Notes
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[1]
Les deux procès se sont déroulés le 25 janvier 2011 le 30 mai 2011 au tribunal correctionnel d’Aïn El Turck.
Des Algériens tentent de quitter leur pays, sans passeport, ni visa, sur des barques, au péril de leur vie. En dialecte, on nomme ces candidats à l’émigration harraga, « les brûleurs », car ils « brûlent » les frontières ainsi que les étapes nécessaires à un départ qui respecterait les contraintes imposées par les États. En outre, s’ils arrivent en Europe, ils détruisent, « brûlent », leurs papiers d’identité, pour échapper à l’expulsion.
1Les harraga – littéralement les « brûleurs » – sont, pour la plupart, des jeunes hommes célibataires sans emploi suffisamment stable ou rémunéré pour leur permettre de prétendre à un visa pour l’espace Schengen. Ils sont exclus du système de mobilité légale. C’est pourquoi ils tentent de quitter leur pays sans passeport ni visa en « brûlant » les frontières.
2Les États de la rive nord de la Méditerranée choisissent de combattre les flux migratoires « irréguliers » en mettant en œuvre des politiques toujours plus restrictives et sécuritaires qui sont en partie à l’origine de la mise en irrégularité des migrations. De façon croissante les États de la rive sud prennent part à cette lutte. En Algérie, l’une des principales mesures mises en œuvre par les autorités a été l’introduction du délit de sortie illégale du territoire dans le Code pénal.
L’introduction du délit de « sortie illégale » du territoire dans le Code pénal algérien
3Au début des années 2000, les dispositifs et les lois qui existent en Algérie afin de lutter contre la harga ne visent pas les tentatives de départ sur des embarcations de fortune, car celles-ci sont encore rares. La plupart des « brûleurs » de frontières s’infiltrent sur des navires marchands en partance pour l’étranger. Lorsque les départs en barque et en chalutier depuis les côtes algériennes prennent de l’ampleur au milieu des années 2000, les forces de sécurité, et plus spécifiquement les garde-côtes, dénoncent l’existence d’un vide juridique qui favoriserait cette forme de départ. C’est notamment en mobilisant cet argument que le gouvernement algérien défend l’introduction du délit de « sortie illégale » du territoire dans le Code pénal.
4La loi introduisant le délit de « sortie illégale » du territoire, adoptée en 2009, s’inscrit dans un contexte de renforcement de la dimension sécuritaire de la politique migratoire algérienne et de l’alignement des positions algériennes avec celles des Etats européens. En effet, quelques mois avant le passage de la loi qui concerne les nationaux algériens, le gouvernement a proposé une loi relative à l’immigration en Algérie. La loi n° 08-11 du 25 juin 2008, relative aux conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers en Algérie durcit et institutionnalise le dispositif de lutte contre l’immigration « irrégulière » en Algérie.
5Lors de l’examen de la loi par l’Assemblée populaire nationale, le 12 janvier 2009, certains députés ont critiqué l’article 175 bis qui introduit le délit de « sortie illégale » du territoire. Le ministre de la Justice, Tayeb Belaïz, chargé de défendre cette loi devant le Parlement, a tenté de justifier l’orientation répressive de la politique de lutte contre la harga mais son argumentation est confuse et minée par les contradictions. Il introduit l’incrimination de la harga comme une disposition cohérente avec les politiques répressives mises en œuvre en matière d’immigration « irrégulière » en Algérie. Le ministre fait ici référence à la loi n° 08-11 du 25 juin 2008 relative aux conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers en Algérie en affirmant : « Il est inconcevable d’incriminer ceux qui s’introduisent dans le territoire national de manière illégale et d’être tolérant à l’égard de ceux qui quittent le pays de la même manière ». Puis, alors même que cet amendement introduit « la sortie illégale du territoire » dans le Code pénal, il argue qu’il n’a pas vocation à incriminer les harraga qui sont des victimes. Il qualifie cette disposition de « règle juridique générale » qui ne sera pas appliquée de façon stricte puisque les harraga jouissent de circonstances atténuantes. Enfin, il insiste sur le caractère criminel et mafieux des réseaux de passage qui seraient les premiers visés par ces lois. Il affirme que ce texte vise à combler un « vide juridique » et à harmoniser la loi dans le respect des conventions internationales ratifiées par l’Algérie.
6Le 20 janvier 2009, à l’occasion du vote de la loi, trois propositions d’amendement ont été introduites, sans succès, par des députés du Hamas et ceux du Parti des travailleurs afin d’obtenir la suppression de l’article 175 bis du Code pénal. La loi n° 09-01 du 25 février 2009 modifiant et complétant l’ordonnance n° 66-156 du 8 juin portant Code pénal est publiée dans le Journal officiel de la République algérienne le 8 mars 2009. L’article 175 bis prévoit des peines de deux mois à six mois de prison et 20 000 à 60 000 dinars d’amende pour tout Algérien ou étranger résident qui « quitte le territoire national d’une façon illicite ». La loi n° 09-01, dans la section V bis 2 consacrée au « trafic illicite de migrants », prévoit également des sanctions sévères à l’encontre des « passeurs » et des personnes qui aident les migrants « irréguliers ». Ainsi, l’article 303 bis 30 prévoit un emprisonnement de trois ans à cinq ans et une amende de 300 000 à 500 000 dinars à l’encontre des passeurs.
L’application de l’article 175 bis du Code pénal
7Les condamnations d’harraga n’ont pas commencé à la suite de l’amendement du Code pénal en 2009. Lorsque les départs en barque et en chalutier depuis les côtes algériennes prennent de l’ampleur au milieu des années 2000, les autorités algériennes optent d’ores et déjà pour une politique répressive au titre de l’article 545 du Code maritime. L’applicabilité de cet article — qui vise très clairement ceux qui s’infiltrent clandestinement sur des navires — à des Algériens qui se trouvent sur une barque ou sur un chalutier dans les eaux territoriales du pays est plus que contestable. Or, les autorités algériennes ont arrêté et jugé des harraga au titre de cet article. Ainsi, la loi n’a pas introduit un changement aussi radical qu’il pourrait paraître. Il n’existe aucune donnée disponible concernant le nombre de harraga jugés annuellement en Algérie au titre de l’article 175 bis du Code pénal. L’analyse de son application s’appuie sur les articles de presse consacrés aux procès de harraga, sur l’observation de deux audiences au tribunal d’Aïn El Turck et sur les entretiens menés auprès de « brûleurs » de frontières jugés pour « sortie illégale » du territoire.
8Les harraga qui sont arrêtés par les forces de sécurité algérienne sont mis en garde à vue, puis jugés suivant une procédure de comparution immédiate qui vise à obtenir un jugement rapide, le procureur estimant que les faits sont clairs. Ils sont jugés lors d’un procès collectif. Tous les harraga ayant tenté de quitter l’Algérie dans une même embarcation, mais également tous ceux interceptés au cours d’une même opération de surveillance des frontières sont jugés ensemble. Cette pratique peut conduire à des situations extrêmes. À titre d’exemple, le 7 décembre 2010, les garde-côtes ont intercepté dans la matinée quinze embarcations réunissant au total cent neuf personnes. Comme c’est toujours le cas, ils furent jugés durant une procédure de comparution immédiate. Le tribunal correctionnel d’Aïn El Turck ne pouvant tous les accueillir « physiquement » durant une seule et même audience les harraga ont été jugés en deux groupes : soixante-neuf ont été jugés le premier jour et quarante le deuxième jour.
9Les deux procès observés [1] étaient plus ordinaires et en concernaient respectivement dix-huit et huit. Les harraga entrent escortés dans la salle d’audience et sont alignés en deux ou trois rangées devant le juge. Tous ne jouissent pas d’une représentation légale individuelle, mais il y a, au minimum, un avocat commis d’office pour l’ensemble des harraga. Une fois dans la salle d’audience, ils sont interrogés par le juge qui leur demande, dans un premier temps, de décliner leur identité. Ensuite, il les interroge en se concentrant exclusivement sur les modalités de départ. Il demande à chacun d’eux de révéler l’identité de celui qui a organisé la traversée et celui qui était chargé de piloter l’embarcation. Les harraga restent évasifs, refusent de répondre aux questions ou proposent des explications rocambolesques. Le juge n’interroge aucun témoin ni aucun expert.
10Après cet interrogatoire, la parole est donnée aux avocats des harraga qui présentent leurs clients comme des victimes désespérées en raison de leur précarité socio-économique. Ils mobilisent un registre très sentimental et misérabiliste ainsi que des arguments très généraux durant leurs plaidoiries. La parole revient ensuite au procureur de la République qui, dans le cadre des deux procès observés, a requis une application stricte et sévère de l’article 175 bis du Code pénal soit une peine de six mois de prison ferme et 60 000 dinars d’amende. Le juge demande, ensuite, à chacun des harraga de s’engager à ne pas tenter de « brûler » les frontières de nouveau. Alors, tels des enfants pris la main dans le pot de confiture, les yeux rivés sur le sol, les mains toujours au dos, l’un après l’autre, ils disent : « Je ne recommencerai pas ». Cet épisode infantilisant s’est déroulé lors des deux procès observés, ce qui laisse à penser que c’est un usage courant. Dans les deux cas, les harraga ont été condamnés à une peine de prison avec sursis de deux mois et à une amende de 60 000 dinars. Le premier procès a duré environ quarante-cinq minutes et le second environ trente minutes, ce qui, une nouvelle fois, démontre leur caractère expéditif.
11Les entretiens menés auprès des harraga permettent de conclure que cette loi n’a pas d’effet dissuasif. En effet, tous étaient au fait de son existence, mais ils ont déclaré qu’ils ne l’avaient pas prise en considération au moment de décider de « brûler ». Les harraga risquent leur vie pour quitter le pays, il n’est donc pas surprenant que la peine de prison ne soit pas dissuasive.
Conclusion
12Les autorités algériennes ont opté pour une politique essentiellement répressive qui vise à combattre les modalités de l’émigration et non ses causes. L’une des mesures les plus symboliques est l’introduction du délit de sortie « illégale » dans le Code pénal algérien en 2009 en totale contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’homme dont l’article 13 spécifie : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ».
13La pénalisation de la harga n’introduit, cependant, pas un changement fondamental dans les pratiques en vigueur en Algérie puisque les harraga étaient d’ores et déjà jugés et condamnés sans fondement juridique. Les procès sont collectifs et expéditifs et les harraga sont rarement condamnés à des peines de prison ferme et décident, dans tous les cas rencontrés sur le terrain, de ne pas s’acquitter de l’amende. En réalité, c’est du point de vue symbolique que ces procès ont un impact. Les harraga qui ont vécu une expérience difficile et qui doivent admettre l’échec de leur tentative d’émigration sont arrêtés, humiliés, jugés et traités tels des enfants turbulents. Ils considèrent ces procès comme une illustration de la hogra qui règne en Algérie. Cette expression qui signifie littéralement « mépris » a un sens bien plus vaste. Hogra désigne un abus de pouvoir qui crée un sentiment de frustration et d’impuissance chez celui qui la subit. Elle est souvent synonyme d’injustice et d’impunité. Hogra désigne également le mépris des dirigeants pour leur peuple.
Bibliographie
Bibliographie
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- Khaled Noureddine, « Adolescents harragas : risquer sa vie comme seule possibilité de réalisation de soi », Adolescence, 2013, vol. 3, no 31, p. 699-709.
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- Labdelaoui Hocine, « La politique algérienne en matière d’émigration et d’immigration », CARIM, 2005, no 13, 16 p.
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- Souiah Farida, « Les harraga algériens », Migrations Société, 2012, vol. 23, no 143, p. 105 120.
- Souiah Farida, « Musique populaire et imaginaire migratoire en Algérie », Diversité, 2011, no 162, p. 27 33.
- Souiah Farida, « Les autorités algériennes face aux “brûleurs” de frontières », dans Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Withol de Wenden, Migrations en Méditerranée, CNRS Editions, 2015, p. 167-179.
Notes
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[1]
Les deux procès se sont déroulés le 25 janvier 2011 le 30 mai 2011 au tribunal correctionnel d’Aïn El Turck.