Notes
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[1]
Le droit d’avorter, accordé aux femmes en 1920, a été à nouveau interdit pendant la période 1936-1955, et rétabli par la suite.
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[2]
Selon les sources officielles, les salaires des femmes seraient d’au moins un tiers inférieurs à ceux des hommes (Goskomstat, 2001).
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[3]
Voir les études menées par Human Rights Watch en 1997, (disponible en russe à l’adresse http://www.hrw.ru/russian/reports/russia/1997/women/index.html) et Amnesty International en 2005 (“Violences domestiques contre les femmes : vers qui se tourner ?” document public, Index AI : EUR 46/056/2005)
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[4]
Selon les enquêtes d’opinion publique menées par le FOM, organisme privé d’études d’opinion. www.fom.ru
1Depuis les années 1980 et la Perestroïka, la Russie a connu d’importants bouleversements politiques, économiques et sociaux. La sortie du communisme, l’éclatement de l’U.R.S.S., la libéralisation “sauvage” et la transformation de la structure sociale du pays ont considérablement affecté la situation des femmes. Pour comprendre la place de celles-ci dans la société russe actuelle, il faut d’abord évoquer en quelques mots la condition des femmes en Union Soviétique, point de départ et de référence pour nombre d’entre elles aujourd’hui.
Les ambiguïtés du “féminisme d’État”
2Le projet communiste issu de la révolution bolchevique de 1917 se montrait très soucieux de la place de la femme dans une société de type nouveau. Dès la Révolution d’octobre, l’égalité entre les sexes fut officiellement proclamée ; elle s’est maintenue ensuite de texte en texte. Toute une série de droits était accordée au femmes : droit de voter, droit de divorcer, droit d’avorter [1]. Toutefois, l’émancipation de la femme a été avant tout une politique publique exclusivement contrôlée par l’Etat, fluctuant au gré des priorités dictées par l’“intérêt national”. Ainsi, aux premières années, ouvertes et innovantes, où l’on souhaitait substituer à la famille patriarcale une nouvelle forme de relations hommes-femmes, a succédé, dans les années 30 - période d’hécatombes dues tout autant aux massacres staliniens de masse qu’à la “grande guerre patriotique” contre le nazisme à partir de fin juin 1941 - un retour aux valeurs de la famille traditionnelle, qui avait pour fonction d’assurer un niveau de natalité acceptable. Car si la femme a toujours travaillé en Union Soviétique, ce n’est pas tant par volonté de lui accorder les moyens de son émancipation que par nécessité de disposer d’une main d’œuvre abondante, corvéable à merci, dans un pays en pleine industrialisation, dont la population masculine, saignée à blanc, ne suffisait plus.
Images d’Épinal à la mode soviétique
3A la fin des années 1980, la situation de la femme est plus qu’ambiguë. Elle est officiellement un partenaire égal de l’homme dans la famille, mais assure la quasi-totalité des tâches ménagères. l’avortement autorisé aux femmes soviétiques n’est pas vu comme une preuve d’autonomie, mais comme unique moyen de contraception, abondamment utilisé par les femmes, faute d’autre choix, souvent au risque de leur santé. Dans le monde du travail, aucune activité n’est fermée aux femmes, mais on constate qu’elles sont sur-représentées dans des métiers peu qualifiés, pénibles ou peu valorisants : qu’on se souvienne de ces nombreuses images de l’Epinal soviétique, conductrices de tramway, cantonnières, balayeuses de trottoirs enneigés ou “babouchkas” surveillant chaque salle de chaque musée. L’égalité politique est ouvertement acquise aux femmes et leur participation à la vie politique assurée par des quotas, mais elles sont absentes des sommets du pouvoir et présentes essentiellement à des échelons où la prise de décision est très limitée. Enfin, l’imaginaire soviétique cultive - malgré les figures de propagande de l’ouvrière et de la paysanne émancipées, aux yeux tournés vers les lendemains qui chantent - une vision essentialiste des sexes où la femme et l’homme ont des fonctions sociales très distinctes.
4La fin de l’Union Soviétique laissait espérer des changements dans le statut de la femme. L’évolution réelle aura été pour le moins décevante.
Des femmes désarmées
5Les années post-soviétiques ont été celles des difficultés économiques et de désillusions politiques pour une grande partie de la population russe. Dans ce contexte, les femmes ont subi de plein fouet les problèmes économiques et sociaux de cette période, sans arriver à obtenir d’évolutions majeures sur le plan politique. S’y est ajoutée une fragilisation des femmes qui se retrouvent démunies face à une violence sociale et familiale que la société n’arrive pas à contrôler.
6La position des femmes dans la vie économique n’a pas subi de transformations majeures au cours des 20 dernières années, et la libéralisation de l’économie s’est souvent faite à leur détriment : là où les hommes ont investi des domaines nouveaux et porteurs, comme le secteur bancaire, ou extrêmement profitables, comme ceux de l’énergie, là où ils se sont empressés d’occuper tous les postes de responsabilité, les femmes sont massivement restées dans la sphère publique déclinante, confinées dans des emplois mal rémunérés, peu gratifiants ou peu qualifiés. Les entreprises créées par les femmes à partir des années 1990 sont aujourd’hui encore essentiellement des petites structures dans des domaines d’activité jugées typiquement “féminins”, tels que les services à la personne, la santé, les crèches, l’école, la culture. Les disparités salariales restent également considérables [2].
Egalité formelle et vérité des chiffres
7Sur le plan politique, si l’égalité formelle est toujours en vigueur, les femmes sont aujourd’hui très peu visibles dans l’appareil du pouvoir. On compte moins de 10 % des femmes-députées de la chambre basse du Parlement ; elles sont un peu plus présentes au niveau local mais une seule région de ce pays immense comme un continent est dirigée par une femme. Cependant, il faut restituer à ces chiffres, qui ne sont pas radicalement différents des “performances” de certains pays européens, leur portée réelle. L’appauvrissement et la nécrose de la vie démocratique sous le régime de Poutine limitent le pouvoir à des cercles réduits et à des clans fermés ; dans ce contexte, la population dans son ensemble, hommes et femmes confondus, est exclue de fait de la prise de décision.
8Sur le terrain familial aussi, la situation est contrastée. Dans sa famille, la femme russe est à la fois un chêne et un roseau. Pendant les années économiquement les plus difficiles, les femmes se sont montrées plus résistantes et plus souples que leurs compagnons et ont souvent fait “bouillir la marmite”. La femme s’est vu assurer son autonomie, à la fois par l’activité professionnelle et par une procédure de divorce assez peu contraignante, mais elle est restée, de fait, dépendante de son conjoint, de par la nécessité d’avoir deux salaires pour survivre, et parce qu’elle a continué “naturellement” à prendre en charge la plus grande partie des tâches familiales et ménagères.
Du mariage comme stratégie
9Le mariage est devenu aujourd’hui en Russie une stratégie essentielle d’ascension sociale de la femme. Celles dont les mères ont toujours travaillé, mais aussi cousu elles-mêmes leurs vêtements et fait des heures de queue devant des magasins aux trois-quarts vides pour nourrir leur famille, souhaitent aujourd’hui profiter au maximum de la société de consommation, quitte à se voir opposer les stéréotypes de la femme entretenue, frivole et oisive. On ne peut donc pas parler ici de retour à la tradition, mais de reconstitution d’une perception sexuée et rétrograde des rôles sociaux.
Toutes les heures, une femme meurt…
10La violence subie par les femmes dans le cadre de la famille est également un problème social majeur souligné par les organisations de défense des Droits de l’Homme [3]. S’il est difficile de quantifier l’importance de la violence familiale, l’estimation donnée par Amnesty International est effrayante : une femme meurt toutes les heures en Russie, victime de la violence de son conjoint ou de son ancien compagnon, machisme et alcoolisme traditionnels de la société russe n’y étant évidemment pas étrangers. Les défenseurs des Droits de l’Homme dénoncent surtout le refus de prise en charge de ce problème majeur par les pouvoirs publics. Culpabilisées par les officiers de police, les femmes sont en effet découragées de porter plainte contre leurs agresseurs. Si, malgré tout, une plainte est déposée, les victimes seront souvent soumises à un traitement humiliant, fait d’insinuations, de vexations sexistes et d’intimidations, de la part des policiers et du personnel médical, pour qu’au final l’affaire soit classée sans suite. De surcroît, il n’existe que très peu d’associations de soutien aux femmes victimes et quasiment pas de structures d’accueil pour femmes battues ou menacées. Là encore, il est important de rapporter la situation des femmes à celle de la population russe dans son ensemble, dont la police a depuis longtemps cessé d’être le protecteur pour se transformer en organisation paracriminelle, racketteuse, corrompue et violente.
Paternalisme poutinien
11Ces dernières années, le régime de Vladimir Poutine a affiché une volonté d’adopter des politiques favorables aux femmes. La mesure la plus populaire de l’année 2006 est ainsi connue sous le nom de “capital maternel” : il s’agit d’accorder, à la naissance du deuxième enfant d’une famille, une subvention d’un peu moins de 10.000 dollars, disponible à partir des 3 ans de l’enfant et utilisable uniquement pour des besoins précis, tels que l’achat d’un logement ou les frais d’études. Une mesure paternaliste, s’appliquant également aux enfants suivants, reçue avec enthousiasme dans un pays où élever plusieurs enfants signifie encore souvent se condamner aux privations et à la misère.
Une émancipation en trompe-l’œil
12Situation paradoxale donc, que celle des femmes en Russie : très tôt émancipées sur le papier par le pouvoir soviétique, elles ne se sont jamais véritablement souciées du respect de leurs droits. Aujourd’hui encore, elles préfèrent fermer les yeux sur un certain nombre d’inégalités économiques, politiques ou familiales criantes, au profit d’un bien-être matériel et familial qui leur semble vital. Or, si la moitié des femmes déclarent aujourd’hui qu’elles ne sentent pas de différence de traitement dans la société russe entre les femmes et les hommes, trois quarts d’entre elles considèrent pourtant que c’est pour elles que la vie est la plus dure [4]. Ne l’oublions pas : dans la Russie du XXIème siècle, se faire traiter de “féministe” est toujours une insulte !
Notes
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[1]
Le droit d’avorter, accordé aux femmes en 1920, a été à nouveau interdit pendant la période 1936-1955, et rétabli par la suite.
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[2]
Selon les sources officielles, les salaires des femmes seraient d’au moins un tiers inférieurs à ceux des hommes (Goskomstat, 2001).
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[3]
Voir les études menées par Human Rights Watch en 1997, (disponible en russe à l’adresse http://www.hrw.ru/russian/reports/russia/1997/women/index.html) et Amnesty International en 2005 (“Violences domestiques contre les femmes : vers qui se tourner ?” document public, Index AI : EUR 46/056/2005)
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[4]
Selon les enquêtes d’opinion publique menées par le FOM, organisme privé d’études d’opinion. www.fom.ru