951, p. XV. Cf. également les « historiques » proposés au début des chapitres II, III, IV et V (p. 87-90,114-126,168-172,205-212), véritables recueils de faits théoriques.
  • [17]
    Cf. en particulier le chapitre 16 de l’ouvrage (Paris, Fayard, 1995, p. 735-770).
  • [18]
    Le « paradoxe épistémologique » est en effet le pivot de la lecture magistrale de l’épistémologie meyersonienne proposée par A. DANDIEU (« La philosophie d’Emile Meyerson et l’avenir du rationalisme », Europe, 15 août 1932, n°116, p. 633-641).
  • [19]
    Sur l’opposition de Meyerson au positivisme de Comte, cf. Identité et réalité, op. cit., p. 44-54; sur la discussion du positivisme logique, cf. Du cheminement de la pensée, op. cit., p. 787-790.
  • [20]
    Voir les nombreux articles où Lalande commente Meyerson, « L’épistémologie de M. Meyerson et sa portée philosophique », « La déduction relativiste et l’assimilation », « Remarques sur le Cheminement de la pensée » (Revue philosophique, 1922, t. 43, p. 259-280; 1926, t. 101, p. 161-189; 1932, t. 114, p. 105-128). Cf. également son livre Les illusions évolutionnistes, Paris, Alcan, 1930.– A proprement parler, l’identification meyersonienne, c’est et cela ne peut être pour Lalande qu’une assimilation des choses à l’esprit : l’assimilation des choses entre elles est pour lui tout autre chose. Car il y a pour Lalande un genre d’assimilation qui échappe à l’esprit, c’est la marche vers l’homogène que révèle le principe de Carnot ou second principe de thermodynamique. Or, selon Meyerson, si le principe de Carnot est bien l’indice d’un comportement du « réel » échappant à nos schémas d’intelligibilité, ce comportement est loin d’obéir à une logique de l’identité. Si tel était le cas, si le principe indiquait une marche vers l’homogène et l’identité, il ne serait pas inadéquat au cadre de notre esprit. Pour Meyerson, le réel divers « compris » dans le principe de Carnot déroute les attentes de notre esprit uniquement parce qu’il ne se laisse pas comprendre par le moule de nos théories, à savoir l’identité. Bref, ce qu’il faut dire, c’est que l’identification meyersonienne des choses entre elles revient d’un point de vue lalandien à l’assimilation des choses à l’esprit – tout en précisant que pour Meyerson, l’identification des choses entre elles selon Lalande n’a pas lieu d’être (en tous cas, certainement pas dans le principe de Carnot). Dès lors, il n’y a partout qu’identification des choses à l’esprit : autrement, il n’y a pas identité, mais divergence entre le réel et le rationnel.
  • [21]
    Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 140.
  • [22]
    Op. cit., p. 81-88.
  • [23]
    « Sans doute les logisticiens ne cherchent-ils pas à recréer, par l’intellect pur, le réel tangible, et c’est en quoi leurs conceptions sont infiniment moins choquantes que celle du grand métaphysicien allemand [Hegel]. Mais ils s’efforcent tout de même à faire naître, dans la pensée pure, quelque chose qui présente un contenu, c’est-à-dire un divers, ce qui est très certainement chimérique » (ibid., p. 452-453).
  • [24]
    De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité [1932], Paris, Seuil, 1975, p. 44,296.
  • [25]
    Ibid., p. 326.
  • [26]
    Lacan, de l’équivoque à l’impasse, Paris, Minuit, 1986, p. 28.
  • [27]
    J. LAPLANCHE, J.-B. P ONTALIS, Vocabulaire de psychanalyse [1967], Paris, PUF, 2002, p. 209-210.
  • [28]
    Op. cit., p. 411-414.
  • [29]
    Outre Roustang, mentionnons B. OG I LV I E (Lacan. Le sujet, Paris, PUF, 1987), L. CHERTOK, I. STENGERS (Le cœur et la raison. L’hypnose en question, de Lavoisier à Lacan, Paris, Payot, 1989). La lecture de Mikkel Borch-Jacobsen est à cet égard singulière, puisque pour lui Lacan est d’emblée Lacan, c’est-à-dire immédiatement séduit par le manque, le vide et la schize (Lacan. Le maître absolu, Paris, Flammarion, 1990).
  • [30]
    « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie » [1938], Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 23-84.
  • [31]
    Cf. en particulier CHERTOK L., STENGERS I., op. cit., p. 180-186.
  • [32]
    « Au-delà du ‘Principe de réalité’» [1936], Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 92
  • [33]
    « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je » [1949], ibid., p. 96.
  • [34]
    Ibid., p. 95,279,285.
  • [35]
    Op. cit., p. 186.
  • [36]
    « Le dédoublement ainsi ébauché dans le sujet, c’est l’identification au frère qui lui permet de s’achever : elle fournit l’image qui fixe l’un des pôles du masochisme primaire. […] L’identification affective est une fonction psychique dont la psychanalyse a établi l’originalité, spécialement dans le complexe d’Œdipe, comme nous le verrons. Mais l’emploi de ce terme au stade que nous étudions reste mal défini dans la doctrine; c’est à quoi nous avons tenté de suppléer par une théorie de cette identification dont nous désignons le moment génétique sous le terme de stade du miroir » (op. cit., p. 40).
  • [37]
    Paris, PUF, 1968, p. 138-139,162-163.

1On présente souvent Emile Meyerson comme un réaliste. Or, sa lecture de l’histoire des sciences consiste à introduire tous les outils des sciences de la culture au cœur des sciences de la nature. Cette opération singulière aboutit à une philosophie tout à fait originale – bien différente dans ses thèses de l’image qu’on en donne souvent : le travail réalisé par Meyerson sur les théories scientifiques, ce décryptage du réalisme impliqué par tout acte de connaissance, aurait dû conduire les commentateurs récents à conclure, non pas au réalisme de Meyerson, mais à son constructivisme, au sens même que les auteurs contemporains donnent à ce type d’entreprise. Il est possible de le montrer en trois temps, correspondant aux trois « points de blocage » par lesquels Ian Hacking rend compte des positions des belligérants notoires de la « guerre des sciences » dans Entre science et réalité. La construction scientifique de quoi [1] ? Tout d’abord, comme les constructivistes contemporains, Meyerson a une conception contingentiste et non « nécessitariste » de l’histoire des sciences. Une nouvelle théorie est toujours l’effet inattendu – l’invention inouïe – d’un authentique « génie » scientifique. Ensuite, la stabilité des énoncés scientifiques ne repose pas seulement selon Meyerson sur leur qualité intrinsèque, leur vérité, c’est-à-dire leur capacité à décrire adéquatement le réel physique. La permanence des théories dépend de « tendances » ou de « pulsions » extérieures à la conscience tout en étant ce qui est le plus intime à l’esprit : il n’y a de science que dans l’inconscience des conditions essentielles de sa production. Le statut épistémique des énoncés scientifiques découle quant à lui des deux points précédents : est en effet apparu non le réalisme de l’épistémologue et son attachement à la vérité des savants, mais la mise au jour par lui d’une volonté scientifique de croire. L’attitude de l’épistémologue est critique, les acquis de sa recherche, idéalistes, les détours de ses analyses, nominalistes.

2Cependant, le constructivisme de Meyerson n’aurait-il pas pu être développé davantage ? L’assise anthropologique de sa philosophie n’a peut-être pas été approfondie comme elle aurait pu l’être. Notre but ici est d’élargir cette assise, en ajoutant des ingrédients à la conception meyersonienne de la construction, plus précisément en insistant sur des éléments insuffisamment exploités par l’épistémologue, alors même qu’ils interviennent de façon décisive dans l’élaboration des connaissances. Ces limites tiennent à la conception très particulière que Meyerson se fait de l’esprit humain. Il oscille en effet entre exemples singuliers et causalité massive, de l’ordre de la « nature humaine en général », comme si la somme des cas mobilisés suffisait à assurer la légitimité de son induction de l’identité comme principe de tous les produits de l’esprit scientifique. Par là, il passe des cas contingents à une rationalité abstraite et formelle censée jouer chez tous les acteurs plongés dans l’histoire. Il se fait une conception de l’esprit humain telle qu’il voit son mécanisme à l’œuvre dans chaque esprit.

3L’épistémologue ne s’est pas suffisamment expliqué sur la sociologie, son objet, ses méthodes, son type de rationalité. Ses réflexions sur l’histoire indiquent qu’il envisageait dans les sciences humaines le double recours à la causalité et à la légalité  [2]. Toutefois, il manque chez lui, non pas dans ce qu’il dit de ses collègues historiens, mais dans ce qu’il fait lui-même en tant qu’historien et philosophe des sciences, un usage de l’approximation ou de la statistique : il ne comptabilise jamais les cas « de l’extérieur »  [3], il va directement au cœur des esprits, jusqu’à cette intimité inconsciente qui agit compulsivement, tendanciellement, à travers eux. Quant à nous, nous entendons justement parcourir ce domaine intermédiaire entre explication psychologique et déduction sociologique, entre attachement à l’individu et considération du collectif, avec des guides comme Marcel Mauss, le jeune Jacques Lacan, Georges Devereux.

4Afin de préciser les limites du constructivisme meyersonien, nous aborderons d’abord l’extension des schèmes de la philosophie de l’intellect à la psychologie, à travers l’œuvre du personnaliste Arnaud Dandieu et du psychiatre Eugène Minkowski. Nous verrons que ces disciples de Meyerson n’ont pas su dépasser sa définition de l’identité comme « mêmeté ». Ils s’en sont tenus à l’assimilation des choses par l’esprit. Or, il faudra insister sur la différence qui existe entre « identifier » et « s’identifier », et détailler tout ce qu’une épistémologie de l’identité aurait à gagner à faire travailler cette distinction. Il s’agira d’introduire alors la notion d’« ipséité », et la question de l’assimilation entre chose et esprit, et entre esprits, contre la conception meyersonienne de l’esprit humain. En somme, après avoir vu les limites d’une approche centrée uniquement sur l’individu et la personnalité (dans le personnalisme de Dandieu), on s’interrogera sur le bénéfice théorique à tirer d’un traitement de la personnalité dans sa culture ou son milieu (avec le personnalisme clinique et social de Jacques Lacan).

LE PERSONNALISME D’ARNAUD DANDIEU L’IDENTIFICATION DES CHOSES PAR L’ESPRIT

5Insistons d’abord sur les prolongements extrêmement intéressants que l’œuvre de Meyerson a trouvés dans les textes du personnaliste Arnaud Dandieu, à partir de réflexions, elles-mêmes d’inspiration meyersonienne, du psychiatre Eugène Minkowski. Arnaud Dandieu utilise Meyerson à des fins tout autant psychologiques que sociologiques. Le problème est que, dans ses écrits, ces deux niveaux ne sont jamais articulés, mais plutôt traités parallèlement, chacun pour son propre compte étant rapporté au processus d’identification. A aucun moment n’est envisagé qu’il pourrait y avoir enchevêtrement des niveaux d’analyse.

6L’identification est conçue chez Dandieu comme une structure mentale susceptible de rendre compte du comportement de certains psychotiques. Le personnaliste éclaire ainsi la psychologie du schizophrène, en exploitant les indications d’Eugène Minkowski. Le schizophrène identifie tout, et bien plus que l’individu normal. L’identification qualifie le mal même dont souffre le schizophrène. Minkowski parle de « géométrisme morbide ». A cet égard, le schizophrène se comporte véritablement comme un savant de génie. Il est un savant qui aurait poussé à leur limite extrême les tendances à la géométrisation. Dandieu tire de ce rapprochement entre schizophrénie et géométrie des effets éclairants : après tout, l’inventeur de la relativité ne s’est-il pas lui-même laissé aller en suivant la pente d’une géométrisation extrême du réel ? Le schizophrène ne fait guère que se comporter comme le savant de génie : « Le souhait du schizophrène n’est autre que la sphère de Parménide ‘conception qui abolit d’un seul coup tout le réel de la sensation’ (Déduction relativiste, p. 7) »  [4]. On pourrait dire, ce qui revient au même, qu’Einstein se comporte comme un malade. Dans des pages consacrées à la « différence entre Meyerson et Minkowski », Dandieu écrit : « Bien loin de tendre à l’excitation maniaque, il [l’espace du savant relativiste] tend ainsi à la schizophrénie. Il ne retient du contact avec le réel que ce qui lui est indispensable pour ne pas se perdre dans le vide de la déduction pure »  [5]. Il y a là des effets socio-politiques d’importance (et non pas seulement humoristiques) : Dandieu invite à une remise en cause des partages tout faits entre science et maladie, entre normal et pathologique, civilisé et a-social. Le même jeu et les mêmes effets seront obtenus, plus tard, lorsque, à la suite de Meyerson, Dandieu rapprochera le physicien des quanta et le primitif Bororo. Savant et sorcier s’efforcent d’identifier le réel, quoique leur pensée ne chemine pas par la même voie et que leur entreprise ne soit pas toujours couronnée de succès (dans l’infra-atomique, les « choses » ne se laissent plus appréhender avec précision) : « Il s’ensuit – note Dandieu – que le comportement du savant, ainsi privé de la dignité que lui confèrent à nos yeux ses buts, prend l’aspect d’une danse de sorcier – dignité beaucoup plus essentielle »  [6].

7Toutefois, un autre genre d’identification se fait jour chez Minkowski, qui ne concerne pas seulement le rapport, épistémologique ou gnoséologique, du malade ou du primitif au réel, ni même le rapport, là encore de connaissance, qui s’établit lorsque le médecin s’efforce d’identifier héréditairement la cause de la maladie, forme de meyersonisme, dont se réclame Minkowski dès 1923 et auquel il renvoie au début de la Schizophrénie[7]. Il s’agit d’un rapport de reconnaissance entre individus, dont nous avons une idée lorsque Minkowski parle d’entrer en contact avec le schizophrène pour l’amener à rétablir un « contact vital avec le réel ». La perte de contact vital est en effet corollaire du géométrisme morbide. Même si toute perte de contact vital avec le réel ne conduit pas au géométrisme morbide, tout géométrisme morbide suppose que le contact vital avec le réel ait été perdu. Il revient au médecin de restaurer ce contact en instaurant une relation sociale et vitale avec le malade :

8

La notion de perte de contact avec la réalité implique l’idée de la possibilité de rétablir ce contact […]. Nous n’avons pas nous-même de contact affectif avec le malade. N’est-ce pas à dire que nous devrions essayer de l’établir ? […]le fait même d’aborder le malade comme individu pouvant guérir influe, sans même que nous nous en rendions toujours nettement compte, sur toute notre attitude à son égard, influe sur le personnel, sur la famille, sur tout l’entourage et tend ainsi à diminuer cette force hostile qu’est pour le malade la réalité, dont il s’écarte de plus en plus [8].

9Or, Dandieu lui-même ne cherche pas à articuler les deux dimensions de l’identification, le rapport à d’autres sujets, avant le rapport aux objets. La chose est très claire dans la « sociologie » même de Dandieu : le jeune « personnaliste » reproche au « sociologisme » d’un Durkheim de ne pas prendre en compte la « personnalité ».

10

De l’orientation de l’homme
  1. la phénoménologie se heurte au problème du temps, et de l’acte créateur.
  2. la psychanalyse échoue contre l’hérédité et l’instinct de puissance créatrice.
  3. le behaviourisme oublie l’explosion.
  4. le sociologisme part d’un postulat rationaliste qui nie le changement brusque [9].

11Tout ce que Dandieu oppose alors à la sociologie est une certaine conception psychologique. C’est la psychologie des « changements de plan » et des révolutions de la personnalité. Cela pourrait étonner, car Dandieu s’oppose aussi aux psychologues, et attaque notamment les behavioristes et les psychanalystes. On aurait pu en tirer la conclusion que sa conception, proprement philosophique, surplombe et sursume toutes les sciences humaines, la psychologie aussi bien que la sociologie. Peut-être est-ce bien son intention, lorsque, après ses travaux psychologiques, il en vient à caractériser l’esprit en société, la personne comme communauté :

12

De tout ce qui précède, il résulte que cette communauté révolutionnaire n’est autre, du moins en droit, que la société humaine. Celle-ci, en effet, répétonsle, est essentiellement personnaliste; au contraire de toutes les autres sociétés, de tous les autres groupements, l’humanité ne saurait être considérée comme existante, EN TANT QUE SOCIALE, que comme expression suprême du personnalisme se dépassant pour s’affirmer [10].

13Pourtant, on ne voit pas comment on dépasse le « personnalisme » de la personne au singulier en direction de la personnalité comme tout. Il semble chez Dandieu que tous les hommes ensemble entretiennent certaines relations intellectuelles et affectives avec certains objets, qui les amènent à établir ici le travail mécanique, là la liberté d’invention, en des partages brusques ou des sauts révolutionnaires, selon ce que le personnaliste appelle une « méthode dichotomique »  [11]. Mais rien ne dit comment la personne comme communauté d’esprits advient effectivement, ni si elle advient seulement. Il faudrait expliquer de quelle nature – politique, physique ou morale – est cette nécessité par laquelle s’instaure le groupe et comment l’on passe de considérations de psychologie individuelle à des réflexions concernant le collectif.

14Partout, Dandieu ne voit que l’individu libre, conscient de lui-même et créateur de nouvelles valeurs. C’est particulièrement clair en ce qui concerne l’opposition du jeune « non-conformiste »  [12] à tous les mouvements des années 30. La liste complète des rejets du personnalisme fait apparaître sur des lignes parallèles le même type d’affrontement, en un mouvement de pensée foncièrement duel : l’altérité et la schize s’opposent toujours au règne de l’identité et de la synthèse.

15

1) la pédagogie oublie que l’enfant veut grandir, qu’il ne veut (ou vaut) que par rapport à l’adulte.
2) la psychothérapie ne connaît que l’homme couché et oublie que l’homme veut être debout.
3) La psychotechnique oublie que l’homme veut être libre.
1) le féminisme oublie que l’homme réussit par le risque viril 2) le communisme néglige le personnalisme, seul facteur de changement.
3) l’industrialisme confond science et technique, progrès et accroissement de la production.
4) Le racisme implique que l’homme ne se distingue pas des animaux.
1) l’anarchisme tolstoïen suppose l’amour de la mort, donc du statique.
2) Le nietzschéisme confond l’instant éternel et le retour éternel.
3) Le matérialisme dialectique noie l’orientation dans la synthèse [13].

16Partout, en somme, sont réaffirmés les droits de l’individu, et de lui seul. Voilà ce qui fait dire à Paul Nizan que les personnalistes comme Dandieu se contentent de recycler l’individualisme bourgeois :

17

C’est que le développement de la personne dont il s’agit n’est pas un développement universel. Il ne s’agit enfin que du développement, sous des formes nouvelles, de la personne même du bourgeois avide de sauver, dans une époque où le style de vie impérialiste l’écrase lui-même, l’individualité à laquelle il tient historiquement […] L’individualisme n’est rien d’autre – et le nom nouveau de personnalisme ne change rien au fond de la question – que la doctrine et la pratique de la solitude bourgeoise [14].

18On ne passe à la sociologie, à la considération du groupe, que pour retrouver le spiritualisme, le formalisme d’une structure universelle énigmatiquement constituée, et l’on retrouve alors les qualifications les plus abstraites de la philosophie meyersonienne de l’intellect. En opérant ce saut de la « personnalité d’un individu » à l’« esprit d’un groupe », Dandieu renoue avec la définition d’une nature humaine. Il ne cesse ainsi d’osciller, à la limite de la contradiction, entre détermination individualiste et caractérisation de la personne comme collectif : « assurément cette notion de communauté révolutionnaire, à la fois collective et dévouée à la personne peut, d’un point de vue rationnel, sembler profondément contradictoire. C’est pourquoi elle se réfère, non pas à la synthèse unificatrice, mais à l’esprit divers et complexe » [15].

19Un tel passage ne pose pas problème chez Meyerson lui-même : son but n’est pas de montrer comment progresse telle ou telle identité, il est de postuler l’identité comme forme universelle propre à satisfaire l’intellect dans sa recherche d’explications, et de rassembler une masse ou une collection d’exemples historiques propres à prouver la plausibilité de ce postulat. C’est le cas dans Identité et réalité : « il convient de contrôler ses assertions en s’adressant non pas à la pensée individuelle, mais à la pensée collective, en recherchant la genèse des conceptions dans l’histoire, leur évolution »  [16]. Il est vrai qu’il montre aussi, dans L’explication dans les sciences, comment éclôt l’hypothèse d’une identité chez tel individu génial – chez Lavoisier en particulier [17]. Mais comment chemine la découverte de l’oxygène, comment l’emporte-t-elle sur le phlogistique, par quels moyens rhétoriques ou politiques concrets, par quels détours socio-psychologiques singuliers, il n’en est pas question dans ces pages. Partir de l’individu représente un progrès, ou en tous cas modifie l’angle d’approche de la philosophie de l’intellect de façon intéressante et neuve – ce qu’ont bien vu les personnalistes, qui fondent leur idée d’une « révolution nécessaire » sur la formulation dans L’explication du « paradoxe épistémologique »  [18]. Il reste néanmoins à insister sur l’articulation entre individus à partir d’une découverte isolée. Si l’identité doit être pour le philosophe de l’intellect un instrument exploratoire, et pour le philosophe politique un outil révolutionnaire, il faut montrer comment se propagent les révolutions théoriques, comment s’étendent les mouvements insurrectionnels, à partir de quelques individus, de leur entourage, de leur milieu, de leurs conditions socio-économiques. Ce faisant, le philosophe évitera d’atteindre trop vite aux caractères d’un esprit scientifique ou d’une nature humaine, comme s’il était normal que s’instaure telle idée nouvelle, telle conception politique inouïe : même si l’on concède à Meyerson que tous les esprits sont bien prédisposés à l’égard de certaines hypothèses en fonction de leur forme (celle de l’identité), rien ne nous dit encore pourquoi et comment l’identité de tel contenu sera préférée à celle de tel autre. La préparation de l’esprit aux théories ne rend pas compte de l’acceptation d’une chose plutôt que d’une autre.

20Cependant, dans le cas des hypothèses scientifiques, la vérification expérimentale ne suffit-elle pas à rendre raison de l’acceptation des théories ? Ne faisons-nous pas intervenir indûment le contexte de découverte au cœur de questions où ne devrait valoir que le contexte de justification ? Mais c’est que la philosophie de Meyerson se veut par-delà le partage entre découverte et justification, comme au-delà de bien des interdits positivistes [19]. Pour l’épistémologue, les projections anthropologiques chez l’inventeur de génie autant que la réception de ces théories chez les lecteurs du génie ne sont pas étrangères au contexte de justification. La « plausibilité » d’une hypothèse se mesure justement à l’aune psychologique du principe d’identité. La question qui se pose, compte tenu de ce dépassement de la distinction entre découverte et justification, est dès lors la suivante : ne devrions-nous pas prendre en considérations d’autres raisons subjectives, précisément des raisons intersubjectives, dans la formation et la propagation des théories ?

LA PERSONNALITÉ DANS SA CULTURE L’IDENTIFICATION ENTRE ESPRITS

a) Ipséité

21Le rapport à Autrui n’est-il pas essentiel dans la constitution et l’acceptation des théories scientifiques, dans la façon dont une découverte scientifique est discutée, négociée et finalement imposée par les vainqueurs du débat scientifique ? Pourquoi un groupe choisit-il d’identifier le réel selon telle théorie et non d’autres, qui s’offrent à lui au même moment ? En fonction de quelles institutions, et aussi de quels maîtres et de quels condisciples, identifie-t-on ? Autrement dit encore : à qui nous identifions-nous pour identifier ? Comme on l’a vu, l’approfondissement des thèses de Meyerson en psychologie n’a pas incité les personnalistes à modifier le sens du processus d’identification. Ce dernier reste celui d’une liaison simple entre un sujet et un objet selon la tendance à l’identité ou moule causal. N’aurait-il pas été possible, et fructueux, de profiter de ce détour par la psychologie pour approfondir la notion de sujet et compliquer le sens de ses relations aux objets ?

22Afin de préciser le sens de cet approfondissement, nous aurons recours aux développements de deux auteurs, l’un contemporain de Meyerson, André Lalande, l’autre notre contemporain, Paul Ricœur. Meyerson, du point de vue de Lalande, ne parle le plus souvent que d’assimilation des choses entre elles, alors même que, manifestement, son travail engage une assimilation des choses à l’esprit, et que cette assimilation pourrait utilement être doublée d’une analyse de l’assimilation entre les esprits [20]. Pour le dire cette fois comme Paul Ricœur [21], Meyerson ne conçoit guère l’identité que selon une de ses dimensions, celle de la « mêmeté », ou processus d’individualisation des particuliers de base, des « choses », corps, personnes, ou causes de leurs mouvements respectifs (Sameness). Or, la présence de plusieurs sujets dans les sciences appellerait la prise en compte de l’identité au sens de l’« Ipséité » (Selfhood) : quels rapports un sujet entretient-t-il, au cœur même de la production des connaissances, à d’autres que soi, dans quelle mesure l’identification à d’autres esprits conditionne-t-elle l’identification des choses à mon esprit, ou à l’identification des choses entre elles par mon esprit ?

23Toutefois, notre usage de l’assimilation entre esprits ou de l’ipséité ne peut pas être strictement conforme à celui de Lalande et de Ricœur. Chez Lalande, en effet, ce niveau d’assimilation dépasse le précédent et fait quitter l’identification de domaine : l’assimilation des esprits est placée sous le signe de la moralité, après l’assimilation des choses à l’esprit, en un tableau hiérarchique des types d’identification qui subordonne en termes d’importance humaine, de progrès spirituel, l’assimilation des choses entre elles à celle des choses à l’esprit, et ces deux espèces à leur tour à celle des esprits entre eux. Or, à notre sens, il est possible, et essentiel, de faire intervenir l’identification des esprits en deçà de la moralité, au cœur même du processus d’identification des choses à l’esprit, comme ce qui complique et enrichit ce genre d’identification. De même, parler comme chez Ricœur d’ipse ou d’ipséité, au sens de l’identification d’un soi, ne doit pas nécessairement conduire dans le domaine de l’éthique, par-delà les questions épistémologiques soulevées par la notion de mêmeté. Qu’il y ait des sujets, cela doit être affronté au cœur même de l’épistémologie. Cela ne signifie pas que l’éthique, ou même la politique, n’interviendront pas. Tout au contraire, la question ontologique, le choix des particuliers de base, impliquent des décisions intersubjectives et engagent des prises de position éthiques et politiques.

24Le soi pose des problèmes sur le plan proprement théorique ou épistémologique. La question de la subjectivité complique immédiatement celle de l’objectivité dans les sciences naturelles. C’est ce à quoi d’ailleurs Meyerson aurait pu être conduit avec l’exemple fameux de Lucien Lévy-Bruhl qu’il analyse dans Du cheminement de la pensée : « les Bororo sont des Arara »  [22]. On peut en effet se demander si, comme le prétend Meyerson, cet énoncé est identique dans sa forme à celui du chimiste, selon lequel « Na + Cl ? NaCl ». Dans ce dernier cas, deux « choses » (ou deux « phénomènes objectifs ») sont identifiées. En un sens, la formule du Bororo déclarant « je suis un Arara » peut être lue de la même façon : deux « choses » sont identifiées, les Bororo (ou les Hommes) et les perroquets (Arara). Mais la proposition peut être traitée autrement, en tant qu’elle s’énonce « je suis, en tant qu’homme, un Arara ». On est alors en présence d’un soi s’identifiant à un perroquet. D’une certaine façon, on peut lire toute proposition de la science, tout énoncé de connaissance, en faisant apparaître le jeu d’un tiers, à savoir l’esprit. Dans le Cheminement, Meyerson oppose son empirisme à l’apriorisme de la logique symbolique. Il faut, estime-t-il, un contenu empirique, un divers concret, pour que l’identité puisse progresser : ce sont toujours des phénomènes qui sont identifiés entre eux [23]. Mais ils sont toujours identifiés par l’esprit, au moyen de ses idées ou de ses raisons, qui sont autant de projections sur le flux empirique. L’esprit s’identifie aux phénomènes et l’opposition à Frege implique tout un psychologisme ou un mentalisme, que la thèse empiriste enveloppe sans nécessairement le faire ressortir. Or, ce point est essentiel. Il ne s’agit pas seulement d’« assimilation » des choses entre elles, mais toujours aussi d’identifier des choses à l’esprit. Il existe donc une relation triangulaire, le sujet s’insérant dans l’ordre « objectif » des phénomènes – à vrai dire constituant le cours des phénomènes en ordre « objectif », « réel » en un sens fort : les projections rationnelles, les certitudes réalistes du sujet, permettent de dépasser toute tentation phénoméniste. Si cela n’apparaît pas clairement dans le Cheminement, c’est sans doute parce que Meyerson est porté, par sa formation de chimiste, à se placer immédiatement dans l’ordre des choses : il décrit de l’intérieur le réalisme des savants. Il n’a pas été formé par le spiritualisme français, comme l’a été Lalande, et il n’est pas à même, comme ce dernier, de mettre en valeur le rôle joué par l’esprit dans l’identification des choses.

b) Genèse ou histoire

25C’est le type de questions qu’on peut trouver chez Lacan sous une forme historique puis génétique. Dans sa thèse de 1932 sur La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, le jeune psychiatre « applique » en effet la philosophie de Meyerson à son domaine d’investigation. Reprenant « les conclusions, si importantes pour la psychologie générale, de l’œuvre épistémologie de Meyerson, dans son Cheminement de la pensée », Lacan trouvait dans ses recherches cliniques « l’indication d’un principe d’identification itérative, qui est un mode d’organisation ‘prélogique’, d’une portée très générale dans les délires des psychoses »  [24]. On retrouve, semble-t-il, un mouvement proche de celui esquissé par Minkowski : si le schizophrène est animé d’une tendance au « géométrisme » semblable à celle du savant einsteinien, tout revêtant chez lui un caractère « morbide », le paranoïaque pour sa part est animé de penchants affectifs hypertrophiés à l’identification. Mais précisément, ces penchants engagent immédiatement et originairement les relations du patient à ceux qui l’entourent : sont en jeu la constitution et le devenir de la personnalité par identification successive à d’autres sujets. « La question se pose de savoir, relève Lacan, si toute connaissance n’est pas d’abord connaissance d’une personne avant d’être connaissance d’un objet, et si la notion même d’objet n’est pas dans l’humanité une acquisition secondaire »  [25].

26Certes, la reprise de la catégorie d’identification par Lacan implique un changement de terrain, et même de définition. Il ne s’agit plus, pour le psychiatre et psychanalyse, d’identifier des objets, mais de s’identifier à d’autres sujets. Or il manque à l’identification meyersonienne un caractère « introjectif » indispensable en psychologie, comme l’a noté François Roustang : « Meyerson ne parle pas d’identification, au sens d’imitation ou d’introjection (moyen terme qui serait nécessaire entre physique et psycho-logie) »  [26]. L’introjection est, on le sait, le terme introduit par Sandor Ferenczi en 1909 pour désigner, en symétrie avec le mécanisme de projection ou d’introversion, la manière dont un sujet fait entrer fantasmatiquement des objets du dehors au-dedans de sa sphère d’intérêt [27]. Il est vrai que Meyerson traite dans Identité et réalité de projections hors de nous par « hypostases de sensations »  [28]. Néanmoins, cette conception est déjà psychologique, et l’on ne voit pas ce qui empêcherait le psychanalyste inspiré par Meyerson de voir dans les actes d’introjection un mécanisme complémentaire de la projection. C’est très précisément ce que fait le psychiatre Lacan. L’identification chez Lacan n’est pas autre chose que l’identification selon Meyerson à laquelle s’ajoute un élément « introjectif » nécessaire à la prise en compte de cet « objet » bien particulier qu’est autrui. Il n’y a donc pas de problème de « reprise » – ainsi que le prétend Roustang – puisque cette reprise n’est pas reproduction et répétition sur un autre terrain (celui de l’intersubjectivité), mais production d’un nouveau concept qui s’en inspire – en vue, qui plus est, d’en rendre compte. L’identification lacanienne décale en le modifiant le concept meyersonien, et cela afin de retrouver génétiquement le processus même décrit historiquement par Meyerson. La genèse dans ce cas plonge ses racines dans une relation intersubjective essentielle, primordiale parce que première, celle entre l’enfant et le cercle familial.

27Il n’est pas possible dans le cadre de cet article d’entrer dans l’exégèse précise de tous les textes écrits par Lacan durant les années 30. Précisons toutefois que nous ne voyons pas de rupture aussi nette que l’affirment de nombreux auteurs dans l’usage fait par Lacan de la psychanalyse [29]. Il ne nous semble pas qu’il y ait une césure, marquée par le sens du recours à Freud – en 1936 avec l’« Au-delà du ‘Principe de plaisir’ » ou en 1938 avec les « Complexes familiaux »  [30] – entre, d’une part, la « science de la personnalité » de 1932 louée pour son attention au « donné socio-historique », et d’autre part une métapsychologie refermée sur elle-même, obnubilée par la genèse d’un petit d’homme s’identifiant en vain aux images de l’Autre.

28L’enjeu est pour nous d’importance, car le signification du rapprochement entre Lacan et Meyerson dépend de cette césure. Généralement, on note la référence à Meyerson dans le texte de 1936, et l’on affirme le peu de pertinence de ce recours lacanien à l’épistémologie : s’il avait effectivement suivi Meyerson, Lacan aurait dû s’en tenir à la « science de la personnalité » développée dans sa thèse en 1932, car le « paradoxe épistémologique » meyersonien fait de l’histoire des sciences une aventure risquée de l’esprit. Mais, continue-t-on, il a choisi Freud, la métapsychologie, la genèse et une conception dogmatique du « sujet de la science »  [31]. Pour notre part, nous croyons que l’intérêt progressif de Lacan pour les questions de genèse et son approfondissement de la métapsychologie ne posent pas problème. Ils sont parfaitement conciliables avec l’utilisation des schèmes meyersoniens. Genèse ou histoire, principes psychanalytiques plutôt que socio-psychologiques et personnalité, cela n’importe pas, pourvu que soient maintenus le caractère concret de l’imaginaire et la définition réalistique, conforme au meyersonisme, de l’identification. L’essentiel est que le sujet se constitue réellement au contact d’autres sujets, qu’il change, petit enfant comme adulte socialisé, en réfléchissant sa « nature » dans les images qui se présentent successivement à lui. C’est le cas chez Lacan, dans sa thèse de 1932 comme dans ses textes de 1936 et 1938 : « Ici deux questions se posent : à travers les images, objets de l’intérêt, comment se constitue cette réalité, où s’accorde universellement la connaissance de l’homme ? à travers les identifications typiques du sujet, comment se constitue le je, où il se reconnaît ?  [32] ». A notre sens, la philosophie meyersonienne de l’identification trouve là un prolongement psycho-social aussi original que nécessaire.

29Le seul problème et la seule césure se font jour selon nous lorsque la « réflexion » du sujet dans l’Autre et le « stade du miroir » sont réinterprétés à la lumière des enseignements de la notion lévi-straussienne du symbolique. Car alors, et alors seulement, les identifications paraissent vaines, l’imaginaire devient synonyme d’illusoire : surgit une déhiscence de la « nature » humaine, le manque radical et non compensable du petit d’homme. Le stade du miroir est alors supposé donner la « règle du partage entre l’imaginaire et le symbolique » : il est révélateur chez l’homme d’une « insuffisance organique de sa réalité naturelle, si tant est que nous donnions un sens au terme de nature », d’une « discorde primordiale que trahissent les signes de malaise et l’incoordination motrice des mois néonataux »  [33]. Mais cette évolution n’est nullement contemporaine des premières professions de foi psychanalytiques, plutôt de la découverte des travaux de Lévi-Strauss, et de la dissociation qui en découle entre l’imaginaire et le symbolique [34]. Lorsque, aprèsguerre, la référence à Lévi-Strauss apparaît dans les textes de Lacan, elle ne se substitue pas simplement aux renvois précédents à Meyerson, comme l’affirment Chertok et Stengers [35], elle transforme singulièrement le sens du retour à Freud, à travers une réévaluation du symbolique. Avant-guerre, qu’il soit question de genèse ou d’histoire, de « science de la personnalité » ou déjà de « métapsychologie », le symbolique était égalé à l’imaginaire : l’autre sujet était l’image ou le symbole (et l’emploi de l’un ou l’autre terme est ici indifférent) dans lequel se réfléchissait effectivement la personnalité en formation. Comme l’indique le texte sur les « Complexes familiaux », le stade du miroir avait d’abord été inventé en vue de qualifier l’« identification affective » antérieure au complexe d’Œdipe, par laquelle l’enfant comblait le dédoublement d’après le sevrage en se rapportant à l’image du frère [36]. Le détour par la métapsychologie, à partir de 1936-1938, n’est pas l’occasion ou le prétexte pour abandonner le devenir psycho-social concret, plutôt une façon, tout comme chez Meyerson, et en parfaite conformité avec son épistémologie, d’en rendre compte en en suivant le tracé grâce à quelques principes anthropologiques généraux.

c) Compliquer la cause

30Ne pourrait-on pas objecter que Meyerson ne s’intéresse pas aux problèmes de genèse – genèse de la catégorie scientifique de l’identité à partir d’identifications infantiles ? L’analyse du Cheminement de la pensée ne laisse pas de doute sur ce dernier point : Meyerson se préoccupe seulement de la façon dont s’applique la catégorie de l’identité (à l’empirique, en fonction des tendances d’un sujet) et des résultats qu’obtient cette application (les théories singulières historiquement produites). Pourtant, il se pourrait bien que toutes ces questions importent, du point de vue même de Meyerson : la forme de la genèse a des effets sur le fonctionnement ultérieur – adulte, « normal » – de l’intellect. Bien plus, le type d’identification décrit par Lacan – dans le prolongement d’intuitions meyersoniennes – ne cesse de s’imposer en permanence et doit entrer comme « ingrédient » essentiel dans toutes les identifications des phénomènes par un sujet épistémique. Au fond, il n’importe pas tant que Lacan décrive des processus originaires : il faut retenir que les caractéristiques affectées par lui à l’identité ne cessent de valoir ultérieurement chez les savants. Nous ne sommes même pas forcés d’admettre le caractère fondateur de la première identification, peut-être suffit-il de faire une place, dans l’identification, au rapport à autrui, dans la petite enfance aussi bien que plus tard. La première identification n’est pas nécessairement la plus déterminante, le sujet de la science n’est pas condamné à la répéter compulsivement à travers la formation de ses théories. Il nous faut suivre ici Gilles Deleuze : toute répétition introduit de la nouveauté en opérant des déplacements [37]. On n’est pas forcé d’agir en sciences comme on a agi avec sa maman; en revanche, on ne peut pas éluder l’existence des Autres et les complications qu’introduisent dans la formulation des théories les rapports que nous entretenons avec eux. Quel maître a eu le savant, quels ont été ses opposants, ses soutiens ? Toute une dramaturgie et une théâtralité se mettent en place : il faut pouvoir plaider sa cause. Le savant doit affirmer son point de vue, rechercher la reconnaissance ou forger des alliances. La cause, sans s’y réduire, implique de telles procédures. L’altérité n’est pas seulement dans le divers empirique, elle renvoie à la multiplicité des sujets de la science. Les détours que cette existence impose, l’enrichissement de la notion de cause, doivent être pris en compte comme ingrédient du devenir des sciences.

31Ainsi, même si l’on ne tenait pas à fonder génétiquement les identifications, on y gagnerait à faire le détour par les remarques de Lacan : en s’en tenant au terrain historique sur lequel Meyerson pose le problème, la théorie de l’identification entre sujets de la science est « rentable ». Les liens aux autres, si rien ne dit qu’ils fondent le rapport aux choses, peuvent venir les compliquer à tout instant. Les paradoxes épistémologiques, les enchaînements d’identifications de choses et d’éclatements de cadres anciens sous la pression du divers empirique infirmant des explications tenues pour vraies jusqu’alors, seraient compliqués encore par les interférences ou les médiations de la diversité des acteurs engagés dans l’aventure des sciences – soit en effet que les autres s’opposent à telle ou telle identification, soit qu’ils la favorisent ou la provoquent en appelant et en rendant possible l’adhésion. Le schéma est formellement le même, mais compliqué, « perpliqué » par la multiplicité de rapport aux autres. Davantage de paradoxes et de rebondissements surgissent, sous le coup de la constitution de groupes, de l’éclatement de séries, la mise en place de participations obscures, parce qu’engageant indissolublement affects et intellect.


Mots-clés éditeurs : Principe d'identification, Émile Meyerson, Arnaud Dandieu, Minkowski, Lacan, Épistémologie

Mise en ligne 01/07/2008

https://doi.org/10.3917/aphi.703.0403

Notes

  • [1]
    Nous nous y sommes employé en détail dans un article à paraître.
  • [2]
    Il s’opposait ainsi explicitement, dans Du cheminement de la pensée, aux conclusions que Henri Sée entendait tirer de ses précédents ouvrages au sujet de la causalité en histoire (Paris, Alcan, 1931, p. 626-634).
  • [3]
    Dans une intervention de 1921 à la Société française de Philosophie intitulée « Catégories collectives de pensée et liberté », Marcel Mauss voyait dans ce décompte « de l’extérieur » ce qui est « perceptible et immédiatement rationnel » du point de vue du sociologue. Tout en inscrivant sa réflexion dans le sillage de celle de Meyerson, il développait en réalité une idée absente des écrits de l’épistémologue : « Il n’y a aucune contradiction entre la détermination statistique du sociologue et la notion d’une certaine ‘marge d’irrationnel’, comme dit M. Meyerson. Nous avons au contraire toujours eu à un haut degré la certitude, le sentiment physique pour ainsi dire, qu’il n’y a dans la société que des quantités statistiques; des continus de fréquence, des courbes d’une part – avec des discontinuités, des quanta, des limites de ces courbes, de l’autre. Admettons que ces courbes ne décrivent que l’extérieur des phénomènes, mais cet aspect en est la seule partie perceptible et immédiatement rationnelle » (Œuvres complètes II, Paris, Minuit, 1974, p. 120-121).
  • [4]
    « Le conflit du réel et du rationnel dans la psychologie de l’espace et du temps », Revue philosophique, Année 55, T. 110, nov.-déc. 1930, p. 456. Cf. également dans le premier numéro de la revue Documents, fondée par Georges Bataille, collègue de Dandieu à la Bibliothèque Nationale, les « Fondements de la dualité de l’espace » (Documents, 1929, p. 41-44).
  • [5]
    DANDIEU, A., Archives nationales, Carton III, Dossier 34.
  • [6]
    Documents, 1929, p. 312. « Du magicien au relativiste, tel pourrait être le titre de cette somme logico-psychologique », écrit encore Dandieu à propos du Cheminement de la pensée (Archives nationales, Carton III, Dossier 34, « MEYERSON »).
  • [7]
    « Similarité ou polymorphisme ? Essai méthodologique », Archives suisses de neurologie et de psychiatrie, vol. XIII, Zürich, 1923, fasc. 1 et 2, p. 458-474.
  • [8]
    La schizophrénie, Paris, Payot, 1997, p. 250-251.
  • [9]
    DANDIEU, A., Archives Nationales, Carton III, Dossier 107.
  • [10]
    ARON, R., DANDIEU, A., La révolution nécessaire, Paris, Grasset, 1933, p. 162.
  • [11]
    Ibid., p. 211.
  • [12]
    L’expression est de J.-L. Loubet del Bayle (Les non-conformistes des années 30, Paris, Points-Histoire, 2001). Elle renvoie à tous les mouvements contestataires de l’entre-deux-guer-res français.
  • [13]
    Archives nationales, Carton III, Dossier 107.
  • [14]
    NIZAN, P., « Les enfants de la lumière », Intellectuel communiste II, Paris, Maspero, 1979, p. 29-30.
  • [15]
    ARON, R., DANDIEU, A., op. cit., p. 162-163.
  • [16]
    Paris, Vrin, 1951, p. XV. Cf. également les « historiques » proposés au début des chapitres II, III, IV et V (p. 87-90,114-126,168-172,205-212), véritables recueils de faits théoriques.
  • [17]
    Cf. en particulier le chapitre 16 de l’ouvrage (Paris, Fayard, 1995, p. 735-770).
  • [18]
    Le « paradoxe épistémologique » est en effet le pivot de la lecture magistrale de l’épistémologie meyersonienne proposée par A. DANDIEU (« La philosophie d’Emile Meyerson et l’avenir du rationalisme », Europe, 15 août 1932, n°116, p. 633-641).
  • [19]
    Sur l’opposition de Meyerson au positivisme de Comte, cf. Identité et réalité, op. cit., p. 44-54; sur la discussion du positivisme logique, cf. Du cheminement de la pensée, op. cit., p. 787-790.
  • [20]
    Voir les nombreux articles où Lalande commente Meyerson, « L’épistémologie de M. Meyerson et sa portée philosophique », « La déduction relativiste et l’assimilation », « Remarques sur le Cheminement de la pensée » (Revue philosophique, 1922, t. 43, p. 259-280; 1926, t. 101, p. 161-189; 1932, t. 114, p. 105-128). Cf. également son livre Les illusions évolutionnistes, Paris, Alcan, 1930.– A proprement parler, l’identification meyersonienne, c’est et cela ne peut être pour Lalande qu’une assimilation des choses à l’esprit : l’assimilation des choses entre elles est pour lui tout autre chose. Car il y a pour Lalande un genre d’assimilation qui échappe à l’esprit, c’est la marche vers l’homogène que révèle le principe de Carnot ou second principe de thermodynamique. Or, selon Meyerson, si le principe de Carnot est bien l’indice d’un comportement du « réel » échappant à nos schémas d’intelligibilité, ce comportement est loin d’obéir à une logique de l’identité. Si tel était le cas, si le principe indiquait une marche vers l’homogène et l’identité, il ne serait pas inadéquat au cadre de notre esprit. Pour Meyerson, le réel divers « compris » dans le principe de Carnot déroute les attentes de notre esprit uniquement parce qu’il ne se laisse pas comprendre par le moule de nos théories, à savoir l’identité. Bref, ce qu’il faut dire, c’est que l’identification meyersonienne des choses entre elles revient d’un point de vue lalandien à l’assimilation des choses à l’esprit – tout en précisant que pour Meyerson, l’identification des choses entre elles selon Lalande n’a pas lieu d’être (en tous cas, certainement pas dans le principe de Carnot). Dès lors, il n’y a partout qu’identification des choses à l’esprit : autrement, il n’y a pas identité, mais divergence entre le réel et le rationnel.
  • [21]
    Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 140.
  • [22]
    Op. cit., p. 81-88.
  • [23]
    « Sans doute les logisticiens ne cherchent-ils pas à recréer, par l’intellect pur, le réel tangible, et c’est en quoi leurs conceptions sont infiniment moins choquantes que celle du grand métaphysicien allemand [Hegel]. Mais ils s’efforcent tout de même à faire naître, dans la pensée pure, quelque chose qui présente un contenu, c’est-à-dire un divers, ce qui est très certainement chimérique » (ibid., p. 452-453).
  • [24]
    De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité [1932], Paris, Seuil, 1975, p. 44,296.
  • [25]
    Ibid., p. 326.
  • [26]
    Lacan, de l’équivoque à l’impasse, Paris, Minuit, 1986, p. 28.
  • [27]
    J. LAPLANCHE, J.-B. P ONTALIS, Vocabulaire de psychanalyse [1967], Paris, PUF, 2002, p. 209-210.
  • [28]
    Op. cit., p. 411-414.
  • [29]
    Outre Roustang, mentionnons B. OG I LV I E (Lacan. Le sujet, Paris, PUF, 1987), L. CHERTOK, I. STENGERS (Le cœur et la raison. L’hypnose en question, de Lavoisier à Lacan, Paris, Payot, 1989). La lecture de Mikkel Borch-Jacobsen est à cet égard singulière, puisque pour lui Lacan est d’emblée Lacan, c’est-à-dire immédiatement séduit par le manque, le vide et la schize (Lacan. Le maître absolu, Paris, Flammarion, 1990).
  • [30]
    « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie » [1938], Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 23-84.
  • [31]
    Cf. en particulier CHERTOK L., STENGERS I., op. cit., p. 180-186.
  • [32]
    « Au-delà du ‘Principe de réalité’» [1936], Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 92
  • [33]
    « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je » [1949], ibid., p. 96.
  • [34]
    Ibid., p. 95,279,285.
  • [35]
    Op. cit., p. 186.
  • [36]
    « Le dédoublement ainsi ébauché dans le sujet, c’est l’identification au frère qui lui permet de s’achever : elle fournit l’image qui fixe l’un des pôles du masochisme primaire. […] L’identification affective est une fonction psychique dont la psychanalyse a établi l’originalité, spécialement dans le complexe d’Œdipe, comme nous le verrons. Mais l’emploi de ce terme au stade que nous étudions reste mal défini dans la doctrine; c’est à quoi nous avons tenté de suppléer par une théorie de cette identification dont nous désignons le moment génétique sous le terme de stade du miroir » (op. cit., p. 40).
  • [37]
    Paris, PUF, 1968, p. 138-139,162-163.
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