Couverture de RAC_021

Article de revue

L'exercice des biopolitiques

Conditions matérielles et ontologiques de la gestion gouvernementale d'une population animale

Pages 837 à 855

Notes

  • [1]
    Les contributions au dossier de la Revue d’Anthropologie des Connaissances sur « Les petites mains de l’information » (Denis & Pontille, 2012) en sont un bel exemple.
  • [2]
    Sur l’approche ontologique comme enquête sur les différents modes d’existence des êtres, voir notamment les travaux de Pierre Livet et Frédéric Nef (2009) et les travaux de Bruno Latour (2012).
  • [3]
    La majorité des correspondants du Réseau-Loup sont des agents de l’État et des collectivités territoriales. Le reste est composé principalement de représentants des associations cynégétiques et de protection de la nature, ainsi qu’une part non négligeable de particuliers.
  • [4]
    C’est-à-dire l’effort de prospection des observateurs.
  • [5]
    Selon l’expression de B. Latour, pour qui « on ne devrait jamais parler de “données”, mais toujours d’“obtenues” » (Latour, 2007 [1999], p. 49). À considérer l’énergie déployée et la discipline requise pour parvenir à extraire du terrain des loups des informations pertinentes, rien n’apparaît en effet donné à l’avance.
  • [6]
    Source : Quoi de neuf ? n° 23. Bulletin d’information du réseau loup, juillet 2010.
« Il n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique) »
(Deleuze, 1990)

Introduction

1À partir de ses recherches consacrées à l’histoire des formes de gouvernement dans les sociétés occidentales, Michel Foucault décrit une forme de pouvoir spécifique de la modernité qu’il nomme « bio-pouvoir » et qu’il définit comme une « gestion calculatrice de la vie » (Foucault, 1976, p. 184) où « des procédés de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et entreprennent de les contrôler et de les modifier » (Foucault, 1976, p. 187). La biopolitique devient alors, chez cet auteur, un concept analytique central pour penser la naissance de la société libérale marquée par le développement des techniques de gestion à distance des individus ou, pour reprendre les mots de Gilles Deleuze (Deleuze, 1990), des techniques de « contrôle à l’air libre ». L’invention des dispositifs d’identification et de suivi des individus, associée à la généralisation des techniques administratives et statistiques de calcul et de prévision des conduites, marquent le passage d’un régime de pouvoir à un autre : avec l’articulation d’une discipline des individus-corps à une régulation des individus-population, le pouvoir souverain de l’âge classique laisse progressivement place au biopouvoir. Ce changement est décrit par M. Foucault comme le résultat du produit de deux pôles de développement distincts :

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« L’un des pôles, le premier semble-t-il à s’être formé, a été centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques, tout cela a été assuré par des procédures de pouvoir qui caractérisent les disciplines : anatomo-politique du corps humain. Le second, qui s’est formé un peu plus tard, vers le milieu du XVIIIe siècle, est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une biopolitique de la population. »
(Foucault, 1976, p. 186)

3Cette description des intrications entre savoir et pouvoir sur la vie soulève deux questions importantes pour la compréhension des modalités d’instauration des formes de gouvernement : la question des conditions aussi bien matérielles qu’ontologiques de l’exercice du pouvoir.

4D’une part, le passage de la souveraineté à la discipline (anatomo-politique) puis à la gestion gouvernementale (biopolitique) se traduit par une dissipation manifeste des lieux et des dispositifs de contrôle. Les sites d’enfermement tangibles, statiques, ostensibles et circonscrits laissent progressivement et partiellement place à des techniques de régulation fluides, dynamiques, insaisissables et expansives. L’exercice du pouvoir devient affaire de connexions, de communications et de flux d’informations. La tendance à la numérisation systématique de toutes sortes de données et de phénomènes caractérise plus que jamais l’avènement d’une véritable « ère de l’information » (Castells, 1999) où la dépendance des données vis-à-vis de leur support tend à s’effacer : le papier, les films argentiques, etc., sont remplacés par une vaste machine à informations, un espace technique de circulation « sans frein », constitué de circuits (électriques, optiques, etc.) et de logiciels (Berry, 2008). De sorte que les formes modernes d’exercice du pouvoir sont souvent décrites comme l’avènement d’un travail politique essentiellement immatériel et transparent. Comme l’ont bien montré cependant un nombre croissant de travaux [1], un tel diagnostic est souvent porteur d’une conception essentialiste et désincarnée de l’information, complice de cette invisibilisation des infrastructures du pouvoir moderne. À rebours d’une telle conception, cet article cherche les moyens empiriques de décrire et de penser les modalités contemporaines d’exercice des biopolitiques en focalisant l’attention sur les textures matérielles de ces infrastructures et des données qui y circulent.

5D’autre part, le passage du pouvoir souverain au biopouvoir, décrit par M. Foucault, suppose une véritable transition du référent ontologique auquel se rapporte l’exercice du pouvoir. Avec la biopolitique, le pouvoir du souverain sur le peuple, et la discipline des corps individuels ou des corps comme machines, laissent place à une « gestion gouvernementale dont la cible principale est la population » (Foucault, 2004b, p. 111). Le corps importe alors en tant que support et vecteurs des processus de la vie qui peuvent être surveillés, contrôlés et modifiés de manière pertinente à un autre niveau :

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« La multiplicité des individus n’est plus pertinente, la population, oui. […]. L’objectif final, ça va être la population. La population est pertinente comme objectif et les individus, les séries d’individus, les groupes d’individus, la multiplicité d’individus, elle, ne va pas être pertinente comme objectif. Elle va être simplement pertinente comme instrument, relais ou condition pour obtenir quelque chose au niveau de la population. »
(Foucault, 2004b, p. 44)

7À travers « la découverte de la population », l’émergence des biopolitiques met en jeu une nouvelle ontologie de l’assemblage et de la mise en coexistence des individus qui se distingue de la série, du groupe ou de la multiplicité, et dont il s’agit de clarifier le sens. Les conditions d’exercice de la biopolitique dépendent étroitement des modalités d’instauration de son référent ontologique qu’est « la population ». Partant, il s’agit de prendre au sérieux la dimension ontologique des formes pratiques de gouvernement. L’approche ontologique déployée dans cet article ne concerne pas l’être en général, singulier, abstrait. Elle consiste plutôt en une enquête sur l’instauration et l’articulation des différents modes d’existence des êtres pluriels et concrets ciblés par l’exercice du pouvoir [2].

8Dans cet article, nous souhaitons contribuer à l’étude des formes contemporaines d’exercice des biopolitiques en analysant les conditions matérielles et ontologiques de la gestion gouvernementale d’une population animale. Nous commençons par souligner l’usage trop largement anthropocentrique de la notion de biopolitique en proposant de la mettre à l’épreuve de l’analyse de la gestion d’une population de loups. Ensuite nous présentons la méthode d’enquête que nous avons mise en œuvre pour documenter empiriquement les conditions pratiques de la gestion gouvernementale de ces animaux. Les quatre parties suivantes retracent les principales étapes du travail collectif et distribué d’instauration de la population de loup.

Les biopolitiques à l’épreuve d’une conception élargie du vivant : le cas de la planification arithmétique de la gestion des loups

9Depuis quelques dizaines d’années, l’analyse des biopolitiques a été largement enrichie par un certain nombre de recherches portant sur la compréhension des formes de gouvernement des hommes. Les travaux fondateurs de M. Foucault ne disent que très peu de choses du gouvernement des non humains. Certains auteurs récents en ont néanmoins tiré des enseignements importants pour la description des dispositifs de surveillance et de contrôle de dangers qui ne proviennent pas directement des humains (Keck, 2010 ; Torny, 1998). Le champ de la sécurité sanitaire est particulièrement fructueux à cet égard, mais la portée des travaux de M. Foucault concernant l’analyse des modes de gouvernement des entités dites « de nature » reste encore largement à explorer (Keck, 2008). La notion de biopolitique fait toujours l’objet d’un usage trop largement anthropocentrique. Pourtant, la multiplication des situations de crise et d’incertitude écologiques, telles que l’érosion de la biodiversité, se traduit par un renouvellement important des questions relatives à la surveillance et au contrôle de la vie. Il apparaît donc potentiellement utile et fructueux de prolonger l’analyse des biopolitiques en les mettant à l’épreuve d’une conception élargie du vivant. C’est l’un des enjeux auquel cet article entend contribuer en étudiant les conditions pratiques d’exercice des biopolitiques à partir d’une analyse empirique du cas de la gestion gouvernementale de la population française de loups.

10Qu’il s’agisse de les éliminer (tirs, piégeages, etc.) ou de les tenir à distance des humains et des troupeaux (techniques de protection), les loups ont longtemps fait l’objet de modes de contrôle pouvant s’apparenter à une anatomo-politique du corps animal menaçant. La maîtrise pratique des loups qui bénéficient désormais du statut d’espèce protégée s’est orientée progressivement vers une véritable « biopolitique de la population », une « gestion calculatrice de la vie » qui repose sur l’invention de dispositifs d’identification et de suivi des individus, associés à des instruments statistiques d’analyse des processus biologiques et de simulation des dynamiques de population.

11Jusqu’au début des années 2000, hormis quelques scientifiques et techniciens chargés du suivi de l’espèce, la question du nombre de loups ne semble pas émouvoir grand monde. Pourtant, pour des raisons présentées ailleurs (Doré, 2011), celle-ci va devenir l’un des principaux sujets de discorde publique et s’imposer comme un axe structurant de la mise en gestion de la population de loups en France. Avec l’émergence et la mise en forme d’un mode de planification arithmétique de la population, divers acteurs se trouvent confrontés à un nouveau problème : constituer concrètement un référent de gestion adapté en mettant au point une méthode d’analyse quantitative de la population de loups suffisamment tangible et robuste pour répondre aux nouvelles exigences de maîtrise de ces grands prédateurs. Le défi n’est pas mince. En effet, si des méthodes standardisées de dénombrement des animaux dits sauvages permettent désormais d’estimer de manière relativement fiable l’abondance, la densité ou l’aire de répartition d’un grand nombre d’espèces, les loups compliquent largement la donne. Tout d’abord, ces animaux posent des problèmes de reconnaissance – aussi bien directe (quand ils se laissent observer) qu’indirecte (quand ils laissent derrière eux des indices) – en raison notamment de leur proximité morphologique et comportementale avec certains chiens. Ensuite, le fonctionnement des meutes, qui caractérise l’organisation sociale des loups, complique considérablement l’étude de la dynamique des populations : la probabilité qu’un individu se reproduise dépend notamment de son statut social. Enfin, l’estimation des variations démographiques est également difficile en raison du fort potentiel reproducteur de l’espèce et de sa variabilité.

12Face à de telles difficultés, l’évidence rassurante de la planification arithmétique est soudain suspendue par le doute inquiétant de l’instauration du référent de gestion, référent désigné d’une manière pourtant si manifeste. Pour reprendre les termes d’Étienne Souriau, les loups maintiennent en quelque sorte ceux qui prétendent les compter dans un « dialogue muet » avec une population « énigmatique, ironique presque, [qui] semble dire : et maintenant que vas-tu faire ? Par quelle action vas-tu me promouvoir ou me détériorer ? » (Souriau, 2009 [1943/1956], p. 208). Comment faire en effet ? Comment compter ces animaux presque invisibles, qui se fondent dans la masse des canidés, et dont la dynamique des populations peut prendre la forme de fluctuations insaisissables ? Cet article analyse la manière dont les participants au dénombrement composent avec ces difficultés en mettant en œuvre des pratiques d’enquête qui conduisent à caractériser, à partir du déchiffrement de quelques indices de présence, une population de loups en tant qu’objet partiellement maîtrisable de connaissance et de pouvoir.

Décrire les conditions matérielles et ontologiques de l’instauration d’une population

13Dans cet article, nous défendons l’idée selon laquelle ces questions relatives aux conditions matérielles et ontologiques de l’exercice du pouvoir, que nous venons d’esquisser de manière séparée en introduction, se confondent dans la pratique des acteurs. À l’instar des propositions de Tim Ingold (2007), il s’agit alors d’éviter d’opérer une distinction trop rapide entre ce qui relèverait de la matière, du support, ou du substrat inerte d’un côté, et ce qui relèverait de l’idée, de l’information ou de la pensée vive de l’autre, afin de comprendre comment les ontologies sont générées et dissoutes dans les flux de matériaux. L’hypothèse formulée est que la compréhension des processus spécifiques de rassemblement et de mise en lien d’une somme d’individus en une population passe par une description du travail concret de stockage, d’accumulation, d’inventaire et d’agencement des matériaux relatifs à ces individus en question. Partant, l’enjeu de cet article est de documenter les conditions pratiques d’exercice des biopolitiques en focalisant l’attention sur l’analyse empirique des procédés de co-construction d’un référent ontologique de gestion (la population) et de son équipement (les infrastructures informationnelles).

14Tout d’abord, il s’agit de ne pas négliger le travail de sélection, de discrimination, de catégorisation, de collecte et de mise en ordre des indices qui permettent de déceler la présence des loups. Car en effet, dénombrer des loups, c’est d’abord déchiffrer des indices, c’est faire preuve d’une compétence ancestrale, théorisée par Carlo Ginzburg sous le nom de « paradigme indiciel », qui consiste selon ses termes, « à sentir, à enregistrer, à interpréter et à classer des traces infinitésimales comme les filets de bave » (Ginzburg, 1980, p. 13).

15Se pose alors une question : comment s’établit concrètement la relation entre l’activité de déchiffrement des indices et celle de dénombrement ? Pour y répondre, nous partirons ici de la proposition de C. Ginzburg d’envisager la lecture des traces comme une activité fondatrice de la narration :

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« Le chasseur aurait été le premier à “raconter une histoire” parce que lui seul était en mesure de lire une série d’événements cohérente dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par les proies. »
(Ginzburg, 1980, p. 14)

17Nous suggérons alors de prolonger cette proposition et de considérer le dénombrement comme un mode spécifique d’explicitation collective d’une entité imperceptible, un encodage narratif d’un genre particulier visant à constituer une population de loups intelligible à partir de la mise en série standardisée d’une multitude d’indices hétérogènes.

18Nous considérerons ici l’instauration arithmétique de la population de loups comme une série d’épreuves successives dont il s’agit finalement de décrire à la fois l’hétérogénéité (cognitive, technique, etc.) et la manière dont elles se trouvent articulées sous la forme d’une véritable « infrastructure » (Star & Ruhleder, 2010) dans laquelle collaborent des acteurs hétérogènes issus du monde de la recherche académique en écologie et de celui de l’administration et de la gestion environnementales (Granjou & Mauz, 2009). À l’instar des analyses sociologiques de la quantification développées notamment par Alain Desrosières (2008), nous serons tout particulièrement attentifs à la définition des conventions d’équivalences à partir desquelles les acteurs coordonnent leurs pratiques et leurs connaissances. Nous verrons alors que de telles conventions d’équivalences reposent le plus souvent sur ce que Bruno Latour appelle des références circulantes (Latour, 2007 [1999]), c’est-à-dire des bribes du monde à décrire, soigneusement sélectionnées, puis prélevées et/ou traduites sous la forme d’inscriptions graphiques pouvant être rapportées au laboratoire pour être consignées, agglomérées, manipulées et, finalement, transformées en représentations plus ou moins robustes du phénomène étudié. Pour prendre la forme d’une population de loups consistante pouvant servir concrètement de référent de gestion, la « présence locale » de ces animaux discrets et insaisissables doit être largement redistribuée dans le temps et dans l’espace pour pouvoir être instaurée. Elle s’étend ainsi à des lieux qui se trouvent connectés entre eux par un travail de mise en forme et de mise en circulation de « corps recomposés » (Doré, 2010).

Plein air

19Commençons notre description de l’instauration arithmétique des populations de loups par cette phase importante de décryptage, de recueil et de consignation des indices par lesquels ces animaux manifestent discrètement leur présence. Le suivi national de l’espèce est mis en œuvre à travers une structure administrative et technique spécifique : le « Réseau-Loup ». Son animation scientifique est assurée par l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS) et chaque unité départementale est placée sous la responsabilité administrative de la Direction Départementale des Territoires (DDT). Les correspondants du Réseau-Loup [3] sont chargés de la mise en œuvre de deux types de suivi des populations : le suivi extensif et le suivi systématique hivernal.

20Le suivi extensif vise à renseigner l’évolution de l’aire de répartition de l’espèce en recueillant de manière opportuniste tout indice de présence de loup et tout témoignage d’observation. Il peut s’exercer dans deux grands types de situations : lorsque la présence de loups n’est ni confirmée ni suspectée ; lorsque la présence de loups est suspectée, mais non confirmée. Dans le premier cas, ce n’est bien souvent que par l’intermédiaire de témoins extérieurs au réseau que les premiers soupçons apparaissent. Le suivi extensif consiste alors à recueillir les témoignages d’autres personnes déclarant avoir observé « un loup », « un grand canidé » ou « un chien bizarre » et à consigner dans une fiche d’observation l’ensemble des éléments techniques qui permettront ensuite aux responsables scientifiques du Réseau-Loup d’évaluer de manière standardisée leur cohérence pour conclure ainsi au caractère « probable », « douteux », « non confirmé » ou « invérifiable » de la présence d’un loup. Dans le deuxième cas, il ne s’agit plus de compter sur des rencontres inopinées, mais de mettre en œuvre des investigations visant à démasquer l’identité réelle de ce qui n’est encore à ce stade qu’un « grand canidé » suspect. Le correspondant ne peut alors compter que sur quelques indices discrets qu’il doit savoir valoriser à partir de son expérience personnelle pour anticiper les comportements de l’animal. L’efficacité du correspondant dépend alors directement de sa connaissance des prédateurs, mais également de son expérience de tout un ensemble d’entités hétérogènes en interaction qui composent leurs milieux : les proies (grands ongulés), la configuration spécifique de chacun des lieux de prospection (topographie, couvert végétal, etc.), les conditions météorologiques et nivologiques, etc. Finalement, les indices et informations recueillis au cours du suivi extensif permettent notamment d’identifier des « zones de présence permanente » des loups. C’est dans ces zones que le suivi systématique est mis en œuvre.

21Le suivi systématique hivernal repose sur un protocole d’observation standardisé qui vise à contrôler la pression d’observation [4] des correspondants afin d’obtenir un corpus cohérent de données dont l’analyse pourra être généralisée à l’ensemble de la population visée. La démarche consiste en particulier à constituer un protocole commun à tous les correspondants, basé sur le pistage des traces dans la neige. Pour chaque zone de présence permanente, les responsables du Réseau-Loup vont définir des circuits de prospection. Lors du déclenchement d’une opération de terrain, tous les correspondants d’une même zone sont distribués sur l’ensemble des circuits qu’ils parcourent simultanément. Chaque petit groupe suit alors l’itinéraire défini en guettant de part et d’autre les indices et en particulier les empreintes laissées dans la neige. À chaque fois que les prospecteurs rencontrent sur leur chemin des traces (empreintes et pistes) « typées loup », ils renseignent dans une fiche standard un ensemble d’éléments techniques. Les données consignées dans l’ensemble de ces fiches sont ensuite méticuleusement recoupées entre elles. La première étape de la mise en nombre apparaît ici. Elle permet l’obtention de l’« Effectif Minimum Retenu » (EMR), c’est-à-dire un nombre de loups concrètement détectés.

22Mais les correspondants du Réseau-Loup ne rencontrent pas seulement des empreintes et des pistes au cours de leurs pérégrinations sur le terrain des loups. D’autres indices importants sont débusqués, identifiés, décrits dans des fiches standards et, également, récoltés avec toutes les précautions qu’impose le traitement complexe dont ils feront ensuite l’objet dans différents laboratoires d’analyse. Les crottes, les poils et les urines doivent subir dès leur collecte sur le terrain un premier traitement indispensable pour qu’ils puissent acquérir plus tard un statut d’échantillon exploitable. Chacun de ces indices est conditionné hermétiquement dans un sac de congélation à zip. Le nom du correspondant, la date de récolte, le nom de la commune et le numéro de département sont inscrits directement sur le sac au marqueur indélébile. Un numéro d’ordre est ajouté si plusieurs échantillons sont prélevés. Cette procédure d’identification assure notamment le lien de l’échantillon avec sa fiche de description. Arrachés du terrain des loups, le poil, la crotte, ou le prélèvement d’urine doivent être accompagnés d’une version scripturale de la situation où il a été découvert. Sans ces informations, la transformation de l’indice de présence en échantillon échouera.

23Dans cette phase de prospection et de déchiffrement des traces et des indices, les loups existent et sont présents à la manière d’une multiplicité difficilement saisissable : la meute. Cette meute est elle-même l’objet de différents modes d’existence selon le type d’investigation à travers laquelle elle est caractérisée. On est en effet en présence de deux modes d’investigation indicielle caractérisés par un rapport au terrain et à la meute qui rappelle la différence mise en avant par Michel de Certeau (De Certeau, 1990 [1980]) entre tactique et stratégie. Dans le premier cas, les lieux sont ouverts, aléatoires, inorganisés et ne permettent souvent que des observations casuelles, contingentes, hasardeuses ou rusées qui reposent sur les compétences tactiques de certains naturalistes. Dans le deuxième cas, au contraire, les lieux sont préalablement circonscrits, quadrillés, transformés en une sorte de laboratoire de plein air permettant la production d’informations standardisées, unifiées, préagencée à travers la mise en œuvre d’une stratégie commune visant notamment à niveler les pressions d’observation exercées sur les différentes zones en réduisant les écarts de compétences tactiques entre les correspondants.

Collection

24De retour chez eux, les correspondants franchissent un seuil important de cette trajectoire vers l’instauration arithmétique de la population de loups. Ils laissent définitivement derrière eux les empreintes, les pistes. Si une information importante vient à manquer sur un prélèvement ou une fiche, si le correspondant est pris d’un doute soudain en relisant ou en recopiant au propre les éléments techniques recueillis, il est désormais impossible d’y revenir et le butin rapporté peut se réduire subitement. Mais si ce seuil d’irréversibilité est franchi avec succès, alors les informations collectées peuvent être soigneusement stockées, classées, assemblées, mais aussi dupliquées, décryptées, transformées en de nouveaux obtenus [5], eux-mêmes assemblés, classés, décryptés, etc. Libérés des conditions précaires du terrain, les indices de loups ainsi capturés sont désormais à la disposition des décrypteurs qui bénéficient d’un recul suffisant pour composer les agencements qui permettent de produire/découvrir une population de loups cohérente. Mais à ce stade de notre description, cette future « population cohérente » n’existe encore que sous la forme de matériaux dispersés dans les dossiers de chacun des correspondants. Vient alors l’étape importante de la constitution d’une collection organisée d’obtenus scripturaux et biologiques.

25D’une part, l’ensemble des fiches d’observations sont centralisées vers une antenne de l’ONCFS et retranscrites dans une base de données. On mesure ici la portée d’un suivi systématique reposant sur un dénominateur commun unique garantissant le strict respect des conventions d’équivalences établies par le protocole : la fiche standard. Cet instrument assure tout d’abord le caractère directement cumulatif des événements plus ou moins contingents et hétérogènes que constitue l’ensemble disparate des observations d’indices de présence de loups. Dans cette masse de fiches, chaque observation vaut théoriquement pour une autre et peut donc être insérée sans difficulté dans cet ensemble relativement homogène et continu qu’est la base de données (la mise en évidence des hétérogénéités et des discontinuités constitue l’enjeu principal des traitements que les spécialistes font subir à cette base). L’événement singulier et isolé devient alors l’occurrence d’une totalité.

26Au-delà de cette équivalence liée à son architecture technique, la fiche est porteuse d’une autre forme d’équivalence, tributaire de la structure relationnelle qu’elle institue entre les correspondants du réseau. En effet, malgré la grande diversité des acteurs qui composent le Réseau-Loup, les responsables de celui-ci insistent régulièrement sur un point :

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« Toutes ces données-là, elles remontent, comme si elles venaient de n’importe qui […], d’un chasseur, d’un promeneur, d’un garde de la réserve des hauts plateaux, d’un agent de l’ONF. Nous on ne fait pas de tri sur l’origine de l’information. On fait un tri sur les éléments techniques liés à l’information. »
(Un responsable du Réseau-Loup)

28L’autorité de la fiche – qui consiste à guider la perception et à contraindre l’inscription – s’exerce indifféremment sur tous les correspondants. Quelles que soient leurs compétences, ce dispositif offre à chacun d’entre eux « le pouvoir de voir légitimement » (Goodwin, 1994, p. 626). Au final, la fiche se constitue comme un instrument d’équivalence technique et « sociologique » à la fois.

29D’autre part, les obtenus biologiques – poils, crottes, urines – sont rassemblés et transformés pour pouvoir être stockés et conservés dans une banque d’indices. Cette banque d’indices est avant tout conçue comme une banque d’ADN. Elle doit donc répondre précisément aux contraintes de conservation de ce matériel rare et fragile et certaines précautions doivent être respectées dès le retour d’une sortie de prospection. Les correspondants sont invités à stocker leurs récoltes dans un congélateur et à respecter ensuite au mieux la chaîne du froid afin d’éviter de dégrader l’ADN contenu dans les crottes, les poils ou l’urine.

30Une à deux fois par an, les animateurs du Réseau-Loup rassemblent tous les échantillons pour les trier, les vérifier et leur attribuer un numéro de code unique et définitif. Puis les crottes, les poils et les urines recueillis sont centralisés et conditionnés dans un même laboratoire. Les poils intègrent alors la banque d’indices sans traitement particulier. Les fèces et les urines doivent, quant à elles, faire l’objet d’une procédure de conditionnement plus délicate et fastidieuse. Il faut éviter toute pollution entre les échantillons. Blouses, masques et gants à usage unique sont de mise. L’ADN contenu dans les crottes est stabilisé au moyen d’une solution d’éthanol. L’échantillon initial est alors transformé en trois prélèvements liquides, d’environ un centimètre cube, conditionnés dans des piluliers. Le matériel contenu dans les urines fait l’objet d’un traitement particulier qui consiste à précipiter l’ADN au moyen d’une solution chimique. Si les obtenus scripturaux ont cette faculté de pouvoir être dupliqués à l’infini pour être réagencés, testés, modifiés, retraduits de manière entièrement réversible, ce n’est pas le cas du matériel organique collecté qui, en quelque sorte, ne peut être analysé sans être consumé. Grâce à la procédure de conditionnement, on constate néanmoins que le seuil d’irréversibilité caractérisant l’analyse des obtenus biologiques est repoussé à travers la constitution de trois répliquas. Un seul partira au laboratoire tandis que les deux autres seront conservés dans la collection.

Paillasse

31Basées sur l’appréciation de la concordance de faisceaux d’indices jamais complètement discriminants, les premières étapes du suivi scientifique que nous venons de décrire ne permettent ni de certifier formellement la présence de l’espèce sur les secteurs concernés, ni de dénombrer réellement les animaux qui composent la population étudiée. D’une part, l’examen de chaque empreinte, de chaque piste, de chaque crotte, de chaque carcasse de proie, etc. ne permet finalement pas d’écarter définitivement l’hypothèse selon laquelle l’indice en question serait le fait d’un chien ou d’un autre canidé. D’autre part, l’Effectif Minimum Retenu est une sous-estimation du nombre d’individus constituant un indicateur de la tendance des effectifs et non une évaluation du nombre total de loups. Face à ces deux limites, le décodage de l’ADN collecté et conservé dans la banque d’indices va très vite être considéré comme une solution incontournable. C’est donc particulièrement à travers la biologie moléculaire que les opérations sophistiquées de dénombrement et d’authentification de la présence de l’espèce se poursuivent.

32Les poils, les extraits de crottes ou d’urines parviennent aux généticiens du Laboratoire d’Écologie Alpine de Grenoble (LECA) de l’Université Joseph Fourier à Grenoble délestés de tout l’équipement scriptural grâce auquel ils ont acquis le statut d’échantillon : « nous travaillons en aveugle en quelque sorte » (un généticien). En arrivant au laboratoire, l’échantillon n’est équipé que du code qui permettra ensuite aux réceptionnaires des résultats de l’analyse génétique de faire le lien avec la base de données (profil technique de l’échantillon) et la banque de données (les replicas conservés de l’échantillon). Contrairement aux phases précédentes de traitement des indices de présence qui, nous l’avons vu, reposent essentiellement sur l’appréciation de la convergence de l’ensemble des éléments techniques disponibles, l’analyse génétique doit en quelque sorte se suffire à elle-même. Seul le matériel génétique doit parler. L’échantillon équipé de la banque d’indices redevient une entité quasi nue, du matériel organique brut dont il s’agit d’extraire et de décrypter certaines portions d’ADN.

33Les généticiens du LECA vont alors mettre en œuvre une méthode d’analyse génétique « non invasive » permettant – à partir de quelques bribes d’ADN extraites des obtenus biologiques –, d’une part, d’identifier formellement l’espèce et la lignée des animaux pour confirmer la présence de l’espèce sur les secteurs colonisés ; d’autre part, d’identifier les individus de loups par génotypage pour optimiser le dénombrement de ces derniers en mobilisant une méthode statistique de pointe sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

34En raison des très faibles quantités d’ADN à décrypter la méthode est particulièrement sensible au risque de contamination et donc à l’identification d’individus « artéfactuels ». La mise en œuvre de ces analyses génétiques suppose donc une maîtrise du risque de contamination qui passe en particulier par une distribution draconienne des obtenus biologiques. Il s’agit de séparer rigoureusement les lieux affectés au stockage et au traitement de l’ADN concentré, susceptible d’être contaminant, des lieux affectés au stockage et au traitement de l’ADN non concentré, susceptible d’être contaminé. Il s’agit en particulier de séparer les pièces consacrées aux manipulations précédant la phase d’amplification de l’ADN et les pièces consacrées aux manipulations qui suivent cette phase d’amplification de l’ADN. Pour être efficace, une telle distribution de l’espace doit être associée à la stricte discipline des agents du laboratoire qui ne doivent circuler que depuis des lieux consacrés au traitement de l’ADN non concentré, vers les lieux dédiés au traitement de l’ADN concentré.

35Au cours de cette étape, les échantillons disparaissent après analyse et se retrouvent intégralement transformés en matériel scriptural. Les généticiens renvoient aux animateurs scientifiques du Réseau-Loup les codes échantillons auxquels correspondent désormais un nom d’espèce confirmé ainsi qu’un code individuel assorti d’un indice de qualité. Une partie de ces résultats bruts est rendue publique à travers le bulletin d’information du Réseau-Loup (figure 1). Les correspondants peuvent ainsi connaître l’espèce et le sexe des animaux dont ils ont recueilli les indices. Les codes individus ne sont pas publiés et cette nouvelle version publique de la population de loups garde à ce stade la forme d’une série d’échantillons renseignant simplement sur la présence de l’espèce.

Figure 1

Extrait du tableau des résultats des analyses génétiques publié dans le Bulletin du Réseau-Loup [6]

Figure 1

Extrait du tableau des résultats des analyses génétiques publié dans le Bulletin du Réseau-Loup [6]

36Après réception par les animateurs scientifiques du Réseau-Loup, les résultats de l’identification individuelle sont consignés dans la base de données et ainsi connectés à l’ensemble des informations techniques disponibles. Ces derniers reconstituent l’histoire de chaque génotype répertorié et étudient ainsi la structure et la dynamique spatiale de la population de loups en cartographiant l’ensemble des individus détectés pour analyser leurs positions relatives et leurs mouvements.

Modèle

37En passant par le laboratoire de génétique, les obtenus biologiques disparaissent. Seul reste le code-échantillon initial auquel se trouve désormais associé notamment un nom d’espèce ainsi qu’un code-individu. Comme dans le cas de l’Effectif Minimum Retenu issu du suivi systématique, ce répertoire d’individus ne constitue en aucun cas un inventaire exhaustif de la population française de loups. Tous les animaux ne sont pas détectés. La relation entre l’estimation des effectifs réels de loups et le travail coûteux et fastidieux d’analyse génétique des indices ne va pas de soi. Comment passe-t-on concrètement d’un répertoire d’individus détectés à la mise en nombre d’une population réelle ? Telle est la question à laquelle nous allons tenter ici de répondre en décrivant la manière dont le travail des correspondants de terrain et des généticiens se trouve prolongé par celui d’un autre groupe de chercheurs : des biomathématiciens du Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE) de Montpellier.

38Quelle que soit la sophistication des dispositifs de suivi direct, un angle mort persiste, d’autant plus marqué que ces dispositifs s’appliquent à une population d’individus dispersés, mobiles et difficilement observables. Cette contrainte de détectabilité a fait l’objet d’un grand nombre de recherches. Certaines d’entre elles se sont attachées à « domestiquer » les biais plus ou moins incompressibles qui existent entre ce qui est observé et ce qui est réellement présent en développant une méthode d’analyse mathématique de référence : la méthode CMR, pour « capture-marquage-recapture ».

39Développée en particulier dans le cadre de l’étude des populations d’oiseaux – capturés au filet, bagués, puis capturés à nouveau à l’occasion des sessions de captures suivantes –, cette méthode s’est progressivement étendue à des formes de capture et de recapture plus « virtuelles », rendues possibles par le développement des techniques d’analyse génétique « non invasives » que nous venons de présenter. Quelques-uns des indices de présence portant déjà la marque (génétique) des individus, la collecte des crottes, des poils et des urines peut donc se substituer à la capture, au marquage et à la recapture des animaux eux-mêmes.

40Ici, l’ensemble des résultats d’analyse génétique subit un nouveau traitement visant à découvrir, à partir d’un répertoire lacunaire d’individus détectés, l’effectif réel estimé de la population française de loups.

41La méthode CMR est basée sur une intuition probabiliste simple :

42

« Si j’ai une probabilité de détection de 33 % et que j’ai capturé 20 individus, et bien je dirai simplement que, puisque j’avais 33 % de chance de les détecter, qu’il y en avait 60 ; c’est le principe de base utilisé dans toutes les méthodes de capture-recapture. »
(Un biomathématicien)

43La probabilité de détecter les individus d’une population apparaît facilement déductible de la matrice récapitulative des histoires de détections individuelles issues du génotypage des indices recueillis (figure 2). Mais cette déduction statistique suppose, d’une part, que la population soit close (pour pouvoir être certain que les événements de non-détection correspondent à des individus ratés et non à des individus absents), d’autre part, que tous les individus de la population aient une probabilité de détection identique. Or, pour les loups, ces conditions ne sont pas remplies.

Figure 2

Histoires des détections individuelles (1 : animal détecté ; 0 : animal non détecté)

Figure 2

Histoires des détections individuelles (1 : animal détecté ; 0 : animal non détecté)

44Les biomathématiciens vont donc être amenés à interpréter la matrice de manière à reconstituer les histoires de détection individuelles afin de découvrir la réalité processuelle de la population en décelant les régularités qui sous-tendent la matrice d’événements hétéroclites. Si la réalité matérielle qui compose la traçabilité des loups à dénombrer est consumée, elle n’a cependant pas encore dit son dernier mot ! La voici codée et compilée toute entière sous une forme graphique nouvelle, régie par des déterminants démographiques qu’il s’agit de découvrir et de décrire mathématiquement.

45Cette description mathématique commence donc par la mise en série chronologique des événements de détection (1) et de non-détection (0) dans un tableau où chaque ligne correspond à l’histoire d’un individu. Les biomathématiciens élaborent différents scénarii possibles et donnent ainsi une consistance narrative à ces séries de 1 et de 0 dont l’interprétation permet progressivement l’identification d’un ensemble de variables démographiques. De quoi cette histoire est-elle le fruit ? Comment notamment interpréter les zéros ? D’une part, la non-détection d’un individu une année donnée peut signifier trois choses : sa mort, sa sortie temporaire ou définitive de la zone de suivi ou la non-détection de sa présence. D’autre part, la probabilité de détecter un animal présent dans la zone de suivi est variable et dépend notamment du statut social des individus (les animaux dominants laissant des indices de présence plus facilement détectables). Le travail des biomathématiciens consiste donc à développer des algorithmes de « simulation » des dynamiques de population en incorporant dans des équations compliquées chacun de ces paramètres biologiques dont les valeurs sont estimées puis réajustées de manière à corriger les biais importants des effectifs obtenus par les modèles CMR classiques ignorant ces hétérogénéités. Les répertoires d’organismes génétiques individuels issus de la phase précédente se transforment ici, dans le laboratoire des biomathématiciens, en une population de loups dont la connaissance et le contrôle de la dynamique sont dirigés vers une « arithmétique de la vie ».

Conclusion

46Partant de l’hypothèse selon laquelle la compréhension des processus spécifiques de rassemblement et de mise en lien d’une somme d’individus en une population passe par un travail concret de stockage, d’accumulation, d’inventaire et d’agencement des matériaux relatifs à ces individus en question, nous avons entrepris de documenter les conditions pratiques d’exercice des biopolitiques en focalisant l’attention sur l’étude des procédés de co-construction d’un référent ontologique de gestion (la population) et de son équipement (l’infrastructure). À travers la description des principales étapes de ce travail collectif et distribué, nous montrons que le processus ontologique d’assemblement et de combinaison d’une somme d’individus de loups en une population suppose et engendre un certain nombre d’opérations pratiques d’assemblage et de combinaisons de matériaux relatifs à ces individus en question. On découvre alors une chaîne de dispositifs de stockage et de gestion des informations et des données qui participe d’une transformation combinée des artefacts biologiques et informationnels et du référent ontologique auquel ils se rapportent (figure 3) : (1) sur le terrain, les correspondants du Réseau-Loup, qui s’efforcent de faire l’inventaire des indices de présence et de recueillir le maximum de prélèvements de matériel biologique, sont aux prises avec des multiplicités difficilement délimitables, des manifestations de la présence de meutes, des signes dont on ne sait jamais vraiment s’ils se rapportent à un, deux, trois, etc., individus de loup, voire à un autre type de canidé ; (2) pour intégrer la banque d’indices biologiques, les prélèvements sont transformés en une série d’échantillons qui, en tant qu’ils ont fait l’objet d’une identification spécifique poussée, prennent la forme ontologique de spécimens, c’est-à-dire d’éléments supposés donner une idée de l’espèce à laquelle ils appartiennent ; (3) les séries d’échantillons sont ensuite partiellement consumées par l’analyse génétique qui conduit à la constitution d’un répertoire de codes se rapportant à des individus de loups ; (4) ces répertoires de codes individuels font enfin l’objet d’agencements arithmétiques qui décrivent la réalité processuelle d’une population à travers une série d’algorithmes.

Figure 3

Tableau récapitulatif des transformations combinées des matériaux, de leurs dispositifs de gestion, des référents ontologiques et des formes de savoir et de pouvoir dans le processus de suivi scientifique des loups en France

Figure 3

Tableau récapitulatif des transformations combinées des matériaux, de leurs dispositifs de gestion, des référents ontologiques et des formes de savoir et de pouvoir dans le processus de suivi scientifique des loups en France

47Tout au long de cette transformation matérielle et ontologique combinée, ce sont plus généralement des formes de savoir et de pouvoir qui se succèdent et s’articulent.

48Il est notamment possible de signaler l’existence d’un gradient épistémologique relativement net qui rappelle la distinction opérée par C. Ginzburg entre le paradigme indiciel, basé sur l’observation empirique circonstancielle des signes, des traces et des pistes, et le paradigme galiléen, fondé principalement sur la logique mathématique. Aucun indice de présence, aucun obtenu biologique ne parvient en effet jusqu’au laboratoire des biomathématiciens qui ne manient en pratique « que » des chiffres, du papier et des logiciels. On passe alors d’un travail de décryptage et de nomination du visible – caractérisant selon M. Foucault l’histoire naturelle (Foucault, 1966) – à une pratique des conjectures, des causes et des déterminations processuelles invisibles. De par son caractère hybride, l’analyse génétique semble constituer le point d’articulation entre ces deux paradigmes.

49En analysant empiriquement les processus ontologiques et matériels d’assemblage et de combinaison qui caractérisent l’instauration d’une population de loups, on se rend compte que les biopolitiques se caractérisent par l’exercice d’un pouvoir-savoir non cumulatif. Par exemple, la répétition des opérations de capture et de recapture précédemment décrites, ne vise pas à accroître la probabilité de détecter un nombre d’individus qui se rapprocherait du nombre réel d’animaux. Elle ne prétend pas à l’exhaustivité, mais plutôt à l’obtention d’une matrice d’événements comparables, traduisibles dans un langage mathématique qui permettrait l’invention et la mise en œuvre d’une maîtrise statistique des contraintes de détectabilité des loups.

50L’analyse empirique des conditions matérielles et ontologiques de la gestion gouvernementale d’une population animale permet d’esquisser quelques pistes pour penser les modalités contemporaines d’exercice des biopolitiques à l’épreuve d’une conception élargie du vivant. L’un des principaux enjeux des biopolitiques est de contrôler à distance des individus réputés libres. Elles participent, notamment dans le champ de l’économie, d’un mode de gouvernement libéral qui se caractérise entre autres par « [l]e paradoxe de ce que le besoin de plus de liberté économique passe par plus de contrôle et d’intervention » (Foucault, 2004a, p. 67). Ne pas trop gouverner : tel semble être le problème des biopolitiques et de la société libérale. Mais ce problème ne se limite pas au gouvernement des humains et de leurs échanges marchands. Comme nous avons pu le montrer dans le cas de la gestion de la population française de loups, il se manifeste également nettement dans le domaine de la gestion des entités dites « de nature » où s’inventent des formes de contrôle à distance d’individus réputés « sauvages » et « naturels ». Ces formes de « contrôle à l’air libre » sont rendues possibles par l’invention et la mise en œuvre de dispositifs d’identification et de suivi des individus, associés à des instruments statistiques de simulation des dynamiques de population permettant de caractériser, à partir du déchiffrement de quelques indices de présence, une population en tant qu’objet partiellement maîtrisable de connaissance et de pouvoir. Si l’exercice des biopolitiques semble s’affirmer dans une société en quête de plus de « nature », cette quête passe paradoxalement par la prolifération de formes d’actions certes, indirectes, mais extrêmement sophistiquées, pointues, et équipées. Face à un tel diagnostic, l’extension de l’analyse des biopolitiques aux vivants non humains apparaît comme un moyen potentiel de renouveler l’anthropologie des formes de maîtrise et de traitement de la vie relatives à l’articulation entre natures et sociétés.

Remerciements

Je remercie Isabelle Mauz pour ses commentaires sur une version antérieure de ce texte et pour ses suggestions d’améliorations.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : ontologie, loups, régulation, relations natures/sociétés, infrastructure, relations hommes/animaux, pouvoir, contrôle, biopolitique, surveillance, population

Mise en ligne 06/12/2013

https://doi.org/10.3917/rac.021.0837

Notes

  • [1]
    Les contributions au dossier de la Revue d’Anthropologie des Connaissances sur « Les petites mains de l’information » (Denis & Pontille, 2012) en sont un bel exemple.
  • [2]
    Sur l’approche ontologique comme enquête sur les différents modes d’existence des êtres, voir notamment les travaux de Pierre Livet et Frédéric Nef (2009) et les travaux de Bruno Latour (2012).
  • [3]
    La majorité des correspondants du Réseau-Loup sont des agents de l’État et des collectivités territoriales. Le reste est composé principalement de représentants des associations cynégétiques et de protection de la nature, ainsi qu’une part non négligeable de particuliers.
  • [4]
    C’est-à-dire l’effort de prospection des observateurs.
  • [5]
    Selon l’expression de B. Latour, pour qui « on ne devrait jamais parler de “données”, mais toujours d’“obtenues” » (Latour, 2007 [1999], p. 49). À considérer l’énergie déployée et la discipline requise pour parvenir à extraire du terrain des loups des informations pertinentes, rien n’apparaît en effet donné à l’avance.
  • [6]
    Source : Quoi de neuf ? n° 23. Bulletin d’information du réseau loup, juillet 2010.
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