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Article de revue

Décloisonner et « faire passer » des savoirs

Entretien collectif avec Cornelia Möser, Arthur Vuattoux et Maxime Cervulle

Pages 479 à 502

Notes

  • [1]
    Courtenay (2000).
  • [2]
    Coutant (2010).
  • [3]
    Fabiani (2006).
  • [4]
    Ibid., p. 15.
  • [5]
    Williams (1996).
  • [6]
    Irigaray (1979, p. 16).
  • [7]
    Haraway (2007).
  • [8]
    Ivekovic le dit avec la clarté qui lui est propre : « Les frontières sur terre ou celles de l’esprit – les partages de la raison – sont des limites dessinées afin de produire de la différence, puis de la hiérarchiser et de la rendre enfin normative. » Voir http://www.mondialisations.org/php/public/art.php?id=17822&lan=FR.
  • [9]
    Hall (2007).
  • [10]
    Voir par exemple Bernard Darras (2007).
  • [11]
    Nacira Guénif a notamment évoqué son concept de « régime de conditionnalité » lors de la journée d’études organisée par les Cahiers du genre autour du numéro « Subjectivités et rapport sociaux », qui s’est tenue à Paris le 4 octobre 2013.
  • [12]
    Bourdieu (1999).
  • [13]
    Mattelart & Neveu (2003).
  • [14]
    Lorde (1984).
  • [15]
    Adorno & Horkheimer (1976).
  • [16]
    On trouve cette argumentation dans l’annexe à l’article de Michèle Kail (1982).
  • [17]
    L’ouvrage écrit avec Nelly Quemener part notamment de cette idée (Cervulle & Quemener, 2015).
  • [18]
    Par exemple dans « Simplement culturel ? », trad. de B. Marrec, Actuel Marx, (30), 168-183. Sur les liens entre féminisme poststructuraliste et cultural studies britanniques, voir Cervulle (2016).
  • [19]
    Voir Niranjana (2007).
  • [20]
    Cervulle (2013).
  • [21]
    Voir Cervulle (2016). Voir aussi l’ouvrage collectif co-dirigé avec Nelly Quemener et Florian Vörös (2016).
  • [22]
    Voir Krieg-Planque (2009). Par « formule », elle entend « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire » (p. 7).
  • [23]
    De Lauretis (2007).

Introduction

1Alors que les objets des recherches dans le champ des cultural studies, des études de genre et des études sur les masculinités semblent s’inscrire dans une culture épistémique commune, ils ne bénéficient pas des mêmes degrés de reconnaissance dans le monde académique. C’est en raison de la proximité des objets et des niveaux de légitimation de ces studies que nous proposons un entretien croisé avec Maxime Cervulle, Cornelia Möser et Arthur Vuattoux. Il apparaît particulièrement fécond pour saisir les dynamiques d’institutionnalisation des studies et leurs effets sur la structuration des savoirs et des carrières. En effet, si leurs échanges donnent bien à voir les filiations entre ces studies et comment elles se structurent, ils invitent également à interroger les raisons et les conséquences des différents degrés de légitimation et d’institutionnalisation de ces studies. Quels effets ces différents degrés de reconnaissance institutionnelle produisent-ils sur le parcours des chercheur.se.s qui s’inscrivent dans ces champs d’études et sur les savoirs qui y sont produits ? Comment évolue la portée critique des savoirs qui y circulent et quels effets ont-ils sur cette circulation des savoirs tant entre les différents champs d’études qu’entre les différents espaces de production des savoirs (militants, académiques) et les différents contextes nationaux ?

2Pour répondre à ces questions, nous avons proposé à Maxime Cervulle, Cornelia Möser et Arthur Vuattoux d’interroger, dans un premier temps, l’émergence et la constitution des studies à travers leurs parcours. Ces deux enjeux impliquent de réfléchir aux échanges transnationaux qui président aussi bien à la constitution des studies qu’à certains de leurs parcours. Cette démarche réflexive permet d’aborder dans un second temps les frontières et les filiations qui traversent ces différents champs d’étude et, partant, d’interroger la structuration des savoirs qui y sont produits. C’est à partir de cette analyse critique que l’entretien s’ouvre, dans un dernier temps, sur la question de la circulation des savoirs entre milieux académiques et militants et pose la question des effets de l’institutionnalisation sur la portée critique de ces studies.

3Maxime Cervulle est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8, c’est avec une perspective inspirée des cultural studies qu’il interroge les rapports de race et de genre. Il a notamment publié, avec Nelly Quemener, Cultural Studies : théories et méthodes (Paris, Armand Colin, 2015). Cornelia Möser est philosophe, chargée de recherche au CNRS. Spécialiste des études de genre, féministes et queer, elle a notamment publié Féminismes en traductions. Théories voyageuses et traductions culturelles (Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2013). Arthur Vuattoux est chargé d’études et de recherches associé à l’Institut national jeunesse et éducation populaire (INJEP). Il a soutenu une thèse en 2016 portant sur le genre et les rapports de pouvoir dans l’institution judiciaire et a coordonné avec Meoïn Hagège la première traduction française des travaux de Raewyn Connell : Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie (Paris, Éditions Amsterdam, 2014).

Cartographie de parcours sur un terrain académique « sous contrôle »

Tout d’abord, est-ce que vous pouvez nous parler de votre parcours intellectuel en lien avec les domaines de recherche dans lequel vous êtes impliqué.e.s ?

4Arthur Vuattoux : En ce qui me concerne, je pense que ma formation au sein d’un master de politiques sociales et sanitaires à l’EHESS, largement interdisciplinaire, a contribué à mon intérêt pour les études de genre et plus précisément pour les recherches sur les masculinités. J’ai commencé par travailler sur des lieux de contrainte et sur l’ambiguïté qui opère dans de nombreuses institutions fermées entre prise en charge sanitaire, sociale, et répression. C’est à partir de ces objets que j’ai rencontré pour la première fois les travaux sur les masculinités, et notamment un article assez célèbre de Will Courtenay sur la santé des hommes [1], dont m’avait parlé Meoïn Hagège, une collègue doctorante. C’est en creusant cette question que nous avons décidé de lancer ensemble une traduction des travaux de Connell sur les masculinités. Ensuite, ma thèse a porté sur le traitement institutionnel des adolescent.e.s par la justice, et j’ai pu approfondir ces questionnements sur le genre et les masculinités, en travaillant sur les scripts de la déviance adolescente, déviance dont l’une des caractéristiques est d’apparaître, comme le suggère Isabelle Coutant, en tant que « fait social masculin » [2]. On peut dire, je crois, que la perspective de genre dans les travaux portant sur l’adolescence, la santé ou la déviance, est restée globalement figée, en France sur le modèle des rôles de sexe et de la socialisation différenciée. Les travaux prenant réellement au sérieux les dynamiques relationnelles du genre et les modalités de construction de l’identité au-delà d’une bicatégorisation genrée parfois très essentialiste sont assez rares. C’est dans cette voie que j’essaye d’inscrire mes recherches actuelles.

5Maxime Cervulle : Je suis, pour ainsi dire, tombé dans la marmite des « studies » quand j’étais petit… Après le bac, je me suis inscrit en sociologie avant tout pour faire des études de genre – je venais alors de découvrir, dans des cercles militants, la théorie queer. Ayant fait mes études à l’université Toulouse 2, j’ai eu la chance de pouvoir suivre la mineure « Rapport sociaux de sexe » proposée dans le cadre de la licence de sociologie. On était en 2001, peu de formations proposaient ce type de parcours, particulièrement en licence. Bien entendu, la majorité des enseignantes y mobilisaient avant tout les apports du féminisme matérialiste. J’ai donc été initié très tôt à la conflictualité épistémologique : mon ancrage premier – la théorie queer – représentait dans la plupart des cours une sorte d’épouvantail qui permettait par contraste de valoriser le féminisme matérialiste, présenté comme (plus) rigoureux sur le plan méthodologique, (plus) conforme à une démarche sociologique, (plus) pertinent sur le plan politique. C’est dans ce cadre que je suis rapidement tombé sur des ouvrages se revendiquant des cultural studies, étant donné les nombreuses ramifications conceptuelles qui lient ce domaine à celui des études de genre anglophones.

6Cornelia Möser : Ayant un parcours universitaire transnational, on pourrait dire que je viens plutôt de ce que vous appelez les studies et que ma trajectoire se caractérise par la confrontation avec les disciplines traditionnelles en France. J’ai fait l’équivalent d’un Master 2 en Kulturwissenschaft (études culturelles mais avec une forte inscription philosophique) à l’Université Humboldt de Berlin avec deux matières mineures : études genre et sociologie. En 2002, je suis arrivée à l’Université Paris 8 dans le cadre d’un échange Erasmus. Comme ils ne savaient pas où me mettre, j’ai été placée dans le département d’anthropologie, ce qui ne me convenait pas trop. J’ai donc regardé les programmes de sociologie et des études féminines, mais je n’y trouvais pas ce que je cherchais non plus à l’époque. Du coup, je me suis bricolé moi-même un programme de séminaires et de colloques. Je suis allée aux sciences politiques (Rada Iveković, Eleni Varikas, Enzo Traverso) et aux départements de cinéma et de la danse (Paul Béatriz Preciado) à Paris 8, à l’EHESS (Rosemarie Lagrave), au Collège international de philosophie, au Collège de France et le CEDREF à l’Université Paris 7. La question disciplinaire s’est encore une fois posée à mon inscription en doctorat que j’ai fait en cotutelle entre l’Allemagne et la France. Du côté allemand, je me suis inscrite en études genre, mais du côté Paris 8, j’avais le choix entre sciences politiques et études féminines, car ma directrice enseignait dans les deux départements. À l’époque, les études féminines étaient trop orientées littérature pour mon projet de recherche et c’est pourquoi j’ai choisi les sciences politiques, le département qui m’avait déjà le plus intéressé lorsque j’y ai fait mes études. Quand on dépose une thèse, on doit en trouver les mots clés avec le service bibliothécaire. Là, j’ai appris que les études genre, « discipline » dans laquelle je venais d’obtenir un doctorat, n’existaient pas. On m’a proposé « différence sexuelle » comme alternative… Une fois que j’avais fini mon doctorat, la question disciplinaire s’est posée lors de la qualification au CNU et au moment du concours CNRS. Au CNU, l’option de qualification en études genre ou en études culturelles n’est pas prévue. Je suis donc qualifiée en philosophie et en sciences politiques. Au CNRS, mon drôle de parcours s’est avéré chanceux. La section 35 (à l’époque : philosophie, histoire de la pensée, littérature et arts) affichait un poste fléché en genre et sexualité et mon parcours tellement bricolé m’a en fait parfaitement qualifiée pour ce poste. De plus, comme il n’existait pas de parcours universitaire en France qui formait à une telle intersection des savoirs, j’avais (si l’on compare avec d’autres concours CNRS) très peu de compétition.

Plus précisément, quelles positions diriez-vous qu’ils occupent au sein des périmètres disciplinaires ? Quels sont les jeux et tensions autour de la définition, à la fois, de votre recherche et de votre statut ? En clair, entre sociologue, spécialiste du genre, spécialiste des masculinités ou des cultural studies, comment se positionner, et quels effets ont ces différents labels les uns sur les autres ?

7Vuattoux : Votre question renvoie aux modes de classements universitaires et à la manière dont on peut, ou non, s’en émanciper… Personnellement, je suis assez partagé entre le constat selon lequel on est toujours, en tant que jeunes chercheur.e.s, sommé.e.s de se définir clairement du point de vue disciplinaire pour être accepté dans nos communautés académiques très fermées (il faut être sociologue, ou historien, et non spécialiste du genre ou des cultural studies…), et le fait qu’en même temps, une certaine dose d’« écart » est tolérée au nom du renouvellement générationnel des disciplines. Mais comme souvent, la tolérance est à double tranchant : on le reproche aussi rapidement qu’on le tolère, par exemple lors de candidatures à des postes académiques ou lors de demandes de financement pour des recherches futures. Cela étant dit, j’ai tendance à penser (c’est d’ailleurs l’un des fils rouges de ma thèse) qu’on ne parvient jamais vraiment à s’extirper des catégorisations institutionnelles, dès lors que l’on parle depuis une institution… Je ne crois pas vraiment aux chercheur.e.s « libres » dans l’institution, et il me semble d’ailleurs que de nombreux exemples autour de nous montrent que les plus « libres » finissent parfois par reproduire les pires aspects de nos institutions… À moins de faire une recherche réellement indépendante, je ne suis pas certain que l’on puisse travailler sur les masculinités sans parler du point de vue de la sociologie, de l’histoire, de l’anthropologie, et sans faire allégeance aux traditions disciplinaires instituées. La recherche façonne aussi les disciplines, sans doute sur une plus longue durée, et il faut à mon avis persévérer dans le décloisonnement disciplinaire, même si l’on rencontre quelques oppositions ou obstacles. De mon côté, je me présente comme sociologue (c’est la manière dont les institutions académiques me catégorisent principalement), mais il est très clair que les recherches que je mène actuellement sont à la frontière de la santé publique et de certains champs spécialisés des sciences sociales (notamment celui des études de genre). J’essaye de le rappeler, autant que possible, dans les publications ou séminaires issus de ces recherches (comme dans le séminaire que nous inaugurons cette année, Marc Bessin, Hélène Bretin, Meoïn Hagège, Régis Schlagdenhauffen et moi-même sur les masculinités et la santé, à l’EHESS), mais les classements nous rattrapent souvent…

8Möser : Plus généralement, les institutions poussent à la disciplinarisation des savoirs, or ce processus est différent selon les lieux. Qu’est-ce qui constitue une discipline ou un champ de recherche ? C’est une question politique que les chercheures féministes se sont posée. Une majorité des chercheures féministes en France refusait la disciplinarisation des questions féministes et nous en subissons les conséquences : mes domaines de recherche se trouvent toujours entre les disciplines reconnues. Pour trouver un poste, cela peut représenter une grande prise de risque. Épistémologiquement parlant, cette place donne aussi une certaine liberté bancale. Pour les études de genre allemandes, Bettina Mathes, chercheure en études culturelles, observait un certain langage dans les discussions sur la canonisation et la disciplinarisation : on y parlait du risque de « ghettoïsation » et de la nécessité d’afficher ses « origines » disciplinaires. Mathes interroge vivement ces soucis de parenté et d’origine ainsi que la pratique de se défendre à l’aide de l’autorité paternelle d’une discipline. Au contraire, elle invite au going in drag disciplinaire, ce qui pour moi représente mieux le projet féministe de critique de la production de savoir. La recherche qui m’intéresse – et à laquelle je souhaite contribuer – est frontalière à plein d’égards (États-nations, langues, disciplines, frontière militantismes/institutions). Elle est multilingue et dénonce l’autorité scientifique là où elle peut, sans pour autant abandonner la recherche dont elle doit assumer la responsabilité.

9Cervulle : Je voudrais répondre en évoquant le rapport des cultural studies à la disciplinarité. Si, comme l’écrit Jean-Louis Fabiani, la notion de discipline désigne « un corps de savoir entendu comme articulation d’un objet, d’une méthode et d’un programme » [3], alors elles ne sont pas une discipline. Elles sont en effet dénuées d’unité méthodologique et programmatique – ce qu’on peut expliquer par l’histoire de leur développement, où le refus de la clôture définitionnelle et l’hybridité ont opéré comme des mots d’ordre. Pour autant, elles sont aussi soumises à la tension constitutive des disciplines : celle entre un « principe reproducteur » (la transmission d’un ensemble raisonné de connaissances) et un « principe déstabilisateur » [4] (l’innovation scientifique). C’est le propre de toute configuration de savoirs et modes de production de savoirs qui s’institue en tradition intellectuelle et prend la forme de parcours diplômants. Les cultural studies ne sont donc pas exemptes de questionnements sur cette dynamique disciplinaire particulière et sont régulièrement en proie à d’importants débats quant aux moyens et enjeux de leur enseignement. Si l’on a pu parler à leur propos d’une dimension indisciplinée ou post-disciplinaire, c’est précisément en vertu de ce statut ambivalent qui leur a permis de poser deux questions qui me semblent essentielles. La première est celle de la démarcation entre connaissance ordinaire et savoir scientifique, que sous-tend l’idée même de discipline et qui participe de l’insularité du monde universitaire. La seconde question qu’elles adressent porte sur la fragmentation des savoirs que génère la disciplinarité. On peut considérer que le projet principal d’une part conséquente des cultural studies – les travaux qui ont une visée critique en résonance avec celle de l’École de Birmingham – consiste à penser les dynamiques de transformations sociales, ce qui implique de se doter des moyens conceptuels de penser la société comme totalité. C’est en ce sens d’ailleurs qu’elles font écho à la pensée marxiste. Comme l’a expliqué Raymond Williams, les disciplines se fondent sur un processus de réduction d’un ensemble articulé de pratiques à un simple artefact (il donne notamment l’exemple de la littérature) [5]. L’objet des Cultural Studies britanniques, notamment dans la définition qu’en donnent Williams puis Stuart Hall, c’est l’ensemble des pratiques sociales, la façon dont elles composent des « modes de vie » et les jeux d’opposition qui mettent sous tensions différents modes de vie entre eux.

Que pensez-vous de leurs différentes configurations et de leurs divers degrés de reconnaissance ? Est-ce que cela tient à des raisons historiques, à des choix politiques, à l’objet lui-même ?

10Möser : La question de la reconnaissance est bien sûr toujours relative, c’est-à-dire elle évoque la question de savoir par qui est-ce qu’on souhaite être reconnu.e. Et est-ce qu’il ne s’agit pas là aussi d’un désir de protection et d’appartenance ou, comme le disait Luce Irigaray, d’« une formidable nostalgie de “rentrer à la maison” » qui réside dans le « désir de faire un grand journal, de devenir une maison d’édition à part entière, d’obtenir tel ou tel poste, ou parfois même de se marier et d’avoir des enfants » [6]. Dans un temps de précarisation extrême produit par les politiques néolibérales d’austérité, songer à autre chose que ce désir nostalgique est devenu difficile. En effet, les bases existentielles ne sont même plus garanties pour l’ensemble de la bourgeoisie comme dans les temps d’une Luce Irigaray. Néanmoins, ces mêmes politiques néolibérales ont justement pour effet d’étouffer tout autre désir, toute volonté autre que réformiste. Et cela a bien évidemment des conséquences sur la recherche et le savoir qui y est produit. La recherche féministe n’est pas seulement transdisciplinaire parce que c’est épistémologiquement nécessaire dans la poursuite d’une objectivité approximative dans le sens de Donna Haraway [7]. La recherche féministe voulait radicalement changer la société et ses savoirs. L’institutionnalisation de la recherche féministe est ainsi un processus extrêmement ambigu. Dans le mouvement, toutes les femmes étaient impliquées dans la production de savoirs, ou au moins elles pouvaient l’être. Dans le monde académique, les règles comme les origines sociales font le tri parmi les féministes et juste certaines ont pu correspondre aux normes et entrer. Puisque vous évoquez les raisons historiques d’une disciplinarisation des savoirs : comme Rada Iveković l’a démontré, c’est le partage de la raison qui sert la hiérarchisation [8]. Bien qu’aujourd’hui nous trouvions normal le partage entre sciences naturelles et sciences humaines, le métier de la chercheure n’a pas toujours connu ces divisions et hiérarchisations, en effet, elles sont plutôt récentes. Et des deux côtés du partage entre sciences naturelles et sciences humaines, en réalité, les chercheures souffrent de cet ordre qui empêche la pensée. La chercheure souffre elle aussi de la violence qu’elle exerce en forgeant des objets de recherche. Elle y laisse une part de son humanité.

11Vuattoux : Je ne suis pas spécialiste de l’histoire des idées et des champs de recherche, mais il paraît clair que les études de genre, les cultural studies et les recherches sur les masculinités n’ont pas tout à fait la même histoire, même si de nombreuses connexions existent entre ces idées et champs de recherche. Par exemple, les études de genre ont une profondeur historique, liée aux féminismes dans divers contextes nationaux, que les recherches sur les masculinités n’ont pas, ou dont elles ont hérité sans y avoir participé. Les positions sociales ou académiques des chercheur.e.s qui travaillent dans ces différents champs sont différentes. Ensuite, il y a des choix politiques qui échappent en partie aux chercheur.e.s et qui produisent des configurations ou niveaux de reconnaissance divers. On sait à quel point les études de genre ont pu jouer le rôle de mauvaise conscience académique, de « poil à gratter », et donc la manière dont elles ont été complaisamment laissées à la marge des grandes organisations universitaires (tout en étant « tolérées », là aussi, afin de masquer les stratégies de mise à l’écart). Dans ce contexte, les recherches sur les masculinités, parfois maladroitement présentées comme des « recherches sur les hommes », ont été perçues par certains comme une aubaine : le féminisme aurait « trop » parlé des femmes, et le temps serait venu de rééquilibrer les objets de recherche. Dès les années 1980, ce risque a bien été perçu par des chercheur.e.s australien.ne.s, en premier lieu par Raewyn Connell. La question s’est également posée dans le monde associatif, lorsque des projets de recherche portant sur les hommes (par exemple sur les hommes et la contraception) sont venus concurrencer des financements habituellement consacrés à la santé des femmes. Mais des stratégies anti-masculinistes ont notamment consisté à toujours rappeler l’importance du féminisme pour penser les masculinités. J’ai tendance à penser que ces stratégies ont relativement bien fonctionné, car le masculinisme n’a pas vraiment réussi à se faire une place dans les recherches académiques sur les masculinités (ce qui n’a malheureusement pas empêché l’émergence de thèses masculinistes, souvent à partir d’autres cadres théoriques). Il faut toujours rester vigilant par rapport au masculinisme, mais il ne faut pas non plus soupçonner toute recherche sur les masculinités d’être potentiellement masculiniste. Il y a un équilibre à trouver qui renvoie à la vigilance à avoir, de manière générale, à propos de toute recherche.

12Cervulle : La reconnaissance des cultural studies a été pour le moins longue et difficile. Il est inconcevable que les travaux d’une figure intellectuelle comme Stuart Hall n’aient fait l’objet d’une publication conséquente qu’en 2007 [9], quand on sait l’influence qu’il a eue dans le monde anglophone dès la fin des années 1960. De nombreuses raisons à la « résistance française » aux cultural studies ont été données [10] : provincialisme et monolinguisme, universalisme républicain, réticence aux politiques des identités et à leurs traductions scientifiques, opposition à la remise en cause du partage disciplinaire et des hiérarchies culturelles. Je crois toutefois qu’il est prudent d’éviter de réifier l’idée d’une telle « résistance française » qui tend à en faire une sorte d’exception culturelle où se jouerait l’imaginaire de la nation telle que la recherche l’exprimerait. Il me semble plutôt important d’insister sur le rôle ambigu des « passeurs », de ceux qui se sont engagés dans un travail d’importation et de traduction culturelle du domaine.

Quelles frontières et filiations entre les studies ? Constitutions des savoirs et rapports de pouvoir

Ce qui nous amène à nous poser la question des enjeux de pouvoirs qui structurent le monde académique…

13Cervulle : Le travail des « passeurs » est nécessairement un travail de sélection et de mise en récit, à ce titre il repose sur une logique d’exclusion. On peut considérer que les dynamiques de transfert et traduction scientifiques sont soumises à ce que Nacira Guénif appelle un « régime de conditionnalité » [11]. En d’autres termes, l’inclusion dans le canon scientifique est soumise à conditions : elle repose sur un processus concomitant d’exclusion d’une partie des spécificités du domaine. Un bon exemple est celui de Pierre Bourdieu, qui a accueilli La Culture du pauvre de Hoggart dans sa collection « Le sens commun » et a parfois souligné les apports du matérialisme culturel mais qui, feignant de ne pas comprendre les défis que tentaient de relever les épistémologies du point de vue, s’est opposé aux formes de « populisme épistémologique » selon lesquelles prétendument « l’appartenance à une catégorie dominée [serait] condition nécessaire – et surtout suffisante – de l’accès à la vérité concernant cette catégorie » [12]. Armand Mattelart et Erik Neveu, de la même façon, ont réalisé une conséquente généalogie des cultural studies britanniques, mais qui était assortie d’importantes réserves quant au devenir étatsunien du domaine, s’en prenant en particulier aux dérives qu’ils identifient au « tournant linguistique » parmi lesquelles une attention aux identités qui risquerait de verser dans la dépolitisation (il faut sans doute entendre : qui risquerait de détourner de l’antagonisme central, celui de classe) [13]. Ainsi, pour répondre à votre question, je crois que la configuration d’un domaine donné et son degré de reconnaissance dépendent toutes deux des processus de traductions culturelles au travers desquels il est médié – et ce processus intègre des dimensions extrêmement variées qui vont de la défense d’un paradigme préexistant à la manifestation de croyances ordinaires qui peuvent reproduire des biais (par exemple androcentristes) même s’ils se trouvent absents du domaine considéré.

14Möser : Le monde académique n’est historiquement pas créé pour changer et subvertir les rapports de pouvoir et de propriété dans les sociétés. La production de savoir est historiquement liée à la tâche de légitimer et justifier les rapports d’exploitation et de domination, nous nous souvenons des théories de race, des études sur l’infériorité des prolétaires, des femmes, des homosexuel.le.s, etc. Donc, le monde académique est un lieu de pouvoir en soi. Or les tentatives de réfuter ces idéologies ont aussi une longue histoire. Cette histoire connaît beaucoup de paradoxes, en effet, c’est difficile de démanteler la maison du maître avec les outils du maître, pour citer Audre Lorde [14]. Pour elle, c’est impossible, en même temps, je dirais qu’il n’est pas possible de ne pas le faire non plus. Je veux dire : si l’histoire de la raison est dialectique, comme l’ont démontré Adorno et Horkheimer [15], leur conclusion n’a jamais été l’abandon complet de la raison. En avoir conscience peut aider à mieux mesurer les paradoxes auxquels on fait face, ou pire, qui nous traversent.

15Vuattoux : À l’instar du « plafond de verre », si présent dans le monde académique, les tentatives visant à décloisonner les disciplines ou à faire émerger des courants minoritaires sont destinées à être tolérées, mais « sous contrôle ». On voit de nombreux projets de recherche mainstream intégrer certaines exigences nouvelles à l’échelle académique globale (plus spécifiquement celle d’intégrer le genre à la recherche, quel qu’en soit l’objet), mais cela se limite souvent à une stratégie d’affichage. Dès lors que la dimension « genre » ou « race » prend trop de place dans les projets, la tolérance s’étiole et la légitimité des objets de recherche (et de celles et ceux qui les portent) diminue mystérieusement… Disons donc que les rapports de pouvoir institués ne semblent que très marginalement transformés par l’émergence de domaines de recherche critiques et minoritaires.

Dans quelle mesure les trajectoires institutionnelles de ces différents domaines d’études ont-elles une influence sur les stratégies de légitimation des autres studies ?

16Vuattoux : C’est une question compliquée, et il faudrait au préalable pouvoir mesurer la reconnaissance des différentes studies pour y répondre. Cela me semble peu réaliste, car même si l’on se fiait à des indicateurs spécifiques (l’impact factor des chercheur.e.s dans tel ou tel domaine des studies par exemple), on ne répondrait pas tout à fait à la question, car l’influence d’un domaine d’études sur un autre ne se joue pas que sur le plan du prestige scientifique ou de la visibilité. Cela dit, tout porte à croire que les domaines d’étude émergents, pour se légitimer, ont besoin de s’appuyer sur l’existant. Dans le cas des recherches sur les masculinités, rien ne serait possible sans l’ancrage préalable des études de genre dans le paysage de la recherche, pour une raison d’intelligibilité des recherches envisagées, d’une part, mais aussi, d’autre part, pour une raison politique que j’ai évoquée plus haut : celle de la nécessaire garantie d’une recherche sur les masculinités consciente des rapports de genre qui irriguent la société. Le pire des scénarios serait bien sûr celui de recherches sur les masculinités qui se construiraient contre les études de genre. Ensuite, je pense qu’il y a des formes d’influence plus souterraines : je pense notamment aux circulations des chercheures dans l’espace des studies… ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si Maxime Cervulle se trouve être l’un.e des traducteur.e.s de Raewyn Connell, ou si les chercheures qui travaillent dans le domaine des masculinités viennent presque toutes des études de genre… Enfin, il y a des points communs à ces studies qui doivent nous faire réfléchir, notamment le fait qu’elles mobilisent des chercheur.e.s et des militant.e.s, soit que les militant.e.s aient été à l’origine des recherches menées, soit qu’ils ou elles se saisissent des résultats de la recherche. Alors que les grandes institutions qui financent la recherche demandent aujourd’hui aux chercheur.e.s de penser l’impact de leurs travaux sur la « société civile », cette question est depuis longtemps pensée, et plus ou moins intégrée, par les chercheur.e.s travaillant dans nos domaines. Il faudrait peut-être insister sur cet aspect précurseur des studies, face aux discours délégitimants.

17Möser : La première fois que j’ai entendu parler des studies, c’était dans un contexte qui cherchait à en prouver la futilité ou les dérisions dans les universités étatsuniennes. J’avoue que j’étais surprise que vous repreniez ce terme qui écarte certains champs de recherche et les regroupe surtout pour laisser la recherche traditionnelle intacte. Les changements dans l’organisation de la recherche doivent bien évidemment être analysés, or je ne suis pas sûre qu’on puisse vraiment diviser entre les studies et les autres disciplines. Ce n’est pas non plus comme si la sociologie, les sciences politiques, l’histoire ou la biologie n’avaient pas connu des changements, des tournants et des défis majeurs ces dernières décennies, comme si ces disciplines restaient toujours les mêmes. La sociologie devrait en avoir une mémoire assez fraîche. Les thèmes changent, les méthodologies changent, les paradigmes basculent, etc. La sociologie est par exemple une discipline assez jeune qui elle aussi se battait pour être reconnue comme telle. La particularité des études féministes, c’est d’être originaire d’un mouvement social. Donc le monde militant, le monde des luttes n’est pas exactement extérieur à ce champ de recherche. En France, ces deux espaces, le militantisme et l’université/la recherche, entretiennent un rapport assez difficile au moins depuis le colloque de Toulouse en 1982. Ces deux milieux semblent être structurés par des logiques différentes, connaître différents systèmes de reconnaissance. Or, en réalité, leur rapport est réciproque, mais c’est un rapport de pouvoir. Les études féministes puisent dans le mouvement social comme ressource et légitimation. Déjà la première demande pour une ATP pour la recherche féministe avant le colloque de Toulouse a été justifiée par le lien privilégié qu’entretient la recherche féministe avec le mouvement [16]. Mais les chercheures féministes sont constamment amenées à se distancier du mouvement. En tant que chercheure féministe, on est constamment soupçonnée de ne pas être scientifique, d’être militante et donc de ne pas être objective. Vous connaissez les belles analyses féministes de Sandra Harding et de Donna Haraway sur ce god’s trick, d’éclipser sa propre situativité dans la production de savoirs pour paraître objectif alors que cette faculté ne fait que refléter sa propre position de pouvoir.

18Cervulle : Le devenir institutionnel des diverses studies est très lié, me semble-t-il, ce que l’on peut notamment expliquer par leur proximité épistémologique. Les cultural studies dans leur version hallienne (d’une part une synthèse entre matérialisme culturel et structuralisme et, d’autre part, une théorie conflictualiste du discours) ont été la matrice épistémologique de nombres de studies. C’est particulièrement évident pour certaines – en particulier celles qui sont apparues dans les années 1970 au Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham sous la forme de sous-groupes de recherches (media studies, visual studies, subculture studies, etc.). Les diverses studies ont toutefois chacune des trajectoires de développement scientifique et institutionnel autonomes, même si l’on peut reconnaître ici ou là l’influence des cultural studies britanniques [17]. Si l’on prend le cas des women’s studies puis des études de genre, dont la constitution en champ de recherche est parallèle à celle des cultural studies, les travaux de Hall en constituent parfois l’arrière-fond épistémologique, particulièrement dans la fraction poststructuraliste du domaine : c’est tout à fait net chez Judith Butler, qui l’exprime d’ailleurs dans plusieurs textes [18]. Il y a donc un effet d’entraînement logique entre la légitimation des différentes studies. D’ailleurs, cette dynamique de légitimation réciproque est loin d’être circonscrite au cas français, comme le montre le cas d’un certain nombre de pays asiatiques où études de genre et cultural studies ont bénéficié d’une émergence conjointe [19].

Diriez-vous que ces rencontres, ces échanges s’inscrivent dans une culture épistémique commune ?

19Möser : Tout d’abord, ces rencontres et échanges ne sont pas faciles à identifier, déjà car cela demanderait de savoir qu’est-ce qu’est la recherche et qu’est-ce qu’est le militantisme. Par exemple, Efigies ou Clasches militent dans le milieu académique et de la recherche. Pas mal de personnes font de la recherche à l’extérieur de l’université avec des terrains, des publications et des conférences. Ensuite, vous le savez bien, de nombreuses personnes sont les deux à la fois, militante et chercheure. Mais ce n’est pas un phénomène propre aux gender, queer, cultural ou masculinity studies. Foucault militait dans le GIP et supporteur du F.H.A.R., Christine Delphy au M.L.F. et au groupe F.M.A. et d’autres sociologues, anthropologues, politologues, philosophes ont milité quand elles l’estimaient nécessaire. Souvent, on dit que ce qui lierait les soi-disant studies serait une inclination pour la philosophie (post)structuraliste. Je pense qu’aujourd’hui dans les gender, queer et cultural studies, on trouve une multiplicité d’approches et de théories. Par exemple, Maxime Cervulle a démontré les bases matérialistes de l’École de Birmingham.

Mais à quel niveau, dans quels espaces se situent ces influences mutuelles ?

20Vuattoux : L’enjeu est sans doute plus celui d’une discussion « horizontale », dans laquelle aucune des forces en présence (milieu académique et milieu militant, par exemple) ne bénéficie d’une supériorité de principe, d’un pouvoir supérieur de dire le vrai, le bien, etc. De ce point de vue, j’ai l’impression que les choses changent depuis quelques années, même si cela reste très discret en France. En effet, les milieux militants, ou simplement les personnes concernées par tel ou tel enjeu, questionnent davantage la légitimité des chercheures à parler en leur nom. La posture est parfois jugée trop « défensive », mais cela se comprend du fait de la domination symbolique dont bénéficient les chercheures. On voit des recherches émerger qui partent des questionnements des personnes concernées, des communautés, et qui se révèlent être d’une grande qualité. Par exemple, l’anthropologue Divine Fuh travaille, à l’Université de Cape Town, sur les jeunes hommes de certaines villes africaines (au Cameroun notamment), et ses questionnements croisent ceux d’associations, d’organisations non gouvernementales, d’institutions publiques. Dans un tel cas, finalement assez classique pour les sciences sociales empiriques, les influences se situent dans l’enquête, dans le quotidien des chercheures sur leur terrain, bien plus que dans la lecture des résultats de la recherche, qui ne concerne, au fond, qu’une audience très limitée.

Circulation et portée des savoirs : « investir les institutions »

À ce sujet, est-ce que la réception de ces recherches hors du champ académique, par exemple dans les milieux militants, accélère la circulation et la promotion des savoirs de chacun de ces domaines d’études entre eux ?

21Cervulle : La transformation de l’Université se fait par le bas, et souvent par frottement avec les mobilisations collectives. Cela a été très net à Paris 8 lors de la mobilisation d’une partie des étudiant.e.s et des personnels contre la Loi Travail en 2016, qui a pris la forme de grèves et d’occupations des locaux. Lors des AG et des activités qui ont animé la vie du mouvement, de nombreuses initiatives étudiantes ont porté des projets féministes, queers ou antiracistes. On peut penser par exemple aux cycles de rencontres « Paroles non blanches » organisés par le collectif NMXR ou au groupe Femmes et genres minorisés, qui ont soulevé des questions importantes quant aux contraintes que les rapports de genre et de race font peser sur les pratiques militantes et universitaires. Les questions que ces deux groupes ont adressées, à des échelles différentes, à la communauté universitaire ont trouvé une forte résonance et permis d’ouvrir de nombreux débats : sur la politique de non-mixité, sur les logiques d’exclusion qui sous-tendent les canons et corpus de connaissances institués, sur les priorités politiques et scientifiques telles que les conçoivent une partie des étudiant.e.s. Ces débats ont été difficiles, mais ils ont eu le mérite de faire apparaître des lignes de fracture parfois très franches parmi les enseignant.e.s-chercheur.e.s. L’identification de la nature du conflit à laquelle on doit faire face si l’on veut qu’émergent ou s’affirment au sein de l’Université des pratiques pédagogiques et scientifiques porteuses d’un certain projet critique est une étape indispensable. Et cette mobilisation y a incontestablement contribué, en particulier s’agissant de la pensée antiraciste et de ses actualisations scientifiques. Enfin, plus largement, il est incontestable que les étudiant.e.s peuvent participer de la création d’un environnement au sein duquel certaines questions deviennent pertinentes, certaines références deviennent légitimes. Cela passe par les sujets de mémoires de Master, par les sujets de thèse, mais aussi plus simplement par des dynamiques de classe au sein desquelles s’exprime la sensibilité à des enjeux politiques particuliers, et donc à des options théoriques particulières.

22Vuattoux : Permettez-moi de proposer une lecture quelque peu différente de votre question, qui suppose, il me semble, que les apports « non académiques » (vous prenez l’exemple des milieux militants) n’interviendraient qu’au niveau de la réception des studies… Pour partir de l’exemple que je maîtrise le mieux, celui des recherches sur les masculinités, il est évident que la recherche doit bien plus que cela aux instances ou acteurs non académiques. Par exemple, les travaux des années 1970/80 sur les adolescents (garçons) et le risque sanitaire (risque routier, risque sexuel, etc.), sont partis de constats opérés par des instances de santé publique, par des familles de victimes d’accidents, par des communautés particulièrement touchées par ces risques. Les chercheures ne sont venues qu’après la bataille… Le cas des études de genre ou des trans studies est encore plus frappant sans doute : le nombre d’années de militantisme qui se sont écoulées avant que des chercheur.e.s réfléchissent à porter la cause des femmes, des trans, et plus généralement des minorités dans l’espace académique montre à quel point la recherche se nourrit de ce qui émerge des milieux militants, plutôt que l’inverse. La fermeture relative des instances académiques à la société civile y est sans doute pour quelque chose… Je serais donc tenté de retourner votre question : l’enjeu ne serait-il pas plutôt, pour les studies et leur économie générale, circulation et promotion des savoirs notamment, celui de la réception, par les chercheur.e.s, des idées, initiatives, analyses issues des sphères non académiques ? La manière dont je conçois la recherche est en tout cas guidée par cette question. Il me semble qu’on a trop vite tendance, en sciences sociales, à négliger (on appelle parfois cela « objectiver ») la profondeur des propositions qui émergent des organisations militantes, d’autres disciplines ou d’autres institutions. On les étudie comme un savoir extérieur qu’il serait nécessaire de critiquer et reformuler, avant même de le prendre au sérieux. Il faut développer les recherches-actions dans nos domaines, mais également investir les institutions. J’ai tendance à penser qu’il est parfois plus utile de porter une recherche sur les masculinités et la santé dans les institutions de santé publique, plutôt que dans les arènes disciplinaires canoniques des sciences sociales… Peut-être qu’une part de la méfiance entretenue par les disciplines traditionnelles envers nos champs de recherche provient en partie de la déstabilisation qu’elles provoquent dans les méthodes de recherche, dans son éthique, comme le fait d’inclure les acteurs à la définition des problématiques et des procédures de recherche. Je pense en tout cas que nous avons tout à gagner à travailler avec les milieux militants, plutôt qu’à passer son temps à s’en distancier.

En quoi des travaux comme les vôtres ont-ils aussi permis de réinterroger des pratiques méthodologiques instituées en « ça va de soi » ?

23Vuattoux : D’abord, il serait prétentieux de ma part de répondre frontalement à cette question. Les travaux que je débute actuellement sur les masculinités et la santé, ou ceux qui, dans ma thèse sur le traitement institutionnel des filles et des garçons au tribunal, invoquent la notion de masculinité, ne sont pour l’instant que des tentatives d’exploration d’un domaine d’études qui me semble pertinent pour penser des objets classiques des sciences sociales : le rapport à la santé, la manière dont les institutions produisent les identités, etc. Cependant, j’ai évoqué précédemment le fait que la confrontation des sciences sociales aux mondes militants ou institutionnels (non académiques) produit un utile décentrage méthodologique pour les chercheures, sommés de rendre des comptes ou de rendre leurs résultats intelligibles hors du monde académique. Cela interroge inévitablement certaines pratiques de la recherche, certaines postures d’enquête…

24Möser : Mon parcours transdisciplinaire interroge la disciplinarisation du savoir même avant qu’on s’intéresse à mon travail plus précisément. Il dérange ceux qui défendent les frontières disciplinaires. Vous avez raison de mentionner un certain fétichisme de la méthodologie. Je me souviens d’une collègue en Amerikanistik (études américaines, à la fois studies mais aussi ces fameuses area studies) qui répondait à la mode de s’organiser des ateliers doctoraux de méthodologie qu’heureusement dans sa « discipline » il n’y avait pas de méthodologie et que du coup cela ne l’intéressait pas. Qu’est-ce qu’une méthodologie ? On retrouve ce malaise par rapport à l’intersectionnalité, une perspective critique sur l’enchevêtrement des rapports de pouvoir et de domination. Comment en faire une méthodologie qui comme un logiciel informatique transforme le monde vécu en chiffres et faits mesurables ? Qui a besoin d’un tel savoir ? Si par méthodologie on entend la nécessité d’afficher, de rendre transparente sa démarche scientifique, en effet, je défends que c’est nécessaire pour permettre la reproduction de la démarche et afin de pouvoir évaluer la portée des résultats. On peut appeler cela de la sincérité, de l’honnêteté dans la recherche. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des « chercheur.e.s » créationnistes ou d’autres « scientifiques » par exemple dans l’attaque contre les études de genre. Donc, oui, défendons une certaine scientificité, mais sans pour autant reproduire l’autorité académique. C’est possible d’exiger une rigueur et une transparence dans la démarche et de critiquer ces « scientifiques » sur le plan de leur démarche. En réalité, c’est simple de réfuter leurs études.

25Cervulle : Je pense tout d’abord que c’est le propre de toute recherche que de viser à remettre le travail méthodologique sur l’ouvrage et à questionner les pratiques scientifiques normales. Je me suis pour ma part attaché à le faire en suivant notamment deux voies. D’abord, j’ai interrogé la cécité d’une part conséquente de la recherche française en sciences sociales vis-à-vis des rapports sociaux de race et, plus particulièrement, vis-à-vis de ce que l’on peut appeler la blanchité – l’hégémonie blanche et son incorporation par les acteurs sociaux [20]. Cela est notamment passé par la défense d’une certaine conception de la « race » comme opérateur sociologique critique ayant une pertinence aux niveaux théoriques et empiriques puis, s’agissant d’un terrain où je me trouvais confronté à un discours policé des enquêté.e.s sur le racisme, j’ai défendu une modalité d’entretien fondée non sur l’empathie mais sur la conflictualité. Il s’agit d’opposer aux enquêté.e.s des représentations sociales adverses à celles qu’ils défendent initialement, pour leur permettre de se repositionner, à l’écart des attentes qu’ils peuvent avoir face à un.e chercheur.e. Ensuite, une partie de mon travail de recherche actuel porte sur les ressorts de la tension qui, dans le champ féministe français, oppose le féminisme matérialiste et le féminisme poststructuraliste. J’ai tenté de complexifier le récit autour de cette controverse, en travaillant – et ce travail est toujours en cours – dans le sens d’une articulation de ces deux courants souvent présentés comme incompatibles. Un tel projet nécessite à la fois d’ouvrir la boîte noire du féminisme matérialiste tel qu’il a été rétrospectivement construit pour désigner des travaux épars, d’interroger ses points aveugles, mais aussi de dépayser le débat et de l’historiciser pour sortir des oppositions caricaturales et identifier les points de convergence possible tels qu’ils ont été envisagés dans d’autres contextes [21].

Nous pensions en effet à la posture du chercheur et à la visée de ses recherches. Qu’en pensez-vous ? Y en a-t-il d’autres ?

26Cervulle : Je voudrais vous répondre avec une phrase que l’on prête à Stuart Hall : « L’Université doit être une institution critique, ou alors elle n’est rien. » Il me semble qu’une des manières d’endosser cette fonction critique consiste à reconnaître que la « demande sociale », souvent méprisée, prend des formes multiples. Elle peut émaner, par exemple, de mouvements militants à la recherche d’outils nouveaux pour rendre compte de la conflictualité sociale. Les cultural studies britanniques ont conçu la recherche comme l’un des moyens (mais pas le seul) d’appareiller conceptuellement les mouvements militants. Au Centre for Contemporary Cultural Studies, les chercheur.e.s avaient d’ailleurs mis sur pied un groupe de travail intitulé « Axis/Praxis », dont la fonction était d’organiser les relations, les échanges et les transferts de connaissance entre les mondes militants et universitaires. Si cette initiative a été plus ou moins heureuse, elle a au moins permis de faire de la question de la posture de chercheur.e et de son utilité sociale une question centrale. Au-delà du cas particulier des cultural studies, je crois que les studies ont en commun de porter un tel questionnement épistémo-politique, d’inciter à la réflexivité sur la portée et les effets de la recherche, sur les formes de sa circulation et de ses usages sociaux.

27Vuattoux : Oui, la posture du chercheur et la visée des recherches sont sans doute utilement questionnées par certains travaux actuels dans nos différents domaines d’études, dans nos studies. Au-delà, il me semble qu’un autre aspect est fondamental : la nécessité de penser nos objets, nos démarches de recherche, nos résultats, à une échelle mondiale. Les postcolonial studies sont peut-être, parmi les studies, celles qui ont le plus largement transformé le rapport des chercheur.e.s à leur travail et à sa finalité. D’un point de vue méthodologique, leur apport concerne tant les « objets » de la recherche, surtout lorsqu’il s’agit d’individus socialement minorisés, que la manière dont on conçoit la transmission ou l’accessibilité de la recherche. La question de l’accessibilité du savoir est une problématique qui m’intéresse beaucoup, et qui, je crois, s’est posée différemment (mais de manière récurrente) dans toutes les studies. À qui est destinée la recherche ? Quelle est la responsabilité des chercheur.e.s quant à la diffusion des résultats de leurs recherches (et notamment quant à la privatisation du savoir par des consortiums d’éditeurs) ? Quelles règles adopter pour construire une recherche utile et accessible ? Cela prendrait des heures de déplier toutes ces problématiques, mais je crois qu’elles sont l’un des points communs à nos studies : il n’est plus question de faire de la recherche pour la recherche (en fait souvent pour les chercheur.e.s eux/elles-mêmes), mais de construire un débat à l’échelle mondiale, qui prenne en compte les voix des unes et des autres, qui rende visibles les travaux produits en dehors des États-Unis et de l’Europe, etc. Il me semble que la moindre institutionnalisation des studies permet d’amener une voix différente dans les sciences sociales, susceptible d’être exportée dans les instances disciplinaires plus classiques… Pour résumer, le fait que les studies ne se soient pas constituées dans un espace national spécifique, ou qu’elles aient souvent émergé à partir de discussions transnationales, est un atout considérable. Devoir se situer en sociologue par rapport à Durkheim ou Weber et par rapport aux traditions nationales qui en découlent est sans doute utile, mais il est à mon avis encore plus stimulant de pouvoir travailler sans ce type de point de référence historique et souvent quelque peu « enfermant »…

28Möser : Bien évidemment, toutes les chercheures ne font pas de la recherche pour les mêmes raisons. Les postures varient en fonction des motivations de faire de la recherche. Elle n’est pas la même si la recherche sert la promotion individuelle ou si elle est animée par la curiosité de savoir comment fonctionnent les choses. Espérer qu’en trouvant le meilleur argument, le monde va changer pour le mieux, mène à une autre posture que celle des personnes pour qui l’espace académique est un terrain de lutte comme un autre.

Dans quelle mesure les réceptions et usages de ces savoirs par des mobilisations réactionnaires (masculinistes qui récupèrent les masculinities, anti-« théorie du genre ») acculent-ils les chercheur.e.s à légitimer ces savoirs sur le registre de la scientificité et ainsi ramener la controverse sur le terrain académique (plutôt que militant) ?

29Vuattoux : La stratégie à adopter face aux mobilisations réactionnaires est une question importante, et il y a bien sûr plusieurs attitudes possibles. Raewyn Connell a par exemple expliqué que son ouvrage, Masculinities, était prêt plusieurs années avant sa parution (en 1995), mais qu’elle a longuement hésité à le faire paraître à cause des possibles récupérations par des mouvements masculinistes, alors en plein essor. L’alternative, telle qu’elle la pensait alors, consistait soit à prendre la parole pour défendre un point de vue académique sur les masculinités, quitte à aller au front et voir ses travaux récupérés par des groupes aux objectifs douteux, soit à se taire et attendre un moment plus favorable. Elle a finalement fait paraître l’ouvrage (alors que le contexte n’était pas plus favorable), et je crois qu’elle a bien fait. À mon sens, le repli académique – le fait, par exemple, de refuser de publier un ouvrage grand public parce que le sujet est sensible, et de privilégier des revues confidentielles – est contre-productif. Que ce soit pour éviter les anti-théories du genre, les masculinistes, les mouvements racistes ou autres, il me semble que la meilleure des préventions est de publier, de valoriser ce qu’on publie, en faisant toujours preuve d’une grande pédagogie. L’enjeu est de ne jamais laisser place à l’ambiguïté sur les démarches de recherche, leurs objectifs, la lecture de leurs résultats… Et puis il faut aussi, à mon avis, faire preuve d’un peu de modestie : nos travaux ne sont pas en mesure de faire le poids face à des mobilisations de grande ampleur, ils peuvent tout au plus accompagner des contre-mobilisations, et ce sont ces dernières qui feront la différence ! Concernant la théorie du genre et ses contestations en France, des ouvrages remarquablement clairs et intelligents ont été publiés avant la vague réactionnaire de la « Manif pour tous », et n’ont pas empêché la reprise, y compris dans des médias sérieux, d’aberrations à propos de la nature des recherches sur le genre et les prétendus objectifs politiques de leurs représentantes. Dans ce cas précis, le repli académique aurait sans doute conduit à légitimer les thèses complotistes de la droite et de l’extrême droite sur les objectifs cachés des chercheur.e.s, sur leur « agenda » de destruction de la famille, ou d’autres bêtises entendues ici ou là !

30Möser : Peut-être certain.e.s chercheur.e.s en études genre se sentent acculé.e.s par ces attaques et amené.e.s à défendre la scientificité comme nous l’avons vu dans la pétition lancée par les collègues de Strasbourg. Elles mettaient en avant le caractère scientifique des études genre contre la critique qu’elles seraient politiques. Se servir d’une autorité que la recherche féministe avait choisi de défier ne me paraît pas très cohérent. Quand la droite religieuse et nationaliste nous reproche d’attaquer la famille hétéropatriarcale et de déconstruire le sexe biologique, notre réponse ne peut pas être de dire le contraire ! La droite a raison, les accusations sont justes. C’est un conflit politique. Nous sommes confronté.e.s au retour du bâton de notre propre succès. Les actions contre « la théorie du genre » sont une tentative désespérée d’arrêter un processus que les luttes féministes et LGBTQ ont lancé depuis les années 1960 avec succès. Il était clair dès le début que si l’on changeait les rapports de pouvoir et de domination, les dominant.e.s d’hier n’allaient pas céder pacifiquement. Contre ces attaques, les recherches féministes et leurs bases doivent être défendues : oui, c’est politique, oui, nous mettons en question le sexe biologique, oui, nous défions la famille hétérosexiste comme base de la société. Les recherches depuis les années 1960 et même avant (par exemple Friedrich Engels, Alexandra Kollontai, Emma Goldman, Louise Michel) ont démontré les coûts de cette idéologie hétérocentriste et familialiste. Elle est basée sur la violence de genre et la violence sexuelle systématiques (nous savons que l’écrasante majorité des violences sexuelles sont commises dans le cadre de la famille et du couple marié). Elle mène systématiquement à des mutilations et trop souvent même à la mort. C’est ce système que vise à détruire la recherche et la politique féministe.

31Cervulle : L’exemple de la controverse médiatique autour de la « théorie du genre » est en effet particulièrement pertinent pour répondre à cette question. Nombreux et nombreuses sont les chercheur.e.s qui ont désormais fait leur, y compris parfois au sein des études de genre, le discours défensif de la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem, selon lequel « la théorie du genre, ça n’existe pas ». Dans les années 1990 et 2000, on parlait pourtant bien de gender theory, notamment dans le sillage des travaux de Judith Butler. Au-delà de la focalisation du débat sur cette « formule », pour reprendre le terme d’Alice Krieg-Planque [22], ce que dit l’adhésion à ce discours défensif répété à l’envi, c’est le refus de s’engager dans une confrontation frontale avec les options politiques dont on essaie de revêtir « l’opinion publique ». Je crois pourtant, comme Cornelia Möser, qu’il est tout à fait nécessaire de porter clairement les positions constructivistes critiques sur les questions de genre, de réaffirmer l’intérêt à la fois analytique et politique du féminisme matérialiste (qui vise l’abolition des « classes de sexe » constituées dans et par l’exploitation des femmes) comme de la théorie queer et du féminisme poststructuraliste (qui engagent une critique de la production discursive des binarismes sexué et sexuel hiérarchisés). Le potentiel des pensées féministes à mettre en crise l’ordre social tel que nous le connaissons ne peut être activé que si nous nous engageons dans ce conflit. La théorie du genre soutient-elle que les catégories de sexe sont des constructions sociales soumises à des variations historiques et géographiques : oui, bien entendu, pourquoi prétendre le contraire ? Le discours défensif face aux « anti-théories du genre » prend la forme d’une présentation du domaine comme visant simplement à penser les conditions de l’égalité entre les deux sexes. Or une telle définition minimise la portée des études de genre et constitue un véritable recul par rapport au constructivisme au principe des théories féministes du XXe siècle. Cette version réformiste du féminisme facilite à l’évidence l’institutionnalisation tous azimuts des études de genre, mais elle présente aussi le défaut de participer de la reproduction sociale des identités de genre telles que nous les connaissons. Le féminisme réformiste auquel certain.e.s se raccrochent pour tenter de dissiper les prétendues angoisses de « l’opinion publique » œuvre ainsi comme une technologie du genre, selon l’expression de Teresa de Lauretis [23] : il est un levier de construction de la « différence des sexes ». Plutôt que de laisser aux groupes d’influence réactionnaire la capacité à définir les contours du débat public sur les questions de genre, il faudrait sans doute que la recherche s’autorise à être plus offensive. Cela implique toutefois une conception de la recherche comme étant nécessairement animée par des nécessités critiques… ce qui est une conception aujourd’hui loin d’être partagée.

Conclusion

32En donnant une place importante aux rôles critiques des savoirs qui y circulent, cet entretien collectif s’est révélé particulièrement heuristique en ce qu’il permet de tenir l’articulation entre le parcours intellectuel des acteurs et leur trajectoire institutionnelle concrète. Ceci permet non seulement d’aborder ce que cela produit sur la pensée en termes de rejet des essentialisations et des invisibilisations, mais aussi d’explorer ce que ces travaux et ces parcours doivent aux décalages de labels dans le cadre des trajectoires internationales. Les espaces disciplinaires ainsi cartographiés apparaissent comme un espace où l’on se familiarise à ces conflictualités, comme le montre Cervulle. Il s’agissait de comprendre les effets de ce classement sur la manière dont on perçoit sa propre recherche. Celle-ci dépend d’un subtil dosage entre la contrainte de se trouver un rattachement disciplinaire canonique et le fait de prendre un « écart » avec celui-ci. Ainsi, l’effet d’entraînement mutuel constaté entre les trois domaines de recherche que sont les cultural studies, les études de genre et les masculinités, pour sembler des plus logiques et mécaniques, révèle en réalité chez ceux-ci à la fois l’absence d’une véritable unité disciplinaire et le fait que ces prises de distances ne parviennent pas à épuiser le « désir » de reconnaissance et d’appartenance exploré par Möser.

33Les enjeux de pouvoirs révélés par ces tensions ont également des effets sur le travail de ces « passeurs ». Certaines de ces dynamiques, issues du monde militant dans leur processus d’appropriation par des acteurs académiques, se retrouvent prises dans des risques de « biais » ou de dépolitisation. Dans ce contexte, les interviewé.e.s nuancent nettement le poids de ces recherches sur les dynamiques sociales en cours. Vuattoux, nous invitant à davantage d’humilité, explique que l’enjeu de ce travail consistant à « faire passer » ces savoirs consiste donc davantage à rendre ces dynamiques intelligibles, visibles aux yeux du monde académique. La façon dont ces recherches sont « tolérées » dans ces espaces, dans le même temps qu’elles demeurent sous contrôle, révèle ainsi le milieu scientifique en tant que lieu de pouvoir en soi.

34Ainsi, ils et elle soutiennent qu’il ne s’agit pas de faire de la recherche « pour la recherche », mais bien de participer à une entreprise plus vaste, comme le montre notamment Cervulle. Ils et elle proposent de tenir compte des mobilisations sociales en leur reconnaissant toute leur capacité de transformation, non seulement des interrogations épistémologiques, mais de l’institution elle-même. Dans la même perspective, ce que viennent interroger les potentiels détournements par des mouvements réactionnaires est très intéressant. Le refus de ces confrontations, l’usage d’arguments reposant sur la simple légitimité académique, sont désignés par Möser et Vuattoux comme un véritable « repli ». À rebours des réflexions sur la vocation « éducatrice » de la recherche hors université, cette discussion permet d’interroger la posture de chercheur.e sous un angle profondément renouvelé.

Remerciements

Nos remerciements s’associent à ceux de Lucas Monteil et Alice Romerio, coordinateurs avec nous de ce numéro, et dont le travail et les remarques ont considérablement nourri cet entretien. Ils vont tout d’abord aux trois contributeurs de cet article, Maxime Cervulle, Cornelia Möser et Arthur Vuattoux pour avoir accepté d’y participer et avoir répondu à nos questions de manière riche et critique. Ils vont à Céline Granjou et aux membres du comité de rédaction de la Revue d’anthropologie des connaissances, pour leurs relectures et suggestions attentives, et pour leur intérêt, dès le début, envers ce numéro.

Bibliographie

  • Adorno, T., Horkheimer M., (1976). La dialectique de la raison. Fragments philosophiques. Paris : Gallimard.
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Mots-clés éditeurs : institutionnalisation, masculinités, cultural studies, réflexivité, studies, disciplines, genre

Date de mise en ligne : 15/09/2017

https://doi.org/10.3917/rac.036.0479

Notes

  • [1]
    Courtenay (2000).
  • [2]
    Coutant (2010).
  • [3]
    Fabiani (2006).
  • [4]
    Ibid., p. 15.
  • [5]
    Williams (1996).
  • [6]
    Irigaray (1979, p. 16).
  • [7]
    Haraway (2007).
  • [8]
    Ivekovic le dit avec la clarté qui lui est propre : « Les frontières sur terre ou celles de l’esprit – les partages de la raison – sont des limites dessinées afin de produire de la différence, puis de la hiérarchiser et de la rendre enfin normative. » Voir http://www.mondialisations.org/php/public/art.php?id=17822&lan=FR.
  • [9]
    Hall (2007).
  • [10]
    Voir par exemple Bernard Darras (2007).
  • [11]
    Nacira Guénif a notamment évoqué son concept de « régime de conditionnalité » lors de la journée d’études organisée par les Cahiers du genre autour du numéro « Subjectivités et rapport sociaux », qui s’est tenue à Paris le 4 octobre 2013.
  • [12]
    Bourdieu (1999).
  • [13]
    Mattelart & Neveu (2003).
  • [14]
    Lorde (1984).
  • [15]
    Adorno & Horkheimer (1976).
  • [16]
    On trouve cette argumentation dans l’annexe à l’article de Michèle Kail (1982).
  • [17]
    L’ouvrage écrit avec Nelly Quemener part notamment de cette idée (Cervulle & Quemener, 2015).
  • [18]
    Par exemple dans « Simplement culturel ? », trad. de B. Marrec, Actuel Marx, (30), 168-183. Sur les liens entre féminisme poststructuraliste et cultural studies britanniques, voir Cervulle (2016).
  • [19]
    Voir Niranjana (2007).
  • [20]
    Cervulle (2013).
  • [21]
    Voir Cervulle (2016). Voir aussi l’ouvrage collectif co-dirigé avec Nelly Quemener et Florian Vörös (2016).
  • [22]
    Voir Krieg-Planque (2009). Par « formule », elle entend « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire » (p. 7).
  • [23]
    De Lauretis (2007).

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