Notes
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[1]
E. PANOFSKY, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Paris, Gallimard, 1983, rééd. 1989.
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[2]
Ibid., p. 128 sq.
-
[3]
Cette incompatibilité entre la théorie platonicienne des idées et l’élaboration d’une philosophie de la poièsis avait été développée auparavant par Ernst Cassirer, dans son étude remarquable (mais aussi partielle), « Eidos et eidolon. Le problème du beau et de l’art dans les dialogues de Platon », trad. Ch. Berner, dans E. CASSIRER, Écrits sur l’art. Œuvres XII, Paris, Cerf, 1995, p. 27-52.
-
[4]
Theologia platonica de immortalitate animorum [Theol. Plat.]. Nous utiliserons ici le texte de l’édition de référence, à savoir celle de Bâle (Marsilium Ficini Florentini insignis Philosophi Platonici, Medici atque Theologi clarissimi, Opera,..., Basilæ, 1576, t. I, p. 78-424 [Bâle]) dans la réédition anastatique réalisée par la Société Marsile Ficin en 2000. Nous mettons aussi les références de l’édition bilingue traduite par Raymond Marcel (Marsile FICIN, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, texte critique établi et traduit par R. Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1964,3 volumes [R. Marcel]).
-
[5]
« La vertu est toujours forcée d’attendre les circonstances accidentelles pour agir selon l’occurrence [...]. La vertu se manifeste dans des actions. Elle a nécessairement un rôle de défense. Comment, dès lors, pourrait-elle dépendre franchement d’elle-même ?[...] Il n’y a rien dans l’action pratique elle-même qui dépende de nous » (Ennéades, VI, 8 [39], 5). Nous utilisons toujours la traduction d’Émile Bréhier, quelquefois en la modifiant.
-
[6]
Ennéades, VI, 8,4.
-
[7]
« Pour Plotin, l’esprit de l’artiste accompagne désormais, en son essence et pour ainsi dire en son destin, l’‘esprit’créateur qui représente de son côté la forme actualisée de l’insondable unité et absoluité. Car, dans la conception plotinienne, l’‘esprit’engendre aussi les Idées à partir de lui et en lui [...]. Dès lors, l’art combat pour le même enjeu que l’‘esprit’, c’est-à-dire pour le triomphe de la forme sur l’informe » (Idea, éd. cit., p. 40-41).
-
[8]
A l’encontre de l’idée reçue d’un Platon « poïétophobe » (qui reste encore celle développée par Cassirer – cf. note supra), on pourra lire l’étude, claire et précise de Pierre Rodrigo, L’Étoffe de l’art, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 27-59.
-
[9]
Cf. en particulier Ennéades, IV, 3,6, ainsi que le commentaire de W. Helleman-Elgersma, Souls-sisters, a Commentary on Enneads IV, 3 [27] 1-8 of Plotinus, Hildesheim, Gerstenberg/Amsterdam, Rodopi, 1980.
-
[10]
Il nous semble en effet qu’il faut distinguer, dans le texte célèbre d’Ennéades, III, 8 [30], 4, l’????????? ?????? de la ???????????µ? ???????, en deux niveaux hiérarchiquement diversifiés d’action.
-
[11]
Ces cinq degrés font l’objet des cinq chapitres 2-6 du premier livre de la Theologia platonica (Bâle, p. 79-91, R. Marcel, I, p. 40-72).
-
[12]
Cf. notre article « Un platonisme sans cosmos ? La sagesse de Marsile Ficin », P. Magnard (dir.), Marsile Ficin. Les platonismes à la Renaissance, Paris, Vrin, 2001, p. 69-74.
-
[13]
Cf. Théol. Plat., X, 8, Bâle, p. 237, R. Marcel, II, p. 87-88.
-
[14]
Cf. en particulier Theol. Plat., XVIII, 2, Bâle, p. 400-401, R. Marcel, III, p. 183-185.
-
[15]
Theol. Plat. XVI, 1, Bâle, p. 368-370, R. Marcel, III, p. 107-110.
-
[16]
Notre âme, émule de la sagesse divine, désire en effet naturellement se diviniser, en revêtant la forma Dei (Theol. Plat., XIV, 1, Bâle, p. 306, R. Marcel, II, p. 249), et en obtenant les puissances de Dieu (Theol. Plat., XIV, 5, Bâle, p. 313, R. Marcel, II, p. 266). Créée du néant, par la puissance infinie de Dieu, « l’âme participe à la puissance infinie, et, si je puis parler ainsi [...] elle en est à ce point capable (capacem ita esse) qu’elle atteint par elle l’infinité de Dieu » (Theol. Plat., X, 8, Bâle, p. 237, R. Marcel, II, p. 88).
-
[17]
« Recipitur igitur humanus Intellectus in Deo haud immediate et per se, sed per angelicum medium. Necque insuper Deum ut simplicem et per se Deum, sed ut Deum per angelice nubis transparentiam micantem humana intelligentia speculatur » (L’intellect humain n’est pas reçu en Dieu immédiatement et par lui-même, mais à travers la médiation angélique. De plus, l’intelligence humaine ne contemple pas Dieu en tant que Dieu simple et par soi, mais en tant que Dieu brillant en transparence à travers la nuée angélique), Liber de Sapiente, cap. XL (nous traduisons).
-
[18]
Theol. Plat., II, 9, Bâle, p. 103-104, R. Marcel, I, p. 98-99.
-
[19]
E. GILSON, Humanisme et Renaissance, Avant-propos de J.-F. Courtine, Paris, Vrin, 1983, p. 102 sq. Cf. à ce propos notre étude « Une catégorie historiographique oblitérée : l’humanisme », dans Y.Ch. ZARKA (dir.), Comment écrire l’histoire de la philosophie ?, Paris, PUF, p. 267-281.
-
[20]
R. MARCEL, Marsile Ficin (1433-1499), Paris, Les Belles Lettres, 1958, en particulier p. 674 sq.
-
[21]
Ce thème, déjà présent à la fin du ch. 11 du second livre (Theol. Plat., II, 11, Bâle, p. 107-108, R. Marcel, I, p. 110-112), prend toute son ampleur au chapitre suivant, dans le compendium de la seconde partie du traité VI, 8 de Plotin (Theol. Plat., II, 12, Bâle, p. 109-110, R. Marcel, I, p. 114-115). Sur ce texte capital, et son rapport à la causa sui cartésienne, cf. notre ouvrage Ontothéologie ou humanisme ? Descartes et la causa sui, Paris, Vrin, à paraître en 2004.
-
[22]
S. TOUSSAINT, L’Esprit du Quattrocento. Le De Ente et Uno de Pic de la Mirandole, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 7.
-
[23]
Cf. sur ce point C. VASOLI, « L’‘‘ Un-Bien ’’dans le commentaire de Ficin à la Mystica Theologia du Pseudo-Denys », dans P. Magnard (dir.), Marsile Ficin. Les Platonismes à la Renaissance, éd. cit., p. 181-193.
-
[24]
Cf. A. ETIENNE, « Marsile Ficin, lecteur et interprète du Parménide à la Renaissance », dans A. Neschke-Hentschke (dir.), Image de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles, Louvain, Éditions de l’Institut Supérieur de LouvainlaNeuve, 1997, p. 153-185.
-
[25]
Cf. par exemple le commentaire du De anima, III, 5 d’Aristote en Theol. Plat., XI, 2, Bâle, p. 240, R. Marcel, I, p. 94, et notre commentaire infra.
-
[26]
Theol. Plat., III, 2, Bâle, p. 119-120, R. Marcel, I, p. 138-139.
-
[27]
Theol. Plat., III, 2, Bâle, p. 121, R. Marcel, I, p. 142, et V, 15, Bâle, p. 152, R. Marcel, I, p. 214.
-
[28]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 244, R. Marcel, II, p. 103.
-
[29]
Theol. Plat., XII, 4, Bâle, p. 272, R. Marcel, II, p. 168.
-
[30]
Theol. Plat., XV, 4, Bâle, p. 336, R. Marcel, III, p. 31.
-
[31]
Théol. Plat., V, 15, Bâle, p. 152, R. Marcel, I, p. 214.
-
[32]
Theol. Plat., XV, 2, Bâle, p. 331, R. Marcel, III, p. 20.
-
[33]
Theol. Plat., X, 3, Bâle, p. 227, R. Marcel, II, p. 66. On remarquera au passage que Ficin, à l’inverse de Plotin, pense dans une stricte univocité l’être intelligible et l’être sensible – l’???? et l’???????.
-
[34]
De anima, III, 6,431 b 21.
-
[35]
De anima, III, 4,429 a 18-22.
-
[36]
Theol. Plat., X, 1, Bâle, p. 222, R. Marcel, II, p. 54, et XI, 3, Bâle, p. 244, R. Marcel, II, 102.
-
[37]
Ennéades, II, 5 [25], 3.
-
[38]
Asclépius, VI, dans Corpus hermeticum, trad. A.J. Festugière, Paris, Les Belles Lettres, 1946, rééd. 1992, t. II, p. 302.
-
[39]
Par exemple, Theol. Plat., XIV, 3, Bâle, p. 309, R. Marcel, II, p. 256.
-
[40]
Theol. Plat., XIV, 3, Bâle, p. 312, R. Marcel, II, p. 259.
-
[41]
Theol. Plat., V, 13, Bâle, p. 147, R. Marcel, I, p. 203.
-
[42]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 202, R. Marcel, I, p. 332.
-
[43]
Theol. Plat., V, 14, Bâle, p. 150-151, R. Marcel, I, p. 209-210. C’est toujours nous qui soulignons.
-
[44]
Sophiste, 248 e – 249 a.
-
[45]
Métaphysique, XII, 7,1072 a26-30.
-
[46]
Cf. p. ex. Ennéades IV, 5 [29], 7, où le rapport de la vie de l’âme au ???˜ est pensé à travers le rapport de la lumière solaire à sa source.
-
[47]
Theol. Plat., IV, 1,, Bâle, p. 122 sq., R. Marcel, I, p. 144 sq. Cf. aussi notre article « Un platonisme sans cosmos ? ... », art. cit., p. 71-74.
-
[48]
Theol. Plat., VIII, 4, Bâle, p. 193, R. Marcel, I, p. 310, et XII, 4, Bâle, p. 275, R. Marcel, II, p. 173.
-
[49]
Theol. Plat., VIII, 4, Bâle, p. 193, R. Marcel, I, p. 310. Rappelons que l’immanence des ?????´ (et les âmes particulières sont ici considérées comme des ?????´ ) au ???˜ donne lieu chez Plotin à une étonnante comparaison avec Kronos qui engendre et dévore ses propres enfants (p. ex. Ennéades, V, 1 [10], 7).
-
[50]
Theol. Plat., XII, 4, Bâle, p. 275, R. Marcel, II, p. 173.
-
[51]
Cf. encore une fois les textes de Theol. Plat. IV, 1 sur les générations spontanées, produites par l’âme de la terre, et notre commentaire dans « Un platonisme sans cosmos ? ... », art. cit., p. 71 sq.
-
[52]
Theol. Plat., VI, 2, Bâle, p. 161, R. Marcel, I, p. 235.
-
[53]
André Chastel a très bien su le mettre en valeur dans son petit mais dense ouvrage, Marsile Ficin et l’art, 1954, rééd. Genève, Droz, 1996.
-
[54]
Cf. notre étude sur la théorie plotinienne des logoi et sa relecture par Marsile Ficin : « La technique comme capture du ciel. La lecture de la quatrième Énnéade de Plotin dans le De vita cœlistus comparanda de Marsile Ficin », dans Paradigmes de la technique à la Renaissance, recueil d’articles sous la direction de P. Caye et Th. Gontier, revue Corpus, no 39,2001, p. 103-132.
-
[55]
Theol. Plat., VI, 2, Bâle, p. 161, R. Marcel, I, p. 235.
-
[56]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 242, R. Marcel, II, p. 98.
-
[57]
Cette terminologie est à ce point récurrente dans la Theologia platonica que nous devons nous limiter à quelques références particulièrement caractéristiques : cf. en particulier Theol. Plat., VIII, 10 (Bâle, p. 196-197, R. Marcel, I, p. 319), VIII, 15 (Bâle, p. 199, R. Marcel, I, p. 326) et XI, 3 (Bâle, p. 246, R. Marcel, II, p. 104 : dans tout ce chapitre d’ailleurs, Ficin multiplie cette terminologie faisant référence à une poïétique de l’idée).
-
[58]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 201, R. Marcel, I, p. 329.
-
[59]
Ennéades, III, 7 [45], 11. Mais, comme on le sait, c’est aussi, dans un tout autre registre, parce qu’Aristote (pour ne pas parler des gnostiques ...) a voulu « innover » en disant que le Principe se pense lui-même, qu’il a trahi à la fois le platonisme et la vérité (Ennéades, V, 1 [10], 9).
-
[60]
Theol. Plat., XII, 2, Bâle, p. 201, R. Marcel, II, p. 268-269.
-
[61]
Theol. Plat., XV, 11, Bâle, p. 350, R. Marcel, III, p. 64. Ficin parle ailleurs de l’idée comme d’un édifice incorporel fabriqué par l’âme (ædificia fabricat incorporea), Theol. Plat., VI, 2, Bâle, p. 159, R. Marcel, I, p. 229.
-
[62]
Theol. Plat., VIII, 10, Bâle, p. 196-197, R. Marcel, I, p. 319.
-
[63]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 242, R. Marcel, II, p. 98.
-
[64]
Theol. Plat., V, 15, Bâle, p. 152-153, R. Marcel, I, p. 215 sq., XII, 5, Bâle, p. 276-277, R. Marcel, II, p. 177 et, XII, 7, Bâle, p. 280-281 et 283, R. Marcel, p. 188 et 192.
-
[65]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 241, R. Marcel, III, p. 101.
-
[66]
Theol. Plat., XI, 2, Bâle, p. 240, R. Marcel, I, p. 94.
-
[67]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 201, R. Marcel, I, p. 329.
-
[68]
Theol. Plat., XV, 15, Bâle, p. 356, R. Marcel, III, p. 79.
-
[69]
Ennéades II, 5 [25]. On pourra consulter sur ce traité le commentaire de Jean-Marc Narbonne (PLOTIN, Traité 25, intro. trad. comm. et notes par J.M. Narbonne, Paris, Cerf, 1998).
-
[70]
Ennéades VI, 1,26. Le traité IV, 7 réfute aussi cette thèse d’inspiration stoïcienne.
-
[71]
Theol. Plat., VIII, 15, Bâle, p. 200-201, R. Marcel, I, p. 325.
-
[72]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 200, R. Marcel, I, p. 328. Il s’agit ici de la volonté de l’âme, mais on trouve une formule très semblable pour l’intelligence (de l’âme, évidement) elle-même quelques pages avant (« cum aliquid velle se vult, et vult quod velit se velle atque eadem ratione deinceps », Theol. Plat., VIII, 15, Bâle, p. 199, R. Marcel, I, p. 325).
-
[73]
Theol. Plat., X, 8, Bâle, p. 237, R. Marcel, II, p. 87. La traduction de Marcel ne nous semble ici guère convenable.
-
[74]
Theol. Plat., XIV, 10, Bâle, p. 326, R. Marcel, II, p. 294.
-
[75]
Theol. Plat., XIII, 2, Bâle, p. 290-291, R. Marcel, II, p. 211.
-
[76]
Cette distinction est faite en Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 244, R. Marcel, II, p. 103.
-
[77]
Marsile Ficin et l’art, éd. cit., p. 86.
-
[78]
Cf. P. CAYE, Empire et décor. L’architecture et la question de la technique à l’âge humaniste et classique, Paris, Vrin, 1999, et notre recension dans le Bulletin bibliographique et critique de la Renaissance no 1, Archives de Philosophie, 2001/1, p. 23-25.
-
[79]
Theol. Plat., XIII, 3, Bâle, p. 297-298, R. Marcel, II, p. 227-229.
-
[80]
« Sicut vult, ita intelligit et existit », écrit Ficin résumant Plotin (Theol. Plat., II, 12, Bâle, p. 109-110, R. Marcel, I, p. 114-115). Sur ce texte, cf. note supra.
-
[81]
Theol. Plat., X, 4, Bâle, p. 228-229, R. Marcel, I, p. 69-70.
1Marsile Ficin a rarement été considéré comme un penseur de la poièsis. Ne se fait-il pas, à l’encontre de certains aristotéliciens de son époque, l’avocat le plus engagé en faveur de la vie contemplative ? A l’inverse, la formation d’une pensée de la poièsis n’implique-t-elle pas la négation des principaux fondements de la métaphysique néoplatonicienne dont se réclame Ficin ? Ainsi Erwin Panofsky, dans son ouvrage justement célèbre Idea de 1924, exclut d’emblée Ficin de la théorisation naissante de l’art au XVe siècle ; sa véritable origine se situe bien plutôt dans la pensée d’un Alberti. Selon un phénomène que Panofsky lui-même qualifie de « singulier », « la théorie de l’art, qui vient, au XVe siècle, de se constituer comme discipline, demeure presque complètement indépendante, au point de départ, de la renaissance de la philosophie néoplatonicienne qui s’accomplit pourtant à la même époque et dans le même milieu de culture florentine [1] ». De fait, selon Panofsky, idea (l’idée, dans son sens originairement platonicien) et théorie de l’art sont deux termes d’un dilemme, qui ne trouvera sa résolution que bien après Ficin, dans le néoclassicisme éclectique des Carrache, dont le grand théoricien sera Gio Pietro Bellori [2]. Il ne s’agit pas ici que d’historiographie de l’art. Comprenons bien en effet ce que veut dire Panofsky : que la « poïétisation » de l’idea ne peut être le fait d’une métaphysique de type néoplatonicienne, pour laquelle l’Idée est toujours « donnée »(et non construite) dans un arrière-monde [3], qu’elle ne peut être le fait que d’une métaphysique rénovée dans le sens kantien, pour laquelle l’idée se mue en « idéal », opérant la médiation dialectique du sujet et de la nature.
2Nous voulons aborder cette question à partir d’une perspective un peu modifiée. Il ne s’agit en effet pas tant de se demander si une métaphysique de l’Idea peut, ou ne peut pas, intégrer en elle une dimension poïétique, que de prendre acte du fait même de cette intégration, pour demander comment elle a été rendue possible. Autrement dit, au prix de quelles transgressions la philosophie de la Renaissance a-t-elle pu réinvestir la pensée néoplatonicienne de l’idée ? Nous espérons apporter quelques éléments de réponses à ces questions à partir d’une confrontation directe entre certains thèmes noétiques de l’ouvrage majeur de Marsile Ficin, la Theologia platonica de immortalitate animorum [4], et la métaphysique platonicienne la plus achevée de l’idée, à laquelle cet ouvrage se réfère constamment, explicitement ou implicitement, celle des Ennéades de Plotin – dont la traduction occupera d’ailleurs Ficin juste après la publication de la Theologia platonica (1482), dans les années 1484-1486.
L’intelligence ou l’ange ?
3Comprenons en premier lieu pourquoi la métaphysique plotinienne interdit de concilier une pensée de l’idée (????, ?????, ou ?????? – pour ne pas compliquer la confrontation, nous considèrerons ici ces trois termes comme équivalents) et une valorisation de la poièsis. Pour le dire rapidement, ??????? et ???? appartiennent à deux ordres bien distingués et hiérarchisés par Plotin : la poièsis relève de l’âme (troisième hypostase), et plus exactement de l’âme incarnée dans le corps ; l’idée pour sa part relève de l’Intelligence, c’est-à-dire de la seconde hypostase, dans laquelle se situe la partie la plus haute de l’âme. Cette distinction des plans conduit Plotin à dévaloriser – pour ne pas dire condamner – la poièsis. La poièsis est tout entière conditionnée par son objet, situé hors de l’âme ; toute action d’ailleurs, parce qu’elle est transitive, est marquée par le sceau de l’aliénation – même la praxis, qui, malgré l’immanence de sa fin, dépend de conditions ou d’occasions particulières qui lui sont imposées extrinsèquement : pour agir vertueusement il faut non seulement avoir en soi un habitus de vertu (une puissance active capable de s’exercer par elle-même et librement), mais il faut aussi que se présente l’occasion d’exercer cet habitus, et cette occasion ne dépend pas de nous [5]. Plus servile encore est a fortiori la poièsis, en tant que production d’un objet extérieur ; l’âme s’y asservit à une réalité qui est inférieure à elle-même : et comment « accorder la liberté à des êtres qui sont esclaves par nature ? [6] » – car être esclave, ce n’est rien d’autre qu’être empêché d’aller vers son propre bien et être soumis au bien d’un autre. De fait, pour Plotin, l’âme n’est à elle-même, maîtresse d’elle-même et véritablement libre, que dans la contemplation, lorsqu’elle s’identifie intégralement à sa partie intellective. L’Intelligence est en effet pure autarcie : l’objet de sa pensée, c’est-à-dire justement l’idée ou l’intelligible, se trouve en elle. Marsile Ficin traduit lui-même la thèse fondamentale du traité V, 5 : « intelligibilia non sunt extra intellectum ». L’Intelligence, en pensant les Idées, ne pense rien hors d’elle-même, elle est pure réflexivité de la pensée sur elle-même, ?????? ???´????. Idée et poièsis se situent ainsi aux deux extrémités opposées de l’âme, et se présentent à elle comme les deux pôles antithétiques de la destinée qui lui est offerte (vie contemplative et vie active), l’une marquant son plus haut degré de liberté, l’autre son plus haut degré de servitude.
4Contrairement d’ailleurs à ce que pouvait penser Panofsky, Plotin n’est pas plus que Platon un penseur de la création artistique [7]. Les traités I, 6 sur le beau et V, 8 sur la beauté intelligible, ne doivent pas nous leurrer : la beauté ne trouve pas sa réalisation la plus parfaite dans l’œuvre d’art, mais dans la seule immanence de l’Intelligence et dans son dynamisme vers l’Un. En vérité même, et contrairement à une idée largement reçue, Plotin ouvre moins que Platon la voie à une pensée de l’art. Car pour Platon tout du moins, celui qui contemple le monde des idées est aussi appelé à le réaliser, autant qu’il est possible, dans un monde inférieur dont il a en charge la gestion. Gestion sans doute moins bien assurée par l’artiste que par le philosophe-roi usant de psychagogie, figure terrestre du démiurge usant de persuasion : rien n’interdit toutefois de penser que si l’artiste, au lieu de se faire le serviteur des ombres, se tenait dans ce rôle à la fois mimétique (reproduire les idées dans le monde sensible) et heuristique (trouver le moyen de plier le monde sensible à l’Idée), il échapperait aux (trop) fameuses critiques du miméticien de la R épublique [8]. Pour Plotin à l’inverse, l’âme humaine ne peut assumer à la fois contemplation et production – et ce contrairement à l’âme du monde, qui y parvient avec succès [9] : l’action entraîne nécessairement pour l’âme humaine une préoccupation de l’objet dont elle devient dépendante ; elle n’est jamais pour elle un accompagnement, mais toujours une dégradation de la contemplation [10]. Les vertus « civiles » de la R épublique de Platon, c’est-à-dire les vertus qui relèvent de la bonne gestion du corps par l’âme, sont toujours pour Plotin insuffisantes, et l’âme humaine n’a d’autre moyen de revenir à son origine que de « fuir d’ici » (??????? ?????? ??????? ??? ??????? selon la formule consacrée du Théétète), c’est-à-dire d’échapper à cette caverne faite d’illusions et de servitude.
5La donne est différente pour Marsile Ficin, qui ne reprend pas à son compte, au début de sa Theologia platonica de immortalitate animorum, la succession des hypostases plotiniennes. La réalité comprend non pas trois degrés, mais cinq, qui n’ont que bien peu à voir avec les hypostases plotiniennes : il s’agit du corps, de la qualité, de l’âme rationnelle, de l’ange et de Dieu (corpus, qualitas, anima rationalis, angelus, Deus [11] ). Nous avons relevé ailleurs quelques-unes des aberrations de ce dénombrement, et en quoi il faisait bien peu « système » [12]. Nous ne nous attacherons ici qu’à un point essentiel : l’absence, entre le Principe suprême (ici nommé « Dieu ») et l’âme, de l’Intelligence-hypostase – et les conséquences qui résultent de cette absence.
6Entre les deux termes, il est vrai qu’il y a chez Ficin l’ange. Les sources de Ficin sont ici principalement Denys l’Aréopagite et Thomas d’Aquin. Mais ce qui nous importe ici, c’est que l’ange ne remplit pas dans l’économie de la métaphysique ficinienne le même rôle que l’Intelligence dans l’économie de la métaphysique néoplatonicienne. D’une part, l’âme ne procède pas d’elle, mais est créée par Dieu directement [13] – la seule différence sur ce point étant que l’ange est créé de tout temps, alors que les âmes sont créées chaque jour [14] (ce qui ne fait par ailleurs pas obstacle à leur immortalité). Pas plus qu’il ne joue un rôle dans la procession, l’ange ne joue un rôle dans la conversion de l’âme vers l’Un : l’âme n’accède pas à Dieu à travers l’ange. L’ange connaît Dieu à partir d’espèces innées, alors que l’âme le connaît à partir de formules qui se déploient dans la temporalité [15]; ce qui n’empêche nullement l’âme d’être naturellement capable d’atteindre sa fin, toute infinie soit-elle [16], et de voir Dieu dans un face à face direct – et non à travers sa diffraction par l’ange, comme ce sera le cas dans le De sapiente de Charles de Bovelles [17]. L’ange n’exerce donc nulle réelle médiation, comme le fait l’Intelligence chez Plotin. Pour les néoplatoniciens en effet, l’Intelligence est le lieu de rassemblement de l’unité et de la multiplicité, de l’identité et de l’altérité, du repos et du mouvement. La totalité de l’être est en elle : ce qui est au dessus d’elle est aussi au-delà de l’être (???????? ??? ?????? ) ; en dessous d’elle et de l’âme intelligente, ce ne sont plus que les ombres de l’être, des pseudo-substances. Qui, en l’absence de la seconde hypostase, assumera chez Ficin cette médiation et cette totalisation de l’être ?
7On pourrait tout d’abord penser que c’est Dieu qui doit l’assumer. La seconde hypostase ne serait pas supprimée, mais simplement déplacée, désignant les idées coéternelles à l’entendement divin – selon un transfert caractéristique du néoplatonisme chrétien, mais qui trouve toute son ampleur dans la scolastique thomiste. On trouve en effet dans la Theologia platonica, et en particulier au second livre, de nombreux textes qui font de Dieu l’être suprême et le premier intellect qui se pense lui-même – caractères propres à la seconde hypostase plotinienne. Dieu est ainsi dit intelligent (Deus igitur habet mentem ), possédant l’intelligence première (prima intelligentia), qui est aussi intelligence de soi (Deus intelligit seispo), et identité de l’esse et de l’intelligere [18]. On sait que ces textes sont pour la plupart directement repris au Contra gentiles de Thomas d’Aquin – ce qui semble contredire le projet d’une théologie qui se revendique comme « platonicienne », et ce, très explicitement, par opposition à une théologie aristotélicoscolastique suspecte d’averroïsme. Inutile de voir là un plagiat malhabilement caché (Étienne Gilson [19] ) ni non plus une affinité profonde (Raymond Marcel [20] ) : il ne s’agit dans ces emprunts peut-être au fond de rien d’autre que de montrer que le platonisme s’accorde avec ce qu’il y a de meilleur dans l’aristotélisme – la pensée du Docteur angélique. Quoi qu’il en soit, ces textes interfèrent avec d’autres, d’inspiration plus directement néoplatonicienne, et qui montrent en général un engagement bien plus personnel de Ficin, contrastant avec les froids exposés de la doctrine de Thomas d’Aquin. Selon ce second groupe de textes, Dieu doit être compris comme l’Un-Bien qui est au-delà de l’être – conception évidement bien plus conforme au dessein général de l’ouvrage (fonder une théologie chrétienne sur le platonisme). Cette conception domine de façon très nette dans la compréhension ficinienne de l’union de l’âme à Dieu, union qui s’accomplit, non dans un acte cognitif ou noétique, mais dans un acte amoureux et supra-noétique. Elle domine aussi dans l’affirmation réitérée de la prééminence en Dieu de la puissance et de la volonté sur l’être et l’entendement [21]. Un argument, par ailleurs, doit nous interdire de faire de Ficin un simple éclectique sur ce point. L’identité de l’être aristotélicien et de l’Un platonicien sera le thème majeur du De ente et uno de Jean Pic de la Mirandole (publié en 1491), qui tente ainsi de réaliser la fusion – comme l’écrit Stéphane Toussaint – entre « les deux principes éternels de la pensée occidentale [22] » : or on sait avec quelle véhémence Marsile Ficin a réagi à cet ouvrage (dont il connaissait le projet bien avant la parution), optant alors de façon beaucoup plus explicite pour une théologie résolument néoplatonicienne : les commentaires de la Theologia mystica de Denys [23], et plus encore du Parm énide [24], ôtent toute l’ambiguïté qu’il pouvait encore y avoir dans la Theologia platonica, en distinguant clairement l’Un-Bien de l’être intelligible.
8Si donc on veut comprendre la pensée ficinienne dans sa logique propre, c’est-à-dire en référence au projet théologique néoplatonicien qui l’anime, il faut conclure que ce n’est pas Dieu ou le Principe suprême qui assume les prédicats du noûs plotinien. Reste l’autre solution : ces prédicats noétiques se trouvent pour ainsi dire « libérés » théologiquement, pour être pris en charge par l’âme. Il est vrai que Ficin parle souvent de l’intelligence (intellectus) ou de l’esprit (mens), mais il s’agit presque toujours chez lui de l’intelligence (ou de l’esprit) en tant que faculté de l’âme, et plus particulièrement de l’âme humaine. Ficin donne tout naturellement des fameux textes du troisième livre du De anima d’Aristote une interprétation proche de celle de Thémistius – nous reviendrons plus loin sur les différences profondes entre les deux –, à l’encontre de la double tradition alexandriste et averroïste : l’intelligence (et même l’intelligence agente) est une faculté de notre âme [25]. A l’inverse, la description que Ficin fait de l’intelligence ou de l’acte intellectif necorrespond jamais à ce qu’il dit par ailleurs de la connaissance angélique.
Médiation et totalisation de l’Être
9L’âme ficinienne doit donc assumer la fonction de l’intellect plotinien dans sa triple dimensionnalité – être (en tant que ???????? ??, totalité de l’étant), vie et pensée. L’être tout d’abord, dont l’âme ficinienne prend en charge la médiation et la totalisation. C’est en effet à l’âme qu’est dévolue la médiation de l’étant : l’âme se retrouve au milieu de la pentade ficinienne de la même façon que le ???? se trouvait au milieu de la triade plotinienne (et donc l’âme à son extrémité). On pourra même remarquer que le souci de placer l’âme au milieu des êtres induit Ficin à construire une symétrie bien artificielle. Ainsi par exemple, Ficin fait bien maladroitement, et de façon redondante, de la qualité et du corps deux termes distincts : un néoplatonicien fidèle à la lettre plotinienne devrait savoir que le corps n’est rien d’autre qu’un agrégat de qualités (la matière étant quant à elle, bien évidement, incorporelle). Placée ainsi au milieu des êtres, l’âme sera tout au long de la Theologia platonica caractérisée comme le degré intermédiaire entre les choses (medius rerum gradus), la copule du monde (copula mundi), le lien entre le divin et le mortel (divinorum speculum, vita mortalium, utroque connexio [26] ). Les expressions pour marquer cette médiation psychique de l’étant reviennent en permanence dans la Theologia platonica. L’âme est le milieu de tous les êtres (medium omnium ) [27], du divin et du corporel [28], de l’esprit (mens) et du corps [29], de l’âme de l’ange et de celle de la bête [30]; elle concilie (conciliat) [31] les extrêmes et s’interpose (interponitur) [32] entre eux. Elle se situe aux confins (in confinio) entre les êtres éternels et les êtres temporels [33]. Concluons donc qu’en l’absence de l’Intelligence-hypostase, c’est l’âme qui devient la grande médiatrice entre les êtres.
10Cette médiation va de pair avec une totalisation. L’âme contient en elle la totalité de l’être, compris dans son unité multipliée. L’âme est tous les êtres en puissance. Le thème est manifestement issu du De anima d’Aristote : ? ???? ?? ???? ??? ???? ????? [34] – l’âme est tous les êtres en quelque façon, c’est-à-dire en puissance ; ce qui ne veut rien dire d’autre sinon que l’âme, pour recevoir les formes intelligibles, doit n’être au départ aucune d’entre elles : elle doit être amégéthès – sans mélange – et sans nature sinon d’être la puissance de toutes les natures [35]. Mais Ficin comprend cette dynamis non plus au sens de la puissance passive qu’Aristote comparait à celle de la tablette vide à recevoir l’écriture ou de la cire molle à recevoir l’empreinte du cachet, mais au sens d’une puissance active et protéiforme (la figure de Protée est d’ailleurs plusieurs fois invoquée dans la Theologia platonica [36] ) d’auto-transformation universelle. C’est moins, en effet, à travers la noétique « active » de Platon ou de Plotin (pour qui l’âme recèle la totalité de l’être en elle – ?? ???? (??) ?? ??? [37] – de par sa participation au ???? ) qu’à travers l’anthropologie du très fameux chapitre 6 de l’Asclépius, selon lequel l’homme est à la fois tout et partout (« omnia idem est et ubique idem est [38] »), que Ficin relit les grands textes de la noétique aristotélicienne. L’âme, répète Ficin à satiété, tend à devenir tous les êtres (conatur omina fieri) [39], à partager la vie de chacun d’entre eux – végétal, animal, homme, héros, démons, anges, Dieu –, à revêtir toutes les formes et à assumer toutes les opérations. Bref, tous les êtres s’assimilent à elle et elle s’assimile à tous – omnia sibi applicat [atque] se applicat omnibus [40].
Vie noétique et vie psychique
11L’Intelligence plotinienne était non seulement être, mais aussi vie et pensée. L’âme chez Ficin doit aussi assumer les prédicats qui relèvent de l’un et de l’autre. Ainsi la vie, pour Ficin, appartient en propre à l’âme – « propria animæ vita est » [41]. L’âme possède une puissance infinie de vie (virtus infinita vivendi) [42] –, plus encore, l’âme est vie (anima vita est), et ce « de par sa propre essence » (ex ipsa sui essentia). Ficin insiste très fortement sur cette ipséité : « tota essentia animæ est vita », « per se vita dicenda est », « per se vivat », « ipso esse vivificat » [43], etc. Comprenons les enjeux de cette insistance. Pour Plotin, la vie de l’âme n’était que le reflet de la vie intelligible, celle attribuée par Platon au ???????? ?? dans le Sophiste [44], ou celle à laquelle fait référence Aristote en disant que le moteur immobile, en tant que ?????? ??????? , vit d’une vie parfaite et éternelle (??? ???? ??? ?????? [45] ). Cette vie intelligible est la seule véritable vie : comparée à elle, la vie au sens biologique du terme n’est qu’une vie d’emprunt, dégradée et dispersée dans la structure spatio-temporelle – une vie déjà bien proche de l’inertie totale qui est celle de la matière. Plotin en tirait d’ailleurs l’un de ses arguments principaux en faveur de l’immortalité de l’âme : l’âme ne vivant que par son attache essentielle à l’Intelligence, elle retourne à cette Intelligence comme à sa source originaire une fois qu’elle a quitté le corps [46]. Pour Ficin à l’inverse, l’âme ne possède cette subsistance d’aucun autre être qu’elle-même : loin d’être suspendue à un principe plus haut qu’elle, l’âme, écrit Ficin, « sustinet seipsum » – se soutient elle-même dans l’être et dans la vie [47]. L’immortalité de l’âme est ainsi établie chez Ficin sur un principe différent de celui qui fondait la preuve plotinienne – en revanche plus proche de celui qui animait la preuve finale du Phédon de Platon : la vie étant le propre de l’âme, celle-ci ne peut jamais l’abandonner, car l’essence n’abandonne jamais le sujet donc elle constitue l’essence.
12La vie psychique, qui est pour Ficin la première et seule vraie vie, ne se situe plus en aval de l’intelligence : elle en est bien plutôt le fondement et le substrat : « Intelligentia (il s’agit ici bien évidement de l’intelligence en tant que faculté de l’âme humaine, non en tant qu’hypostase) est vitæ reflexio in seipsam », ou, écrit ailleurs Ficin, « est vitæ reflexio in esse unum » [48]. L’activité noétique vient donc après la vie (vitam sequitur [49] ). C’est d’ailleurs la réflexivité de la vie sur elle-même qui est le fondement de la réflexivité de l’acte intellectif, dont Ficin dit qu’il n’efflue pas au dehors (non effluit extra), mais reflue sur lui-même (refluit in seipsum ) [50]. A l’inverse, pour le platonisme authentique, c’est bien plutôt la vie qui naît du dynamisme immanent de l’intelligence. Pour Ficin, le mouvement circulaire de l’âme n’est pas non plus la conséquence, mais la cause de l’immanence de l’acte intellectif. On voit ainsi se dessiner un nouvel ordre, qui va de l’Un divin à l’âme, et de l’âme à l’intellect (comme faculté de l’âme), cet ordre remplaçant celui, plotinien, qui allait de l’Un à l’Intelligence puis à l’âme.
13Un tel transfert de la vie de la seconde à la troisième hypostase porte nécessairement en lui une réélaboration radicale de la notion même de « vie ». Plus qu’à la vie noétique, directement émanée de l’Un, et qui servait de substrat chez Plotin à la constitution du noûs (en tant que matière intelligible), la vie psychique chez Ficin doit être assimilée à la vie biologique : la puissance par laquelle l’âme est vivante est d’ailleurs pour Ficin la même que celle par laquelle elle forme les corps [51], les façonne et les vivifie. L’âme est ainsi à la fois vivante et vivifiante (vitalis atque vivifica) [52]. Le concept même de « vie » intègre ainsi en lui un dynamisme proprement créateur (ou créatif), absolument impensable chez Plotin. Ainsi libérée de la tutelle noétique, l’âme est à même, chez Ficin, de se constituer comme origine véritable, libre de toute subordination à un principe plus haut qu’elle.
Les idées, créations de l’âme
14Ce thème de la création, dont on sait qu’il est particulièrement important dans la Theologia platonica [53], nous pouvons le mettre en perspective à partir de la double relation des idées à l’Intelligence et à l’âme. A l’Intelligence tout d’abord : selon Plotin, c’est en effet la seconde hypostase qui produit les idées comme une vision multipliée de l’Un vers lequel elle se retourne. Précisons-le : le ???? voit les intelligibles, et les produit en les voyant : il ne produit rien de plus que ce qu’il voit. Cette production n’est pas une « création » au sens moderne du terme (pas plus d’ailleurs que l’??????? platonicienne ne signifie une invention au sens moderne du terme) : la thématique de la production noétique se réfère bien plutôt chez Plotin à une explicitation de l’implicite, analogue à la profération d’un discours intérieur. Moins encore, bien évidement, pour le néoplatonisme antique, l’âme crée-t-elle ces intelligibles : pour elle, ils sont toujours déjà là, et l’âme ne peut que les voir, les produire si l’on veut, mais au sens où elle les manifeste, les place sur le devant de la scène de la ?´??? nature, les met en lumière, les exprime. C’est pourtant sur une notion empruntée à Plotin, directement ou indirectement (à travers le néoplatonisme latin, et en particulier saint Augustin), que Marsile Ficin, dans les livres XI et XII de la Theologia platonica, fonde l’essentiel de sa théorie des idées – la notion de formula, qui traduit celle, plotinienne, de ????? ou de ????? ????µ?????? . La notion de logos désignait chez Plotin une relation de l’intelligible à l’âme : le logos est pour ainsi dire le principe de diffraction de l’idée au niveau de la spatio-temporalité qui est celui de l’âme. Les logoi constituent comme un protocole réglant, dans un ordre de succession diachronique déterminé de toute éternité, la manifestation de l’idée au monde sensible. Ce pourquoi Plotin, après les stoïciens, nomme aussi cet ordre pronoia – providence. L’âme est le lieu des logoi; elle n’en n’est pas proprement la cause ou l’origine première, car ceux-ci sont entièrement suspendus à l’idée intelligible. L’âme voit les idées par sa partie supérieure, et produit les logoi par sa partie immergée dans le corps : sa production est toujours soumise à sa vision des réalités supérieures [54].
15Pour Ficin aussi, les formules sont innées à l’âme humaine ; et elles ont pour terme une idée intelligible. Ce sont là les seuls points de rencontre entre Ficin et la tradition néoplatonicienne, car, dès que nous entrons dans le détail de ces relations, ce sont bien les oppositions qui frappent. En premier lieu, les formules ne sont pas comprises par Ficin comme des objets noétiques, mais comme des objets proprement psychiques. Dieu a directement disposé les formules en notre âme, comme des habitus actifs (effectivi habitus [55] ) de production des intelligibles. Certes, dans certains textes, Ficin suit Augustin et sa théorie des rationes seminales (ou rationes causales) : ces formules sont aussi des protocoles en nos âmes, dont le déroulement est comme pré-déterminé par les idées qui préexistent de toute éternité dans l’entendement divin. C’était d’ailleurs là un modèle que l’on trouvait repris par Thomas d’Aquin. Plusieurs textes cependant, et plus significatifs de l’intention propre de Ficin, font signe vers une conception plus audacieuse, tendant à démontrer que les idées ne sont pas les origines des formulae, mais bien plutôt leurs produits. Tout d’abord c’est l’âme en elle-même (essentia animæ) et par elle-même – par sa propre force (per vim suam [56] ) ou par son « instinct naturel » (naturali instinctu) – qui est à l’origine des species universalium, et, à travers eux, des idées intelligibles. D’autre part, la production des idées par l’âme au moyen des formules n’est ni explicatio ni manifestatio, mais bien invention et création.
16Le lexique employé par Ficin est à cet égard remarquable. Certains termes ficiniens pourraient encore à la limite être rapprochés de ceux qu’utilise Plotin pour nommer la relation processive de l’Intelligence aux intelligibles, tels ceux de créer (creare), procréer (procreare), engendrer (generare) ou même produire (promere) [57]. D’autres se réfèrent bien plus directement à la langue de la poièsis : ainsi pour le terme « innover » (innovare [58] ) : rappelons à ce propos que l’innovation constituait pour Plotin l’acte même de l’apostasie ; ainsi, dans le traité sur le temps et l’éternité, c’est lorsque la nature errant en tous sens (????? ????????µ???? ), et insatisfaite de son état présent, veut « innover » qu’elle se compromet dans la temporalité [59]. Ficin utilise aussi le terme de facere : facimus veritatem écrit-il en commentant de façon tout à fait originale un passage de l’Épître de Jean – nous faisons la vérité, et ne la voyons qu’en tant que nous la faisons [60]. Ficin emploie aussi le terme de fabricare : fabricamus species – nous fabriquons les espèces intelligibles, comme au moyen d’un art qui nous est propre et inné (quasi per artem propriam nobis et insitam ) [61]. Il emploie enfin (et très souvent) celui de fingere, ajoutant même à l’occasion l’ablatif manibus : l’âme façonne ou, mieux, pétrit l’intelligible « de ses mains » [62].
17L’originalité de l’intention ficinienne est peut-être plus manifeste encore dans l’emploi du terme efficere, lié directement à la causalité efficiente [63], c’est-à-dire à celle qui, dans la tradition aristotélicienne, met en relation (une relation proprement poïétique) l’ouvrier et la statue. Ficin tire de cette relation un argument en faveur de l’immortalité de l’âme, dont l’apparente parenté avec les modèles platonicien, plotinien et augustinien ne doit pas cacher la profonde différence. Dans le De immortalitate animæ d’Augustin par exemple, dont Ficin rappelle à de multiples endroits la démonstration [64] (inspirée du Phédon de Platon et d’Ennéades IV, 7 de Plotin), l’âme comprend la vérité, et c’est en tant que réceptacle qu’elle doit être homogène à ce à quoi elle s’accorde, et par là éternelle. Ficin aménage la preuve à sa façon au livre XI de sa Theologia platonica : l’âme intellective engendre (generat) naturellement et par son être propre (per suum esse naturaliter) les intelligibles, en tant qu’elle en est la cause efficiente (efficiens causa) [65]. Or, explique Ficin, la cause (efficiente) ne saurait être inférieure à l’effet qu’elle produit : elle doit donc être dotée d’une immortalité au moins égale à celle des intelligibles. Preuve sans doute plus mathématique et directement intuitive que celle de l’affinité augustinienne entre le réceptacle et ce qu’il reçoit (l’âme et la vérité) – mais qui, du point de vue néoplatonicien, repose sur une relation d’efficience inversée (ce sont les hypostases supérieures qui produisent – au sens de l’efficience créatrice – les hypostases inférieures, et non l’inverse), et tombant sous le coup des critiques faites par Plotin aux stoïciens. Notre âme possède ainsi en elle-même, selon Ficin, une puissance efficiente (efficax virtus) de production des intelligibles, qui est aussi un « pouvoir merveilleux » (mirabilis vis) de création [66] : merveilleux – car infini – de par sa puissance d’opérer le passage du non-être à l’être, saut que seul peut opérer une puissance infinie [67]. Cette vis peut sans doute être rapprochée de l’intellect agent aristotélicien. De fait, si Ficin reprend la division des deux intellects, c’est pour en tirer une doctrine, certes inachevée, mais profondément originale. Elle s’oppose en premier lieu, et de façon explicite, à Averroès, dont la réfutation fait l’objet de tout un livre de la Theologia platonica (le livre XV), en ce qu’elle attribue l’intellect agent à l’homme lui-même. Elle n’est proche qu’en apparence de la noétique très plotinienne de Thémistius : l’intellect agent est finalement moins « en nous » que notre intellect est, essentiellement et tout entier, agent. Elle s’oppose enfin à la noétique alexandriste, en ce que l’intellect possible, loin d’être une préparation imaginative et sensorielle, est une préparation de l’intellect agent lui-même : agens [intellectus] preparat capacem [68]. L’intellection ne consiste pour Ficin ni dans l’union des deux intellects, ni dans la réception par l’intellect possible de l’intellect agent, mais dans la seule production de l’idea par la spontanéité propre de l’âme intellective, production pour laquelle la préparation imaginative ne joue le rôle que de simple stimulant ou d’occasion.
L’idée comme puissance créatrice
18Faisons un dernier pas. Ce qui importe en premier lieu pour Ficin, c’est la puissance – cette vis mirabilia – de la faculté intellective et non ses produits (les intelligibles), qui lui sont subordonnés. Cette conception, radicalement opposée à l’ontologie aristotélicienne de la puissance et de l’acte (selon laquelle l’acte constitue l’achèvement de la puissance), est en revanche parfaitement en accord avec la conception néoplatonicienne de la dynamis – telle que Plotin l’expose dans son traité sur l’acte et la puissance [69]. C’est la transposition de cette conception dans le contexte que nous venons de caractériser qui est bien peu néoplatonicienne. Pour Plotin en effet, chaque hypostase est puissance de ce quelle engendre en dessous d’elle : ainsi par exemple l’Intelligence par rapport aux logoi et aux qualités corporelles qui en sont les produits. Mais Plotin lui-même réfute par avance (contre les stoïciens) qu’un tel schéma puisse servir à penser la relation d’un inférieur au supérieur : « le plus absurde, c’est de mettre au premier rang ce qui est en puissance et de ne pas placer l’acte avant la puissance. Car l’être en puissance ne saurait jamais passer à l’acte, s’il tient le premier rang des êtres » [70]. Or, en substituant à l’Intelligence-hypostase l’âme, et plus précisément l’âme humaine, comme sujet et cause de la formation des Idées, Ficin aboutit bien à une telle conséquence que Plotin dénonçait.
19La vraie fin de l’âme intellective n’est pas l’idée qu’elle produit dans son exercice, mais cet exercice même : in operationem suam [...] mens hominis terminatur [71]. Pour parler de façon stoïcienne (car nous ne sommes ici pas très loin d’un certain stoïcisme), l’idée ne constitue qu’un thème ou une épreuve proposé à l’exercice de l’âme, non sa fin propre, un propositum ou un officium, non sa finis. Car l’âme humaine, selon Ficin, ne veut que son propre vouloir : « seipsam vult [...], et vult se velle, et rursus vult quod velit, similiterque deinceps [72] » (elle se veut elle-même, et veut se vouloir, et veut vouloir ce qu’elle veut, et ainsi de suite) – l’acte intellectif n’est rien d’autre d’ailleurs que cette reflexio infinita. La quête de l’âme, tout comme sa puissance, ne saurait trouver le repos dans la mise au jour d’un intelligible. L’habitus intellectif est essentiellement infini : « Habitus enim sistit motum et motum quodammodo interminatum habitus infinitus » – l’habitus détermine le mouvement, et un habitus infini détermine un mouvement en quelque façon indéfini [73]. De même, la volupté que poursuit l’âme est, au contraire de la voluptas épicurienne, une volupté essentiellement dynamique – Ficin le précisera mieux encore dans son commentaire du Philèbe.
20Penser la formule comme pure puissance de production psychique, n’est-ce pas enfin nécessairement la penser comme recelant une part d’indétermination ?Ficin ne va pas jusqu’à thématiser explicitement cette indétermination, mais il l’évoque discrètement à plusieurs endroits. Ainsi par exemple, la ratio, qui constitue le centre de l’âme, le lieu de formation des formules, mais aussi et surtout la « puissance intermédiaire par laquelle nous sommes hommes » (potentia media per quam nos homines sumus), a pour caractéristique principale la liberté de son mouvement (liber motus [74] ) ; le terme de liberté fait ici référence à une indétermination essentielle : Ficin emploie le verbe presque intraduisible de vagor [75], qui renvoie à un mouvement qu’il dit ailleurs sans terme ; il emploie aussi, au même endroit, l’adjectif solutus, qui renvoie pour sa part au pouvoir de l’âme humaine de se défaire de ses liens et attaches aux réalités inférieures comme aux réalités supérieures. L’idée, ce n’est au fond rien d’autre que la formule elle-même, c’est-à-dire la pure puissance d’invention et d’innovation de l’âme. Au regard de cette puissance réflexive et infinie, qui est coessentielle et innée à l’âme, les intelligibles se présentent toujours à elle comme des notions adventices et contingentes [76], bref, comme inessentielles.
Conclusions
21L’oblitération de la seconde hypostase conduit Ficin à construire une noétique purement psychique, et pour ainsi dire para-noiaque (au sens où elle est privée de toute attache à un noûs prédonné). On assiste corrélativement à un glissement de l’idée de la seconde vers la troisième hypostase. Parallèlement à ce glissement, la production de l’idée devient non plus explicitation d’un contenu toujours implicitement présent, mais proprement création ex nihilo et innovation. L’idée n’est plus – pour reprendre une opposition dont Pierre Magnard avait fait le titre d’un collectif – tant forme qu’elle est force. Peut-on dire pour autant que la noétique ficinienne intègre en elle la structure propre de la poièsis ? André Chastel n’hésitait pas à voir, dans la pensée de Marsile Ficin, « la rencontre entre la culture des ateliers et celle de la science néoplatonicienne [77] ». Pour donner un contenu plus précis à cette intuition forte, il conviendrait de montrer dans le détail en quoi l’organisation du travail se modifie à la fin du XVe siècle dans l’atelier florentin (l’atelier de Brunelleschi nous en fournirait un exemple), en substituant à une relation pragmatique de l’homme à la matière une pure domination de l’idée, intégrant en elle le travail de la main, et réduisant l’ouvrier au simple rôle d’exécutant. Cette évolution a rencontré les critiques acerbes de Ruskin : l’ouvrage récent de Pierre Caye, Empire et décor, lui rend sans doute mieux justice [78].
22C’est à la condition de penser la poièsis hors de tout résidu empirique, pour n’en conserver que le noyau infiniment inventif, que l’on pourrait relever le défide Panofsky, et concilier une pensée platonicienne de l’Idea et une pensée de la création artiste. La recherche généalogique ne peut être ici dissociée de la spéculation métaphysique : la résolution de l’antinomie panofskienne de l’Idea et de la poièsis, tout comme celle de l’esprit et de la nature, ne fait dès lors plus signe vers une résolution kantienne, mais bien plutôt actualiste. Le perpétuel labeur de la faculté intelligente de l’âme, toujours insatisfaite de ses produits, ne se rapporte pas chez Ficin à une résistance au fond invincible d’un matériau dont la contingence intrinsèque échapperait toujours à la règle de l’artisan, comme c’est le cas dans la pensée aristotélicienne. Elle désigne plutôt l’autodéploiement d’une puissance qu’aucune des déterminations particulières ne parvient à épuiser. En ce sens, nous croyons avoir montré que cette intégration de la main à la pensée s’accomplit sur un plan théorique, et même métaphysique, dans la noétique de Marsile Ficin et dans sa conception nouvelle de l’Idea, comme fabrication « manuelle » (manibus) de l’âme.
23Marsile Ficin, on le lui a quelquefois reproché, parle peu des arts dans la Theologia platonica. Les rares occurrences n’en sont que plus précieuses. Chacun connaît le célèbre éloge de l’homo faber du livre XIII, qui place la puissance artiste de l’homme à l’égal de celle de Dieu (seul la matière lui manque, et non le génie artistique, pour qu’il fasse lui aussi une terre et des cieux) [79]. A l’égal de la puissance divine, car Dieu comme l’homme créent sans modèle préalablement fixé, pas même un modèle intellectuel immanent. Si l’homme est dit l’« émule » (æmula) de Dieu, ce n’est pas au sens traditionnel, selon lequel l’homme serait en possession d’une quasi-idée, à l’image de l’idée éternellement inscrite dans l’entendement divin (thème cicéronien que l’on trouve parfaitement développé chez Thomas d’Aquin, comme l’a bien montré Panofski). Un tel modèle ne peut plus valoir pour Ficin : Dieu lui-même, en effet, crée, par un acte de sa volonté, ses propres idées [80]; l’homme dispose d’un même pouvoir de creare et d’innovare. C’est en ce sens qu’il est æmula : comme Dieu, il ne se trouve jamais en aval de l’idée, mais toujours en amont.
24Un autre texte, situé au livre X, est moins souvent cité [81]. Ficin fait une comparaison entre la création divine et les arts humains, dont il dresse une hiérarchie en trois catégories, distinguées en fonction de la relation qu’entretient en chacun la puissance créatrice à la matière qui reçoit son ouvrage. Dans tous les arts en effet, la matière est plus ou moins disposée à recevoir l’intention de l’artiste (intentio artificis), qui est la quasi-figure de l’âme elle-même (quasi figura animi ipsius). Elle y est moins disposée dans les arts qui relèvent de l’olfaction, du goût et du toucher (la parfumerie, la cuisine, la fabrication de mobilier) ; elle l’est plus dans les arts qui relèvent de la vue (la peinture et l’architecture), où le projet et l’habileté de l’artiste (consilium et prudentia artificis) sont mieux manifestés : l’intelligence s’y reflète (figurat) comme dans un miroir : « animus in operibus istis exprimit et figurat, ut vultus hominis intuentis in speculum seipsum figurat ». Dans les arts de l’ouïe, la matière atteint son degré maximum de préparation, ne faisant plus qu’un avec l’esprit ingénieux lui-même : c’est surtout, écrit Ficin « dans les arts du discours, des chants et des sons que l’âme se manifeste à la lumière (se depromit in lucem ) ». Et il ajoute enfin : « In his enim tota mentis dispositio et voluntas planissime designatur » – en eux, la disposition entière de l’esprit et de la volonté se dessinent avec la plus grande précision. Ce designatur doit retenir toute notre attention : il y a bien chez Ficin une pensée du disegno, dont l’art suprême ne se manifeste pas, paradoxalement, dans la peinture ou l’architecture, mais dans la musique et la poésie. Ce disegno, ce n’est pas la réalité intelligible qui vient le fixer dans une matière à travers la médiation de l’ingenium artiste : il constitue bien plutôt la marque de cette vis mirabilia de l’esprit humain, capable de tracer par lui-même la ligne de partage à l’intérieur du néant d’une matière infiniment disponible.
Notes
-
[1]
E. PANOFSKY, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Paris, Gallimard, 1983, rééd. 1989.
-
[2]
Ibid., p. 128 sq.
-
[3]
Cette incompatibilité entre la théorie platonicienne des idées et l’élaboration d’une philosophie de la poièsis avait été développée auparavant par Ernst Cassirer, dans son étude remarquable (mais aussi partielle), « Eidos et eidolon. Le problème du beau et de l’art dans les dialogues de Platon », trad. Ch. Berner, dans E. CASSIRER, Écrits sur l’art. Œuvres XII, Paris, Cerf, 1995, p. 27-52.
-
[4]
Theologia platonica de immortalitate animorum [Theol. Plat.]. Nous utiliserons ici le texte de l’édition de référence, à savoir celle de Bâle (Marsilium Ficini Florentini insignis Philosophi Platonici, Medici atque Theologi clarissimi, Opera,..., Basilæ, 1576, t. I, p. 78-424 [Bâle]) dans la réédition anastatique réalisée par la Société Marsile Ficin en 2000. Nous mettons aussi les références de l’édition bilingue traduite par Raymond Marcel (Marsile FICIN, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, texte critique établi et traduit par R. Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1964,3 volumes [R. Marcel]).
-
[5]
« La vertu est toujours forcée d’attendre les circonstances accidentelles pour agir selon l’occurrence [...]. La vertu se manifeste dans des actions. Elle a nécessairement un rôle de défense. Comment, dès lors, pourrait-elle dépendre franchement d’elle-même ?[...] Il n’y a rien dans l’action pratique elle-même qui dépende de nous » (Ennéades, VI, 8 [39], 5). Nous utilisons toujours la traduction d’Émile Bréhier, quelquefois en la modifiant.
-
[6]
Ennéades, VI, 8,4.
-
[7]
« Pour Plotin, l’esprit de l’artiste accompagne désormais, en son essence et pour ainsi dire en son destin, l’‘esprit’créateur qui représente de son côté la forme actualisée de l’insondable unité et absoluité. Car, dans la conception plotinienne, l’‘esprit’engendre aussi les Idées à partir de lui et en lui [...]. Dès lors, l’art combat pour le même enjeu que l’‘esprit’, c’est-à-dire pour le triomphe de la forme sur l’informe » (Idea, éd. cit., p. 40-41).
-
[8]
A l’encontre de l’idée reçue d’un Platon « poïétophobe » (qui reste encore celle développée par Cassirer – cf. note supra), on pourra lire l’étude, claire et précise de Pierre Rodrigo, L’Étoffe de l’art, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 27-59.
-
[9]
Cf. en particulier Ennéades, IV, 3,6, ainsi que le commentaire de W. Helleman-Elgersma, Souls-sisters, a Commentary on Enneads IV, 3 [27] 1-8 of Plotinus, Hildesheim, Gerstenberg/Amsterdam, Rodopi, 1980.
-
[10]
Il nous semble en effet qu’il faut distinguer, dans le texte célèbre d’Ennéades, III, 8 [30], 4, l’????????? ?????? de la ???????????µ? ???????, en deux niveaux hiérarchiquement diversifiés d’action.
-
[11]
Ces cinq degrés font l’objet des cinq chapitres 2-6 du premier livre de la Theologia platonica (Bâle, p. 79-91, R. Marcel, I, p. 40-72).
-
[12]
Cf. notre article « Un platonisme sans cosmos ? La sagesse de Marsile Ficin », P. Magnard (dir.), Marsile Ficin. Les platonismes à la Renaissance, Paris, Vrin, 2001, p. 69-74.
-
[13]
Cf. Théol. Plat., X, 8, Bâle, p. 237, R. Marcel, II, p. 87-88.
-
[14]
Cf. en particulier Theol. Plat., XVIII, 2, Bâle, p. 400-401, R. Marcel, III, p. 183-185.
-
[15]
Theol. Plat. XVI, 1, Bâle, p. 368-370, R. Marcel, III, p. 107-110.
-
[16]
Notre âme, émule de la sagesse divine, désire en effet naturellement se diviniser, en revêtant la forma Dei (Theol. Plat., XIV, 1, Bâle, p. 306, R. Marcel, II, p. 249), et en obtenant les puissances de Dieu (Theol. Plat., XIV, 5, Bâle, p. 313, R. Marcel, II, p. 266). Créée du néant, par la puissance infinie de Dieu, « l’âme participe à la puissance infinie, et, si je puis parler ainsi [...] elle en est à ce point capable (capacem ita esse) qu’elle atteint par elle l’infinité de Dieu » (Theol. Plat., X, 8, Bâle, p. 237, R. Marcel, II, p. 88).
-
[17]
« Recipitur igitur humanus Intellectus in Deo haud immediate et per se, sed per angelicum medium. Necque insuper Deum ut simplicem et per se Deum, sed ut Deum per angelice nubis transparentiam micantem humana intelligentia speculatur » (L’intellect humain n’est pas reçu en Dieu immédiatement et par lui-même, mais à travers la médiation angélique. De plus, l’intelligence humaine ne contemple pas Dieu en tant que Dieu simple et par soi, mais en tant que Dieu brillant en transparence à travers la nuée angélique), Liber de Sapiente, cap. XL (nous traduisons).
-
[18]
Theol. Plat., II, 9, Bâle, p. 103-104, R. Marcel, I, p. 98-99.
-
[19]
E. GILSON, Humanisme et Renaissance, Avant-propos de J.-F. Courtine, Paris, Vrin, 1983, p. 102 sq. Cf. à ce propos notre étude « Une catégorie historiographique oblitérée : l’humanisme », dans Y.Ch. ZARKA (dir.), Comment écrire l’histoire de la philosophie ?, Paris, PUF, p. 267-281.
-
[20]
R. MARCEL, Marsile Ficin (1433-1499), Paris, Les Belles Lettres, 1958, en particulier p. 674 sq.
-
[21]
Ce thème, déjà présent à la fin du ch. 11 du second livre (Theol. Plat., II, 11, Bâle, p. 107-108, R. Marcel, I, p. 110-112), prend toute son ampleur au chapitre suivant, dans le compendium de la seconde partie du traité VI, 8 de Plotin (Theol. Plat., II, 12, Bâle, p. 109-110, R. Marcel, I, p. 114-115). Sur ce texte capital, et son rapport à la causa sui cartésienne, cf. notre ouvrage Ontothéologie ou humanisme ? Descartes et la causa sui, Paris, Vrin, à paraître en 2004.
-
[22]
S. TOUSSAINT, L’Esprit du Quattrocento. Le De Ente et Uno de Pic de la Mirandole, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 7.
-
[23]
Cf. sur ce point C. VASOLI, « L’‘‘ Un-Bien ’’dans le commentaire de Ficin à la Mystica Theologia du Pseudo-Denys », dans P. Magnard (dir.), Marsile Ficin. Les Platonismes à la Renaissance, éd. cit., p. 181-193.
-
[24]
Cf. A. ETIENNE, « Marsile Ficin, lecteur et interprète du Parménide à la Renaissance », dans A. Neschke-Hentschke (dir.), Image de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles, Louvain, Éditions de l’Institut Supérieur de LouvainlaNeuve, 1997, p. 153-185.
-
[25]
Cf. par exemple le commentaire du De anima, III, 5 d’Aristote en Theol. Plat., XI, 2, Bâle, p. 240, R. Marcel, I, p. 94, et notre commentaire infra.
-
[26]
Theol. Plat., III, 2, Bâle, p. 119-120, R. Marcel, I, p. 138-139.
-
[27]
Theol. Plat., III, 2, Bâle, p. 121, R. Marcel, I, p. 142, et V, 15, Bâle, p. 152, R. Marcel, I, p. 214.
-
[28]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 244, R. Marcel, II, p. 103.
-
[29]
Theol. Plat., XII, 4, Bâle, p. 272, R. Marcel, II, p. 168.
-
[30]
Theol. Plat., XV, 4, Bâle, p. 336, R. Marcel, III, p. 31.
-
[31]
Théol. Plat., V, 15, Bâle, p. 152, R. Marcel, I, p. 214.
-
[32]
Theol. Plat., XV, 2, Bâle, p. 331, R. Marcel, III, p. 20.
-
[33]
Theol. Plat., X, 3, Bâle, p. 227, R. Marcel, II, p. 66. On remarquera au passage que Ficin, à l’inverse de Plotin, pense dans une stricte univocité l’être intelligible et l’être sensible – l’???? et l’???????.
-
[34]
De anima, III, 6,431 b 21.
-
[35]
De anima, III, 4,429 a 18-22.
-
[36]
Theol. Plat., X, 1, Bâle, p. 222, R. Marcel, II, p. 54, et XI, 3, Bâle, p. 244, R. Marcel, II, 102.
-
[37]
Ennéades, II, 5 [25], 3.
-
[38]
Asclépius, VI, dans Corpus hermeticum, trad. A.J. Festugière, Paris, Les Belles Lettres, 1946, rééd. 1992, t. II, p. 302.
-
[39]
Par exemple, Theol. Plat., XIV, 3, Bâle, p. 309, R. Marcel, II, p. 256.
-
[40]
Theol. Plat., XIV, 3, Bâle, p. 312, R. Marcel, II, p. 259.
-
[41]
Theol. Plat., V, 13, Bâle, p. 147, R. Marcel, I, p. 203.
-
[42]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 202, R. Marcel, I, p. 332.
-
[43]
Theol. Plat., V, 14, Bâle, p. 150-151, R. Marcel, I, p. 209-210. C’est toujours nous qui soulignons.
-
[44]
Sophiste, 248 e – 249 a.
-
[45]
Métaphysique, XII, 7,1072 a26-30.
-
[46]
Cf. p. ex. Ennéades IV, 5 [29], 7, où le rapport de la vie de l’âme au ???˜ est pensé à travers le rapport de la lumière solaire à sa source.
-
[47]
Theol. Plat., IV, 1,, Bâle, p. 122 sq., R. Marcel, I, p. 144 sq. Cf. aussi notre article « Un platonisme sans cosmos ? ... », art. cit., p. 71-74.
-
[48]
Theol. Plat., VIII, 4, Bâle, p. 193, R. Marcel, I, p. 310, et XII, 4, Bâle, p. 275, R. Marcel, II, p. 173.
-
[49]
Theol. Plat., VIII, 4, Bâle, p. 193, R. Marcel, I, p. 310. Rappelons que l’immanence des ?????´ (et les âmes particulières sont ici considérées comme des ?????´ ) au ???˜ donne lieu chez Plotin à une étonnante comparaison avec Kronos qui engendre et dévore ses propres enfants (p. ex. Ennéades, V, 1 [10], 7).
-
[50]
Theol. Plat., XII, 4, Bâle, p. 275, R. Marcel, II, p. 173.
-
[51]
Cf. encore une fois les textes de Theol. Plat. IV, 1 sur les générations spontanées, produites par l’âme de la terre, et notre commentaire dans « Un platonisme sans cosmos ? ... », art. cit., p. 71 sq.
-
[52]
Theol. Plat., VI, 2, Bâle, p. 161, R. Marcel, I, p. 235.
-
[53]
André Chastel a très bien su le mettre en valeur dans son petit mais dense ouvrage, Marsile Ficin et l’art, 1954, rééd. Genève, Droz, 1996.
-
[54]
Cf. notre étude sur la théorie plotinienne des logoi et sa relecture par Marsile Ficin : « La technique comme capture du ciel. La lecture de la quatrième Énnéade de Plotin dans le De vita cœlistus comparanda de Marsile Ficin », dans Paradigmes de la technique à la Renaissance, recueil d’articles sous la direction de P. Caye et Th. Gontier, revue Corpus, no 39,2001, p. 103-132.
-
[55]
Theol. Plat., VI, 2, Bâle, p. 161, R. Marcel, I, p. 235.
-
[56]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 242, R. Marcel, II, p. 98.
-
[57]
Cette terminologie est à ce point récurrente dans la Theologia platonica que nous devons nous limiter à quelques références particulièrement caractéristiques : cf. en particulier Theol. Plat., VIII, 10 (Bâle, p. 196-197, R. Marcel, I, p. 319), VIII, 15 (Bâle, p. 199, R. Marcel, I, p. 326) et XI, 3 (Bâle, p. 246, R. Marcel, II, p. 104 : dans tout ce chapitre d’ailleurs, Ficin multiplie cette terminologie faisant référence à une poïétique de l’idée).
-
[58]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 201, R. Marcel, I, p. 329.
-
[59]
Ennéades, III, 7 [45], 11. Mais, comme on le sait, c’est aussi, dans un tout autre registre, parce qu’Aristote (pour ne pas parler des gnostiques ...) a voulu « innover » en disant que le Principe se pense lui-même, qu’il a trahi à la fois le platonisme et la vérité (Ennéades, V, 1 [10], 9).
-
[60]
Theol. Plat., XII, 2, Bâle, p. 201, R. Marcel, II, p. 268-269.
-
[61]
Theol. Plat., XV, 11, Bâle, p. 350, R. Marcel, III, p. 64. Ficin parle ailleurs de l’idée comme d’un édifice incorporel fabriqué par l’âme (ædificia fabricat incorporea), Theol. Plat., VI, 2, Bâle, p. 159, R. Marcel, I, p. 229.
-
[62]
Theol. Plat., VIII, 10, Bâle, p. 196-197, R. Marcel, I, p. 319.
-
[63]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 242, R. Marcel, II, p. 98.
-
[64]
Theol. Plat., V, 15, Bâle, p. 152-153, R. Marcel, I, p. 215 sq., XII, 5, Bâle, p. 276-277, R. Marcel, II, p. 177 et, XII, 7, Bâle, p. 280-281 et 283, R. Marcel, p. 188 et 192.
-
[65]
Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 241, R. Marcel, III, p. 101.
-
[66]
Theol. Plat., XI, 2, Bâle, p. 240, R. Marcel, I, p. 94.
-
[67]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 201, R. Marcel, I, p. 329.
-
[68]
Theol. Plat., XV, 15, Bâle, p. 356, R. Marcel, III, p. 79.
-
[69]
Ennéades II, 5 [25]. On pourra consulter sur ce traité le commentaire de Jean-Marc Narbonne (PLOTIN, Traité 25, intro. trad. comm. et notes par J.M. Narbonne, Paris, Cerf, 1998).
-
[70]
Ennéades VI, 1,26. Le traité IV, 7 réfute aussi cette thèse d’inspiration stoïcienne.
-
[71]
Theol. Plat., VIII, 15, Bâle, p. 200-201, R. Marcel, I, p. 325.
-
[72]
Theol. Plat., VIII, 16, Bâle, p. 200, R. Marcel, I, p. 328. Il s’agit ici de la volonté de l’âme, mais on trouve une formule très semblable pour l’intelligence (de l’âme, évidement) elle-même quelques pages avant (« cum aliquid velle se vult, et vult quod velit se velle atque eadem ratione deinceps », Theol. Plat., VIII, 15, Bâle, p. 199, R. Marcel, I, p. 325).
-
[73]
Theol. Plat., X, 8, Bâle, p. 237, R. Marcel, II, p. 87. La traduction de Marcel ne nous semble ici guère convenable.
-
[74]
Theol. Plat., XIV, 10, Bâle, p. 326, R. Marcel, II, p. 294.
-
[75]
Theol. Plat., XIII, 2, Bâle, p. 290-291, R. Marcel, II, p. 211.
-
[76]
Cette distinction est faite en Theol. Plat., XI, 3, Bâle, p. 244, R. Marcel, II, p. 103.
-
[77]
Marsile Ficin et l’art, éd. cit., p. 86.
-
[78]
Cf. P. CAYE, Empire et décor. L’architecture et la question de la technique à l’âge humaniste et classique, Paris, Vrin, 1999, et notre recension dans le Bulletin bibliographique et critique de la Renaissance no 1, Archives de Philosophie, 2001/1, p. 23-25.
-
[79]
Theol. Plat., XIII, 3, Bâle, p. 297-298, R. Marcel, II, p. 227-229.
-
[80]
« Sicut vult, ita intelligit et existit », écrit Ficin résumant Plotin (Theol. Plat., II, 12, Bâle, p. 109-110, R. Marcel, I, p. 114-115). Sur ce texte, cf. note supra.
-
[81]
Theol. Plat., X, 4, Bâle, p. 228-229, R. Marcel, I, p. 69-70.