Couverture de RAC_038

Article de revue

Savoirs locaux et biodiversité aux îles Marquises

Don, pouvoir et perte

Pages 29 à 55

Notes

  • [1]
    L’équipe a travaillé en octobre 2010 sur les trois îles des Marquises du Sud (Hiva Oa, Fatu Iva, Tahuata) en se divisant en deux groupes pour les deux dernières îles. Les entretiens, enregistrés et souvent filmés, ont fait l’objet de transcriptions exhaustives (et les notes prises au cours des enquêtes ethnobotaniques ont également été mises au propre).
  • [2]
    Le premier indique (1985, pp. 49-75) : « La maladie est ma’i, elle comporte les douleurs, les troubles physiologiques, l’altération du comportement, les dommages corporels. Il s’agit là de ma’i mau ou maladies vraies, naturelles, mais aussi, très souvent, de maladies surnaturelles ou ma’i tapiri. »
  • [3]
    Non exhaustivement : Leroy (1987), Finau et Leach (1998), Centre Polynésien des Sciences Humaines (1992), Girardi (2010).
  • [4]
    Dans le même sens, voir Grand (2007, p. 123), Jones (2000, p. 18) pour la définition de la santé par les Maori de Nouvelle-Zélande.
  • [5]
    À comparer avec la situation actuelle à Tahiti : « Actuellement, à Tahiti, la tradition orale, accompagnée de travaux pratiques où le néophyte observe en silence, est la forme d’acquisition et de transmission la plus répandue, relayée par les cahiers, puta tupuna (livre des ancêtres), où sont consignées les recettes, et par la visite éclairante d’ancêtres bienfaisants à l’état de veille ou durant le sommeil. Toutefois, des personnes sont parfois choisies par un autre “praticien”. Elles peuvent aussi éprouver une injonction intérieure permanente, accompagnée de problèmes de santé, financiers ou autres, qui ne cessent que quand le don est accepté et mis en œuvre » (Grand, 2007, p. 247).
  • [6]
    Voir aussi S. Grand (2007, p. 247) : « Les tahu’a disent recevoir parfois le don au moment où eux-mêmes ou un de leurs proches sont malades. Ils le mettent en œuvre en soignant ce proche ou eux-mêmes. Ensuite ils sont prisonniers du don et doivent soigner les autres. »
  • [7]
    En revanche, les sculpteurs cherchent à protéger les motifs qu’ils créent, par exemple en insistant sur la dimension individuelle de la création et en signant leurs œuvres.
  • [8]
    À la différence de ce que les observateurs du début de la période coloniale ont pu noter. Ottino et Ottino (2013) citent par exemple Lavondès relativement à un traitement d’éruption cutanée chez les enfants, appelée tantôt pueva (démangeaison), tantôt mata hakamau, ce qui pourrait se traduire par « maladie du souvenir ». Le traitement consiste en une sorte de désensibilisation pratiquée en touchant les lèvres de l’enfant à l’aide d’une série de substances préalablement carbonisées. On essaie ces substances par ordre, d’abord divers végétaux, comestibles ou non, d’origine terrestre (mei io he henua), ensuite diverses nourritures et substances d’origine marine (mei io he tai), ensuite des aliments provenant des « boîtes de conserves des Européens ». On aperçoit très clairement un système à deux niveaux : « produits importés – produits locaux ; produits d’origine terrestre – produits d’origine marine… ».
  • [9]
    Inversement, les artisans (sculpteurs sur pierre et sur bois, peintres sur tapas) semblent évoluer vers une stratégie individuelle d’innovation artistique et d’autorat (avec signature) pour contrer le pillage de leurs œuvres. La question de la protection des « savoirs locaux » ne se pose pas non plus dans les termes attendus, puisqu’on entre clairement dans une logique similaire à celle qui régule le champ artistique tel qu’il s’est progressivement constitué sur plusieurs siècles dans le monde occidental (Bourdieu, 1992).

Introduction

1La connaissance, la préservation, la valorisation et la transmission des savoirs locaux portant sur la « nature » constituent le cœur de cet article. Il aborde ainsi des questions transverses aux champs de la recherche, des politiques publiques et de la société civile, qui ont suscité des débats sur les dispositifs d’accès et de partage des avantages liés à l’utilisation des ressources biologiques ou génétiques (APA) dans l’outremer français (Doussan et al., 2011) et au-delà. La convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992, dont sont issus les principes qui président à l’APA (article 8j), avait en effet mis en avant la reconnaissance d’une propriété intellectuelle des communautés détentrices d’un savoir sur les ressources naturelles qu’elles gèrent et utilisent localement (Hermitte, 2006). La dimension de protection semble donc fondamentale pour le champ des savoirs locaux sur la nature, dans un contexte de relations a priori très inégales entre communautés locales, entreprises internationales et États nationaux : de la bioprospection à la biopiraterie il n’y a qu’un pas (Moran et al., 2001). En même temps, l’inégalité des relations et ressources ne doit pas masquer l’extraordinaire résilience du « fait autochtone » (« Indigenous becoming » dans les termes de James Clifford, 2013) et les stratégies mises en place pour tenter de gérer au mieux les ambitions et intrusions des mondes du développement et de l’industrie (Greene, 2004). Enfin, les interactions impliquant les peuples autochtones sont pour partie des rencontres ou des absences de rencontre entre diverses formes de savoirs (traditionnels, scientifiques, administratifs, juridiques, etc.) qui mettent en jeu des processus complexes de construction – visibilisation et invisibilisation – de la connaissance et de l’ignorance, cette dernière représentant bien plus que la seule négation de celle-là (Graeber, 2012 ; Le Meur, 2008 ; Dilley, 2010 ; Le Meur et Sabinot, à paraître).

2C’est dans ce contexte scientifique et politique marqué par les montées des discours et dispositifs globaux environnementalistes, autochtones et marchands (il sera décrit dans la première section de cet article) que l’étude présentée ici doit être située et ses objectifs compris. Après en avoir esquissé le cadre et défini objectifs et méthodes dans une deuxième partie, nous procéderons à une brève mise en perspective historique de la question en lien avec les effets de la colonisation et de l’évangélisation. Nous présenterons ensuite les résultats d’un programme de recherche centré sur le domaine thérapeutique. Les deux sections suivantes, portant sur la circulation et la transmission puis la protection des savoirs locaux, mobiliseront la polysémie des notions de don et de pouvoir et montreront que les enjeux de la protection ne sont pas uniquement vécus comme exprimant un risque exogène. Elles seront suivies par une partie ouvrant sur les enjeux de territorialisation et de gouvernance des ressources naturelles. Nous reviendrons en conclusion sur les pistes de recherche que nos résultats suggèrent et sur les enjeux de politiques publiques qu’ils questionnent.

La constitution du champ des savoirs locaux

3Les expressions de savoirs « locaux », « traditionnels » ou « autochtones » sont des produits historiques, issus d’une analyse anthropologique des connaissances que les sociétés ont de la « nature », analyse qui s’est profondément renouvelée dans les dernières décennies (Roué, 2012 ; Dumoulin, 2013). Le caractère « utile » et l’approche utilitariste de ces savoirs ont été critiqués, tout comme l’idée qu’ils ne seraient pas évolutifs. Ils sont pour partie générés dans le cours de l’action et sont souvent inégalement distribués en fonction de clivages divers (genre, génération, statut, pouvoir) (Richards, 1993). La littérature anthropologique récente sur ce thème dépasse, en outre, une vision purement cognitive pour englober les dimensions morales et normatives de ces savoirs qui sont finalement bien plus « situés » que « locaux » (Pottier, 2003, p. 4 ; Houde, 2007, pp. 37-40 ; Roué, 2012).

4Les transformations du regard porté sur les savoirs traditionnels ou autochtones ont permis de montrer qu’ils relèvent de manières de vivre. Ils s’inscrivent dans des expériences enchâssées dans des contextes sociaux, culturels et environnementaux spécifiques (Tyrrell, 2008, pp. 322-324 ; Nadasdy, 2003, pp. 60-61 et 121-122 ; Carneiro da Cunha, 2012, pp. 18-21). Ces savoirs sont constitutifs des logiques d’appartenance et d’identification des peuples autochtones (Nadasdy, 2003, pp. 65-67). Ceux-ci ne voient donc pas dans les savoirs traditionnels un ensemble d’informations qui seraient détachables des individus et transférables à volonté, et en tous les cas pas les connaissances « de première main » qui ne peuvent être acquises que par l’expérience vécue. En ce sens la connaissance n’est pas un objet mais un attribut ou une qualité assimilée par une personne et qui s’exprime directement dans son expérience et sa pratique (Nadasdy, 2003, pp. 94-96). Pour caractériser ces savoirs pratiques et expérientiels, Nasdady (2003, p. 98) emprunte à Maurice Bloch l’expression « non-sentential knowledge » (savoir non articulé), au sens de connaissances qui ne passent pas par la médiation verbale ou l’énonciation, mais cheminent directement de la pratique à la pratique (Bourdieu, 1972), ce qui, on le verra, mériterait d’être nuancé.

5Il existe un décalage fondamental entre la nature expérientielle, socialement enchâssée des savoirs traditionnels, et l’intérêt qu’ils suscitent dans le champ du développement et de l’industrie. Cet intérêt est essentiellement instrumental – compléter les connaissances sur les ressources environnementales, en améliorer la gestion, identifier des principes actifs utiles à la pharmacopée (Huntington, 2000, p. 1270) – et les savoirs traditionnels sont dès lors compris de manière restrictive et utilitariste (Nadasdy, 2003, pp. 124-125). Ils sont relégués par les acteurs de la recherche et du développement économique au rôle de fournisseurs de données factuelles concernant l’environnement et son fonctionnement présent et passé (Nadasdy, 2003, p. 114). Or les savoirs traditionnels relèvent bien plus d’un paradigme global de compréhension du monde et de la place de l’homme dans celui-ci (Dowsley et Wenzel, 2008, p. 178). Il y a finalement un écart important entre les visions disciplinaires des savoirs traditionnels, entre une anthropologie soucieuse de leur enchâssement social, des sciences de la nature cherchant au contraire à les extraire de leurs contextes de production et d’usage pour les « universaliser » dans le cadre de procédures expérimentales à des fins de connaissances mais aussi d’usages marchands, et le droit qui aurait tendance à les essentialiser à des fins de protection et de conservation.

6La montée de la question environnementale a orienté la focale du développement vers l’environnementalisme et les savoirs liés à la biodiversité constituent un domaine de recherche favorable à un dialogue potentiellement fertile entre sciences de la nature et sciences de l’homme et de la société (cf. Strang, 2009). Les sciences sociales contribuent à cet échange, en particulier en décrivant et en problématisant la variabilité culturelle des découpages de la réalité, des classements cognitifs et des formes de composition du monde (Latour, 1999 ; Ingold, 2000 ; Descola, 2005). En d’autres termes, travailler en sciences sociales sur la biodiversité implique de s’intéresser aussi aux domaines connexes de la cosmologie, de la sociotechnique, des normes et des droits, de la propriété et de la territorialisation (des humains et des non humains, des normes et des savoirs), étant entendu que l’espace des représentations du monde s’organise autour de fonctions à la fois cognitives et normatives.

Une recherche collective et collaborative

7Les questions d’approche et de méthode dans le champ des savoirs sur la nature sont traversées d’enjeux politiques et éthiques. En l’occurrence, la question de la patrimonialisation de la nature et des savoirs s’y rapportant est structurante par rapport au champ de cette recherche, si l’on pense au classement par l’UNESCO d’une partie du lagon néo-calédonien ou du marae de Taputapuātea au patrimoine mondial de l’humanité et, pour le cas qui nous concerne ici, au dossier en cours de traitement des îles Marquises. Dans ce contexte, il ne s’agit plus simplement de travailler sur les savoirs locaux mais bien avec les populations et via des enquêteurs/médiateurs dans une logique d’accompagnement et de co-production des connaissances, puisqu’une partie des travaux a vocation à alimenter le dossier de classement UNESCO. La recherche, même « fondamentale », ne peut donc faire l’économie, dès l’amont, d’une réflexion sur ses usages et ses applications, dans la mesure où ses résultats sont susceptibles d’attirer l’attention d’acteurs externes au dispositif de recherche : des entreprises, à des fins d’innovation et de profit ; des administrations, à des fins de régulation et de contrôle ; et des organisations internationales à des fins de classement patrimonial.

8La contextualisation esquissée dans la section précédente permet de mieux situer les ambitions de ce travail qui s’articule sur trois axes :

  • Recenser les savoirs locaux en matière de biodiversité, en se focalisant sur le triangle constitué par l’objet (tout ou partie), le nom (vernaculaire, scientifique, etc.) et l’usage (alimentaire, curatif, rituel, propitiatoire ou annonciateur, etc.) en mettant en évidence le caractère relationnel et historique des savoirs portant sur le lien homme/environnement (au-delà d’une approche purement taxonomique).
  • Analyser les modalités de distribution, de circulation (synchronique) et de transmission (diachronique) de ces savoirs ; identifier l’existence d’experts (par rapport à tel ou tel domaine), leurs modes d’organisation, les hiérarchies sociales ou statutaires à l’œuvre dans le champ social le cas échéant ; discuter les éventuelles tendances à la déperdition des savoirs (par non-transmission, non-usage, perte de l’accès aux territoires des plantes, disparition des transmetteurs…) ou à leur transformation (au contact avec des projets ou des politiques venant modifier les rapports des sociétés locales à leur environnement).
  • Caractériser les communautés détentrices de savoirs et leur inscription territoriale (y compris dans leurs transformations et mouvements dans le temps).

9Sur un plan méthodologique, le programme a combiné les entretiens semi-directifs (individuels ou collectifs), des observations et des démonstrations de préparations de remèdes à partir de plantes locales. Nous avons également enquêté des artisans fabriquant des tapas et des sculpteurs sur bois et pierre dans une optique comparée concernant en particulier les questions de transmission et circulation des savoirs de façon plus générale. Nous avons opté pour la non-anonymisation des citations produites dans cet article ; cette démarche assumée est cohérente avec le discours de peur de la déperdition des savoirs qui a traversé toute l’enquête.

10La composition de l’équipe du projet traduit la dimension interdisciplinaire (anthropologie, droit, ethnobotanique et chimie) et pluri-institutionnelle du projet [1]. Des membres de l’Académie marquisienne ont joué un rôle essentiel de médiateurs et de traducteurs au cours des entretiens et leurs connaissances en ont fait des personnes ressources importantes. Les informateurs ont été choisis en fonction de leurs connaissances (et de leur réputation en la matière) dans différents domaines – usages ornementaux, médicinaux et artisanaux des plantes, sculpture sur bois et sur pierre – en lien avec un savoir plus large sur les territoires, l’histoire et le domaine mythico-religieux. L’enquête fait en particulier une large place aux représentants d’organisations culturelles et patrimoniales, et intègre une dimension juridique, essentielle dans le cadre des débats actuels sur la protection des savoirs locaux, via la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité. L’équipe comprend enfin des membres d’instituts basés en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et en France, dans la logique de mise en réseau qui constitue l’un des objectifs de ce travail. En d’autres termes, les anthropologues se sont insérés dans un collectif hybride, pour partie autochtone, au sein duquel leur positionnement était de facto non surplombant, dans le cadre d’un dispositif de recherche plus « horizontal ».

Savoirs, évangélisation, épidémie et colonisation

11L’impact de l’évangélisation catholique sur les savoirs traditionnels aux Marquises est ambivalent. Outre les témoignages des premiers missionnaires, les travaux réalisés concernant les plantes et les usages associés ont souvent été le fruit de prêtres, prêtres-médecins, fins observateurs des sociétés des Marquises. Dans le même temps, on doit à l’influence de ces mêmes missionnaires la mise en place de lois et d’un régime de l’indigénat particulièrement peu propice au maintien et au développement de ces savoirs souvent associés à un temps « païen », contraire à l’esprit d’une évangélisation monothéiste.

12Le règlement du 20 mars 1863, promulgué par l’administration coloniale, sur « la conduite des indigènes de l’île Nuku-Hiva » met fin à un certain nombre de pratiques jugées contraires à la moralité chrétienne. Les rites traditionnels de décès sont interdits (article 50). L’article 54 sanctionne le fait de s’oindre d’huile de coco, de porter des colliers de fleurs et des habits imprégnés d’odeurs. Les lieux sacrés sont rendus profanes (article 58). Les sanctions encourues ont un caractère pénal : entre 5 et 20 jours d’emprisonnement. Désormais, les pratiques liées aux savoirs et aux remèdes traditionnels, si elles sont associées aux interdictions prévues par le règlement, font l’objet de châtiments.

13Dans le même temps, avant même le règlement de 1863, des épidémies dramatiques avaient déjà fait des ravages parmi les populations marquisiennes. En 1856, l’historien Bailleul (2001, pp. 103-104), citant les sources de l’époque, estime la population des Marquises à environ 11 900 habitants. En 1875, cette même population n’est plus que de 6 012 personnes dont 150 étrangers. L’épidémie de variole qui se propage entre 1863 et 1864 suscite le commentaire suivant du Frère Florent : « Tous les anciens ont disparu avec le reste du paganisme » (in Bailleul, 2001, p. 107). Compte tenu de ce qu’on connaît de la répartition ancienne du savoir relatif aux soins traditionnels aux Marquises (les jeunes hommes maîtrisant les savoirs relatifs à la pêche et à l’agriculture du taro, les plus anciens, les remèdes issus des plantes), on peut donc penser qu’avec les anciens disparaissent également des pans entiers des remèdes traditionnels (Ottino et al., 2016).

14Le quadrillage de l’espace par la colonisation est également de nature à faire disparaître les territoires supports des savoirs traditionnels. La culture du coton, l’élevage des bovins et des ovins deviennent la préoccupation de l’administration coloniale : 4 000 hectares sont concédés à une société anglaise à Taipivai, Nuku-Hiva ; le colon américain Hart, met en valeur 800 hectares à Hiva Oa. Tout au long de la période 1850-1900, les chutes démographiques, le poids des règlements missionnaires, la colonisation agricole se conjuguent ainsi pour diminuer les territoires des savoirs traditionnels, expression à comprendre dans son double sens métaphorique et spatial, comme nous allons le voir. Le « coup de grâce » sera porté avec le texte d’enregistrement des terres en 1902, qui va aboutir au transfert d’une grande partie du foncier à l’administration coloniale et à l’Église catholique, sans oublier les quatre grandes sociétés agricoles de l’époque (Coppenrath, 2003, pp. 123-140).

Pluralité des registres des savoirs ethnobotaniques

Sédimentation des savoirs savants

15La production des savoirs est indissociable des contextes historiques, politiques et cognitifs (au sens foucaldien d’épistémè) de leur genèse et de leurs usages. Ceux-ci ont varié, pas forcément au même rythme, entraînant des effets, souvent difficiles à tracer empiriquement, de visibilisation ou d’invisibilisation, de traduction orientée, de sédimentation et d’hybridation. Un bref aperçu historique permet alors de voir qui s’est saisi de la question et comment, et de mettre au jour une pluralité de registres cognitifs renvoyant de manière non mécanique à une pluralité de contextes institutionnels.

16À l’échelle de la Polynésie orientale, en ce qui concerne les catégorisations sociolinguistiques de la maladie et de la santé mobilisées par les savoirs locaux, il convient de se référer aux travaux de Lemaître (1986), de Pelzer (1996) et de Mamaatuaaihutapu (1992). Ce dernier tentera d’ailleurs de réaliser, à Tahiti, un inventaire des savoirs issus de la pharmacopée traditionnelle, inventaire aujourd’hui disponible au Service de la Culture et du Patrimoine de la Polynésie française. L’objectif de cette enquête était, selon son auteur, de sauver les savoirs médicinaux avant leur disparition, dans un contexte de changements brutaux et rapides d’une économie insulaire d’autosubsistance vers une économie de plus en plus marchande. Enfin, on notera les travaux de Jones (2000) pour la maladie et la santé en pays maori et de Grand (2007) pour une enquête à l’échelle du triangle polynésien.

17Aux Marquises, il convient de citer les travaux précurseurs de Comeiras (1844), du Père Chaulet (1899), également médecin, du Professeur Lesson (1844 in Bseo, 1981), plus tardivement ceux du Père Delmas (1927), de Suggs et Handys dans les années 1930 à l’occasion des expéditions du Bishop Museum, sur les savoirs ethnobotaniques. Il faut également de mentionner les études de K. von den Steinen (1934) plusieurs fois éditées ainsi que la version française publiée en 1997. Dans cette même optique, Lavondes (1975), Ottino (1966) réaliseront différentes enquêtes en liaison avec ce thème à partir des années 1970-1980 et plus récemment (Ottino et Ottino, 2013) particulièrement aux Marquises du nord (Nuku Hiva, Uapou et Ua Huka). En outre, il est pertinent de se référer aux différentes notes et messages à propos de la langue marquisienne, essentiellement rédigés par les érudits de la mission catholique et repris au 19e siècle par Dordillon (1932) dans un dictionnaire.

18L’accumulation de savoirs savants aux origines diverses, tant du point de vue disciplinaire qu’institutionnel et historique, fait partie intégrante de la production des connaissances à une époque donnée. Ce processus de sédimentation n’est pas synonyme de superposition simple mais s’accompagne de transformations et reconfigurations profondes dans la manière de connaître, en l’occurrence, les plantes, la nature, la santé ou le corps. Parfois, la présence de ces strates antérieures est visible, comme dans le cas de l’iconographie rassemblée par K. von den Steinen qui irrigue les réflexions actuelles des chercheurs et des tatoueurs. Plus souvent, les mutations accompagnant cette sédimentation rendent impossible l’identification certaine de ces savoirs produits dans le passé, dont la présence se réduit à l’état de traces ou d’indices, comme nous le verrons. Le postulat de la sédimentation et la recherche incertaine de ses effets restent toutefois nécessaires à l’étude contemporaine et à l’interprétation des savoirs. Reste que notre posture ethnographique et anthropologique implique de donner un espace maximal aux expressions locales – émiques – des savoirs sur les plantes et la maladie, dans un contexte de recherche sinon « pure », du moins très peu « finalisée ».

Les différentes manières de guérir

19Les entretiens sur les plantes médicinales menés aux Marquises du sud lors de nos enquêtes en 2010, montrent qu’il y a plusieurs manières de guérir, correspondant à des usages différenciés des plantes. Ces usages sont difficilement compréhensibles si on ne les situe pas en rapport avec les conceptions émiques de la bonne santé et de la maladie. La Grammaire et dictionnaire de la langue des îles Marquises de Dordillon (1932) indique pour maki (couramment traduit par maladie aujourd’hui) une blessure. Les linguistes, qui d’un point de vue diachronique reconstruisent les protoformes dans la langue mère, identifient en polynésien la reconstruction suivante pour ce terme (Pawley, 1985) : sickness, illness, sore (douloureux). Ainsi en marquisien, plus généralement en polynésien, la maladie est d’abord un dysfonctionnement d’origine externe. Comme l’a pertinemment remarqué Simone Grand dans sa thèse sur le monde polynésien des soins traditionnels, l’expression « maki », « ma’i » lorsqu’elle est utilisée indique toujours que « la maladie est un élément extérieur » (2007, p. 141) : « ua roohia ona i te mai » (il a été attrapé, rejoint par la maladie), « ua pohehia vau i te mai » (la maladie m’a mortifié, étendu).

20Lors de nos enquêtes, l’interprétation donnée à propos des causes d’une maladie-blessure, par les tau’a apau (littéralement : experts des remèdes) est à cet égard instructive : bien souvent, le corps meurtri n’est qu’un reflet d’un dysfonctionnement du corps social lui-même. Untel est malade car un problème lié à la famille, à la terre, ou encore à un ancêtre, se pose. Dans l’ensemble, on note qu’un petit nombre d’espèces de plantes revient dans des recettes permettant de traiter de nombreux maux courants. En même temps, le thème de la protection contre les esprits et les attaques occultes est récurrent : par exemple pour soigner, il faut se protéger (et aussi se purifier après le soin) :

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« Dès que je prépare des apau [remèdes] c’est déjà une protection pour moi. C’est le premier niveau. Penser à se protéger c’est protéger le malade ».
(entretien Madeleine Mata Kohueinui, Fatu Iva, 23/10/10)

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« … une fois que j’ai fini [le traitement d’une personne attaquée par un mauvais esprit] après je vais me baigner… Si je ne baigne pas, ça va rester sur moi […] ça chasse le mauvais esprit ».
(Feiau Tehivini ép. Bonno, Hiva Oa, 25/10/10)

23L’administration d’un remède s’inscrit toujours dans une séquence plus longue incluant certains interdits (rapports sexuels et interdits alimentaires) et des purges (tiheke) effectuées selon une séquence précise qui vient clore le traitement (avec dans certains cas des bains de mer à fonction de purification).

24Dans d’autres cas, on observe une liaison plus forte entre la plante et le magico-religieux. Certaines maladies sont très clairement identifiées comme relevant de la sorcellerie ou de mauvais esprits, comme mate tapi’i (litt. maladie qui colle à la personne) :

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« Q : Toutes les maladies sont reliées aux mauvais esprits ? R : Non, certaines. Q : Et comment tu les reconnais ? R : Quand la personne vient me voir, quand je vois cette personne-là, qui a cette maladie-là, moi j’ai la chair de poule, c’est ça mon signe. […] parce qu’il n’est pas venu tout seul […] il a l’esprit avec […] Q : Tu le sens tout de suite ? R : Voilà ».
(Feiau Tehivini ép. Bonno, Hiva Oa, 25/10/10)

26Le contexte religieux et politique de nos enquêtes (population à dominante catholique à laquelle les missionnaires avaient imposé des codes de conduite très sévères à partir du 19e siècle) révèle à la fois le caractère « syncrétique » (Babadzan, 1982) du discours sur les remèdes et une autocensure lorsqu’il s’agit de se référer aux dieux préchrétiens en relation avec la pharmacopée traditionnelle/locale. Ainsi, les prières sont uniquement adressées à Dieu pour lui demander « de m’aider et d’aider la personne à travers… le don » :

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« Q : Et donc [quand] tu fais des préparations, tu ne fais pas appel à un autre esprit que Dieu ? R : Non ».
(Feiau Tehivini ép. Bonno, Hiva Oa, 25/10/10)

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« Q : Quand tu prépares les médicaments, est-ce qu’il y des rituels à faire, des prières ?… La prière peut-être ? R : Oui, dans ces moments-là tu ne penses qu’au seigneur. […] Pour réussir même s’il y a le mana, il faut croire qu’il y a un dieu […]. Q : C’est dieu qui t’aide ou les ancêtres ? R : Les plantes sont à Dieu… ».
(Marianne Chimin Mataiki Rereao, Hiva Oa, Atuona, 25/10/10)

29Les formes de guérison « préchrétiennes » sont évoquées dans les entretiens mais toujours renvoyées à un passé plus ou moins ancien, qui n’est toutefois pas déconnecté du présent dans la mesure où il y a eu transmission du savoir sous une forme renouvelée par la conversion au christianisme de laquelle disparaît par exemple la dimension sacrificielle de la guérison : « s’il guérit cinq… il y en un qui va mourir ».

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Tia Tete Ihopu parle de son aïeul (« arrière-arrière grand-père »), Hinatini, qui « voit », c’est-à-dire qu’il « sait pourquoi tu viens le consulter ». Il y a trois types de visions liées aux éléments : le sentier (la terre), le requin (la mer), l’oiseau (l’air) et il évoque aussi les esprits protecteurs qui le guident (pa io’io). Au-delà de la notion restreinte de maladie, il insiste sur la nécessité de se protéger contre les mauvais esprits, en plongeant dans l’eau de mer pour les chasser, en emportant un noni d’ici quand on part en voyage.
(Tia Tete Ihopu Omoa, Fatu Iva, 22/10/10)

31Un troisième type de soin est centré sur des lieux chargés symboliquement, sans recours à des plantes spécifiques. En d’autres termes, si l’on considère le triangle guérisseur-plante-lieu, chacune des composantes peut dominer selon les cas.

32Puhe Tehevini soigne une maladie spécifique mariri – regroupant différentes maladies qui s’accompagnent de fièvre ou sont supposées telles (Lemaître, 1995, p. 72) – grâce à une pierre magique, mais sans recourir à des plantes ni prononcer de paroles particulières. La localisation de la pierre est connue de tous, elle n’est pas liée à un paepae (marae) mais des cailloux alentour indiquent certainement les limites d’un territoire. L’efficacité tient dans le rituel mais c’est « la pierre qui fait tout », y compris le diagnostic : « On fait brûler de la bourre de coco près de la pierre, on te couvre avec un paréo sur le caillou puis tu es plongé dans une source d’eau à côté (ce n’est pas obligatoire). On répète l’opération pendant trois jours. » La seule précaution importante est d’éviter tout médicament avant le traitement, sinon, il faudra attendre trois jours (Taooa, Hiva Oa, 25/10/10).

33Il existe enfin des formes de soin par les mains (placement ou frottement de la main à l’endroit douloureux, par exemple pour des maux de dents), sans paroles, prières ou plantes particulières accompagnant le soin (entretien Gabriel Bonno, Hiva Oa, 25/10/10).

34Ce type de soin est différent des massages qui sont très utilisés pour traiter en particulier les fièvres et convulsions (ira) chez les bébés et sont effectués avec du pani puhai (monoï au santal) et d’autres plantes, en fonction du type de douleur à soigner.

35Il importe de partir des catégories des acteurs pour bien comprendre les relations des sociétés polynésiennes à leur biodiversité dans le champ de l’ethnopharmacopée. Nos observations nous conduisent à fortement nuancer la distinction des maladies-blessures selon deux catégories : les « ma’i mau » (vraie maladie) et les « ma’i tapiri » (maladie surnaturelle) (Lemaître, 1986, pp. 49-75 ; Pelzer, 1996, pp. 33-34) [2]. Sur la base de la classification des types de maladies d’un guérisseur tahitien réputé, Tiurai, ayant vécu entre 1835 et 1918, Simone Grand (2007) a démontré que cette classification, souvent reprise dans différentes études [3], s’appuie sur une vision duale, occidentalo-centrée et erronée des rapports des sociétés polynésiennes à la maladie et la santé. Résultat de ce point de vue non distancié, les études vont souvent s’intéresser aux ma’i mau (maladie naturelle) et se désintéresser des mai tapiri (maladie surnaturelle), justifiant que les préparations des plantes ne s’appliquent pas à cette dernière catégorie. Or nous avons vu que ce n’était pas le cas.

36La classification présentée par S. Grand à partir de ses enquêtes auprès d’experts polynésiens et en particulier Tiurai est ici utile. Tiurai identifie quatre types de maladies, celle du corps (ma’i tino), de la pensée (ma’i mana’o), de l’esprit du vivant (ma’i varua) et de l’âme du défunt (ma’i vaite). Le monde spirituel n’est pas exclu de la définition de la maladie. C’est un trait commun aux sociétés polynésiennes, bien des maux (y compris les « mai mau ») proviennent des relations déséquilibrées entre le monde visible et le monde invisible. Certaines posologies ne visent pas à soigner le corps mais la pensée, l’esprit d’un vivant, parfois l’âme d’un défunt. Par exemple, lorsque tous les enfants de l’île de Tahuata, passent, avant l’âge d’un an, entre les mains d’une guérisseuse réputée de l’île, Keahi Namauefitu Timau, pour un soin particulier, le ira, c’est bien le système nerveux de l’enfant qu’elle traite de manière préventive pour lui éviter plus tard de devenir un adulte tourmenté. Ainsi, il est pertinent de se demander si la maladie est défaillance corporelle, panne du corps machine ou si elle est une blessure infligée de l’extérieur, une défaillance du corps social. La personne est-elle une monade close sur elle-même, un sujet dans son corps ou un nœud relationnel entre les ancêtres et les descendants, le véhicule d’un ancien, voire une entité à identifier et à humaniser ? Un être triste est-il en bonne santé, un être perturbé est-il malade ?

37Dans le monde marquisien, le symptôme renvoie d’abord à une question : qu’est-ce qui dysfonctionne dans le réseau social ? Dès lors, la maladie ne se réduit pas à la définition occidentale actuelle d’un dérangement du corps. Dans l’approche marquisienne, le dérangement du corps n’est que le symptôme d’une perturbation sociale plus large. Tout aussi instructive est la définition de la santé (e’a) dans la vision du monde marquisienne. La santé ne se définit pas par l’absence de maladie mais par le maintien d’un équilibre sain entre le mental, le corps et l’âme [4].

38Trois conséquences découlent de ce constat : (i) les soins marquisiens ne s’intéressent pas qu’au corps malade ou blessé mais peuvent être prodigués tout au long d’une vie, parfois même avant la naissance pour maintenir un équilibre sain entre le mental, le corps et l’âme ; (ii) nos enquêtes nous montrent que beaucoup de soins marquisiens portent sur le système humoral (he’a) et le système nerveux (ira), l’objectif étant de maintenir, rétablir, prévenir l’équilibre du corps, du mental et de l’âme ; (iii) au-delà des aspects purement physico-chimiques des plantes, les soins marquisiens comprennent un large éventail de techniques : massage, soin de la peau, bains relaxants, régime, jeûne, cure, purge, souvent liés et appliqués successivement.

Circulation et transmission des savoirs

39Concernant le domaine des savoirs relatifs à la santé, le nombre de tau’a apau (experts des remèdes) apparaît très élevé par rapport à la population de ces îles. Les individus susceptibles d’utiliser des plantes, des remèdes ou de prodiguer des soins forment un groupe hétérogène, comprenant de simples praticiens tout comme des personnes reconnues et considérées comme des experts par l’ensemble des personnes d’une vallée ou d’une île.

40Il importe donc de s’interroger sur le statut même de taua (expert). En effet, dans les familles élargies (opu) des îles visitées dans les Marquises du sud, une ou plusieurs personnes dispensent des soins corporels (massages, bains des enfants pour soigner le ira, etc.) à des personnes de leurs familles. Ces personnes ne sont pas pour autant considérées comme des experts au sens de taua. Comme cela a pu être évoqué ailleurs (Girardi, 2010 ; Bambridge, 2012), un attribut essentiel du taua est la reconnaissance sociale de son efficacité en matière de soin traditionnel, éventuellement au-delà de son opu propre. Ainsi, certains taua sont visités par des personnes résidant parfois dans des îles très éloignées, attirées par la reconnaissance sociale de leur pouvoir de guérison. Il n’en reste pas moins que le cadre de la transmission des savoirs relatifs à la pharmacopée traditionnelle reste la famille élargie au sens du opu polynésien. Ainsi :

41

« Ici la médecine se fait par famille… elle ne s’échange pas, elle passe de père en fils ; avant on ne donnait pas c’était tapu [il fait l’analogie avec l’attribution du nom à un enfant qu’on ne divulgue pas] […]. L’efficacité des plantes est liée à la personne, à son âme. Avant [il y a 30 ou 40 ans] tout était dans le clan, il fallait demander la permission, à présent c’est plus ouvert mais il y a moins d’âme dedans ».
(Tia Tete Ihopu, entretien Fatu Iva, Omoa, 22/10/10)

42Le savoir transmis peut provenir de plusieurs personnes (mère, sœur de la mère ou du père et grand-mère par exemple ; de parents adoptifs également ; cf. entretien avec Marianne Chimin Mataiki, Atuona, Hiva Oa, 25/10/10). À la transmission intrafamiliale s’ajoute le jeu des alliances (transmission par le frère du père du guérisseur par exemple ; cf. entretien avec Puhe Tehevini, Taaoa, Hiva Oa, 25/10/10) et l’effet de la localité :

43

« Il ne faut pas croire que c’est mes parents ou mes grands-parents qui m’ont donné les recettes de médicaments. J’ai eu la recette parce que quand je me suis mariée avec mon mari, la vallée ici… c’est une vallée qui abrite plein de gens qui connaissent des médicaments ».
(Marie Antoinette Heitaa, Puamau, Hiva Oa, 20/10/10)

44La transmission intrafamiliale/intergénérationnelle inclut la parentèle défunte. La référence aux ancêtres, au sens strict de défunts avec lesquels une communication directe a lieu via le rêve par exemple (laissant une marge de manœuvre pour des innovations ; cf. entretien collectif, Tahuata, vallée Vaitahu, 21/10/10), est ressortie de nos entretiens :

45

« Ma tante [cousine de son père] quand elle est morte m’a fait rêver de faire son médicament, quelle joie !… Elle m’a dit qu’elle allait me donner le médicament mais que c’est moi qui vais le faire [la recette reste secrète] ».
(Anita Kamia Tetuaheehau, Fatu Iva, 22/10/10)

46

« … La plupart ils sont partis, ils sont morts, sans… transmettre, alors maintenant la plupart… dans leurs familles, s’ils sont très malades, alors c’est une transmission maintenant, ils reviennent dans le rêve… ».
(Marie Antoinette Heitaa, Puamau, Hiva Oa, 20/10/10)

47Le cadre de la transmission des savoirs traditionnels demeure celui de la famille élargie au sens polynésien (opu), ce qui explique la surprise des enquêteurs d’être parfois confrontés à une multitude d’« experts » alors qu’il ne s’agit que de savoirs familiaux inscrits dans l’alliance ou la descendance, ou plutôt l’ascendance pour rester dans une logique polynésienne où les ancêtres comme les généalogies commencent par le bas, la fondation (papa). On ne saurait dire si ce cadre familial de la transmission était le même avant les premiers contacts européens, ou s’il est précisément tel depuis la mise en place des titres de propriété en 1902, qui a rétréci le cadre social de la transmission. Au sens moderne (Ottino, 1972 ; Bambridge, 2009), le opu comprend bien les ancêtres décédés et les groupements de parenté sur une profondeur généalogique d’environ sept générations. Ceci explique également que les savoirs liés aux remèdes puissent être transmis et circuler entre le monde visible du ao (lumière) et le monde invisible du (ténèbres)

L’ambiguïté du don

48Le don, tel qu’il est exprimé par les acteurs aux Marquises, est ambigu. Soit il s’agit du don au sens de « avoir un don » ou une aptitude quasi innée, soit il s’agit du don au sens du fait social total (donner, recevoir, rendre) tel que théorisé par Émile Durkheim et Marcel Mauss. Bien que les deux registres soient présents dans les discours, les acteurs insistent principalement sur le don au sens d’un échange social entre le monde visible et le monde invisible. Ainsi, « l’éligibilité » des personnes semble passer par une combinaison d’appartenance familiale (transmission intrafamiliale), de motivation individuelle et d’identification de cette motivation ou de compétences « naturelles » vues comme un « don » qu’il est difficile de refuser [5].

49

Moeava Pavaouau, né en 1959 à Fatu Iva, est masseur et guérisseur. Il explique avoir reçu ce don d’un proche parent qui l’avait interpellé quand il avait 18 ans – à l’époque il était jeune et préférait « s’occuper d’autre chose » – et est revenu à la charge avec succès quelques années plus tard : « tu es le seul à qui je peux faire confiance ».
(entretien à Hanavave, Fatu Iva, 23/10/10)

50Cette obligation de recevoir, de mettre en acte et de transmettre le don peut être perçue et vécue comme une charge très lourde et implique une responsabilité sociale :

51

« … maintenant c’est à moi de renvoyer à ceux qui veulent bien prendre le médicament, parce que le médicament que nous on fait, si tu es fatigué ou je ne sais quoi encore, tu ne peux presque pas te mettre debout, mais tu es obligé de soigner sans murmurer – c’est pour ça que les autres ils ne voulaient pas prendre le don… ».
(Marie Antoinette Heitaa, Puamau, Hiva Oa, 20/10/10)

52La réputation d’une ou d’un guérisseur se construit ensuite dans la durée, par le travail qu’il y consacre et les succès obtenus. C’est aussi la guérison qui identifie ou « fait » le don de guérir in fine[6] :

53

« Je leur ai demandé comment on pouvait savoir que j’avais le don, ils m’ont répondu que c’est le médicament qui te le montrera, si le médicament guérit la personne, c’est que c’est bon, tu as le don, sinon non ».
(Entretien avec Puhe Tehevini Taaoa, Taaoa, Hiva Oa, 25/10/10)

54Cette combinaison de facteurs n’est pas présente dans tous les cas et il y a des variations localisées dans les modalités de transmission des savoirs. Pour C. Girardi, qui a enquêté sur les îles de Hiva Oa et Tahuata aux Marquises du Sud, « … les modes de transmission semblent varier d’une vallée à l’autre. À Puamau (Hiva Oa), la transmission des savoirs semble plus complexe, prenant en compte certains liens familiaux, et est entourée de beaucoup d’interdits et de secrets » (2010, p. 29).

Quel lien entre don et pouvoir ?

55Une première constante est constituée par la notion de « don » : on ne transmet pas qu’un savoir « technico-naturaliste » (ou « biomédical »), on transmet en même temps une capacité de soin, une efficacité d’ensemble : sans le « don », le remède est inefficace, et inversement, l’efficacité se construit comme un processus, elle ne résulte pas d’un « pouvoir » a priori.

56

« … mais si tu vas préparer toi-même tout ce que tu as vu mais ça ne guérit pas parce qu’il manquait quelque chose alors ce quelque chose là, comme on dit, c’est le don ».
(Marie Antoinette Heitaa, Puamau, Hiva Oa, 20/10/10)

57Cette notion de don (au sens de compétence ou de capacité) renvoie à la fois à la qualité de celui qui reçoit le don, au sens d’« avoir un don » et au fait social total au sens de Marcel Mauss. Ce double sens qui pourrait être perçu comme ambigu est noté par Roger Keesing, lorsqu’il s’interroge sur la notion de mana. Il propose la définition suivante : « Mana is a condition, not a ‘thing’ ; a state inferred retrospectively from the outcomes of events » (1984, p. 137). Roger Keesing précise d’ailleurs que, dans les langues océaniennes, mana est un verbe (originellement verbe d’état puis également verbe transitif, avec des dieux ou des ancêtres comme sujets dans ce cas), pas un nom : « things and human entreprises […] Mana-ness is a state of efficacy, success, truth, potency, blessing, luck, realization – an abstract state or quality, not an invisible spiritual substance or medium » (1984, pp. 138, 140). Néanmoins, le mot a subi une forme de substantivisation dans les langues polynésiennes qui l’utilisent plus largement comme nom (ibid., p. 145). Pour les Marquises, il cite Tregear (1891) : « stative : mana, ‘strong, of gods’ ; noun : mana, ‘power, dominion, divinity » (ibid., p. 146). Enfin, à Tahiti, aux Marquises, en Nouvelle-Zélande et à Hawai’i, la notion de mana a pu être substantivée sous une forme métaphorique, ce en lien avec l’observation selon laquelle elle revêt également une seconde acception qui renvoie aux inégalités, aux différences de statuts et de succès, dans le cadre de sociétés fortement hiérarchisées (ibid., pp. 151-152).

58L’importance du don, dans sa double acception, dans les représentations et les pratiques médicinales aux Marquises, s’exprime logiquement dans les soucis liés à la transmission des savoirs et à leur usage ultérieur. Le devoir de transmettre peut parfois être bridé par la peur de ne pas transmettre à la bonne personne et en particulier la peur de transmettre à quelqu’un qui va tirer un profit indu du savoir médicinal (ce qui est différent du débat sur la gratuité des soins ; cf. Grand, 2007, pp. 249-272). Selon C. Girardi (2010, p. 29), « recevoir de l’argent pour des soins annulerait l’efficacité du médicament préparé voire de la recette en général de ce remède ».

59

Puhe Tehevini, qui soigne une maladie spécifique (mariri) grâce à une pierre magique (et sans recourir à des plantes), explique que « les soins sont gratuits. Si c’était payant, on perdrait le mana car c’est un caillou sacré ».
(Taooa, Hiva Oa, 25/10/10)

60On voit bien comment les savoirs médicinaux sont enchâssés dans une logique du don, du point de vue de leur nature – le don comme compétence et qualité – comme de celui de leur circulation – le don comme échange et obligation. Ces deux niveaux s’interpénètrent dans les discours et les pratiques des personnes que nous avons interrogées, montrant à quel point les savoirs ne constituent pas des « entités cognitives » objectivées et hypostasiées, mais sont intrinsèquement liés à la reproduction de relations de pouvoir, de droits et d’obligations, comme nous allons encore le voir dans la section qui suit.

Les modalités de la transmission

61La place du rêve dans la transmission des savoirs et pouvoirs médicaux fait l’objet d’appréciations diverses, peut-être liées à des différences régionales. Le rêve est vu comme mode de transmission principal à Tahiti (Lemaître, 1986 ; Mamaatuaaihutapu, 1992). Girardi, observe quant à elle qu’il s’agit d’un mode secondaire de transmission aux Marquises (2010, p. 29). Maamaatuaiahutapu ajoute : « Les guérisseurs locaux ne font pas “appel” à leurs ancêtres : ils se manifestent d’eux-mêmes [pour donner une recette ou une posologie]. Pour d’autres, le songe agit comme un “révélateur” des troubles de la personne qui leur rendra visite » (1992, p. 7).

62Il peut également s’agir, comme l’exemple précédent le montre, d’un échange entre monde visible et invisible dans lequel le don est « donné », pour poursuivre avec le double sens du mot, mais exige en contrepartie des responsabilités sociales : le devoir de se rendre disponible, celui de soigner et de soulager.

63Il convient également de souligner le caractère syncrétique aujourd’hui aux Marquises des modes de transmission. On observe ainsi l’importance des supports écrits – cahiers de recettes, utilisation de livres ethnographiques anciens comme celui de Karl von den Steinen (1925-28), dans un autre registre, passage par le dessin pour créer de nouveaux motifs pour la sculpture ou les tapas –, et organisationnels (rôle des associations culturelles).

La mise à distance réflexive instituée par le recours au dessin ou à des sources écrites et photographiques ouvre potentiellement un espace pour l’innovation, mais les avis peuvent diverger : James Ihopu, sculpteur âgé de 24 ans, est passé par l’école des métiers d’art à Papeete (2007-2010). Il passe par le dessin pour concevoir ses modèles et la volonté d’aller dans cette école était sous-tendue par le souhait « d’améliorer la culture marquisienne, de la moderniser, de la faire évoluer ». Tia Tete Ihopu, son père, sculpteur également, qui l’a initié lorsqu’il a reconnu son intérêt et sa motivation, est resté « classique », il élabore ses modèles « dans sa tête », ce qui ne l’empêche ni d’innover, en faisant évoluer « l’entrecroisement des motifs […] comme dans la vie », ni de recourir à des sources extérieures (le livre de von der Steinen). James part d’une idée dans sa tête, mais son père ajoute : « Il a l’impression de créer mais quelque part il y a la base, il devrait continuer dans la recherche de signification ; il ne s’agit pas seulement de faire mais de savoir. » Tia Tete Ihopu a fait tout un travail de collecte de légendes, de discours.
(entretien Fatu Iva, Omoa, 22/10/10)

64Ces médiations jouent aussi un rôle en matière de transmission et donc de protection des savoirs (cf. infra). Il y a un devoir de transmettre. Plus précisément, pour les guérisseurs, il y a un double devoir de guérir et de transmettre, et cette transmission concerne autant les savoirs (les plantes, les recettes) que le don de soigner lui-même.

65

« … si tu es fatiguée […] si un malade arrive donc tu es obligée de le soigner sans murmurer, c’est pour ça les autres, ils voulaient pas prendre le don parce que hein… c’est du travail… voilà et moi après […] c’est pour ça […] je confie mon carnet parce que tout ce que moi j’ai fait, ce qu’on m’a donné, je l’ai écrit là-dedans ».
(Marie Antoinette Heitaa, Puamau, Hiva Oa, 20/10/10)

66Comme dans l’exemple précédent, les modalités de transmission – de l’oral à l’écrit, du taua à l’apprenti, du taua au scientifique –, ne sont pas exemptes de contradiction et expriment d’une certaine manière une souffrance de la transmission. En outre, plutôt qu’une transmission stéréotypée de l’oral à l’écrit, on observe plus couramment une interaction entre l’oralité et l’écriture, dans le champ de la pharmacopée aux Marquises, comme dans celui de la transmission foncière et généalogique aux îles Australes (Bambridge, 2009). Comme le remarque Stamm dans une mise en perspective historique des modes de formalisation de la coutume, « on ne doit pas concevoir [l’écrit et l’oral] comme deux états mutuellement exclusifs, mais comme un continuum caractérisé par une pluralité de situations de transition, ainsi que l’ont montré les recherches sur la pragmatique de l’écriture » (Stamm, 2013, p. 170). Il s’agit donc d’interactions et de constructions mutuelles et pas seulement de domestication de la pensée sauvage par la raison graphique (Goody, 1979), bien que cette logique soit bien sûr à l’œuvre, en particulier avec des arrière-pensées contractuelles et marchandes.

67Si les savoirs sont transmis à un scientifique supposé être extérieur à la communauté locale, cette transmission apparaît comme le moyen même de les sauvegarder, dans un contexte où la transmission apparaît comme interrompue ou bridée. Transmettre à un scientifique faisant autorité, c’est aussi faire reconnaître la légitimité d’une pratique et d’un statut, dans un contexte où la peur d’être emprisonné pour pratique illégale de la médecine n’est jamais éloignée. Les guérisseurs nous ont toutefois fait part de réflexions et d’interrogations sur la question de leur responsabilité en cas d’accident.

68L’ambiguïté qui mérite d’être soulevée dans le cadre d’un dialogue entre l’expert traditionnel et le scientifique n’a pas seulement trait à la transmission du savoir mais porte également sur la question de la protection du savoir traditionnel dans le contexte de ce dialogue.

Protection des savoirs et peur de la perte

69La question de la protection des savoirs locaux a été en général retraduite dans nos enquêtes en termes de déperdition et d’angoisse de la non-transmission, et non en termes directement juridiques :

70

« Je ne parle pas de protéger, je parle de donner »
(Marie Antoinette Heitaa, Puamau, Hiva Oa, 20/10/10)

71

« Ils [mes deux parents adoptifs] m’ont dit : apprends à faire les médicaments sinon quand on va mourir, les remèdes disparaîtront à jamais et ça sera perdu à jamais »
(Marianne Chimin Mataiki Rereao, Atuona, Hiva Oa, 25/10/10)

72Cette angoisse de la déperdition des savoirs médicinaux est aussi explicitement liée à la lourdeur de la charge que représente ce qui est souvent vécu comme une obligation (d’accepter d’être le dépositaire d’un « don » ; cf. supra l’extrait d’entretien avec Marie Antoinette Heitaa, Puamau, Hiva Oa, 20/10/10).

73La question de la protection juridique des savoirs vis-à-vis de l’extérieur (face à un éventuel biopiratage par exemple) n’a pas émergé de manière forte comme on aurait pu s’y attendre dans un contexte de montée des discours de protection des substances, des savoirs et des populations autochtones. Le recours à l’oralité comme mode de protection de recettes de remèdes a été affirmé lors de l’entretien collectif à Tahuata (vallée Vaitahu, 21/10/10) [7]. Il est clair que la nature des savoirs, leur matérialité ainsi que les logiques plus ou moins marchandes dans lesquelles ils s’inscrivent influent fortement sur la manière dont leur protection va être envisagée : détenir un savoir médical lié à une pierre sacrée n’engendre pas les mêmes conséquences que la connaissance de substances et de recettes liées à des plantes spécifiques. Dans tous les cas, toutefois, l’enchâssement rituel et magico-religieux des pratiques médicinales – dont on a vu qu’il est systématique, même s’il varie en importance – rend l’appropriation par l’extérieur – le « désenchâssement » – difficile.

74Par ailleurs, les démarches de l’ADCK en Nouvelle-Calédonie ou de l’Académie marquisienne, parfois méconnues sur place, ont beaucoup intéressé les personnes rencontrées dont certaines sont prêtes à partager leurs connaissances pour ne pas qu’elles se perdent, mais sont en même temps préoccupées par de possibles dérives mercantiles.

75Dans le registre de la protection, la perte du savoir peut aussi être associée à celle de la perte d’accès au territoire des plantes. Cette tendance ne semble pas marquante aux Marquises. Cependant :

76

« Q : Est-ce que tu as déjà remarqué que certaines de tes plantes, utilisées dans tes remèdes, avaient disparu ? Ou elles sont rares à trouver ? R : Oui, oui, ça disparaît petit à petit. […] Parce que d’autres ont été envoyées de Tahiti ».
(Marianne Chimin Mataiki Rereao, Atuona, Hiva Oa, 25/10/10)

77Aux processus de disparition des territoires (ou de leur accès) et des plantes s’ajoutent ceux liés aux notions de renouvellement et de mobilité. Cette piste, que nous n’avons pu approfondir, est extrêmement intéressante, car elle nuance un point de vue qui pourrait être trop « traditionnalisant » sur les savoirs locaux : ceux-ci bougent, font l’objet d’innovations, se renouvellent. C’est un point de recherche, mais sa prise en compte (ou au contraire sa sous-estimation) peut avoir aussi des effets importants sur la manière de concevoir les enjeux de la protection.

Droits de propriété, gouvernance des ressources et territoires

78On observe un fort repli sur l’espace villageois et les jardins domestiques dans l’usage des plantes, et outre un biais « utilitariste » possible de l’enquête, plusieurs hypothèses relatives aux ruptures démographiques et à l’emprise du christianisme ont été discutées.

79L’espace non domestique, qui faisait pourtant l’objet d’une appropriation territoriale pré-européenne, semble sous-exploité, même si, comme on nous l’a dit, « les chasseurs restent les référents des guérisseurs » en matière de connaissance territorialisée des plantes. Toujours est-il que le regain de la sculpture sur bois ne s’accompagne pas de projets de plantation, à cause du risque, perçu localement comme fort, de déclencher des conflits dans les indivisions qui sont le nœud de la question foncière en Polynésie française (cf. Bambridge, 2009) et aussi, de manière seconde du fait de la durée du cycle forestier. Ce refus s’opère au risque d’une surexploitation de la ressource, alors que le principe de l’accès libre aux plantes médicinales semble répandu (autour d’une idée de bien et service collectif).

80

« … quand il n’y a pas chez toi ces plantes-là, alors on va chercher […] chez d’autres personnes, mais on dit pourquoi on vient chercher cette plante. […] Automatiquement, les gens ils acceptent […] même si c’est sur un terrain privé, quand c’est pour faire un médicament, ils ne refusent jamais ».
(Feiau Tehivini ép. Bonno, Hiva Oa, 25/10/10)

81Les entretiens n’ont pas permis de mettre au jour de manière systématique un zonage de l’espace obéissant à des catégories de type sec/humide, haut/bas, tai/uta (mer/terre) ou autre, repéré pour la période précoloniale (voir Ottino et Garanger, 1998 et 2013).

82

Feiau Bonno utilise pour l’essentiel des plantes qu’elle trouve à proximité et qu’elle préfère collecter elle-même plutôt que de demander au patient. Contrairement à son mari, également guérisseur, elle n’utilise pas les plantes éloignées de zone sèche. Elle poursuit en expliquant que l’opposition sec/humide est homologue à celle entre bord de mer (mehoa) et fond de vallée (kapua) avec le « milieu » (vavena) où se concentraient les habitations avant.
(entretien à Hiva Oa, Taooa, 25/10/10)

83Aujourd’hui, la mer semble jouer un rôle spécifique, moins comme source de remèdes [8] que comme espace à la fois dangereux et de purification ; la séparation terre-mer semble consommée, mais là encore, l’histoire démographique et religieuse pourrait expliquer cette rupture.

84

« L’embouchure des vallées est un espace dangereux et fragile du fait des risques de raz-de-marée, et pour cette raison on y rencontre peu d’aménagements importants, en dehors de quelques structures spécifiques ; c’était aussi un des lieux privilégiés des accrochages et des rapts intertribaux. Dans cette zone de contact séjournaient ceux qui réglaient les relations et les échanges entre le henua et l’extérieur, l’autre, l’ailleurs, que ce soit en termes amicaux ou hostiles. L’espace littoral était également le domaine de ceux qui exploitaient la mer et en échangeaient les produits avec ceux de l’intérieur ».
(Ottino-Garanger et Ottino-Garanger, 1998, p. 313)

85Le lien fait entre mer et sorcellerie tout comme l’apport marin dans les recettes médicinales sont des thèmes parfois abordés avec prudence, voire réticence dans un contexte christianisé, comme le montrent par contraste ces deux extraits d’entretiens.

86

Pour Tia Tete Ihopu, la relation entre mer et sorcellerie est forte, mais elle est à double sens, puisque la mer (le bain de mer) est aussi source de purification. Les produits de la mer n’entrent dans les recettes médicinales que dans le cadre d’interdits alimentaires – thon, bonite, pieuvre – quand on prend certains remèdes et en particulier au moment des purges.
(Tia Tete Ihopu Omoa, Fatu Iva, 22/10/10)

87

« Q : Existe-t-il des remèdes issus de produits de la mer ? R : Non, sauf concernant les envies. Q : La mer ne sert à rien dans ce domaine ? À chasser les mauvais esprits ? R : - [pas de réponse] ».
(Heiopuha Kohueinui ép. Vaki, Hanavave, Fatu Iva, 23/10/10)

88On pourrait mettre en relation ces paroles récentes et prudentes avec les éléments anciens présentés par M.-N. et P. Ottino (2013) qui insistent sur le caractère d’interface de la frange littorale entre monde terrestre et marin, mais aussi entre univers concret et symbolique, tout en notant les investissements dans la domestication relative de cet espace incertain :

89

« Au fil des échanges et des générations bon nombre de plantes utiles y poussaient, ou sur les premières pentes du littoral, que ce soit des plantes à fibres […]. Pour protéger le rivage, un cordon végétal était sauvegardé ou planté. Il abritait des vents marins et maintenait le sol tout en procurant une ombre indispensable à l’abri de laquelle on aimait à s’occuper et où, au besoin, on venait prélever les boutons floraux ou carrés d’écorce destinés aux soins »
(Ottino-Garanger et Ottino-Garanger, 2013, pp. 11-12)

Conclusion : savoirs locaux, savoirs moraux

90La question des savoirs locaux est intrinsèquement liée à celle des appartenances et aux enjeux de localisation socio-spatiale. On voit bien dans l’histoire marquisienne comment une série de ruptures liées aux premiers contacts avec les Blancs, à l’entreprise missionnaire et à la colonisation a entraîné une mutation profonde dans l’occupation et les usages de l’espace, avec un abandon relatif des hauts de vallées éloignés et un repli sur la zone littorale. Il est nécessaire d’élargir le champ d’étude des savoirs « techniques » (sur la nature, les pratiques agricoles, de pêche, etc.) par l’intégration des dimensions normatives et morales qui leur sont consubstantielles. La manière de soigner est toujours, même si à des degrés divers, enchâssée dans des rituels et des pratiques considérées comme « bonnes », elle ne se réduit pas à l’administration d’une recette ou d’une substance identifiée comme efficace per se.

91Savoirs locaux et économies morales (Fassin, 2009) ont donc partie liée, sous forme de « bons comportements », de « bonnes pratiques », souvent situées d’un point de vue territorial : ils constituent des grilles de compréhension et de jugement de la réalité. Cette compréhension des savoirs locaux s’étend donc aux dimensions symboliques, magiques et religieuses : tapu, sanction, autorités (en lien avec les questions d’appartenances sociales et de droits de propriété).

92La question des savoirs locaux est aussi affaire de reconnaissance et de distribution de l’expertise et elle est de plus en plus abordée par les politiques publiques, surtout du point de vue de la protection de ces savoirs et du rapport de force très inégal entre détenteurs locaux de ces connaissances et acteurs extérieurs (en particulier les compagnies multinationales). Or la production des politiques publiques relatives à ces savoirs gagnerait à prendre en compte la manière dont leurs détenteurs ou dépositaires perçoivent les enjeux de leur protection et de leur transmission voire justement de leur non-transmission.

93Les savoirs locaux font partie intégrante du gouvernement des hommes et de la nature et ils sont également pris dans le jeu (parfois croisé, parfois cumulatif) des processus contemporains de marchandisation, de juridicisation, d’environnementalisation et d’autochtonisation. Aux Marquises, la revendication culturelle d’un savoir-faire et d’un savoir-être autochtone s’exprime surtout à l’occasion du festival des arts des Marquises organisé tous les deux ans. Au cours de ce festival, danses, sculptures, et cosmétopées locales sont mises en valeur, échappant jusqu’à présent à une marchandisation de celles-ci, même si de nombreux touristes apprécient ces moments de l’expression culturelle marquisienne.

94Plus fondamentalement, il est important, face aux enjeux de la bioprospection et aux risques du biopiratage (Moran et al, 2001), de mieux comprendre comment les savoirs locaux relatifs à ces enjeux se constituent, circulent et se transmettent. Cette connaissance permet en particulier de mieux ajuster l’offre de régulation (juridique, administrative, économique, politique) aux spécificités de ces savoirs et à la diversité des enjeux tels qu’ils sont perçus et retravaillés par les parties prenantes. On a ainsi vu que la question de la protection des savoirs locaux en matière d’usage médicinal des plantes ne se situait pas du tout là où on l’imaginait, à savoir du côté des risques de biopiraterie : pour les guérisseurs marquisiens que nous avons rencontrés, le risque de dépossession est bien plus transgénérationnel. Il s’agit de protéger la pérennité de ces savoirs devant l’absence de successeurs potentiels [9]. L’angoisse quasi ontologique de la perte l’emporte sur la peur de la spoliation. Ici, c’est la sédimentation des ruptures historiques liées à la colonisation qui devient l’une des clés de compréhension de la manière dont les savoirs locaux sont actuellement produits et transmis. La contribution anthropologique, à la fois méthodologique, éthique et politique (Fillol et Le Meur, 2014), réside dans la mise au jour des savoirs et de leurs mouvements, tout autant que de leur gangue historique. Ce travail ne peut se faire qu’en alliance étroite avec les sociétés détentrices de ces savoirs et de ces histoires et dans une logique interdisciplinaire.

Remerciements

Nous remercions chaleureusement les Marquisiennes et Marquisiens qui ont généreusement, et souvent avec humour, partagé leurs connaissances comme leurs inquiétudes et leurs espoirs. Nos remerciements vont aussi aux membres de l’équipe de ce projet : Yamel Euritéen et Alexandre Teveous (collecte patrimoniale, Agence de développement de la culture kanak, Nouvelle-Calédonie), Sarah Aubertie (juriste, FRB), Nadia Robert (agronome, Institut agronomique néo-calédonien), Christian Moretti (biologiste/ethnobotaniste), Geneviève Michon (ethnobotaniste) et Corine Ollier (IRD), Timiri Hopuu (Service de la culture et du patrimoine de la Polynésie française), Jean-François Buteau (botaniste), Denis Moretti (médecin), Ravahere Taputuarai (botaniste), Jules Moke (Service du développement rural, Polynésie française). Le projet a bénéficié d’un financement du GOPS (Grand observatoire de l’environnement et de la biodiversité terrestre et marine du Pacifique Sud).

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Mots-clés éditeurs : don, transmission, savoirs locaux, politique, Marquises, pouvoir, protection

Date de mise en ligne : 12/03/2018

https://doi.org/10.3917/rac.038.0029

Notes

  • [1]
    L’équipe a travaillé en octobre 2010 sur les trois îles des Marquises du Sud (Hiva Oa, Fatu Iva, Tahuata) en se divisant en deux groupes pour les deux dernières îles. Les entretiens, enregistrés et souvent filmés, ont fait l’objet de transcriptions exhaustives (et les notes prises au cours des enquêtes ethnobotaniques ont également été mises au propre).
  • [2]
    Le premier indique (1985, pp. 49-75) : « La maladie est ma’i, elle comporte les douleurs, les troubles physiologiques, l’altération du comportement, les dommages corporels. Il s’agit là de ma’i mau ou maladies vraies, naturelles, mais aussi, très souvent, de maladies surnaturelles ou ma’i tapiri. »
  • [3]
    Non exhaustivement : Leroy (1987), Finau et Leach (1998), Centre Polynésien des Sciences Humaines (1992), Girardi (2010).
  • [4]
    Dans le même sens, voir Grand (2007, p. 123), Jones (2000, p. 18) pour la définition de la santé par les Maori de Nouvelle-Zélande.
  • [5]
    À comparer avec la situation actuelle à Tahiti : « Actuellement, à Tahiti, la tradition orale, accompagnée de travaux pratiques où le néophyte observe en silence, est la forme d’acquisition et de transmission la plus répandue, relayée par les cahiers, puta tupuna (livre des ancêtres), où sont consignées les recettes, et par la visite éclairante d’ancêtres bienfaisants à l’état de veille ou durant le sommeil. Toutefois, des personnes sont parfois choisies par un autre “praticien”. Elles peuvent aussi éprouver une injonction intérieure permanente, accompagnée de problèmes de santé, financiers ou autres, qui ne cessent que quand le don est accepté et mis en œuvre » (Grand, 2007, p. 247).
  • [6]
    Voir aussi S. Grand (2007, p. 247) : « Les tahu’a disent recevoir parfois le don au moment où eux-mêmes ou un de leurs proches sont malades. Ils le mettent en œuvre en soignant ce proche ou eux-mêmes. Ensuite ils sont prisonniers du don et doivent soigner les autres. »
  • [7]
    En revanche, les sculpteurs cherchent à protéger les motifs qu’ils créent, par exemple en insistant sur la dimension individuelle de la création et en signant leurs œuvres.
  • [8]
    À la différence de ce que les observateurs du début de la période coloniale ont pu noter. Ottino et Ottino (2013) citent par exemple Lavondès relativement à un traitement d’éruption cutanée chez les enfants, appelée tantôt pueva (démangeaison), tantôt mata hakamau, ce qui pourrait se traduire par « maladie du souvenir ». Le traitement consiste en une sorte de désensibilisation pratiquée en touchant les lèvres de l’enfant à l’aide d’une série de substances préalablement carbonisées. On essaie ces substances par ordre, d’abord divers végétaux, comestibles ou non, d’origine terrestre (mei io he henua), ensuite diverses nourritures et substances d’origine marine (mei io he tai), ensuite des aliments provenant des « boîtes de conserves des Européens ». On aperçoit très clairement un système à deux niveaux : « produits importés – produits locaux ; produits d’origine terrestre – produits d’origine marine… ».
  • [9]
    Inversement, les artisans (sculpteurs sur pierre et sur bois, peintres sur tapas) semblent évoluer vers une stratégie individuelle d’innovation artistique et d’autorat (avec signature) pour contrer le pillage de leurs œuvres. La question de la protection des « savoirs locaux » ne se pose pas non plus dans les termes attendus, puisqu’on entre clairement dans une logique similaire à celle qui régule le champ artistique tel qu’il s’est progressivement constitué sur plusieurs siècles dans le monde occidental (Bourdieu, 1992).

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