Couverture de RAC_038

Article de revue

Sociologie d’internet

Jean-Samuel BEUSCART, Éric DAGIRAL, Sylvain PARASIE, Paris, Armand Colin, 2016, 224 p.

Pages 95 à 101

English version

L’affirmation d’une sous-discipline

1Si jamais dans une discussion académique on se voit conduit à débattre du statut des recherches sur la portée sociale et politique d’Internet, on peut le dire désormais : il existe bel et bien un sous-domaine de la discipline sociologique, la sociologie d’Internet, qui par un corpus vaste d’enquêtes nous a d’ores et déjà fourni des réponses à nombre de questions fondamentales que pose Internet : Qu’est-ce qu’Internet fait à la capacité d’action des individus ? Dans quelle mesure Internet favorise-t-il des relations plus symétriques, ou plus égalitaires, entre les individus ? Peut-on dire qu’Internet introduit une plus grande visibilité de la société à elle-même ? C’est ce dont fait preuve l’ouvrage Sociologie d’Internet, écrit par trois jeunes sociologues, Jean-Samuel Beuscart, Éric Dagiral et Sylvain Parasie qui, en examinant ces trois questionnements sociologiques par le biais d’une synthèse de travaux menés depuis 20 ans en France et ailleurs, notamment aux États-Unis, rend compte précisément de ce qui fait la substance de ce sous-domaine de la sociologie.

2Conçu comme un manuel à destination des enseignants-chercheurs et des étudiants en sociologie, mais aussi en sciences de l’information et de la communication et en sciences sociales en général, cet ouvrage dessine une sociologie d’Internet particulière : une sociologie que les auteurs affirment capable de rendre compte des spécificités des actions sociales en ligne par le biais de l’enquête, confrontée à et alimentée par nombre d’acquis sociologiques portant sur les logiques d’action hors ligne. Avec cette ambition, les auteurs engagent un fin exercice de délimitation et d’inscription du sous-domaine en question au sein de la discipline sociologique, exercice qui donne à l’ouvrage tout son intérêt au-delà de son utilité pratique indéniable comme manuel de référence en la matière.

3Le point de départ en est le paradoxe suivant : l’Internet est devenu incontournable dans nos existences quotidiennes et ses effets sur les manières de se rencontrer, de discuter, de s’informer, de se cultiver, de militer, de consommer, de s’amuser, de se déplacer, d’échanger, de travailler, etc., font partout l’objet de débats publics. Or la sociologie peine encore aujourd’hui à intégrer définitivement le phénomène Internet dans ses questionnements généraux et dans ses approches méthodologiques. C’est que, depuis 1990, constatent les auteurs, l’étude sociale d’Internet – prenant la forme d’Internet studies dans le monde anglo-saxon – se développe aux marges des programmes, débats et revues qui animent la sociologie générale, notamment dans des espaces interdisciplinaires liant plusieurs domaines (tels ceux des études de la communication et des médias ou des études sociales et historiques des techniques et de l’innovation). Pourtant, les questionnements et méthodes sociologiques sont au cœur de nombre des travaux relevant des Internet studies. L’intégration d’Internet au sein de la discipline ne pouvant donc plus être repoussée, les auteurs assument le défi d’identifier ce qui constituerait aujourd’hui le corpus de savoirs de la sociologie d’Internet. Des savoirs dont le développement est cumulatif, en dépit de l’instabilité de l’objet Internet dans le temps. C’est ce propos que les auteurs cherchent à démontrer au fil de sept chapitres et quatorze encadrés méthodologiques, à visée pratique, proposés en lien avec les questions abordées.

À l’aune des promesses fondatrices

4Le travail de synthèse part d’une définition spécifique d’Internet entendu comme intégrant trois ensembles : un ensemble d’infrastructures matérielles et logicielles permettant la communication entre machines connectées ; un ensemble de pratiques diverses, médiatiques, de communication interpersonnelle, culturelles, de consommation ou d’action politique entre autres ; et un ensemble de représentations sociales et de discours, tels ceux associant Internet à un idéal égalitaire. Suivant cette définition, une démarche générale est dégagée dans le premier chapitre, consistant à retracer « une histoire d’Internet », dont le but est de repérer des éléments d’histoire qui s’avèrent fondateurs pour l’analyse sociologique du dispositif dans ses modalités d’existence, ainsi que pour poser les bases de l’ouvrage.

5Deux questions structurent le chapitre en ce sens. La première concerne la mesure dans laquelle les principes, promesses et attentes qui ont guidé le projet fondateur d’Internet exercent encore aujourd’hui une influence sur les pratiques d’Internet, que ce soit côté usagers ou côté fournisseurs de services en ligne. La discussion des travaux sur les imaginaires et les communautés qui ont donné forme à ces pratiques, au carrefour entre des projets militaires, des pratiques universitaires et une culture informatique émergente dans la Californie des années hippies, permet d’identifier trois promesses décisives : celle, sociale, d’un renouveau des formes de sociabilité dans des espaces inédits, virtuels, permettant la formation de communautés d’intérêt émancipées des contraintes de la distance géographique et de la coprésence physique ; celle, politique, d’une société rendue plus démocratique par un effet décentralisateur et égalisateur résultant de la présence d’Internet dans l’espace public ; et celle, économique, d’une transformation des relations marchandes et des modes de production, de commercialisation de consommation de biens par l’intermédiation numérique.

6La seconde question est celle des modalités de diffusion d’Internet en France depuis vingt ans. Les enquêtes sociologiques recensées sur l’adoption et les usages de la micro-informatique et de la télématique d’abord, puis de l’Internet, mettent en évidence une diffusion marquée par des vagues successives, chacune caractérisée par des usages variés et des types d’utilisateurs différents. Une attention particulière est accordée aux études des mouvements de diffusion et d’usage depuis la sphère du monde du travail jusqu’à la sphère privée, ainsi qu’aux études des mouvements de résistance qui ont marqué la première phase de diffusion en France. Malgré les inégalités d’adoption et d’usage constatées jusqu’à la fin des années 2000, la massification atteinte avec l’émergence d’écosystèmes de médias et de terminaux multiples et divers permet aux auteurs de revenir au constat de départ, à savoir qu’Internet est aujourd’hui incontournable : même si ses usages sont variés, Internet est bien un phénomène massif, et non pas une pratique culturelle restreinte à une catégorie sociale précise.

7Sur cette base, les six chapitres suivants traitent de questions empiriques qui permettent d’examiner le devenir des trois promesses fondatrices identifiées, et de manière transversale, de rendre compte de ce qu’Internet fait à la capacité d’action des individus, de la mesure dans laquelle Internet favorise des relations plus égalitaires, et des manières dont Internet affecte la visibilité de la société vis-à-vis d’elle-même. Exposant à chaque fois des hypothèses concurrentes, les auteurs apportent des réponses nuancées aux différentes questions posées par le biais d’une sélection de travaux dont la synthèse permet de mettre en évidence tantôt les changements et les ruptures, tantôt les continuités et les mutations incrémentales – dans l’idée d’éviter, autant que possible, les écueils symétriques de minimiser l’effet d’Internet sur la société ou, au contraire, de le surévaluer.

Nouvelles formes d’interaction et de sociabilité

8Les chapitres 2 et 3 s’intéressent au devenir de la promesse d’un renouveau des formes de sociabilité, en se penchant sur l’étude des modes d’interaction dans des espaces en ligne et aux pratiques de présentation de soi. Suivant le fil chronologique du développement d’Internet et du web, les auteurs mettent en valeur le caractère cumulatif des conclusions qui se dégagent des enquêtes portant sur des dispositifs divers qui ont marqué les différents moments du web. Le deuxième chapitre, « Interagir et se présenter sur Internet », met la focale sur la manière dont des travaux pionniers ont appréhendé, dès la fin des années 1990, les usages du premier web social, celui des premiers forums thématiques, des listes de discussion, des pages personnelles et des blogs. Les travaux développant l’ethnographie des espaces en ligne afin d’étudier les modes de sociabilité que s’y déploient sont mis en avant. Les auteurs montrent notamment comment la description fine des pratiques par des travaux francophones pionniers a permis de mettre en évidence l’importance des conventions qui prennent forme avec les usages d’Internet et, par là, les continuités qui lient les actions en ligne et hors ligne. Le troisième chapitre, « Sociabilités et réseaux sociaux », se penche quant à lui sur les discours de rupture qui ont accompagné l’essor du web des années 2000, le web 2.0 : celui des wikis, des plateformes de partage de contenus, des sites de jeu ou de rencontre en ligne et des réseaux sociaux numériques, entre autres applications web. Le bilan qu’en font les auteurs montre clairement que les logiques de présentation de soi et les continuités entre ce qui s’opère en ligne et hors ligne identifiées précédemment sur la base des dispositifs du premier web restent valables et varient peu à l’heure du nouveau web 2.0. On est donc bien dans un champ de recherche dont les connaissances sont cumulatives, et ce en dépit des transformations que le web a connues entre 1995 et 2015. Si la conclusion sur les effets de ces dispositifs sur les sociabilités est nuancée, elle souligne leur participation à la formation de nouvelles formes de réflexivité non seulement individuelles, mais aussi collectives.

Élargissement de l’espace public et renouveau démocratique

9Se tournant vers la dimension collective d’Internet, les chapitres 4 et 5 se penchent sur l’examen du devenir des promesses d’un renouveau démocratique associé aux manières dont Internet affecte les dynamiques de traitement des affaires publiques. Le chapitre 4, « Quel renouveau démocratique ? », examine des travaux sociologiques, souvent proches des sciences politiques, autour de deux hypothèses : d’une part, celle d’un élargissement de la participation au débat public résultant du principe de libre publication et du contournement des « gatekeepers » traditionnels, et celle, d’autre part, d’un renouvellement des formes d’engagement public dont il s’agit de déterminer la mesure. Les conclusions sont encore une fois nuancées. Si Internet permet effectivement l’accès d’un plus grand nombre de personnes et d’idées au débat public, cet élargissement n’est pas pour autant mécanique ou univoque : au contraire, il apparaît souvent limité, inégalitaire et dépendant des médias traditionnels. Il s’agit là de conclusions similaires à celles concernant les effets d’extension des répertoires d’action collective et l’articulation des moyens d’action en ligne et hors ligne. Si la diversification des formes de l’engagement et de la mobilisation politique liée à Internet se voit vérifiée, elle ne conduit pas pour autant automatiquement à une démocratie participative, les processus hors ligne qui tiennent à l’écart du politique des franges de la société opérant aussi sur les espaces en ligne. Dans le chapitre 5, « Journalisme en ligne », la réflexion se poursuit par le biais d’un zoom sur une catégorie d’acteurs clés du débat public, à savoir les journalistes. En articulant des apports de la sociologie des médias, de la sociologie de l’espace public et de la sociologie des professions, le bilan fait par les auteurs met en évidence les manières dont ce monde professionnel s’est vu affecté par Internet et a dû s’adapter aux nouvelles dynamiques de production, diffusion et consommation de l’information en ligne avec notamment l’émergence de nouveaux acteurs, y compris les amateurs, dans les écosystèmes d’information. Les questions relatives au pluralisme de l’information en ligne et aux processus de mise sur l’agenda occupent une place centrale dans l’analyse. Et de nouveau les réponses qu’apportent les travaux recensés par les auteurs sont nuancées : loin des tendances univoques et des ruptures claires, elles attirent l’attention plutôt sur l’existence de continuités, malgré les nouveautés, tant au niveau des processus de production et de consommation de l’information qu’au niveau de ce que l’on savait déjà sur ces processus.

Empowerment des consommateurs et nouvelle économie

10Les deux derniers chapitres de l’ouvrage se concentrent sur les promesses annonçant la transformation des relations marchandes par le fait de leur déploiement sur des dispositifs en ligne et du développement d’une nouvelle économie digitale. Le chapitre 6, « Les relations marchandes en ligne », examine l’hypothèse d’une démocratisation du marché associé à un empowerment des consommateurs en ligne. Les auteurs examinent trois ensembles de travaux : des travaux sur les structures sociotechniques qui rendent possible la relation marchande en ligne (notamment les dispositifs de réputation qui permettent la construction de la confiance dans les échanges) ; des travaux sur les enjeux relatifs aux choix des consommateurs dans une situation d’abondance d’options (avec des dispositifs ayant recours notamment à des systèmes de notes et d’avis ou orientés par des algorithmes de recommandation) ; et des travaux sur les transformations du travail marchand (qui découlent d’innovations informatiques autant qu’organisationnelles, logistiques et de marketing avec le développement des services d’écoute en ligne). À ce dernier égard, les auteurs notent un manque de travaux empiriques sur les capacités des individus à faire avec des phénomènes tels que le big data, la personnalisation algorithmique du marketing, et les bulles informationnelles résultant des systèmes de recommandation personnalisée. Le chapitre 7, « Une nouvelle économie ? », se penche quant à lui sur la façon dont Internet reconfigure la sphère de la production économique en mobilisant deux ensembles de travaux : des travaux examinant les dynamiques de désintermédiation et ré-intermédiation des marchés par l’ouverture du jeu économique, par la transformation des produits et services, et par la renégociation des règles des marchés ; et des travaux cherchant à comprendre les logiques et la réalité d’une nouvelle économie collaborative, qui est aussi celle des foules (crowds). Les auteurs concluent que, s’il y a certes une nouvelle économie numérique, celle-ci n’est pas pour autant celle qui fut annoncée aux débuts d’Internet. De nouvelles formes d’organisation ont vu le jour et des expérimentations diverses avec des formes collaboratives et décentralisées se sont transformées en modèle. Or ces formes d’organisation s’altèrent dans leur extension à des nouveaux secteurs. Elles suscitent alors des débats et des inquiétudes quant à leurs impacts sur les équilibres économiques généraux.

Quel renouveau de la sociologie ?

11Dans son ensemble, l’ouvrage de Beuscart, Dagiral et Parasie a le grand mérite d’offrir aux lecteurs francophones une synthèse raisonnée précieuse, très robuste et de grande qualité autant dans sa forme que dans son contenu, de ce qui constitue la sociologie d’Internet ; une synthèse qui est aussi porteuse d’un message fort concernant l’avenir de la discipline sociologique. Les trois leçons proposées en guise de conclusion vont dans ce sens. La première implique qu’Internet ne peut plus être abordé comme s’il s’agissait d’un domaine séparé de la vie sociale et que toute la sociologie est donc désormais concernée. La deuxième leçon, conséquence de la première, est que les sociologues ne peuvent plus se tenir à l’écart de l’étude d’Internet car non seulement l’essor d’Internet reconfigure en grande partie leurs objets d’enquête, mais de plus une connaissance générale des mécanismes sociaux est devenue indispensable si l’on veut comprendre le phénomène Internet dans toute sa profondeur. Et troisième leçon, cette fois d’ordre méthodologique : l’étude sociologique d’Internet ne signifie aucunement, au prétexte d’un renouveau méthodologique qui serait associé à une « sociologie numérique » en émergence, un abandon des méthodes éprouvées servant à la discipline pour produire des connaissances, telles que l’entretien, le questionnaire et l’analyse de corpus textuels.

12Avec ces leçons les auteurs affirment le besoin d’intégration d’Internet à la sociologie, tout en soulignant, prudemment, la centralité des méthodes classiques, en dépit des renouveaux méthodologiques qui découlent de l’introduction de supports numériques ou encore de l’intégration des techniques informatiques comme le scraping du web ou la cartographie et l’analyse de réseaux. À cet égard et vu les débats vifs qui s’expriment au sujet des méthodes axées sur l’utilisation des traces extraites d’Internet, la position sobre adoptée par les auteurs, cohérente avec celle adoptée à l’égard des autres promesses associées à Internet, peut être saluée. C’est précisément pour cette raison que l’on pourra regretter que le renouveau épistémologique de la sociologie associé notamment aux opportunités et défis qui se posent en matière d’interdisciplinarité (en particulier entre sciences sociales et sciences informatiques), ne fassent pas l’objet d’une discussion critique plus explicite, par exemple en conclusion. Une telle discussion aurait pu permettre au lecteur de comprendre les raisons de la sobriété des auteurs sur ce point. Le traitement latéral et ad hoc qui est fait de cette question au fil des encadrés risque de ne pas satisfaire la curiosité du lecteur. Dans le même sens, on pourra s’étonner du fait que les auteurs ne resituent pas explicitement leur sociologie d’Internet par rapport à d’autres domaines axés sur Internet, dont les sciences de l’information et de la communication et les « media studies », ou d’autres sociologies, dont la sociologie du web (plus restreinte), la sociologie du numérique (plus large), ou encore la sociologie numérique (fondée sur les méthodes numériques). Finalement, le lecteur pourra se demander en quoi une configuration résolument interdisciplinaire de l’étude d’Internet, telle celle des Internet studies, n’est pas une alternative plus souhaitable à celle de l’inscription disciplinaire dans la sociologie, au vu de la manière dont l’étude d’Internet en société sollicite non seulement la sociologie mais bien d’autres SHS ainsi que les sciences informatiques elles-mêmes. Une approche plus explicite de ces questions aurait sans doute permis de mieux ancrer le propos de l’ouvrage dans un contexte institutionnel marqué par la prolifération de domaines et configurations inter- ou transdisciplinaires, où les tensions abondent, entre autres, sur la manière d’encadrer l’incorporation du numérique dans la recherche et l’enseignement SHS. Pour avancer dans la réflexion en ce sens, le lecteur saura cependant trouver de très nombreux éléments dans le texte de l’ouvrage qui, nous en sommes convaincus, servira désormais de nouvelle référence essentielle en la matière et dont on ne saurait trop recommander la lecture.


Date de mise en ligne : 12/03/2018

https://doi.org/10.3917/rac.038.0095

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