Les mineurs étrangers isolés sont des jeunes comme les autres. À ceci près que, pour fuir la guerre, les exactions, la misère, et arriver dans leur pays de destination, ils ont dû faire preuve d’une grande détermination et d’un grand courage. Si la société française se reconnaît des obligations particulières à l’égard de tous les enfants, dans le cadre d’un corpus juridique formé notamment de conventions internationales, dans les faits, l’accueil du mineur étranger isolé sur le territoire est empreint de complications qui révèlent autant de réticences, voire conduisent à des situations choquantes. Beaucoup reste à faire pour que les modalités d’accueil de ces jeunes ne ressemblent plus à une leçon combinée de méfiance et de dissimulation.
1D’après les derniers chiffres connus, en 2017, 17 000 jeunes venus de loin sont arrivés en France et ont projeté, coupés de leur famille, d’y passer les années formatrices de leur adolescence. Ils ont peu ou prou le même âge ou un peu moins que nombre de jeunes voyageurs français qui, année après année, dans des conditions parfois aventureuses, explorent, loin d’Europe, le vaste monde.
2Ces derniers rentrent ravis de l’accueil qui leur a été réservé, de même que les programmes Erasmus sont plébiscités par ceux qui en ont bénéficié.
3Les jeunes arrivés en France comme mineurs étrangers isolés sont animés d’intentions ou de projets qui n’ont rien d’extraordinaire. Ils ont fait preuve pour arriver là de détermination et de courage. Simplement, et cela change tout, ce grand voyage a pu leur être imposé par la guerre, les exactions, la misère qui pèsent sur leurs familles, par l’absence de perspective qui leur permettrait d’avoir sur place la vie qu’ils revendiquent. Cette famille pourtant n’a pas toujours disparu. Elle a pu approuver le voyage, payer le passeur sans toujours mesurer le risque. Le téléphone portable, devenu omniprésent, maintient les liens.
4Cette population est très diverse dans ses origines et ses projets. Mais, arrivée en France, elle a quelque chose en commun : son statut de jeune.
5La société française se reconnaît en effet des obligations particulières à l’égard de l’enfant, défini avant tout par sa minorité. Ceci veut dire tout enfant, qu’il soit français ou étranger. La législation – code de l’enfance et de la famille –, les engagements internationaux – Convention internationale des droits de l’enfant – font obligation de protéger, comme étant en danger, le mineur isolé.
6Le jeune étranger est donc d’abord un enfant. Ce principe de base n’est pas seulement fondé dans les textes, il est mis en avant avec insistance par tous ceux qui ont vocation à défendre les droits de l’Homme et est d’ailleurs parfaitement assumé par la majorité de l’opinion. Si certains jeunes peuvent parfaitement se prévaloir du droit d’asile, ils sont peu nombreux à y avoir recours et à y accéder. C’est le statut de mineur qui va jouer le rôle central dans l’accueil fait à ce voyageur.
Un univers de complications
7Ce statut lui donne des droits, mais le fait entrer dans un univers de complications. Il a pour caractéristique de couvrir une période brève, deux, trois ans en général, et d’être borné par une échéance à 18 ans. Ce jour-là, tout est remis en cause.
8D’ici à l’échéance des 18 ans, les droits sont largement définis. Dès son arrivée, le jeune doit être pris en charge, hébergé, accompagné.
9S’il est pris en charge, l’aide sociale à l’enfance (ASE) le logera, veillera à ce qu’il apprenne le français, soit éduqué, bénéficie d’une formation professionnelle. Des services très professionnels sont financés à cette fin et largement délégués à des associations. Le poids financier pesant sur l’ensemble des autorités responsables est significatif, même s’il est loin de couvrir tous les coûts. Les mineurs isolés étrangers représentent tout de même 10 % des jeunes accueillis par l’ASE. Pour ceux qui en arrivent là, et malgré l’insuffisance des moyens consacrés aux différentes étapes de ce parcours, le bénéfice est certain. En témoignent les retours chaleureux de ceux qui ont ainsi accédé à l’éducation, tout comme la persévérance des nombreux intervenants.
10Le principe, solide, débouche sur une mise en œuvre particulièrement complexe. Elle met le jeune demandeur en relation non pas avec une administration, mais avec à la fois des administrations, celles des départements dont relèvent, chacun pour son compte, l’ASE, et l’institution judiciaire, puisque c’est le juge des enfants qui a la charge, en cas de difficulté, de protéger le mineur. Et qui dit judiciaire, dit que le parquet est appelé à intervenir. Il faut imaginer ce que penseraient nos jeunes voyageurs s’ils avaient affaire, en Amérique latine ou en Asie, à cette panoplie d’interlocuteurs officiels.
11Ici, cependant, le malentendu est inscrit dans le système, du fait de la nécessité de déterminer l’âge du jeune. Or, par nécessité, sans doute, mais aussi par habitude, les autorités ne font pas confiance à ce que le principal intéressé dit de son âge, ou même de son identité.
12Ainsi entre-t-on dans une procédure où la reconnaissance du droit est à la fois aléatoire, discutable et surtout lente. Au premier contact avec un officiel en France, le jeune entend « tu mens ». Nombre de mineurs isolés disposent de documents d’état civil, et de tels actes, selon le code civil, devraient, bien qu’établis à l’étranger, être présumés authentiques. Mais le critère de l’âge est si crucial, que les autorités consacrent l’essentiel de leur premier contact à douter.
Des controverses non abouties
13La procédure en vigueur est le résultat incertain de controverses non abouties. L’évaluation a longtemps pris la forme d’un examen médical systématique, effectué sur demande d’un magistrat. Elle comportait une radiographie du poignet complété dans certains cas par un examen dentaire et clinique. Le problème est que cette « science de la croissance » ne fait pas l’unanimité, au point d’avoir été déconseillée tant par l’Académie de médecine que par le Comité national consultatif d’éthique. Depuis la loi du 14 mars 2016 sur la protection de l’enfant, la règle devrait être un diagnostic d’évaluation fondé sur une approche sociale. Par cette méthode, un personnel formé doit apprécier la compatibilité de l’âge allégué par le jeune et le récit de son parcours. Ce n’est qu’en l’absence de documents valables et lorsque l’âge allégué n’est pas vraisemblable qu’il peut être procédé, avec, dit-on, le consentement de l’intéressé, à l’expertise médicale.
14Cependant, toutes les autorités qui interviennent dans le sort du jeune n’ont pu résoudre leurs propres doutes et désaccords. Un temps, les opposants à la discutable solution médicale ont cru que le législateur y renoncerait. Mais il n’en fut pas ainsi et nous en sommes encore au compromis compliqué qui vient d’être décrit. Sur le terrain, le test demeure l’outil d’arbitrage des désaccords entre intervenants administratifs ou judiciaires, au grand dam des intéressés. Malheureusement, le Conseil constitutionnel, pourtant saisi des doutes de la Cour de Cassation, vient de valider les tests osseux et par là la complexité des textes applicables. C’est à notre avis faire peu de cas de l’expérience quotidienne des acteurs de terrain et de l’intérêt supérieur de l’enfant, principe pourtant affirmé.
15Ce cap franchi, les jeunes ont leurs chances, c’est prouvé. Et on peut d’autant plus déplorer les dégâts lorsque le processus ne se passe pas bien. Il peut en être ainsi au début, à la fin ou en cours de parcours. Dès l’arrivée en zone d’attente, ces jeunes devraient, comme mineurs, ne pas être refoulés. Or, certains le sont sans que beaucoup soit fait pour clarifier leurs droits. Parvenus sur notre sol, ils traînent un temps dans nos rues avant d’accéder à une prise en charge, ou bien ils fuguent, disparaissent dans la nature, quand une rencontre leur paraît contraire à leurs projets. Ainsi, lorsque l’on évacue la jungle de Calais, tous ne se retrouvent pas dans les bus ou, s’ils sont évacués trop loin, certains disparaissent. Ils courent alors de grands dangers, de la part des réseaux criminels qui parfois les ont amenés sur le territoire. Chaque fois qu’une opération spectaculaire alerte l’opinion, on dit à voix couverte que des mineurs ont disparu. Quelle est la portée réelle de cette crainte ? Nul ne le sait.
16Le risque est donc omniprésent, alors que se rapproche l’échéance de la majorité. Notre pays ne renvoie pas les jeunes chez eux de ce seul fait, mais le procédé de régularisation qui s’offre au jeune majeur est discrétionnaire et compliqué. Il distingue selon que le mineur est arrivé avant 16 ans ou avant 18 ans, il ignore les aléas qui ont retardé sa reconnaissance et il fait grand cas de la rupture de ses relations avec la famille restée dans le pays d’origine. Ce critère n’est pas approprié si l’on envisage les intérêts du jeune.
17Le bilan de cette action publique ne conduit pas, par principe, à proposer qu’elle soit retirée aux départements. Certains d’entre eux surmontent ces difficultés, mais d’autres chercheront à limiter la charge. Ils vont faire jouer les réticences qui obligeront le jeune à avoir affaire au système judiciaire, en théorie fait pour protéger et examiner des situations individuelles. Il n’empêche, le procureur de la République et le juge des enfants ne sont pas des interlocuteurs commodes. Leurs décisions négatives ont des conséquences pratiques graves, surtout quand ils ont pris leur temps pour statuer. Dans certains cas, les atermoiements et les à-peu-près du jeune pris dans cette nasse conduiront même à le criminaliser.
18La crainte que l’État ou les intéressés ne prennent leurs aises avec les départements qui jouaient le jeu est montée dans les collectivités locales. Selon elles, ces jeunes, mobiles, choisiraient d’aller là où la collectivité aurait déjà largement contribué. Des revendications s’élèvent pour que l’État prenne sa part, ou du moins lutte contre le risque de nomadisme social.
19Malheureusement, un système aussi compliqué porte en lui le risque de malentendus. Les collectivités voulaient une participation de l’État, des moyens adaptés à un accueil dont l’impact est national. Un pas timide fut fait lorsque l’État accepta de financer une brève période d’évaluation de l’âge. Mais, sous prétexte d’éviter un nomadisme qui n’était pas vraiment constaté, les collectivités qui voulaient une péréquation se retrouvent avec un fichier.
20C’est le sens du décret du 30 janvier 2019, pris en application de l’article 51 de la loi sur l’immigration et l’asile, par lequel l’État décide de recenser les mineurs dans un fichier, dont on se demande ce qu’il pourrait apporter à l’action sociale concernée. Il soumet les intéressés à une nouvelle procédure, débouchant cette fois sur le ministère de l’intérieur. Cette procédure est définie en termes alambiqués comme un appui à l’évaluation. Le fichier, biométrique, compilera état-civil, langue parlée, empreintes numérisées du visage et empreintes digitales de deux doigts. Il centralisera les décisions d’évaluation de minorité des départements permettant de savoir si ce statut a été refusé ailleurs. On comprendra assez facilement la réaction négative du Défenseur des Droits et et de certains départements, auxquels est proposée une démarche de plus, ayant pour effet de conduire les jeunes vers le ministère de l’intérieur.
Faire en sorte que les modalités d’accueil ne soient plus une leçon combinée de méfiance et de dissimulation
21Comment conclure, face à tant de questions, sinon par le désarroi, lorsque la France se voit condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, parce qu’un jeune afghan de 12 ans a erré six mois dans la jungle de Calais ? On sait que la jungle fut démantelée et que d’autres jeunes plus chanceux furent alors pris en charge. Mais ceux qui parlaient anglais et dont le projet était de profiter des règles britanniques de regroupement familial se firent donner, par des fonctionnaires d’outre-Manche présents dans les bus, des assurances qui ne furent pas tenues. Comment alors auraient-ils confiance dans leurs interlocuteurs français ? Et que sont-ils devenus aujourd’hui ?
22Il faudrait sortir de ces difficultés par le haut, en proposant à nos sociétés un objectif fondé sur l’idée que l’accès à l’éducation est central pour comprendre ces jeunes et que le fait qu’ils ont choisi une destination dans un pays donné, est une reconnaissance de ce que ce pays peut leur apporter. À nous, donc, de valoriser ce qui est fait pour leur accueil, en évitant une leçon combinée de méfiance et de dissimulation. Mieux vaudrait se proposer, à une échéance appropriée, une forme d’Erasmus au sens large qui pourrait ouvrir une voie légale à ces arrivées.
23En attendant de trouver des répondants à ce type de défi, cette référence pourrait inspirer les comportements. Faire plus naturellement confiance, lisser les obstacles, accepter les appréciations positives des intervenants précédents, ne pas abuser des recours débouchant sur l’exclusion, aider financièrement les collectivités les plus créatives, doter les mineurs isolés étrangers d’un interlocuteur visible chargé de clarifier l’information, animer un réseau de garants, faire les études qui permettront de mieux comprendre ces déplacements et s’atteler aux situations les plus choquantes : pas de jeune en rétention, pas de jeune à la rue, pas de jeune poursuivi à raison des aléas de sa situation devant les tribunaux pénaux, pas de jeune sans réponse à la porte du Royaume-Uni.
24Car c’est là que se dessine, à l’heure des réseaux sociaux, l’image de nos vieux pays face à la jeunesse du monde.