Notes
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[1]
Nous utilisons les sigles suivants : A = Gottfried Wilhelm Leibniz. Sämtliche Schriften und Briefe, Akademie-Verlag, Berlin, 1923 – [?]. NB : le sigle A II-12 fait référence à la deuxième édition améliorée du volume A II-1; GP = Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. C. I. Gerhardt, Georg Olms, Hildesheim/New York, 1978; EM = Pensées de Leibnitz sur la religion et la morale, nouvelle édition, corrigée et augmentée, éd. M. Emery, Société nationale pour la propagation des bons livres, Bruxelles, 1838; Dutens = Opera omnia, éd. Ludovico Dutens, Fratres de Tournes, Genève, 1768; FDC = Œuvres, éd. L. A. Foucher de Careil, Georg Olms, Hildesheim/New York, 1969; Grua = G. W. Leibniz. Textes inédits, éd. Gaston Grua, PUF, Paris, 1948; Bodéüs = Leibniz-Thomasius. Correspondance 1663-1672, éd. Richard Bodéüs, Vrin, Paris, 1993; Frémont = Discours de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, GF-Flammarion, Paris, 2001.
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[2]
Transmis de Boinebourg à Philipp Jacob Spener, et ensuite à Gottlieb Spitzel, ce texte, rédigé « dans le tumulte affairé d’une auberge », paraît en 1669 sans indication d’auteur dans un recueil édité par ce dernier (cf. Th. SP I C E L I US, De atheismo eradicando… Epistola, Augustae Vindelic, 1669, p. 125-135). Leibniz y dénonce notamment le fait que le naturalisme de Hobbes porte atteinte à la piété. Il décrit de façon assez détaillée les circonstances de la rédaction et de la publication de ce texte célèbre dans une lettre à Thomasius (cf. A II-1, p. 24, trad. Bodéüs, p. 116-117; A I-9, p. 595).
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[3]
Leibniz à Thomasius, 30 avril 1669, A II-1, p. 24, trad. Bodéüs, p. 115.
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[4]
Leibniz à Johann Friedrich, 21 mai 1671, A II-12, p. 157, trad. in LEIBNIZ, « Trois lettres à Jean Frédéric », p. 13. C’est une prétention qui se fait toujours entendre dans une lettre à Arnauld de 1687 : Leibniz insiste sur le fait que « l’opinion dangereuse » concernant une âme du monde tenue par les averroïstes italiens « répugne à mes démonstrations de la nature de la substance individuelle… » (cf. LEIBNIZ, Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld, éd. Le Roy, p. 185; souligné par moi); ou encore dans la célèbre lettre à Bourguet, où Leibniz assure que «…c’est justement par ces Monades que le spinozisme est détruit […]. Il aurait raison, s’il n’y avait point de monades » (GP III, p. 575). Voir aussi Leibniz à Johann Friedrich, octobre (?) 1671, A II-12, p. 265, trad. in LEIBNIZ, « Trois lettres à Jean Frédéric », p. 21.
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[5]
Leibniz au Landgrave, 4 (14) mars 1685, Grua, p. 196.
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[6]
Aufzeichnung für die Audienz bei Kaiser Leopold I, Août/Septembre 1688, A IV-4, p. 23.
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[7]
A VI-4, p. 1481.
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[8]
Cf. A II-1, p. 171, trad. Frémont, p. 52-53. Le problème concerne avant tout l’Eucharistie, car « si l’essence de la matière consiste dans l’étendue, il n’y a pas moyen d’expliquer la présence réelle dans l’Eucharistie » (GP IV, 345). De même, dans un passage du Systema theologicum de 1686, Leibniz critique ceux qui, « imbus des principes d’une philosophie nouvelle et séduisante pour l’imagination, soutiennent que l’essence des corps consiste dans l’étendue, et que ses accidents ne sont que les modes de la substance […] et conçoivent malheureusement par-là une aversion insurmontable pour le dogme de l’Eglise catholique » (A VI-4, p. 2421-2422, trad. A. de Broglie, p. 200-201).
-
[9]
Cf. A IV-4, p. 544.
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[10]
A VI-4, p. 2256-2257
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[11]
Cf. A IV-1, p. 133-134.
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[12]
A IV-3, p. 800, trad. in LEIBNIZ, L’harmonie des langues, p. 120-121.
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[13]
Cf. A I-3, p. 572.
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[14]
Cf. A II-1, p. 176, trad. Frémont, p. 61.
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[15]
Cf. A I-3, p. 572; Grua, p. 156; A II-1, p. 171, trad. Frémont, p. 53. En épluchant le corpus leibnizien on peut pourtant parvenir à identifier un ensemble de personnes ou de groupes de personnes qu’il qualifie de « libertins ». Nous pensons en effet pouvoir identifier le « libertin » selon Leibniz dans une école philosophique, un mouvement intellectuel, une rumeur, et quatre personnes : les philosophes averroïstes de l’Ecole de Padoue; les esprits forts du scepticisme français; l’auteur anonyme du Traité des trois imposteurs; Thomas Hobbes, Jean Bodin, Jules César Vanini, et finalement Baruch de Spinoza. Nous avons consacré un autre texte à la lecture leibnizienne de ces auteurs (cf. M. LAERKE, « Les sept foyers d libertinage selon G.W. Leibniz », p. 269-297). Spécifiquement par rapport à Spinoza, nous renvoyons à notre Leibniz lecteur de Spinoza. La genèse d’une opposition complexe [à paraître].
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[16]
A VI-4, p. 2242. Cf. A II-1, p. 171, trad. Frémont, p. 53 : « il y a beaucoup d’ennemis à l’intérieur de l’Église, plus virulents que les hérétiques eux-mêmes; il est à craindre que la dernière des hérésies ne soit, sinon l’athéisme, du moins le naturalisme répandu dans la République. »
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[17]
Cf. Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
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[18]
Cf. P. BAYLE, Dictionnaire historique et critique, 1697, art. « Socin », p. 1061-1072.
-
[19]
Cf. P INTARD, Les libertins érudits dans la première moitié du XVIIe siècle; CHARLES - DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle.
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[20]
Cf. Leibniz à Ludwig von Seckendorff, 1 (11) juin 1683, A I-3,572; trad. par moi.
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[21]
A I-1, p. 85, trad. in EM I, p. 176-177.
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[22]
A II-1, p. 208.
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[23]
Grua, p. 66-67. Cf. Dutens V, p. 344, trad. in EM I, p. 75 : « Il serait à souhaiter que les savants réunissent toutes leurs forces pour terrasser le monstre de l’athéisme, et ne souffrissent pas qu’un mal qui ne tend à rien moins qu’à l’anarchie universelle et au renversement de la société, fit parmi eux de plus grands progrès »; cf. aussi les louanges d’Arnauld que Leibniz envoie à Johann Friedrich en mars 1673, A II-12, 359, trad. in LEIBNIZ, « Trois lettres à Jean Frédéric », p. 26 : «… son but est non seulement d’illuminer les esprits des clartés de la religion, mais encore de ranimer la flamme de la raison assombrie par les passions humaines; de convertir non seulement les hérétiques, mais encore les athées et les impies, qui constituent actuellement la plus grande hérésie… ».
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[24]
Cf. RO B I N E T, Iter Italicum, p. 58-59,96-118. Voir par exemple Leibniz à Antonio Magliabechi, 20 (30) octobre 1699, Dutens V, p. 128 : « Cum Romæ essem hortabar egregios quosdam Viros, et autoritate præditos, ut faverent libertati philosophicæ in re minime periculosa, et tolli paterentur, vel desuetudine aboleri censuras in Systema Terræ motæ […] » (passage également édité in ROBINET, Iter Italicum, p. 99).
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[25]
Cf. ROBINET, Le meilleur des mondes, p. 234.
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[26]
GP II, p. 337, trad. in LEIBNIZ, Lettres à Des Bosses, p. 125. Leibniz est d’ailleurs parfaitement conscient de ce mécanisme psychosocial selon lequel la persécution n’a comme résultat que de confirmer les persécutés dans leurs convictions, puisque c’est ainsi que les chrétiens se sont rassemblés autour de leurs martyrs : « J’avoue qu’en général la persécution n’est point souhaitable, et qu’elle fait du tort à la foi de plusieurs; mais elle donne du relief à celle de quel-ques-uns. On ne remarque jamais plus de zèle que dans ces occasions d’épreuve, et on ne trouve jamais de plus grands exemples d’un grand attachement » (Dutens V, p. 52-53). Or les athées ont leurs martyrs comme l’ont les chrétiens, comme le montre bien l’image montée autour de la figure de Vanini. Si la persécution des chrétiens a pu entrer « dans les raisons secrètes de la Providence » pour la promotion de la vérité (ibid.), rien n’empêche inversement un stratagème satanique, pour user de l’expression d’Acontius, où la répression du libertinage devient la raison même de sa réussite.
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[27]
Voir le commentaire in Bodéüs, 265-69.
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[28]
Dutens VI, p. 268.
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[29]
Cf. ISRAEL, Radical Enlightenment, p. 108.
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[30]
LEIBNIZ, Lettres et fragments inédits sur les problèmes philosophiques, théologiques, politiques de la réconciliation des doctrines protestantes, p. 107. Cf. aussi Leibniz à Thomas Burnett, GP III, p. 319 : « …on a bien raison de se déclarer contre les livres libertins et athées qui sont plus dangereux que les Sociniens et d’en réprimer le cours. »
-
[31]
A II-1, p. 535.
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[32]
Cf. Remarques sur les Lettres sur l’enthousiasme de Shaftesbury, Dutens V, p. 50. Cf. aussi Dutens V, p. 47 : « Il lui semble que l’autorité publique met trop de bornes à la liberté de critiques, et il voudrait que rien n’en fût exempt. Je veux croire qu’il ne parle pas des dogmes, et qu’il ne niera pas qu’on doit respecter certaines personnes. Mais souvent les dogmes sont liés avec ces personnes; et quand les dogmes sont véritables, et contiennent des vérités très utiles et très importantes, je ne vois point à quoi peut servir la liberté de critiquer ces vérités, et de les rendre douteuses. »
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[33]
GP III, p. 221.
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[34]
Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
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[35]
Dutens V, p. 390-391, trad. EM I, p. 141.
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[36]
A II-12, p. 675-676 (citation légèrement modifiée).
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[37]
LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
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[38]
Cf. Leibniz à Veyssière de la Croze, 2 décembre 1706, Dutens V, p. 484. Leibniz parvient à la même conclusion dans ses remarques sur la Lettre sur l’enthousiasme de Shaftesbury : « L’auteur a voulu montrer que les athées même sont obligés de suivre la vertu : et qu’il est pourtant vrai que la nature nous porte à admettre une divinité bienfaisante, puisque nos affections naturelles sont conformes à ce qu’une telle puissance ordonnerait. On peut dire qu’il y a un certain degré de bonne morale indépendamment de la divinité; mais que la considération de la providence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, porte la morale à son comble, et fait que chez le sage les qualités morales sont tout à fait réalisées, et l’honnête identifié avec l’utile, sans qu’il y ait exception ni échappatoire » (Dutens V, 44).
-
[39]
LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
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[40]
Ibid.
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[41]
Nous ne nous interrogeons pas ici sur une évolution éventuelle dans l’opinion ou la stratégie leibnizienne qui, à notre avis, se limiterait à des cas particuliers, ou à des ajustements théoriques négligeables. Notons pourtant, à propos du Colloquium heptaplomeres de Bodin, que dans deux lettres de 1669, destinées à Jacob Thomasius et à Gottlieb Spitzel, Leibniz déconseille la mise au point d’une édition de ce texte clandestin qui ne circule encore que sous forme manuscrite, alors qu’en 1716, en écrivant à Sébastien Kortholt, il recommande « qu’un savant homme le fît imprimer, mais avec des notes critiques dignes de l’importance du sujet » (cf. A II-1, p. 24, trad. Bodéüs, p. 115; A I-1, p. 81; Dutens V, p. 338, trad. EM I, p. 228).
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[42]
C’est bien cet idéal qui transpire dans ce passage d’une lettre à Thévenot de 1691 qui rapporte une conversation que Leibniz a eue avec Vincenzo Viviani à Florence : « Nous parlâmes fort ensemble s’il n’y aurait pas moyen de faire entendre la raison à la Cour de Rome sur l’article de Copernic. Je crois qu’oui si l’on s’y prenait comme il faut. J’ai eu l’occasion d’en parler avec quelques savants cardinaux et Prélats. On m’avait dit qu’Alexandre VIII, n’étant encore qu’Ottoboni, en avait jugé avec modération, et effectivement, c’était un homme éclairé » (A I-VII, 352-353; souligné par moi; cf. aussi ROBINET, Iter Italicum, p. 96-97).
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[43]
Cela à la suite de la théorie de la « double vérité » selon la raison et selon la foi soutenue par les averroïstes italiens, et condamnée par le Concile de Latran – condamnation approuvée par Leibniz qui croit fermement à l’accord de la raison et de la foi. Voir M. Laerke, « Leibniz et le libertinage : quatre fonctions théoriques » [à paraître].
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[44]
Grua, p. 216.
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[45]
Cf. M. LUTHER, De la liberté du chrétien, in Œuvres, p. 837-863. Dans ce texte, Luther expose « les fondements [de son] enseignement et de [ses] écrits relatifs à la papauté » à partir d’une interrogation sur la liberté du chrétien. Il développe notamment une distinction entre deux natures de l’homme, celle qui est spirituelle, nouvelle et intérieure, et celle qui est corporelle, ancienne et extérieure, afin de montrer que nous sommes redevables uniquement devant l’Évangile, que le culte extérieur ne sert de rien et qu’« il faut nécessairement à l’âme tout à fait autre chose pour lui apporter et lui donner la justice et la liberté » (ibid. p. 839-840). Leibniz est sans doute prêt à suivre cette analyse. Il est en revanche moins sûr qu’il adhère à l’idée que la liberté chrétienne consiste en « la foi toute seule, une foi qui, certes, ne nous autorise pas à demeurer oisifs ou à faire le mal, mais qui fait que nous n’avons besoin d’aucune œuvre pour obtenir la justice et le salut » (ibid., p. 845). Nous remercions Jens Glebe-Møller de nous avoir fait remarquer l’importance de ce texte dans le contexte leibnizien.
-
[46]
A IV-3, p. 241-42.
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[47]
Cf. M. LUTHER, De la liberté du chrétien, p. 850.
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[48]
Dans une lettre à Huldreich von Eyden de 1697, Leibniz aborde la controverse sur la Cène, à savoir si le pain et le vin cessent d’exister bien que leurs qualités restent. Or, explique-t-il, cette question est purement métaphysique [mere metaphysica] et sur le plan pratique elle soulève des questions qui sont de discipline plus que de foi [mehr res disciplinae quam fidei]. En réalité, du point de vue de la foi, il n’y a pas sujet de se disputer (A I-14, p. 308).
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[49]
Cf. A I-14, p. 308.
-
[50]
Grua, p. 238; souligné par moi.
-
[51]
Cf. LEIBNIZ, Texte éd. in ROBINET, Iter Italicum, p. 104-105 : « Itaque interesse et Reipublicae Literarie, et ipsius Ecclesiae/Judico, ne libertas philosophandi/videtur, ut ne amplius obex ingeniis in hoc argumento ponatur, neve adversariis calumniandi causa detur, quasi veritas in Italia intolerabili quadam servitute opprimantur. »
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[52]
Cf. LUTHER, De la liberté du chrétien, p. 845 : « Par ailleurs, la foi est ainsi faite que quiconque croit un autre le croit parce qu’il le tient pour un homme juste et véridique. »
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[53]
Sur l’idéal de moderatio disputandi et le principe de charité en controverse, voir LÆRKE, « The Golden Rule : Charitas / Prudentia. Aspects of Leibniz’s method for religious controversy » [à paraître].
1L’intérêt de Leibniz pour ce que l’on peut qualifier de « libre pensée » remonte à l’époque où il fait ses premiers pas dans la controverse religieuse, c’est-à-dire au moment de son arrivée à la cour de Mayence fin 1667 [1]. Le premier texte publié que nous devons retenir est la Confessio naturae contra atheistas, rédigée en 1668 à l’intention de son protecteur le baron von Boinebourg, et qui paraît anonymement en 1669 dans un recueil de textes intitulé De atheismo eradicando epistola, rédigé par l’orientaliste allemand Gottlieb Spitzel [2]. L’une de ses grandes ambitions est, dès sa jeunesse, de contribuer à un système philosophique et théologique capable de réfuter la philosophie « dangereuse », athée ou libertine. Dans la longue lettre à son professeur Jacob Thomasius d’avril 1669 où Leibniz développe sa première ébauche de système – une version particulière de ce qu’on appelle à l’époque une philosophia reformata – il présente ainsi les mérites de ses propres travaux :
Pour le reste, j’aurais le front d’assurer ceci qu’aux athées, aux Sociniens, aux Naturalistes, aux Sceptiques, jamais d’objection solide ne sera opposée sans la constitution de cette philosophie. Je crois, pour ma part, que celle-ci est véritablement un présent de Dieu offert à la vieillesse du monde, comme unique planche d’un salut futur pour les hommes pieux et prudents dans le naufrage de l’athéisme qui s’abat présentement sur eux [3].
3Deux ans plus tard, en 1671, son ambition n’a guère diminué puisqu’il écrit au duc Jean Frédéric :
…j’ai prouvé beaucoup de choses étonnantes quant aux qualités de l’âme humaine et de tous les esprits intelligents en général, choses auxquelles personne n’avait pensé jusqu’ici, bien que la vérité de la religion et la possibilité de la Providence divine, de l’immortalité de notre âme et de beaucoup de grands mystères […] en découlent d’une manière qui n’a encore jamais été mise en lumière auparavant. J’espère avoir autrefois rendu tout cela aussi clair que possible, et par là mériter quelque reconnaissance de la part de tous les hommes sensés qui haïssent l’athéisme actuellement en propagation, et qui se soucient de l’éternité [4].
5On sait l’importance que prend par la suite son projet de Demonstrationes catholicae, ébauché vers la fin des années 1660 à Mayence, abandonné pendant son séjour à Paris entre 1672 et 1676, puis réactivé après son arrivée à la Cour de Hanovre en 1679. Ce projet, avant tout conçu dans un but œcuménique, poursuit en même temps l’objectif de trouver des armes philosophiques efficaces contre les arguments des athées car, comme l’écrit Leibniz : «… il est très vrai qu’il faudrait maintenant s’appliquer bien plus à combattre l’athéisme ou le déisme que non pas l’hérésie » [5]. Dans ce qui suit, nous proposons d’élucider le « combat » de Leibniz contre l’athéisme et le libertinage en passant par deux étapes : (1) une interrogation sur les raisons qu’il avance pour expliquer le succès des athées et des libertins; (2) une étude des dispositifs dont il propose de se servir afin de faire barrage au libertinage et de freiner sa propagation, dispositifs situés entre la réfutation savante et la censure autoritaire.
1. L’apparition du libertinage
6La cause prochaine du libertinage religieux est le succès du scepticisme : « scepticismus et per consequens libertinismus » est bien une formule que nous trouvons sous la plume leibnizienne [6]. Qu’est-ce qui a produit le scepticisme ? Leibniz insiste sur les doutes que les nouvelles sciences mécaniques ont semés sur la vérité de la religion : « On ne doit pas souffrir que nos modernes, pour embellir la physique particulière, nous détruisent la métaphysique et nous renversent la morale et la théologie, à quoi il semble que quel-ques-unes de leurs opinions pourraient porter » [7]. Plus précisément, ce sont les mystères chrétiens qui sont menacés. Leibniz écrit à Arnauld en 1671,
…rien n’est plus efficace pour confirmer l’athéisme, ou du moins le naturalisme croissant, et saper la foi en la religion chrétienne déjà ébranlée à la base chez bien des personnes de valeur mais malveillantes, que de prouver d’un côté que les mystères de la foi ont toujours été crus par tous les chrétiens, et de l’autre, qu’ils sont convaincus d’ineptie par les démonstrations certaines de la droite raison… [8]
8En outre, le schisme et la déstabilisation des croyances jouent comme une sorte de raison négative de l’apparition du scepticisme en fournissant des conditions idéales pour sa diffusion. Dans une note écrite vers 1691, le De religionis pace, Leibniz se plaint ainsi que « de très grands malheurs sont nés des différends de religions : la haine et la méfiance, les guerres meurtrières, le succès de l’incrédulité, les sectes horribles en Angleterre et en Hollande, le libertinage, et tout le mépris de la religion » [9]. A l’origine de cette malheureuse situation sont avant tout des ecclésiastiques qui ont égaré l’Eglise (clave errante) et qui, par leurs abus, ont favorisé les doutes sur la religion. Dans le texte qui constitue sans doute sa réflexion la plus développée sur la figure du libertin, la Conversation du marquis de Pianese et du vers 1679-1681, Leibniz s’explique ainsi par la bouche du Père Emery :
J’ai toujours reconnu que le scepticisme est la source de l’incrédulité et du peu d’attachement aux choses spirituelles, que je remarque dans les gens du monde. Car ils s’imaginent, que la plupart des choses qui se débitent dans les chaires sont des rêveries, ils ont souvent remarqué que ceux qui prêchent parlent suivant leurs intérêts, et néanmoins ne sont pas les plus persuadés : ils ont vu qu’on mêle quantité d’absurdités et fables parmi les enseignements de piété, ils ont découvert plusieurs faux dévots […]. Et ils se persuadent aisément que les dogmes positifs ne sont que des effets de quelques hypocrites adroits ou de quelques esprits mélancoliques, à qui la nature ou la fortune a ôté ou défendu les plaisirs qu’ils censurent dans les autres [10].
10C’est un raisonnement typiquement protestant que de voir un lien direct entre l’apparition du libertinage et la dégénérescence de l’Eglise romaine. Le succès du libertinage ne se limite pourtant pas aux pays catholiques romains. Dans un texte sur la tranquillité publique (securitas publica) du milieu de 1670, Leibniz dénonce cet « einreissenden Atheismus » qui corrompt la jeunesse et menace les bonnes mœurs et la religion en les ruinant lentement [11]. En faisant l’éloge de la « liberté allemande » dans son Ermahnung an die Deutschen, ihren Verstand und ihre Sprache besser zu üben de 1679, il s’en prend aux « esprits forts » (Klugdünckende) en Allemagne : « Leur ambitieuse intelligence en est arrivée au point qu’ils tiennent la religion pour la bride de la populace et la liberté pour un produit de l’imagination des gens simples… » [12]. Il ne s’agit pas ici d’individus épars enseignant des impiétés, mais d’une véritable conspiration athée et libertine. Dans une lettre de 1683 à Ludwig von Seckendorff, Leibniz décrit en effet le libertinage comme une sorte de secte comparable aux sectes religieuses; il qualifie même cette « secte impie » de « dernière des sectes » (sectarum ultimam ), « la plus dangereuse de toutes » (periculossissimam ) [13].
11Cependant, la libre pensée suscite une crainte d’autant plus profonde que la menace qu’elle représente est assez diffuse, étant finalement moins une secte que la secte de toutes les sectes, ou l’aboutissement de tout sectarisme. Si, par exemple, le Colloquium heptaplomeres de Jean Bodin parvient à rassembler en un seul ouvrage « le venin de presque toutes les sectes », c’est bien parce que toute secte contient quelque chose de venimeux qui se prête au libertinage [14]. Plutôt qu’à des personnes ou groupes de personnes bien déterminés, l’inquiétude que suscite la libre pensée correspond au sentiment diffus, comme Leibniz l’écrit à Arnauld en 1671, que « l’impiété s’étend partout » et que l’athéisme « s’empare subtilement » même de l’esprit des meilleurs hommes [15]. Emanant de l’intérieur de la République des lettres, « ces manières de raisonner s’emparent des esprits les plus éclairés, parce qu’elles flattent insensiblement l’orgueil des hommes, et cette inclination naturelle que nous avons au libertinage » [16]. Les opinions dangereuses « se glissent dans les livres à la mode, disposent toutes choses à la révolution générale dont l’Europe est menacée… » [17]. Ces textes dressent l’image d’une secte souterraine et difficile à localiser, non sans analogie avec le mouvement diffus des « sociniens » décrit par Pierre Bayle dans le Dictionnaire historique et critique [18].
2. Comment combattre les athées et les libertins ?
12Dans une lettre de 1683 à Ludwig von Seckendorff, Leibniz estime que la réprobation des hommes doctes doit servir d’arme principale contre ceux « qu’on appelle des esprits forts en France », faisant ainsi référence à ceux qu’on désigne aujourd’hui comme des libertins érudits [19], et il poursuit :
Ils ne peuvent être rendus meilleurs que par la honte de leur propre ignorance, ce qu’ils ressentent au plus haut point quand ils voient des hommes distingués juger ineptes leurs impiétés avec esprit, sagesse et autorité. En réalité, le plus souvent ils ne peuvent opposer aux vérités solides que des sottises super-ficielles [20].
14Rien de mieux, donc, pour convertir les libertins que de leur faire voir la faiblesse de leurs propres arguments sceptiques. Déjà dans une lettre à Gottlieb Spitzel de la fin des années 1660, Leibniz fait ce vœu pieux :
Afin que la victoire fût parfaitement complète, et que la bouche fût à jamais fermée aux impies, je ne me lasse pas de désirer qu’un jour il s’élève quelque homme savant dans l’histoire, les langues, la philosophie, en un mot dans tous les genres d’érudition, qui montre avec évidence toute l’harmonie et la beauté de la religion chrétienne, et qui dissipe sans retour les objections innombrables qu’on peut proposer contre ses dogmes, son texte et son histoire [21].
16Similairement, il écrit à Albert von Holten à propos du Tractatus theo-logico-politicus de Spinoza, ce « livre horrible » dont il a entendu parler par son professeur Thomasius dès 1670, et qu’il a lui-même lu attentivement fin 1670 ou début 1671 : « Quant au livre lui-même, j’en souhaite la réfutation », tout en précisant qu’une telle réfutation doit être « plus savante et solide que véhémente et acerbe » [22]. Ayant une grande confiance en la puissance du meilleur argument, Leibniz préconise en effet le plus souvent la réfutation solide des libres penseurs plutôt que la répression politique et la censure, par exemple dans ce passage d’une lettre à Jaquelot : « Je suis donc de l’opinion qu’on peut et doit répondre aux objections des libertins, des athées, des infidèles et des hérétiques […]. Et j’applaudis fort à votre dessein de prendre la défense de la foi contre les objections qu’on tire de la philosophie moderne » [23]. Mais est-ce à dire que Leibniz s’oppose à toute censure des libertins et qu’il est sans équivoque un partisan de la liberté d’expression ?
17D’après les recherches menées par André Robinet sur le voyage de Leibniz en Italie vers la fin des années 1690, celui-ci se fait à cette occasion partisan de la libertas philosophandi en se rangeant du côté des libertins italiens dans l’affaire de la censure de Copernic et de Galilée [24]. Selon Robinet, cette opposition à la répression et à la censure caractérise toute la pensée leibnizienne : « les conséquences concernant la liberté de penser, la liberté des opinions, la liberté de conscience, en un mot la liberté de philosopher, se marquent dans l’ensemble de l’œuvre et des actions leibniziennes » [25]. Un passage d’une lettre à Des Bosses de 1707 semble confirmer une telle conclusion :
Je suis bien loin d’approuver les persécutions pour des opinions qui n’enseignent rien de criminel; non seulement les honnêtes gens doivent s’en abstenir, mais encore les avoir en horreur, et travailler à en détourner ceux auprès desquels nous avons quelque autorité […]. Car qu’est-ce d’autre, sinon une sorte de violence, contre laquelle on ne peut se protéger que par un crime (en abjurant ce qu’on pense vrai) ? […]. Il est fort préjudiciable de restreindre de jour en jour la liberté de penser [sentiendi libertatem] dans des définitions non nécessaires [26].
19Voilà bien une défense de la liberté de philosopher ! Il faut pourtant avancer avec prudence. On sait que l’expression libertas philosophandi figure dans le sous-titre du Tractatus theologico-politicus de Spinoza. C’est le cri de guerre même des spinozistes, comme Leibniz en est parfaitement conscient dès la toute première fois qu’il entend parler de l’ouvrage scandaleux du juif de Hollande. Le programme anti-spinoziste de son professeur bien-aimé, Jacob Thomasius, que Leibniz lit fin 1670, reproche déjà à Spinoza de soutenir une liberté excessive pour recommander une « douce servitude » [27]. Une question se pose alors : si Leibniz défend une certaine liberté de philosopher dans le cas précis de la condamnation de Galilée et de Copernic, est-ce à dire qu’il est un partisan de cette liberté de philosopher que préconisent les « Spinozistes »?
20Certainement pas. Il écrit : « On a grande raison […] par toute l’Europe de penser à la correction des mœurs; et je crois qu’on doit plus craindre présentement ce qui peut venir du libertinage, que ce qui peut aller contre la liberté » [28]. Piété et moralité d’abord, la liberté peut venir ensuite. Par conséquent, Leibniz semble plutôt défendre une censure réfléchie et équilibrée qu’une liberté absolue d’expression [29]. Il déclare ainsi que, « quand il s’agit de la tolérance, il ne faut point être prompt à condamner, mais il ne faut pas être négligent non plus lorsqu’une doctrine est dangereuse » [30]. Dans une lettre au Landgrave, il est vrai, Leibniz proclame « un droit naturel » à « dire ce qu’on croit être la vérité », mais non sans ajouter cette réserve d’importance : « Pour ce qui est des athées qui tâchent de faire des sectateurs comme Vanini et Spinoza, il y a un peu plus de sujet de douter, c’est autre chose, car n’ayant point de conscience, quel besoin ont-ils d’enseigner ? » [31] Finalement, dans ses remarques sur la lettre sur l’enthousiasme de Shaftesbury nous trouvons une explication particulièrement nette au sujet des limites de la liberté d’expression :
C’est une bonne remarque qu’on fait §13, que la contrainte est ennemie de la vérité, et que nous aurions de fort mauvais philosophes et de fort mauvais mathématiciens, si les lois se mêlaient de régler ces sciences. On a éprouvé cela lorsque la philosophie d’Aristote avait pour elle la religion et les magistrats : mais c’est outrer les choses lorsqu’on dit, que pour empêcher que l’esprit ne soit banni du monde, il faut lui laisser une entière liberté, même pour l’usage de la raillerie. Cela ne se peut, ni ne se doit, surtout dans les écrits qui doivent paraître en public sur les choses saintes et révérées; on ne détruit point l’esprit en l’empêchant de se tourner au mal [32].
22Où se trouve exactement la limite où l’on doit passer de la réfutation à la censure ? Leibniz n’estime dangereuses que les doctrines susceptibles de corrompre les mœurs : « Je suis bien aise qu’on réfute les auteurs dont les sentiments sont dangereux, mais je ne sais s’il est à propos d’établir contre eux une espèce d’inquisition, lorsque leurs opinions n’ont point d’influence sur les mœurs… » [33]; en revanche, « on a droit de prendre des précautions contre des mauvaises doctrines qui ont de l’influence dans les mœurs et dans la pratique de la piété » [34]. Le meilleur exemple des positions intolérables est le rejet de l’immortalité de l’âme, opinion funeste pour la morale parce qu’elle anéantit notre espoir des récompenses et la crainte des châtiments dans l’audelà, et détruit notre confiance en la justice divine. Leibniz écrit à Bierling :
Otez l’immortalité de l’âme, la doctrine de la providence est inutile, et n’a pas plus de force pour obliger les hommes que les dieux d’Epicure qui sont sans providence. Si Dieu n’avait donc point mis en nous les principes qui nous conduisent à la connaissance de l’immortalité, la théologie naturelle serait sans fondement, et ne servirait de rien contre l’athéisme pratique… [35]
24Ensuite, dans quelle mesure la négation de l’immortalité de l’âme, par exemple, mène-t-elle forcément à l’athéisme pratique; une doctrine athée forcément à la débauche libertine ? On sait l’importance que revêt la figure de l’athée vertueux à la fin du XVII e siècle après la publication des Pensées diverses sur la comète (1680) de Bayle, et Leibniz ne reste pas en dehors de ce débat (d’ailleurs, de quel débat reste-t-il à l’écart ?). Mais il se défend de donner une réponse tranchée sur la question. Une moralité et un comportement libertins ne sont pas toujours enracinés dans une conviction d’ordre théologique ou philosophique. Dans un texte de 1677, Leibniz parle ainsi des gens qui sont libertins « par inclination plutôt que par raisonnement » [36]. Inversement, argumenter une philosophie athée ne mène pas forcément à la débauche. Dans les Nouveaux essais Leibniz développe ainsi cette réflexion qui ne manque pas de ressusciter l’image de Spinoza brossée par Bayle dans les Pensées diverses:
Je sais que des excellents hommes et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques ont moins d’influence dans la pratique qu’on ne pense, et je sais aussi qu’il y a des personnes d’un excellent naturel que les opinions ne feront jamais rien faire d’indigne d’elles : comme d’ailleurs ceux qui sont venus à ces erreurs par la spéculation, ont coutume d’être naturellement plus éloignés des vices dont le commun des hommes est susceptible; outre qu’ils ont soin de la dignité de la secte où ils sont comme des chefs; et l’on peut dire qu’Epicure et Spinoza par exemple ont mené une vie tout à fait exemplaire [37].
26Ayant ainsi partiellement dissocié le libertinage théorique du libertinage pratique, Leibniz hésite néanmoins à accepter pleinement la possibilité de l’athée vertueux mis en scène par Bayle, parfaitement impie dans ses convictions, irréprochable dans ses mœurs. Il écrit à Mathurin Veyssière de la Croze :
…un athée peut être homme de bien, moralement parlant, soit par tempérament, soit par coutume, ou par un heureux préjugé, mais il ne le saurait être entièrement par un principe solide de la droite raison, à moins d’avoir obtenu ce grand point, de trouver un plaisir dans la vertu, et une laideur dans le vice, qui surpassent tous les autres plaisirs ou déplaisirs dans cette vie, ce qui paraît bien rare et bien difficile; quoiqu’il ne soit pas tout à fait impossible, qu’une heureuse éducation, une conversation, une méditation et une pratique proportionnée puissent mener un homme jusque là, mais on y arrivera tous les jours plus aisément avec la piété [38].
28Si un philosophe athée mène une vie non libertine, c’est pour des raisons fortuites ou, du moins, pour des raisons extrinsèques par rapport à la considération de la vertu même. S’il existe bien des athées vertueux, c’est donc pour des raisons extérieures à leurs doctrines et, par conséquent, leur vertu ne se transmet pas dans leur enseignement. Voilà qui explique également pourquoi les vertus des chefs de secte font souvent défaut quand il s’agit de leurs sectateurs.
Ces raisons [d’être vertueux, ML] cessent le plus souvent dans leurs disciples ou imitateurs qui se croyant déchargés de l’importune crainte d’une Providence surveillante et d’un avenir menaçant, lâchent la bride à leurs passions brutales, et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres; et s’ils sont ambitieux et d’un naturel un peu dur, ils seront capables pour leur plaisir ou avancement de mettre le feu aux quatre coins de la terre… [39]
30Ainsi distinguer entre l’instigateur et le sectateur permet à Leibniz de préciser ceci : si l’on doit censurer les opinions des auteurs libertins, et les empêcher de diffuser leurs hérésies, il ne faut pourtant point faire l’inquisition des auteurs, encore moins les amener au bûcher. C’est l’enseignement et non l’enseignant qu’il faut supprimer, c’est-à-dire que c’est la secte qui doit faire l’objet de la censure plutôt que son instigateur : « je parle d’étouffer la secte et non les hommes, puisqu’on peut les empêcher de nuire et de dogmatiser » [40]. Ce dispositif conceptuel complexe assigne de façon assez exacte les limites du régime de censure que Leibniz préconise [41].
3. Conclusion : l’idéal de la modération et la liberté chrétienne
31Retournons pour conclure en Italie et à l’affaire du systema terræ motæ. Il ne s’agit pas ici d’un problème théorique susceptible de corrompre les mœurs, et donc pas d’une question qui mérite d’être soumise à la censure en cas de désaccord entre l’Eglise et les scientifiques. En réalité, quand Leibniz défend la liberté d’expression dans l’affaire de Copernic et de Galilée, il ne s’agit pas tant d’assurer une liberté inviolable que de modérer une censure démesurée de la part de l’Eglise romaine, c’est-à-dire la répression d’une opinion d’ordre scientifique que Leibniz ne considère pas avoir un effet immédiat sur la piété [42]. Bien plus, un tel excès de censure risque de pousser au double langage, un comportement que Leibniz considère d’ailleurs comme spécifiquement libertin, on le constate à propos de la doctrine de la « double vérité » selon la foi et selon la raison soutenue par les averroïstes italiens de l’École de Padoue [43]. La foi n’étant pas chose volontaire, il est absurde de vouloir forcer la croyance. En réalité, obliger à croire ne peut être que forcer à l’hypocrisie, en contraignant quelqu’un à professer ce qu’il ne croit pas :
…croire ou ne pas croire n’est point une chose volontaire. Si je crois voir manifestement une erreur, toute l’autorité de la terre ne saurait changer mon sentiment si elle n’est accompagnée de quelques raisons capables de satisfaire à mes difficultés ou à les surmonter. Et si toute l’Eglise condamnait la doctrine du mouvement de la terre, les habiles Astronomes de ce sentiment pourraient bien dissimuler, mais il ne serait point dans leur pouvoir de se rendre [44].
33L’idéal intellectuel sous-jacent de toute cette défense de la liberté de philosopher par rapport aux astronomes d’Italie n’est pas celui de la liberté, mais celui de la modération, c’est-à-dire un idéal de controverse qui préconise une sorte de juste milieu entre la liberté d’expression et la répression des ouvrages dangereux.
34Bien plus que la libertas philosophandi, il s’agit de défendre ce que Leibniz nomme parfois la « liberté chrétienne », en se rattachant sur ce point au moins partiellement à l’enseignement du De la liberté du chrétien (1520) de Martin Luther [45]. Notamment dans un texte intitulé De schismate de 1683, Leibniz préconise comme remède contre les athées tels que Spinoza et Vanini et contre les sectes libertines « ennemis féroces de la religion chrétienne » une telle libertas christiana qui prône la soumission de l’homme à Dieu et à la religion, mais également une libération de la religion elle-même des « traditions humaines » qui lui pèsent [46].
35En quoi consiste cette liberté chrétienne ? Avant tout en une certaine souplesse dogmatique. D’après un raisonnement protestant bien connu, l’Église romaine a ajouté à la véritable doctrine chrétienne, fondamentalement simple, une couche épaisse de « traditions humaines » et elle a ainsi enfermé le croyant dans un système contraignant de dogmes et de règles compliqués mais sans fondement dans l’enseignement du Christ : « on nous a donné beaucoup de lois et d’œuvres humaines; nous sommes devenus totalement esclaves des pires incapables de la terre ! » s’exclame Luther dramatiquement [47]. Il est donc nécessaire d’exclure de la définition de la foi les dogmes qui ne relèvent que de la coutume ou des inclinations personnelles (ce qu’on appelle habituellement les adiaphora) et qui, par conséquent, doivent rester libres [48]. Par conséquent, comme l’écrit Leibniz, « il s’y trouve une grande liberté chrétienne [libertas christiana] si simplement on s’explique correctement » [49]. En revanche, les condamnations rapides et une dogmatique trop rigide favorisent bien plus qu’elles ne suppriment le libertinage, parce qu’elles tendent à rendre la religion douteuse aux yeux des gens :
Je ne crois pas que l’opinion de la damnation éternelle de tant de gens presque innocents soit aussi édifiante et aussi utile à empêcher le Péché qu’on s’imagine. Elle donne des pensées peu compatibles avec l’amour de Dieu, et sert à entretenir le libertinisme, ôtant la créance dans plusieurs esprits. Et bien loin que la crainte qu’on prétend donner par là aux hommes soit capable de les retenir, elle fait un méchant effet : ils doutent de tout, quand on outre les choses [50].
37La liberté chrétienne est donc celle qui libère la croyance du joug des traditions humaines tout en sauvegardant l’essentiel de la foi, sans permettre que la religion chrétienne soit mise en doute. Ce n’est qu’ainsi réformée que la religion chrétienne peut proposer des motifs de crédibilité susceptibles de convaincre les athées et les libertins, et de les détourner d’une réaction sceptique excessive aux répressions dogmatiques tout aussi excessives de l’Église. Rien d’étonnant donc à ce que, dans le brouillon d’un papier concernant la censure de Copernic, Leibniz exprime clairement sa réprobation vis-à-vis de l’oppression intolérable de l’Église en Italie tout en hésitant à cette occasion à promouvoir la libertas philosophandi : c’est parce que, pour Leibniz, tolérance et liberté ne vont pas toujours ensemble; concordent, en revanche, tolérance et modération [51]. Conformément à ce que dit également Martin Luther, la liberté chrétienne est donc également celle qui accorde toujours à l’autre le bénéfice du doute et qui le tient a priori comme un homme « juste et véridique » [52]. Similairement, Leibniz prône un principe de réciprocité charitable comme fondement de toute controverse modérée, formulé par l’obligation de se « mettre à la place d’autrui » [53]. Le dispositif tout entier recommandé par Leibniz pour combattre le libertinage est établi sous le signe de la modération. Il prévoit toujours sous tous les angles les effets divers de différents régimes de réfutation et de censure : si l’abus de la liberté d’expression contribue à la diffusion de l’athéisme et du libertinage, la censure excessive force les savants à devenir hypocrites et alimente leur scepticisme. Mieux vaut donc avancer avec prudence et laisser la parole libre dans la mesure du possible, mais sans négliger d’intervenir quand les bonnes mœurs sont menacées.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Leibniz, Libertin, Athéisme, Censure, Liberté d'expression
Date de mise en ligne : 01/07/2008
https://doi.org/10.3917/aphi.702.0273Notes
-
[1]
Nous utilisons les sigles suivants : A = Gottfried Wilhelm Leibniz. Sämtliche Schriften und Briefe, Akademie-Verlag, Berlin, 1923 – [?]. NB : le sigle A II-12 fait référence à la deuxième édition améliorée du volume A II-1; GP = Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. C. I. Gerhardt, Georg Olms, Hildesheim/New York, 1978; EM = Pensées de Leibnitz sur la religion et la morale, nouvelle édition, corrigée et augmentée, éd. M. Emery, Société nationale pour la propagation des bons livres, Bruxelles, 1838; Dutens = Opera omnia, éd. Ludovico Dutens, Fratres de Tournes, Genève, 1768; FDC = Œuvres, éd. L. A. Foucher de Careil, Georg Olms, Hildesheim/New York, 1969; Grua = G. W. Leibniz. Textes inédits, éd. Gaston Grua, PUF, Paris, 1948; Bodéüs = Leibniz-Thomasius. Correspondance 1663-1672, éd. Richard Bodéüs, Vrin, Paris, 1993; Frémont = Discours de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, GF-Flammarion, Paris, 2001.
-
[2]
Transmis de Boinebourg à Philipp Jacob Spener, et ensuite à Gottlieb Spitzel, ce texte, rédigé « dans le tumulte affairé d’une auberge », paraît en 1669 sans indication d’auteur dans un recueil édité par ce dernier (cf. Th. SP I C E L I US, De atheismo eradicando… Epistola, Augustae Vindelic, 1669, p. 125-135). Leibniz y dénonce notamment le fait que le naturalisme de Hobbes porte atteinte à la piété. Il décrit de façon assez détaillée les circonstances de la rédaction et de la publication de ce texte célèbre dans une lettre à Thomasius (cf. A II-1, p. 24, trad. Bodéüs, p. 116-117; A I-9, p. 595).
-
[3]
Leibniz à Thomasius, 30 avril 1669, A II-1, p. 24, trad. Bodéüs, p. 115.
-
[4]
Leibniz à Johann Friedrich, 21 mai 1671, A II-12, p. 157, trad. in LEIBNIZ, « Trois lettres à Jean Frédéric », p. 13. C’est une prétention qui se fait toujours entendre dans une lettre à Arnauld de 1687 : Leibniz insiste sur le fait que « l’opinion dangereuse » concernant une âme du monde tenue par les averroïstes italiens « répugne à mes démonstrations de la nature de la substance individuelle… » (cf. LEIBNIZ, Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld, éd. Le Roy, p. 185; souligné par moi); ou encore dans la célèbre lettre à Bourguet, où Leibniz assure que «…c’est justement par ces Monades que le spinozisme est détruit […]. Il aurait raison, s’il n’y avait point de monades » (GP III, p. 575). Voir aussi Leibniz à Johann Friedrich, octobre (?) 1671, A II-12, p. 265, trad. in LEIBNIZ, « Trois lettres à Jean Frédéric », p. 21.
-
[5]
Leibniz au Landgrave, 4 (14) mars 1685, Grua, p. 196.
-
[6]
Aufzeichnung für die Audienz bei Kaiser Leopold I, Août/Septembre 1688, A IV-4, p. 23.
-
[7]
A VI-4, p. 1481.
-
[8]
Cf. A II-1, p. 171, trad. Frémont, p. 52-53. Le problème concerne avant tout l’Eucharistie, car « si l’essence de la matière consiste dans l’étendue, il n’y a pas moyen d’expliquer la présence réelle dans l’Eucharistie » (GP IV, 345). De même, dans un passage du Systema theologicum de 1686, Leibniz critique ceux qui, « imbus des principes d’une philosophie nouvelle et séduisante pour l’imagination, soutiennent que l’essence des corps consiste dans l’étendue, et que ses accidents ne sont que les modes de la substance […] et conçoivent malheureusement par-là une aversion insurmontable pour le dogme de l’Eglise catholique » (A VI-4, p. 2421-2422, trad. A. de Broglie, p. 200-201).
-
[9]
Cf. A IV-4, p. 544.
-
[10]
A VI-4, p. 2256-2257
-
[11]
Cf. A IV-1, p. 133-134.
-
[12]
A IV-3, p. 800, trad. in LEIBNIZ, L’harmonie des langues, p. 120-121.
-
[13]
Cf. A I-3, p. 572.
-
[14]
Cf. A II-1, p. 176, trad. Frémont, p. 61.
-
[15]
Cf. A I-3, p. 572; Grua, p. 156; A II-1, p. 171, trad. Frémont, p. 53. En épluchant le corpus leibnizien on peut pourtant parvenir à identifier un ensemble de personnes ou de groupes de personnes qu’il qualifie de « libertins ». Nous pensons en effet pouvoir identifier le « libertin » selon Leibniz dans une école philosophique, un mouvement intellectuel, une rumeur, et quatre personnes : les philosophes averroïstes de l’Ecole de Padoue; les esprits forts du scepticisme français; l’auteur anonyme du Traité des trois imposteurs; Thomas Hobbes, Jean Bodin, Jules César Vanini, et finalement Baruch de Spinoza. Nous avons consacré un autre texte à la lecture leibnizienne de ces auteurs (cf. M. LAERKE, « Les sept foyers d libertinage selon G.W. Leibniz », p. 269-297). Spécifiquement par rapport à Spinoza, nous renvoyons à notre Leibniz lecteur de Spinoza. La genèse d’une opposition complexe [à paraître].
-
[16]
A VI-4, p. 2242. Cf. A II-1, p. 171, trad. Frémont, p. 53 : « il y a beaucoup d’ennemis à l’intérieur de l’Église, plus virulents que les hérétiques eux-mêmes; il est à craindre que la dernière des hérésies ne soit, sinon l’athéisme, du moins le naturalisme répandu dans la République. »
-
[17]
Cf. Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
-
[18]
Cf. P. BAYLE, Dictionnaire historique et critique, 1697, art. « Socin », p. 1061-1072.
-
[19]
Cf. P INTARD, Les libertins érudits dans la première moitié du XVIIe siècle; CHARLES - DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle.
-
[20]
Cf. Leibniz à Ludwig von Seckendorff, 1 (11) juin 1683, A I-3,572; trad. par moi.
-
[21]
A I-1, p. 85, trad. in EM I, p. 176-177.
-
[22]
A II-1, p. 208.
-
[23]
Grua, p. 66-67. Cf. Dutens V, p. 344, trad. in EM I, p. 75 : « Il serait à souhaiter que les savants réunissent toutes leurs forces pour terrasser le monstre de l’athéisme, et ne souffrissent pas qu’un mal qui ne tend à rien moins qu’à l’anarchie universelle et au renversement de la société, fit parmi eux de plus grands progrès »; cf. aussi les louanges d’Arnauld que Leibniz envoie à Johann Friedrich en mars 1673, A II-12, 359, trad. in LEIBNIZ, « Trois lettres à Jean Frédéric », p. 26 : «… son but est non seulement d’illuminer les esprits des clartés de la religion, mais encore de ranimer la flamme de la raison assombrie par les passions humaines; de convertir non seulement les hérétiques, mais encore les athées et les impies, qui constituent actuellement la plus grande hérésie… ».
-
[24]
Cf. RO B I N E T, Iter Italicum, p. 58-59,96-118. Voir par exemple Leibniz à Antonio Magliabechi, 20 (30) octobre 1699, Dutens V, p. 128 : « Cum Romæ essem hortabar egregios quosdam Viros, et autoritate præditos, ut faverent libertati philosophicæ in re minime periculosa, et tolli paterentur, vel desuetudine aboleri censuras in Systema Terræ motæ […] » (passage également édité in ROBINET, Iter Italicum, p. 99).
-
[25]
Cf. ROBINET, Le meilleur des mondes, p. 234.
-
[26]
GP II, p. 337, trad. in LEIBNIZ, Lettres à Des Bosses, p. 125. Leibniz est d’ailleurs parfaitement conscient de ce mécanisme psychosocial selon lequel la persécution n’a comme résultat que de confirmer les persécutés dans leurs convictions, puisque c’est ainsi que les chrétiens se sont rassemblés autour de leurs martyrs : « J’avoue qu’en général la persécution n’est point souhaitable, et qu’elle fait du tort à la foi de plusieurs; mais elle donne du relief à celle de quel-ques-uns. On ne remarque jamais plus de zèle que dans ces occasions d’épreuve, et on ne trouve jamais de plus grands exemples d’un grand attachement » (Dutens V, p. 52-53). Or les athées ont leurs martyrs comme l’ont les chrétiens, comme le montre bien l’image montée autour de la figure de Vanini. Si la persécution des chrétiens a pu entrer « dans les raisons secrètes de la Providence » pour la promotion de la vérité (ibid.), rien n’empêche inversement un stratagème satanique, pour user de l’expression d’Acontius, où la répression du libertinage devient la raison même de sa réussite.
-
[27]
Voir le commentaire in Bodéüs, 265-69.
-
[28]
Dutens VI, p. 268.
-
[29]
Cf. ISRAEL, Radical Enlightenment, p. 108.
-
[30]
LEIBNIZ, Lettres et fragments inédits sur les problèmes philosophiques, théologiques, politiques de la réconciliation des doctrines protestantes, p. 107. Cf. aussi Leibniz à Thomas Burnett, GP III, p. 319 : « …on a bien raison de se déclarer contre les livres libertins et athées qui sont plus dangereux que les Sociniens et d’en réprimer le cours. »
-
[31]
A II-1, p. 535.
-
[32]
Cf. Remarques sur les Lettres sur l’enthousiasme de Shaftesbury, Dutens V, p. 50. Cf. aussi Dutens V, p. 47 : « Il lui semble que l’autorité publique met trop de bornes à la liberté de critiques, et il voudrait que rien n’en fût exempt. Je veux croire qu’il ne parle pas des dogmes, et qu’il ne niera pas qu’on doit respecter certaines personnes. Mais souvent les dogmes sont liés avec ces personnes; et quand les dogmes sont véritables, et contiennent des vérités très utiles et très importantes, je ne vois point à quoi peut servir la liberté de critiquer ces vérités, et de les rendre douteuses. »
-
[33]
GP III, p. 221.
-
[34]
Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
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[35]
Dutens V, p. 390-391, trad. EM I, p. 141.
-
[36]
A II-12, p. 675-676 (citation légèrement modifiée).
-
[37]
LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
-
[38]
Cf. Leibniz à Veyssière de la Croze, 2 décembre 1706, Dutens V, p. 484. Leibniz parvient à la même conclusion dans ses remarques sur la Lettre sur l’enthousiasme de Shaftesbury : « L’auteur a voulu montrer que les athées même sont obligés de suivre la vertu : et qu’il est pourtant vrai que la nature nous porte à admettre une divinité bienfaisante, puisque nos affections naturelles sont conformes à ce qu’une telle puissance ordonnerait. On peut dire qu’il y a un certain degré de bonne morale indépendamment de la divinité; mais que la considération de la providence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, porte la morale à son comble, et fait que chez le sage les qualités morales sont tout à fait réalisées, et l’honnête identifié avec l’utile, sans qu’il y ait exception ni échappatoire » (Dutens V, 44).
-
[39]
LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, xvi, §4.
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[40]
Ibid.
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[41]
Nous ne nous interrogeons pas ici sur une évolution éventuelle dans l’opinion ou la stratégie leibnizienne qui, à notre avis, se limiterait à des cas particuliers, ou à des ajustements théoriques négligeables. Notons pourtant, à propos du Colloquium heptaplomeres de Bodin, que dans deux lettres de 1669, destinées à Jacob Thomasius et à Gottlieb Spitzel, Leibniz déconseille la mise au point d’une édition de ce texte clandestin qui ne circule encore que sous forme manuscrite, alors qu’en 1716, en écrivant à Sébastien Kortholt, il recommande « qu’un savant homme le fît imprimer, mais avec des notes critiques dignes de l’importance du sujet » (cf. A II-1, p. 24, trad. Bodéüs, p. 115; A I-1, p. 81; Dutens V, p. 338, trad. EM I, p. 228).
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[42]
C’est bien cet idéal qui transpire dans ce passage d’une lettre à Thévenot de 1691 qui rapporte une conversation que Leibniz a eue avec Vincenzo Viviani à Florence : « Nous parlâmes fort ensemble s’il n’y aurait pas moyen de faire entendre la raison à la Cour de Rome sur l’article de Copernic. Je crois qu’oui si l’on s’y prenait comme il faut. J’ai eu l’occasion d’en parler avec quelques savants cardinaux et Prélats. On m’avait dit qu’Alexandre VIII, n’étant encore qu’Ottoboni, en avait jugé avec modération, et effectivement, c’était un homme éclairé » (A I-VII, 352-353; souligné par moi; cf. aussi ROBINET, Iter Italicum, p. 96-97).
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[43]
Cela à la suite de la théorie de la « double vérité » selon la raison et selon la foi soutenue par les averroïstes italiens, et condamnée par le Concile de Latran – condamnation approuvée par Leibniz qui croit fermement à l’accord de la raison et de la foi. Voir M. Laerke, « Leibniz et le libertinage : quatre fonctions théoriques » [à paraître].
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[44]
Grua, p. 216.
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[45]
Cf. M. LUTHER, De la liberté du chrétien, in Œuvres, p. 837-863. Dans ce texte, Luther expose « les fondements [de son] enseignement et de [ses] écrits relatifs à la papauté » à partir d’une interrogation sur la liberté du chrétien. Il développe notamment une distinction entre deux natures de l’homme, celle qui est spirituelle, nouvelle et intérieure, et celle qui est corporelle, ancienne et extérieure, afin de montrer que nous sommes redevables uniquement devant l’Évangile, que le culte extérieur ne sert de rien et qu’« il faut nécessairement à l’âme tout à fait autre chose pour lui apporter et lui donner la justice et la liberté » (ibid. p. 839-840). Leibniz est sans doute prêt à suivre cette analyse. Il est en revanche moins sûr qu’il adhère à l’idée que la liberté chrétienne consiste en « la foi toute seule, une foi qui, certes, ne nous autorise pas à demeurer oisifs ou à faire le mal, mais qui fait que nous n’avons besoin d’aucune œuvre pour obtenir la justice et le salut » (ibid., p. 845). Nous remercions Jens Glebe-Møller de nous avoir fait remarquer l’importance de ce texte dans le contexte leibnizien.
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[46]
A IV-3, p. 241-42.
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[47]
Cf. M. LUTHER, De la liberté du chrétien, p. 850.
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[48]
Dans une lettre à Huldreich von Eyden de 1697, Leibniz aborde la controverse sur la Cène, à savoir si le pain et le vin cessent d’exister bien que leurs qualités restent. Or, explique-t-il, cette question est purement métaphysique [mere metaphysica] et sur le plan pratique elle soulève des questions qui sont de discipline plus que de foi [mehr res disciplinae quam fidei]. En réalité, du point de vue de la foi, il n’y a pas sujet de se disputer (A I-14, p. 308).
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[49]
Cf. A I-14, p. 308.
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[50]
Grua, p. 238; souligné par moi.
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[51]
Cf. LEIBNIZ, Texte éd. in ROBINET, Iter Italicum, p. 104-105 : « Itaque interesse et Reipublicae Literarie, et ipsius Ecclesiae/Judico, ne libertas philosophandi/videtur, ut ne amplius obex ingeniis in hoc argumento ponatur, neve adversariis calumniandi causa detur, quasi veritas in Italia intolerabili quadam servitute opprimantur. »
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[52]
Cf. LUTHER, De la liberté du chrétien, p. 845 : « Par ailleurs, la foi est ainsi faite que quiconque croit un autre le croit parce qu’il le tient pour un homme juste et véridique. »
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[53]
Sur l’idéal de moderatio disputandi et le principe de charité en controverse, voir LÆRKE, « The Golden Rule : Charitas / Prudentia. Aspects of Leibniz’s method for religious controversy » [à paraître].