1En Espagne, les femmes ont eu des droits politiques bien avant la France. La tradition vient de loin : les femmes pouvaient être reines de Castille, et avaient bien plus de pouvoirs réels que dans d’autres royaumes, comme la France ou l’Aragon. En Espagne, la femme conserve son nom de famille, cas rarissime en Europe. De tous les monarques espagnols, le plus apprécié et admiré aura été sans nul doute une femme, Isabelle la Catholique. L’habitude de commander et de gouverner des princesses espagnoles a d’ailleurs donné à la France de grandes reines, comme Blanche de Castille ou Anne d’Autriche.
2Dès 1908, on discuta au Parlement espagnol de la possibilité de donner le droit de vote aux femmes. En 1924, sous la férule de Miguel Primo de Rivera, les femmes pouvaient voter et être élues à l’Assemblée Nationale, parlement fantoche, il est vrai, à la botte du dictateur.
3Lors de la proclamation de la IIème République, en avril 1931, le gouvernement provisoire permet aux femmes d’être élues mais non pas de voter. Trois femmes seront élues à l’Assemblée Constituante : Clara Campoamor, Victoria Kent et - trois mois plus tard - Margarita Nelken.
Même Franco…
4Lors de la discussion du projet de Constitution, la libérale Clara Campoamor défend le vote des femmes ; Victoria Kent et Margarita Nelken (radical-socialiste et socialiste) voteront contre, en revanche, car la gauche se méfie de l’influence du clergé et des confesseurs sur leurs ouailles (!).
5Campoamor aura gain de cause, et la Constitution de 1931 reconnaîtra le suffrage passif et actif de la femme. En France il faudra attendre le Gouvernement Provisoire du général de Gaulle, en avril 1944, pour l’obtenir et le faire appliquer pour la première fois lors des Municipales d’avril 1945. C’est encore Clara Campoamor qui défendra le droit au divorce.
6En Espagne, terre de paradoxes, même Franco n’osera pas supprimer le droit de vote des Espagnoles, qui seront convoquées lors des simulacres de référendum organisés par le Caudillo, mais ce n’est qu’en 1975, année de la mort du dictateur, que la femme espagnole aura le droit d’ouvrir un compte bancaire, sans l’autorisation de son mari ou de son père. Cette dernière victoire est arrachée par María Tello, dans les derniers mois du franquisme et, trois ans après, la Constitution de 1978 reconnaîtra l’égalité non seulement politique, mais aussi sociale de l’homme et de la femme.
A qui le trône ?
7Une seule limite, très contestée et plutôt exotique : le droit nobiliaire. L’homme est préféré à ses sœurs lorsqu’il s’agit d’hériter un titre de noblesse. En 2006, après bien des jugements contradictoires des tribunaux, le Parlement se prononce, là aussi, pour l’égalité. Dernière inégalité, sur laquelle on glose beaucoup dans la presse et les l’édition : l’ordre de succession de la couronne. Pourquoi l’homme serait-il préféré à la femme ?
8Pour l’heure, le problème ne se pose pas puisque le prince Felipe n’a que deux petites filles, Leonor et Sofía. Et s’il naissait un garçon ? La Constitution est formelle : l’héritier, ce serait lui. On se trouve donc face à la perspective d’un changement de la loi qui s’avère problématique, car dans ce cas, les Infantes Elena et Cristina, sœurs aînées de Felipe, lui passeraient devant…
9Oublions maintenant la dynastie, et voyons où en sont les femmes dans les structures du pouvoir.
La femme en politique : une présence en trompe-l’œil
10Selon les chiffres de l’Institut de la Femme en 2003, les conseillers municipaux étaient au nombre de 41.048 hommes pour seulement 15.453 femmes, 27 % du total. En vingt ans, (1983-2003) les postes de maire occupés par les femmes sont passés seulement d’un ridicule 2 % a 12,5 %, ce qui est tout à fait insuffisant.
11En revanche, la présence de la femme au Parlement est montée entre 2000 et 2004, de 29 % à 36 %. Cette progression de la présence féminine est constante depuis 1982, particulièrement dans les partis Populaire et Socialiste, avec un léger avantage pour le premier. Sous le dernier gouvernement de droite de José Maria Aznar, deux femmes présidaient respectivement la Chambre des Députés (Luisa Fernanda Rudi) et le Sénat (Esperanza Aguirre).
12Le poids spécifique de la femme au Sénat s’est paradoxalement réduit, les postes de responsabilité demeurant aux mains des hommes alors même que Mme Aguirre présidait cette assemblée.
13L’actuel gouvernement Zapatero se compose de huit femmes et de huit hommes, mais on ne compte que 3 femmes Secrétaire d’Etat pour 17 hommes ; 2 déléguées du Gouvernement contre 17 ; 4 ambassadrices contre 101 ambassadeurs, aucune femme ne représentant l’Espagne au plus haut niveau dans les organismes internationaux.
14En revanche, 52 % des fonctionnaires sont des femmes, ce qui représente effectivement la part féminine de la population. Le pouvoir a gardé, en Espagne et dans le reste du monde, des habitudes très masculines. Rappelons qu’en URSS, si les femmes pouvaient être camionneurs, tankistes ou cosmonautes, il n’y en avait aucune au Politburo.
Un secteur privé à la traîne
15Dans le secteur privé, le taux d’activité de la femme espagnole (3ème trimestre 2004) est parmi les plus bas de l’Union. 74,1 % des hommes entre 15 et 64 ans travaillent, contre seulement 54,9 % des femmes.
16Sur le plan des salaires, l’inégalité est flagrante, et on comprend mal pourquoi une femme gagne un tiers de moins qu’un homme pour le même travail, qu’il s’agisse des petits comme des gros salaires. En revanche, cette disparité n’existe pas dans le secteur public. Bien des femmes ont accédé à des postes autrefois réservés aux hommes, mais elles n’occupent encore que 4 % des sièges aux Conseils d’administration des grandes entreprises.
17On vient de voter, en mars dernier, une importante loi de parité. Les entreprises auront 8 ans devant elles pour que leur Conseil d’Administration compte au moins 40 % de femmes. D’après María Teresa Fernández de la Vega, Vice-président du Gouvernement, il s’agit d’un pas de géant (qui, selon elle, “abolit des siècles de discrimination”). Pour Esperanza Aguirre, réélue le 27 mai Présidente de la Communauté de Madrid et que nous avons déjà citée comme ancienne Présidente du Sénat, les lois de parité ne correspondent pas à la réalité.
18Une question cruciale se pose : pourquoi les femmes devraient-elles jouir d’une sorte de “discrimination positive” ? Ni Marie Curie ni Margaret Thatcher n’ont bénéficié de lois de parité pour faire leurs preuves ; au fond, ces lois n’aboutissent qu’à entériner l’échec de la plupart des structures économiques et politiques, dès qu’il s’agit de donner leur chance aux femmes. Personne ne se berce d’illusions au sujet de cette loi qui sera remise à plat au bout d’un an d’application, qui n’a reçu l’appui que d’une courte majorité parlementaire et contre laquelle le patronat est vent debout.
Femmes milliardaires et femmes ordinaires
19Il semblerait qu’en Espagne, comme partout ailleurs, les seules femmes qui arrivent à conquérir et à conserver un vrai poste de décision sont une exception car elles sont… exceptionnelles. Certaines des plus grosses fortunes espagnoles sont détenues et gérées par des femmes, le plus souvent des héritières : Esther et Alicia Koplowitz, Ana Patricia Botin, la marquise de Taurisano, mais que pèsent-elles par comparaison avec 18 millions de “Mileuristas” (les 42 % d’Espagnols qui gagnent moins de 1000 euros par mois) et 4,5 millions de personnes qui survivent avec 600 euros ? Parmi ces Espagnols les moins fortunés, une grande proportion de femmes et en particulier de veuves : plus de la moitié doit se contenter, pour vivre, de 400 euros par mois. Par chance, la famille, en Espagne, est encore une institution, qui se charge des obligations auxquelles l’Etat défaillant est incapable de faire face : petits-enfants, vieux parents, divorcés, chômeurs, s’en sortent grâce à leur famille. Et pour ceux qui n’en ont pas, il existe des institutions comme Caritas, des cantines publiques ou religieuses et quelques ONG.
20La loi prévoit également un minimum du 40 % de femmes - ou d’hommes - sur les listes électorales. C’est ainsi que, lors du scrutin de mai dernier, une liste composée uniquement de femmes a été déclarée inéligible. Or, à cause de brusques migrations intérieures, il existe des petits villages sans présence féminine ou masculine. Un cas est demeuré célèbre. En 1985 la petite commune de Plan, (Huesca, Aragon) comptait 42 hommes célibataires sur 170 habitants. Après avoir vu le film “Convoi de femmes” de William Wellman, les habitants, trouvant l’idée excellente, décidèrent d’organiser un rassemblement de femmes, qui arrivèrent non en caravane mais en autocar. Ce fut un succès : au bout d’un an naissait le premier bébé.
La violence dans tous ses états
21On ne peut parler du statut des femmes sans parler de la violence avec un grand V. Non que l’Espagne soit un pays particulièrement redoutable de ce point de vue, bien au contraire, mais les victimes de toutes catégories de délits, y compris les homicides, sont, à 85,8 %, des femmes. Elles sont plus souvent volées, violées, frappées, blessées et tuées. Dans les médias espagnols, la “violence de genre” est presque un leitmotiv. La proportion est inverse lors des attentats de l’ETA : sur près de 1000 victimes, les terroristes basques ont tué “seulement” 67 femmes, jeunes filles et petites filles.
22Il y aura toujours de méprisables individus et de sombres ordures qui battront, tromperont et voleront dans l’impunité. A nous, femmes, de nous défendre !
Un problème qui échappe à notre logiciel
23Il y a aussi la question des très machistes gitans. Le Tribunal Constitutionnel vient de refuser une pension de réversion à une femme mère de six enfants qui n’était mariée que selon le rite gitan. Cette communauté continue de n’en faire qu’à sa tête, retirant ses filles des écoles alors qu’elles sont particulièrement intelligentes, les mariant de force, les battant, les exploitant et les maintenant sous la coupe de leur conjoint ou des hommes tout-puissants de leur famille. Le tout dans l’illégalité absolue, sur fond de sanglantes luttes de clan, où les femmes représentent un enjeu comparable au bétail.
Des effets pervers inattendus
24Avec les immigrés - près de quatre millions en dix ans - se posent de nouveaux problèmes : quand une femme espagnole travaille, elle peut se permettre de payer une femme immigrée qui nettoie sa maison à sa place. Est-ce là un progrès ? L’amélioration du statut et du niveau de vie d’une femme doit-elle passer par l’asservissement d’une autre femme ?
25L’immigration de certains pays hispano-américains s’intègre sans problème - même culture, même religion - mais aux immigrantes s’impose un contraste brutal : elles viennent de pays ou règne un réel machisme (terme qui serait né au Mexique, non en Espagne). N’en parlons même pas quand il s’agit d’Asiatiques ou d’immigrants de religion et de culture islamiques, pour lesquels la femme est un être naturellement et originellement inférieur, à l’éducation et à l’intégration desquelles les maris et les frères s’opposent sans état d’âme.
26Bien qu’en Espagne l’extrême droite politique soit désormais inexistante, l’intégration de millions d’immigrants peut finir par développer des sentiments xénophobes. Une femme de ménage espagnole qui ne trouve plus de travail et n’a jamais cotisé à la Sécurité sociale, se voit supplantée par des étrangères qui travaillent pour moins cher, et qui vont recevoir, elles, des aides sociales auxquelles elle n’a jamais pu avoir droit. La Sécurité sociale, bien qu’excédentaire, commence à s’essouffler et la situation devient alarmante dans certaines régions comme les Iles Canaries.
Paradoxes de l’éducation
27Depuis 1910, la femme espagnole peut accéder à toutes les études universitaires. Un siècle de présence féminine à l’Université se traduit dans le fait que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à posséder un doctorat (34.690 contre 31.003). Plusieurs carrières sont devenues franchement féminines, comme la médecine ou l’enseignement, alors que la présence de la femme dans certaines écoles d’ingénieurs reste minoritaire. En général, on compte davantage de femmes que d’hommes dans les Universités espagnoles, et elles y obtiennent de meilleurs résultats.
28Il reste un noyau dur d’analphabètes, âgés en général de plus de cinquante ans, ou gitans, majoritairement féminin. Les femmes de cette génération, n’ayant pas fait de service militaire, ne pouvaient saisir cette dernière chance d’apprendre à lire ou à conduire, que l’Armée offrait aux recrues illettrées.
29Parmi les immigrants, il en est de fort cultivés, provenant d’Argentine ou de pays de l’Est, mais la grande majorité est loin de l’être. Quelle possibilité réelle aura une petite immigrante d’accéder à une instruction de qualité ? Les espagnols dits de souche désertent l’école publique dès qu’ils en ont les moyens et la crise de l’enseignement d’Etat ne facilitera pas l’intégration des filles dans la société espagnole.
Le regard de la femme sur elle-même
30C’est ce qui a le plus changé, en Espagne, ce regard que la femme porte sur elle-même. Elle a pris conscience de ses possibilités en tant que travailleuse mais aussi en tant qu’être féminin, exploitant son côté le plus séduisant.
31L’Espagnole, souvent jolie de visage, a compris aussi l’importance de son corps. On croise un peu partout de ravissantes jeunes filles, sveltes, modernes, très soignées, bien habillées, maquillées et à leur aise. Beaucoup d’entre elles sont des sportives, font attention à ce qu’elles mangent et, si elles en ont les moyens, se font opérer de ce qui leur déplaît. La plus importante compagnie de soins de beauté à la carte d’Europe, la Corporación Dermoestética, est espagnole et bien des femmes viennent se faire opérer ici. Comme partout ailleurs en Europe, cette obsession de la beauté selon les canons imposés par la mode et les médias, entraîne des problèmes d’anorexie et de boulimie, d’insatisfaction et de frustration quand on manque des moyens nécessaires pour s’offrir à soi-même un mirage de perfection. L’Espagne reste excessive et l’indépendance extrême, obsessionnelle, de certaines femmes est souvent très agressive. En outre, il est humiliant et peu honorable de se faire belle uniquement pour plaire aux hommes ou s’en servir.
Loin de Carmen
32La vision du mâle s’est aussi transformée. Les jeunes maris aident souvent leur femme dans les corvées domestiques, dans les tâches familiales ou éducatives. L’homme ne se sent plus offensé s’il doit porter un paquet ou tenir une porte. Dans l’ensemble, l’union et la connivence dans les jeunes ménages sont plus authentiques qu’il y a un demi-siècle. Les hommes aiment leurs enfants et s’en occupent simplement, comme si cela était toujours allé de soi.
33Les prix des logements étant démentiels, il faut que les deux membres du couple travaillent pour payer l’hypothèque, qui est devenue une sorte de nouveau lien conjugal. Autre domaine dans lequel la parité absolue est atteinte : la fatigue ; les deux conjoints sont tout aussi épuisés par la vie trépidante qu’ils mènent.
34En réalité, il faut reconnaître que, comme dans une bonne partie du bassin méditerranéen, les familles espagnoles sont souvent des matriarcats ; ce sont de plus en plus les femmes qui décident, laissant aux hommes l’illusion et l’apparence du pouvoir.
35Toute conquête a un prix : dans bien des cas, la femme espagnole, supérieurement éduquée, travaillant sans cesse, n’a pas eu l’occasion d’envisager la maternité et se retrouve sans enfant à près de quarante ans. Or, toutes les enquêtes prouvent que dans une grande majorité, les espagnoles veulent des enfants. Une des conséquences est que l’Espagne est le pays ou l’on adopte le plus d’enfants étrangers. Tous les ans des milliers d’orphelins venus de toute la planète, en particulier de Chine, convergent vers les foyers espagnols. De même, l’Espagne est-elle un pays de pointe pour les techniques d’insémination artificielle, grâce auxquelles, souvent, des femmes ayant dépassé la quarantaine éprouvent la joie d’être mères. Il s’agit là d’une véritable révolution, non sans dangers. Car le “droit à l’enfant” ne devrait pas faire oublier les droits de l’enfant.
36Dans les lignes qui précèdent, nous n’aurons parlé ni de Carmen ni de danseuses andalouses ; au-delà des clichés éculés, nous aurons préféré donner des chiffres et des informations utiles, instructives sur l’Espagne actuelle et ses réalités.
Bibliographie
Sources
- Mujeres en Cifra, Ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales, 2003
- Mujeres y Hombres en España, Instituto Nacional de Estadística, 2006
- Comisión Nacional del Mercado de Valores
- Ministerio del Interior
- Articles de El País, ABC et Cinco Días.