Couverture de RAC_014

Article de revue

Le barattage des savoirs

Circulations des ressources et apprentissages des artisanes burkinabè dans un contexte de mondialisation

Pages 551 à 572

Notes

  • [1]
    Ce titre fait référence à celui de Marie-Claude Mahias (2002). Le barattage du monde. Essais d’anthropologie des techniques en Inde, Paris, MSH.
  • [2]
    Les produits à base de beurre de karité représentent une part importante dans le développement des cosmétiques naturels dont le marché est évalué à 2,5 milliards de dollars à la fin des années 1990 (Brown, 1998).
  • [3]
    Le cas de l’huile d’argan au Maroc est assez proche : pour commercialiser le produit, on « naturalise » l’arbre ressource, l’arganier (Simenel et al., 2009).
  • [4]
    Les autonymes sont écrits en italique.
  • [5]
    Il ne faut toutefois pas considérer les hommes comme une catégorie unique possédant le pouvoir économique et politique du monde extérieur. Seul un nombre restreint d’hommes possède un tel pouvoir mais reste majoritaire par rapport aux femmes qui, elles aussi, ne forment pas une catégorie homogène socialement et économiquement.
  • [6]
    Pour une analyse de l’ambiguïté des programmes d’« empowerment », voir Guérin et Kumar (2011).
  • [7]
    La réorganisation foncière a été adoptée en 1984, revue en 1991 et réactualisée en 1996, loi n° 014/96/ADP.
  • [8]
    « Indépendamment des esclaves et des marchandises qu’ils portent pour les Blancs, ils [les Mandingues] vendent aux nègres de la côte [de Gambie] du fer natif, des gommes odorantes et du schétoulou, ce qui signifie littéralement “beurre d’arbre” ou beurre végétal » (Park, 1996 : 54). Ainsi, « [les] voyageurs qui vont des bords de la Gambie dans l’intérieur de l’Afrique paient les droits en marchandises d’Europe et, à leur retour, ils les paient en fer natif et en schétoulou » (Park, 1996 : 62).
  • [9]
    Les grains de céréales, le coton tissé ou les noix de kola sont également échangés contre le sel.
  • [10]
    Dans l’économie ashanti, le beurre de karité n’était pas seulement une source importante de matière grasse pour les préparations alimentaires, il représentait également un produit rare et précieux que l’on conservait d’ailleurs dans des boîtes en bois finement décorées et l’on s’enduisait le corps de beurre de karité mélangé à des paillettes d’or lors des cérémonies. Le beurre de karité était donc un bien de prestige (Chalfin, 2004 : 91).
  • [11]
    95 % des amandes exportées dans le monde sont à destination des industries agro-alimentaires qui les triturent dans leurs propres usines, en Europe ou en Asie. Les 5 % restantes d’amandes commercialisées dans le monde sont importées par les industries cosmétiques.
  • [12]
    Pour une analyse plus approfondie sur les apprentissages liés à l’utilisation des presses à karité et des autres équipements techniques proposés aux productrices de beurre, voir Saussey, à paraître.
  • [13]
    On comprend alors la rivalité qui peut s’exercer entre les femmes pour accéder à ces nouveaux savoirs mais aussi, et cela n’est pas négligeable, pour obtenir des per diem dont le montant peut parfois être largement supérieur aux gains obtenus après une journée de travail.
  • [14]
    Cette situation touche moins les femmes commerçantes qui ont pu être amenées à se déplacer fréquemment à travers le pays ou la sous-région ; elles se trouvent cependant dans un cadre nouveau de transmission et d’échanges de savoirs, qui reste relativement peu fréquent.
  • [15]
    Les variations individuelles, sources de distinction sociale entre deux femmes, par exemple, ne seront pas présentées ici (Saussey, 2009).
  • [16]
    Ce n’est qu’en 2007 que le Burkina Faso a adopté une norme sur la qualité des amandes et du beurre de karité dans le cadre notamment du projet Pro-karité. Les caractéristiques de qualité du beurre de karité selon la norme « NBF 01-005 : 2006 » sont depuis lors diffusées dans un guide de « bonnes pratiques ».
  • [17]
    Il n’existe pas de grille de classement spécifique par pays importateur.
  • [18]
    Sur ce point, voir Saussey et al. (2008) et Saussey et Moity-Maizy (2010).
  • [19]
    Pour une analyse plus approfondie des modalités d’acquisition des équipements et leurs effets pervers, voir Saussey, à paraître.
  • [20]
    La mécanisation de la mouture des grains a impliqué le passage d’un outil manuel féminin, le pilon, à un outil mécanique masculin, le moulin.

Introduction

1La collecte des fruits du Vitellaria paradoxa, le traitement des noix, des amandes et la fabrication du beurre de karité sont des opérations mobilisant des savoirs anciens détenus par les femmes rurales burkinabè. La transmission des connaissances pour ces opérations et gestes féminins s’inscrit dans des dynamiques intergénérationnelles d’apprentissage des techniques du corps. Les savoirs des femmes incluent la façon d’utiliser son corps, la beauté du geste technique tout comme son efficacité.

2Au Burkina Faso, la fabrication du beurre de karité constitue un système technique particulier défini par des savoir-faire, une organisation du travail, des outils et procédés spécifiques qui permettent d’obtenir un produit dont l’aspect, la texture et le goût varient selon son origine technique et culturelle.

3Si le karité est depuis longtemps échangé à travers des circuits commerciaux africains, c’est dans la période coloniale et encore plus depuis le milieu des années 1990, que ce produit acquiert une nouvelle réputation sur le marché mondial. Ce succès [2] industriel et commercial s’explique en partie par des attentes croissantes en produits cosmétiques à base de ressources pensées comme naturelles. La promotion du beurre de karité est d’ailleurs aussi associée à une vision « naturalisante » du travail des femmes [3] : leurs savoir-faire pour fabriquer le beurre sont considérés comme « naturels » puisqu’« être femme semble suffisant pour être capable de les réaliser » (Dussuet, 2005 : 75).

4Pour permettre aux femmes de s’insérer dans ces marchés internationaux, l’État burkinabè et de nombreuses institutions de développement (ONG, organisations internationales et locales) se sont prononcés en faveur d’une professionnalisation des productrices. Dans cette perspective, les femmes doivent d’abord s’organiser en collectifs repérables par les acteurs qui les appuient (unions de groupements et/ou groupements). Elles sont alors encouragées à acquérir de nouvelles connaissances pour être capables de produire un beurre de qualité standard et homogène sur tout le territoire burkinabè. Des formations leur sont proposées pour confectionner collectivement du beurre au sein d’unités de production équipées d’outils techniques spécialisés. Ces dispositifs conçus par une expertise externe, relevant de normes et de valeurs occidentales, ont nécessairement des effets « sur la configuration des savoirs techniques populaires » (Olivier de Sardan, 1995 : 152).

5L’objectif de cet article est d’éclairer par une étude de cas les modalités des rapports sociaux entre hommes et femmes pour l’accès et le contrôle d’une ressource convoitée, le karité, à l’interface de multiples enjeux – locaux, nationaux, internationaux – politiques, économiques et sociaux. Pour cela, nous proposons d’orienter notre regard vers l’analyse des apprentissages organisés au sein de formations professionnelles, où les productrices sont amenées à confronter leur propre savoir-faire à de nouvelles injonctions, normes et informations. On verra comment se réalisent ces apprentissages, pensés par des acteurs extérieurs, et la manière dont les productrices burkinabè s’emparent des nouvelles connaissances proposées en les combinant aux leurs, sachant que leurs propres savoir-faire renvoient à des cultures et à des positions sociales diversifiées. Deux questions nous guident ici : i/ les savoir-faire des artisanes, en s’effaçant derrière la survalorisation d’un savoir technico-scientifique, peuvent-ils être encore considérés comme des savoirs locaux ? ii/ l’accès à de nouveaux savoirs, outils et pratiques permet-il aux femmes de transgresser les normes de genre ?

6Cette étude de cas s’appuie sur des données d’entretiens réalisés avec différents acteurs et actrices de la filière karité au Burkina Faso, notamment avec des productrices engagées dans des groupements de production rattachés à l’Association Afd/Buayaba, présente dans deux provinces : celle du Gourma où vivent majoritairement les Gulmanceba[4] et celle du Kadiogo où réside la majorité des Moose. Ces enquêtes ont été réalisées dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie et poursuivies au travers du projet scientifique ANR/Sysav.

Genre, savoirs et pouvoir

7La société burkinabè et plus particulièrement les Moose et les Gulmanceba distinguent des espaces socialement construits, marqués par des rapports de pouvoir entre hommes et femmes et/ou entre personnes de même sexe. Si ce qui relève du public, du formel et des activités spécialisées et/ou mécanisées est le plus souvent attribué aux hommes [5], les femmes sont définies par une sphère privée, domestique et manuelle, socialement peu valorisée. Le travail domestique qui a fait l’objet d’une théorisation importante par des recherches féministes (Delphy, 1998) est défini comme du travail non rémunéré et non reconnu en tant que tel. Les différentes activités et tâches que les femmes y accomplissent sont largement considérées comme relevant de la « tradition » ; pour autant l’acquisition et la maîtrise de savoirs anciens qualifiés de « féminins » ne sont pas socialement valorisées.

8Les sociétés moaga et gulmance assignent aux filles l’apprentissage de techniques dites féminines. La transmission des connaissances pour les opérations et gestes féminins traduit d’ailleurs une dimension symbolique importante dans les dynamiques intergénérationnelles d’apprentissage des techniques du corps : « la mère imprime dans le corps de sa fille son identité en lui transmettant toute une gestuelle du travail et, plus largement, l’ensemble des techniques féminines du corps » (Vinel, 2005 : 106). Si les techniques du corps sont d’une grande importance, c’est que pour les travaux domestiques les opérations à main nue y sont prépondérantes (Tabet, 1998), les femmes devant se contenter d’outils de production simples, peu diversifiés, accessibles sur le marché local (pierre, pilon, mortier, bassine, marmite) à l’inverse des hommes qui exercent un contrôle sur les outils mécanisés. Dans l’artisanat comme dans le traitement des produits végétaux, le tissage ou la poterie, ces activités se « réduisent à la manipulation », les femmes « ne peuvent utiliser d’outils complexes qu’il s’agisse de machines manuelles ou surtout d’outils actionnés par la force des animaux, de l’eau, du vent… » (Tabet, 1998 : 63). L’attribution des activités domestiques caractérisées par la pauvreté de l’outillage ou la prépondérance des opérations à main nue définit donc la nature du travail des femmes moose et gulmanceba et traduit les modalités inégalitaires et hiérarchisées de la division sexuelle du travail.

9Dans le cadre de dispositifs de valorisation des produits locaux, portés en général sous la forme de projets de développement au Burkina Faso, le changement technique est présenté comme un moyen privilégié pour favoriser l’« empowerment » des femmes [6]. La technique paraît constituer le meilleur support pour évaluer l’efficacité des interventions de développement qui reposent encore sur des critères mesurables, observables. C’est pourquoi « le souci de répondre aux besoins des populations se limite souvent à une réponse technologique sans analyse des conditions de l’appropriation sociale et des rapports de pouvoir que tout transfert de technologie, même approprié, comporte » (Ryckmans, 1997 : 214).

10Les rapports de pouvoir dans ces contextes de changement se situent généralement à deux niveaux entre hommes et femmes : l’acquisition d’un savoir nouveau pour les femmes peut être perçu comme un pouvoir qui rompt avec l’ordre sexuel en vigueur, certaines innovations techniques entrant en contradiction avec le système de représentation locale de la division sexuelle du travail (Nadal, 2003) ; les « savoirs populaires » (techniques et non techniques) des femmes (« population cible ») sont généralement présentés en opposition aux « savoirs techniques » (issus d’un système de savoirs technico-scientifiques cosmopolites ou d’origine occidentale) des « experts du développement » (généralement des hommes) (Olivier de Sardan, 1995 : 141-152). Or tous les savoirs circulent, s’échangent et font l’objet de processus d’hybridation, de co-construction de nouvelles connaissances, qu’il convient d’étudier finement. C’est ce que nous proposons de faire maintenant.

Pratiques sociales sexuées dans la circulation et la commercialisation des produits du karité

Réseaux féminins d’entraide

11Le Vitellaria paradoxa ou arbre à karité est un arbre typique des zones semi-arides et subhumides de l’Afrique de l’Ouest. Il fait partie des espèces ligneuses dites « utiles », sélectionnées et conservées par les agriculteurs sur les terres cultivées ou les jachères récentes. La conservation des arbres à karité sur les champs et l’accès aux fruits sont d’une grande importance pour les femmes (De Beij, 1985 ; Carney et Elias, 2006 ; Saussey, 2009). Ces ressources dépendent de maîtrises foncières complexes et variables suivant les régions et les cultures. Mais la propriété des arbres est généralement distincte de la propriété de la terre sur laquelle ils poussent (Boutillier, 1964). Ce sont les rapports sociopolitiques entre hommes et femmes, suivant leur place dans le lignage, leur statut matrimonial, leur statut de résidence (autochtone/allochtone), qui orientent les droits fonciers et plus largement les droits d’accès aux ressources naturelles (Godelier, 1979).

12Aujourd’hui, bien que le gouvernement ait établi une législation égalitaire [7], les hommes détiennent toujours des droits prééminents sur le foncier et, avec l’augmentation croissante de la valeur marchande des noix et des amandes, ils revendiquent la propriété exclusive de l’arbre à karité dans les champs familiaux. Une partie importante des noix ramassées sur les terres familiales peut désormais être appropriée par l’homme chef de famille, les tâches de ramassage et de traitement des noix incombant toujours aux femmes. S’il encourage la vente des amandes par les femmes, ces dernières doivent lui reverser une partie de leurs bénéfices. Dans cette logique de division sexuée des tâches et dans ce contexte de demande croissante des marchés, l’amande devient un objet de compétition. Les hommes ont ainsi développé des stratégies commerciales en défaveur des femmes : en cherchant à vendre le maximum d’amandes à des collecteurs, ils contraignent (en termes de prix) et limitent (en quantité) l’accès des femmes à cette matière première qui leur est pourtant essentielle (Golane, Khouw, 1988).

13Dans ce contexte compétitif, les femmes peuvent dans une certaine mesure encore s’appuyer sur leurs réseaux féminins d’entraide et d’obligation (mères/filles, aînées/cadettes) d’autant plus importants que les logiques exogames et virilocales chez les Moose et les Gulmanceba éloignent les jeunes épouses de leurs villages d’origine. C’est d’ailleurs dans son village d’origine qu’une nouvelle épouse s’approvisionne en général en amandes (Biquard, 1992). Ces réseaux féminins peuvent permettre de pallier les manques de matière première liés à une saison médiocre (la production de l’arbre à karité est variable d’une année à l’autre et d’une localité à l’autre) mais ils permettent aussi de tisser ou de réactiver, à travers la circulation des amandes, des liens étroits entre femmes. Ces transactions non marchandes traduisent donc, à travers la circulation d’une ressource, l’importance des liens de solidarité pour les femmes.

14Si les amandes et le beurre circulent au sein des espaces domestiques comme dans les réseaux féminins d’entraide, ils font également l’objet de transactions marchandes tout aussi anciennes à une échelle plus large.

Un commerce ancien des amandes et du beurre de karité

15Les premières descriptions des géographes arabes (Al Umari, Ibn Battûta) puis celles des explorateurs européens de la fin du XVIIIe siècle (Mungo Park [8]) et du début du XIXe siècle (René Caillié) nous livrent des données importantes sur l’ancienneté du commerce du beurre de karité, précieux oléagineux consommé et échangé [9] à travers toute l’Afrique de l’Ouest et du Nord. Le beurre de karité est à la fois présent dans les circuits marchands du commerce précolonial où il est échangé contre du sel provenant des caravanes transsahariennes mais aussi dans les circuits des premiers échanges avec les Européens greffés sur le commerce caravanier qui écoulent des produits occidentaux en Afrique (Meillassoux, 1971 : 38). Le beurre de karité est donc non seulement commercialisé vers les pays côtiers qui disposent de peu de richesses en matières grasses comme le Sénégal (Terpend, 1982) mais aussi vers les rivières du Sud par les commerçants dioula (Gallieni, 1885 : 441). Enfin, les Yarse présents dans les régions du Sud du Burkina Faso et du Nord du Ghana échangeaient régulièrement du beurre de karité, du bétail et des esclaves contre des noix de kola avec les Ashanti [10] de la zone forestière du Ghana (Chalfin, 2004 : 90).

16Avec la conquête coloniale, le beurre de karité est rapidement considéré comme un « produit commercial d’un avenir immense » et un « objet d’échange, peut-être plus précieux encore que l’arachide » (Gallieni, 1885 : 441). Le commerce international de karité prend son essor dans un contexte caractérisé par des logiques d’exploitation maximale de toutes les ressources naturelles et cultivées de ce continent (Massa, Madiéga, 1995). Le karité occupe une place d’autant plus importante dans cette politique d’extraction en Haute-Volta (actuellement Burkina Faso) que l’administration coloniale juge ce territoire dépourvu de produits de grande valeur marchande pour l’Europe en dehors du coton.

17Après l’Indépendance du pays (1960), le marché d’exportation paraît tomber en désuétude relative : ni l’État qui a pourtant tenté de réguler les volumes et flux du karité sur les marchés intérieurs et d’exportation, ni les politiques de libéralisation de l’économie burkinabè sous la pression des Programmes d’ajustement structurel (début des années 1990) ne sont parvenus à maîtriser et améliorer les exportations de karité brut ou transformé. Ce marché est en fait contrôlé depuis près d’un demi-siècle par deux multinationales agro-alimentaires (Aarhus/Karlshamn, Loders Croklaan) qui importent à elles seules 90 % des amandes commercialisées dans le monde et imposent sans difficultés leurs prix et conditions aux pays exportateurs. Si le marché des amandes représente la part la plus importante dans cette économie d’exportation, le beurre de karité issu de leur transformation est actuellement présenté par les politiques publiques burkinabè et par les acteurs du développement comme une « ressource » économique et sociale stratégique pour les femmes.

Nouveaux cadres techniques et réglementaires pour produire le beurre de karité

Les groupements de femmes au cœur du projet politique et économique de valorisation du beurre de karité

18Deux méthodes industrielles d’extraction permettent d’obtenir le beurre de karité : la pression mécanique et l’extraction chimique par solvant. Pour des raisons de coût (ce procédé permet notamment d’obtenir un pourcentage de corps gras maximum et donc un rendement optimum), l’extraction chimique est privilégiée dans l’industrie agro-alimentaire, ce qui explique pourquoi celle-ci importe le karité principalement sous forme d’amandes [11]. En revanche, dans l’industrie cosmétique, deux méthodes d’extraction sont préconisées pour conserver les principes actifs du karité (les rendements sont pourtant plus faibles et le prix du beurre obtenu plus élevé) : la première, dite méthode par pression mécanique, relève de savoirs et procédés techniques industriels ; la seconde au contraire, dite méthode artisanale, repose en théorie sur le savoir-faire des femmes africaines.

19Devant les perspectives de développement du marché du beurre de karité pour répondre à la demande croissante des industries cosmétiques (par exemple, L’Occitane ou Nature & Découvertes en France), plusieurs organismes d’aide bilatérale et multilatérale ont conçu des projets, standardisés sous l’appellation « femmes et karité », pour améliorer la commercialisation internationale du beurre de karité jugée favorable aux femmes.

20Cette logique de soutien se traduit par une double injonction faite aux femmes, comme condition d’un octroi financier : se regrouper en unions ou groupements officiels et adhérer à de nouveaux cadres réglementaires et techniques en suivant des formations. Les acteurs des projets de développement de la filière prétendent ainsi d’une part les aider à améliorer les techniques d’extraction et de fabrication de beurre pour mieux répondre aux exigences de qualité des marchés internationaux, d’autre part promouvoir un changement global des relations de genre au travers d’un accroissement des revenus et du pouvoir économique des femmes.

21Dans les discours des organismes de développement qui s’égrènent au fil des documents de programmes ou d’évaluation tout comme dans les principaux médias, les femmes sont présentées comme des individus passifs qui, grâce aux nouveaux collectifs de production dans lesquels elles seront formées, prendront enfin leur destin en main. Autrement dit, les femmes doivent « rattraper leur retard », accéder à la « modernité » des standards de production ou de qualité attendus des marchés internationaux.

22Le changement de situation et de statut pour ces productrices organisées passerait ainsi par l’acquisition de nouveaux savoir-faire, l’adoption de nouveaux procédés technologiques, l’adhésion à de nouveaux repères, critères et valeurs associées. Autrement dit, en s’inspirant des catégories proposées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), c’est au travers des projets portés et financés par les acteurs du développement que le savoir-faire et le produit de sa mise en pratique jusque-là spécifiques au « monde domestique », sont en mesure de se transformer pour relever du « monde industriel » symbolisé et matérialisé par des techniques standardisées et la mobilisation d’équipements.

23Concrètement, pour pouvoir répondre aux exigences et critères de qualité des marchés internationaux des produits cosmétiques, les productrices doivent s’engager dans une réorganisation de leur travail et l’acquisition de nouvelles compétences techniques transmises dans un cadre souvent inédit pour elles : la formation professionnelle [12].

Un nouveau processus d’apprentissage : la formation professionnelle

24Plusieurs thèmes de formation sont dispensés aux femmes : techniques d’amélioration du procédé de fabrication, de la qualité du produit ou plus généralement de la productivité du travail (grâce à de nouvelles technologies) ; techniques en marketing, « bonnes pratiques associatives » (Konseiga et Saussey, 2005) ou gestion comptable. Le schéma conducteur de ces formations présente deux caractéristiques centrales : il est collectivisant et il est diffusionniste dans le sens employé par Jean-Pierre Darré (1991). Il est « collectivisant » dans la mesure où les messages s’adressent à des productrices engagées dans des collectifs, pensés comme homogènes à tous points de vue (socialement, économiquement comme sur le niveau de compétence) et non pas à des productrices individuelles. Il est diffusionniste dans le sens où les productrices y sont aussi pensées comme des « réceptrices » auprès desquelles « on cherche à “diffuser” des techniques, à les faire appliquer » (Darré, 1991 : 102), et le « on » recouvre ici un ensemble de formateurs qui vont de l’animatrice rurale au chef de mission d’une ONG en passant par des « expertes en promotion féminine ». Généralement, les formateurs sont rémunérés et surtout formés eux aussi dans le cadre du projet qui a sollicité leur intervention pour le programme de formation : l’enjeu est de fournir à tou-te-s un même cadre de références cognitives et économiques apte à être ensuite vulgarisé auprès d’un « public-cible » de femmes. Le Projet d’appui aux filières bio-alimentaires (PAF) et le Centre d’étude et de coopération internationale (CECI) sont les structures qui, à notre connaissance, ont réalisé le plus grand nombre de formations sur l’amélioration de la qualité du beurre de karité, auprès de formateurs-formatrices et de groupements de productrices ; par ailleurs, le Centre écologique Albert Schweitzer (CEAS) et le Projet d’appui aux micro-entreprises rurales (PAMER) interviennent également fréquemment auprès de groupements de productrices.

25Les supports et outils pédagogiques des formateurs sont variés. Mais en s’adressant à des femmes le plus souvent analphabètes ou non scolarisées, d’origines culturelle et linguistique différentes, les animateurs doivent adapter contenus et méthodes. Les supports visuels sont le plus souvent privilégiés, notamment pour une formation liée à un futur transfert technique (amélioration d’un procédé ou utilisation d’une presse, par exemple).

26Les gestes techniques pour le traitement des amandes ou la fabrication du beurre de karité sont effectués à l’écran par des femmes burkinabè auxquelles il est possible de s’identifier puisqu’elles réalisent les différentes étapes de la fabrication pour partie familières aux apprenantes. Les messages sonores sont censés expliciter, formaliser et rationaliser les savoirs qui sont donnés à voir par des opérations concrètes dans le film.

27À ces messages, qui décrivent et qualifient différents gestes ou opérations, est associé un discours qui fondamentalement i) ne reconnaît pas l’existence de compétences et savoir-faire spécifiques et localisés – toutes les femmes en formation sont implicitement abordées comme des « ignorantes » – ; ii) valorise des savoirs exogènes, d’origine industrielle et occidentale ; iii) articule étroitement l’obtention d’un « bon beurre » à une rémunération, inscrivant ainsi la maîtrise technique dans une logique économique, marchande.

28La justification des innovations dans l’organisation du travail et dans la chaîne opératoire du karité est aussi construite en opposant d’une part la variabilité des beurres qui serait le fruit de hasards techniques à la standardisation maîtrisée qui garantirait l’accès au marché, d’autre part l’« ignorance » des femmes au savoir organisé – le savoir, ou, plus largement, l’assurance de détenir la vision légitime de la réalité, étant un puissant moyen de domination en vigueur dans le champ du développement (Olivier de Sardan, 1995).

29Les femmes sont finalement présentées comme directement responsables de la qualité des ressources (amandes), des produits (beurre de karité) et des marchés. Ce schéma fort exigeant laisse entendre qu’elles doivent donc collectivement mieux contrôler non seulement les approvisionnements en matière première mais aussi l’ensemble du procédé technique et toutes les opérations de mise en marché comme de gestion des revenus. Véritable rhétorique de l’entreprise, cet ensemble d’injonctions annonce une possible domination par les femmes d’une filière dans un monde où ces entités (filière, marchés) et principes (contrôle, autonomie) ne sont pas inconnus mais sont en grande partie sous contrôle et responsabilités des hommes.

Situations d’apprentissages inédites

30Au cours de ces formations professionnelles, la plupart des femmes se trouvent en situation d’apprentissage inédit où les cadres de référence comme les modalités de la relation sont différents de ce qu’elles ont toujours connus. Elles sont ici conviées à se détacher de leurs propres normes, assimilées à de simples habitudes : le savoir-faire à acquérir est abstrait de toute relation de proximité, seul son contenu – visuel et discursif – et ses dimensions normatives sont porteurs de sens et d’efficacité. L’éloignement et l’anonymat de l’apprentissage sont renforcés par l’usage de supports filmiques même si la plupart du temps un animateur ou une animatrice est chargé-e de commenter et de détailler le procédé visualisé en cours de projection. Elles ne sont pas non plus conviées à interagir avec ces images, à exprimer leurs éventuelles identifications ou distances, à élaborer ainsi un système de repères ouvert à la reconstruction de proximités et à la négociation des contenus.

31Dans cette configuration, les savoirs détenus par ces artisanes sont implicitement renvoyés à leur dimension empirique et localisée, par opposition au savoir des formateurs, présenté comme un ensemble formalisé de connaissances éprouvées, reproductibles et donc universelles, pour toutes les situations collectives de travail dédiées à la production de beurre de karité.

32Dans ces formations, deux systèmes de sens et de savoirs s’affrontent : ceux du projet de développement (dans lequel s’inscrit la formation) et ceux des femmes engagées dans le groupement qui, en grande majorité, fabriquaient du beurre de karité auparavant. Mais, rappelons-le, les savoirs des femmes sont variables, hétérogènes, ils diffèrent selon l’âge, le statut patrimonial et génésique, la trajectoire personnelle ; ces variations sont autant de nuances qui se confrontent à l’universalisme standardisé de savoirs « technico-scientifiques ».

Nouveaux contenus et modalités de transmission

33Toutes les femmes des groupements n’assistent pas à l’ensemble des formations ; chaque organisation locale doit en effet désigner une ou deux participantes. La sélection de ces « représentantes » relève de critères généralement négociés entre la présidente du groupement, la responsable de l’union de groupements (qui fédère plusieurs groupements) et le bailleur de fonds ou les acteurs du projet qui sont en place [13]. Mais ce sont les présidentes des groupements, qui ne sont pas toujours les femmes les plus âgées, que l’on retrouve le plus souvent dans ces formations sauf quand elles ne parlent pas le français – cette situation peut amener à de nouvelles négociations entre membres.

34Chaque femme nouvellement formée est censée par la suite partager les connaissances acquises avec les autres membres du groupement. Elle se trouve alors dans une situation, encore inédite, de transmission de savoir-faire où les relations ne sont plus fondées sur des liens de parenté ou des proximités sociales et culturelles ; où, quel que soit son statut social, elle est désormais « autorisée », en tant que représentante désignée, à transmettre des savoirs aux autres. Cette règle qui valorise les échanges de savoir-faire entre membres d’une même organisation, est censée construire la réputation de chaque femme nouvellement formée et, à plus long terme, celle du groupement tout entier si tant est que toutes les femmes du groupement s’engagent comme apprenantes pour adopter à leur tour les nouvelles connaissances et techniques de production apprises par quelques-unes d’entre elles.

35Dans une perspective de diffusion de ces savoirs standardisés à l’échelle du pays, les nouvelles formées peuvent à leur tour transmettre leurs connaissances à des productrices éloignées dans d’autres groupements. La circulation des savoirs est donc largement encouragée puisqu’elle ne se limite plus aux seuls membres d’un même collectif. Une productrice d’un groupement de Bassinko explique ainsi :

36

« Pour apprendre la production du beurre de karité, nous [les femmes du groupement] avons été à Fada N’Gourma, à Ouahigouya, à Gourcy, à Yako, tout ça la même année ! Nous déléguons des femmes du groupement qui vont participer à la formation et de retour, elles nous redisent ce qu’elles ont appris ».
(entretien du 01/11/05)

37Du point de vue des acteurs d’un projet de formation, cette forme nouvelle de régulation de la circulation des savoirs qui n’obéit plus à aucune règle locale de transmission (lignagère, matrimoniale, filiale ou amicale) doit faciliter une large diffusion d’un cadre de référence commun à toutes les productrices, quelles que soient leurs origines géographiques et culturelles. Les nouvelles compétences acquises pour fabriquer un beurre de karité de qualité homogène et standardisée à travers le pays, répondant aux exigences du marché international, participeraient enfin à la construction d’une nouvelle identité professionnelle.

38Ce nouveau système de circulation des savoirs et d’apprentissage permet aussi de constituer de nouveaux réseaux de sociabilité et d’échange avec d’autres femmes de différents groupements à travers tout le pays. On ne peut donc réduire l’analyse des formations ou de leurs contenus, certes imposés aux productrices, à de simples situations de transfert et de prescriptions normatives. En tant que modes particuliers de transmission de savoirs, elles comportent des perspectives sociales assez rares pour les femmes qui n’ont finalement guère l’habitude ou l’occasion de partager leurs expériences et compétences avec des femmes de localités éloignées et inconnues [14]. Si les savoirs structurent les identités collectives et professionnelles des femmes engagées dans ces groupements et s’ils participent à la construction d’un cadre de référence commun, leur circulation permet également de créer ou de renforcer la confiance entre productrices. Dans ce sens, les formations apparaissent comme des voies privilégiées pour promouvoir une « confiance organisationnelle » (Torre, 2001) qui s’appuie sur le partage d’expériences – celles d’apprentissages formalisés – et de références nouvelles, désormais communes. Voyons maintenant quelques exemples de contenus transmis aux productrices de beurre de karité et comment ces dernières les mobilisent ou les interprètent dans ces expériences collectives de formation.

Apprentissage de la qualité du beurre

39Pour sensibiliser les femmes aux normes de qualité du beurre destiné aux marchés internationaux, les animateurs expliquent la difficulté à traduire et décliner le concept de « qualité ». Ainsi, par exemple, en moore, le beurre de qualité sera traduit par kãm ya soma, qui signifie « le bon beurre de karité », faisant référence à son goût et à son aspect. À l’issue de leurs formations, les femmes le désignent non pas comme « le bon beurre de karité », c’est-à-dire comme un beurre dont la qualité serait reconnue, entre autres, par toutes les femmes ayant suivi les mêmes formations, mais comme kãm Buayaba, « beurre de karité Buayaba » : la qualité est donc « incarnée » avant tout par l’organisation Buayaba qui fédère leurs groupements d’appartenance et d’apprentissage.

40Plus précisément, ce sont en fait de nouveaux critères d’évaluation de la qualité qui sont proposés.

41

« Le beurre de karité que nous faisons maintenant, lorsqu’on le regarde c’est comme pour un habit sale et un habit propre, le beurre qui est propre (yilemdé), c’est un beurre qui a été bien fabriqué, si vous le voyez, c’est joli (néré), c’est bien. Lorsque tu le goûtes, le beurre propre ne contient pas de gaz [en français], celui qui est sale en contient », précise une autre adhérente du groupement Kokla Yoaba de Ouagadougou.
(entretien le 01/08/06)

42

« Grâce à la formation nous avons appris à reconnaître le bon beurre du mauvais grâce à l’odeur. Le beurre que les femmes vendent au marché colle au doigt, notre beurre lui ne colle pas, notre beurre dans la sauce a un bon goût (soma). Avec l’autre beurre, il y a un mauvais goût (wologo), on est obligé de mettre des oignons pour couper le goût », explique la présidente du groupement Kokla Yoaba de Ouagadougou.
(entretien le 05/10/05)

43Ces extraits de discours montrent que les femmes ont intégré les nouveaux critères d’évaluation transmis ; elles s’y réfèrent de manière précise pour apprécier la qualité finale du beurre de karité. Cependant, elles ne font pas référence aux critères physico-chimiques comme l’humidité ou l’acidité qui leur sont pourtant enseignés (taux d’humidité, taux d’acidité et taux d’impuretés) en formation, elles les traduisent en fait au travers d’effets directs observés sur le beurre : gustatif, olfactif et visuel.

Changements techniques dans la chaîne opératoire

44Hors du cadre de ces formations, plusieurs sous-ensembles techniques peuvent être identifiés pour obtenir du beurre de karité. Ils se caractérisent par des variations techniques importantes, pensées et organisées selon des logiques culturelles et collectives [15]. Dans les groupes enquêtés, on peut par exemple distinguer deux procédés pour obtenir du beurre de karité (barattage/cuisson) (voir figures 1, 2 et 3).

Figure 1

Méthode de fabrication du beurre de karité par cuisson de la pâte

Figure 1

Méthode de fabrication du beurre de karité par cuisson de la pâte

Figure 2

Méthode de fabrication du beurre de karité par barattage

Figure 2

Méthode de fabrication du beurre de karité par barattage

Figure 3

Méthode de fabrication du beurre de karité « qualité »

Figure 3

Méthode de fabrication du beurre de karité « qualité »

45La nouvelle chaîne opératoire promue dans le cadre des formations pour améliorer la qualité du beurre de karité comporte plus d’étapes que les deux autres. Dans ses applications individuelles, on observe alors que les femmes ne reproduisent pas à l’identique les opérations de cette nouvelle chaîne opératoire, conforme à la formation reçue : les savoirs se mêlent et se confrontent à l’intérieur des groupements, ce qui donne lieu à des réappropriations singulières, qui s’élaborent au sein de systèmes de sens propres aux participantes. Pour les femmes qui maîtrisaient la méthode du barattage dans leur artisanat, le changement se situe au niveau de la double cuisson, car aucune personne à leur connaissance ne cuisait deux fois l’émulsion de karité ; c’est pour elles une innovation technique qu’elles appliquent sans trop de difficulté. Pour d’autres, la nouvelle chaîne opératoire paraît particulièrement difficile puisqu’elles ne connaissaient que l’opération nécessaire de cuisson, sans barattage préalable de l’émulsion. L’innovation incrémentale (une nouvelle opération) les conduit à douter plus facilement de l’efficacité de leurs gestes et de la qualité finale du beurre ainsi obtenu.

Apprentissage de l’évaluation de la qualité du beurre

46Leur doute est d’autant plus fort que les formations sont toujours de courte durée (une journée à une semaine), ce qui a des conséquences sur la maîtrise toujours imparfaite des nouveaux gestes et procédés techniques. En outre, à la différence de la transmission mère-fille qui s’évalue immédiatement à travers la pratique, l’efficacité et la légitimité de ces formations s’évaluent bien plus tard et sur d’autres registres que celui de l’action technique. En effet, ce n’est plus la gestuelle ou la maîtrise technique des femmes mais bien le produit final d’un travail en partie collectif qui constitue l’objet d’évaluation. Elles doivent également désormais contrôler ces « parts invisibles » de l’action technique, à savoir les taux d’acidité, d’humidité et d’impuretés, répondant bien aux exigences des industries cosmétiques internationales [16]. Dans cette logique, ce sont les résultats d’analyses physico-chimiques qui valident la qualité de la production des femmes (c’est-à-dire conformité aux normes des acheteurs étrangers) et à travers elles la compétence acquise. À défaut de pouvoir commander des analyses et des contrôles de qualité pour toutes leurs productions, les femmes conçoivent quelques techniques de repérage pour contrôler elles-mêmes le processus de transformation et la qualité finale du produit.

47Conformément à la règle coutumière qui reconnaît aux femmes les plus âgées l’entière maîtrise d’un procédé technique, c’est donc la présidente ou l’aînée d’un groupement local qui a généralement en charge ce contrôle de la qualité pendant la fabrication du beurre de karité. En revanche, au niveau de l’union de groupements qui a la responsabilité de contrôler l’ensemble des beurres fournis par les différents groupements ou par les unités de production, la responsable de la qualité peut être plus jeune que les autres femmes, avec un statut social qui ne lui aurait pas permis d’être dans une position d’autorité jusqu’alors. Elle tire sa compétence et sa reconnaissance auprès des autres du fait de son alphabétisation et de sa désignation par la responsable de l’union de groupements. La responsable de la qualité est chargée de regrouper les stocks de beurre de karité venus des différentes unités de production, d’effectuer la pesée de chaque lot puis de fournir un « certificat » attestant des volumes livrés par chaque unité, et jugeant la qualité suivant des critères visuels et gustatifs qui ont été proposés par les formateurs. Ce sont des critères de première évaluation, relativement simples à vérifier : la couleur allant du blanc crème au jaune crème ; l’odeur caractéristique du karité, « cette odeur est agréable et non rance » ; le goût du beurre de karité est « agréable, ni astringent, ni accrochant à la langue, ni amer » ; le beurre de karité est lisse et ferme au toucher (TFK, 2004).

48Toutefois, l’absence de normes de qualité établies au moment des enquêtes, négociées entre tous les acteurs et actrices de la filière, entrave non seulement la valorisation du beurre de karité au niveau international [17] mais aussi et surtout la reconnaissance des savoirs et savoir-faire des productrices formées [18]. Cette situation se révèle paradoxale avec les objectifs affichés des projets « femmes et karité ».

49Si les femmes ont d’évidentes difficultés à contrôler les qualités finales du produit de leur investissement en travail, maîtrisent-elles les nouveaux outils de production pour fabriquer un beurre de meilleure qualité ?

Maîtrise et usages des nouveaux outils : une transgression des normes de genre ?

50Dans la production du beurre de karité au sein de groupements de travail, le changement technique porte sur certaines opérations et sur l’introduction de « machine » notamment pour le concassage (concasseur), la torréfaction (torréfacteur), la mouture (moulin), le barattage (presse). Le concasseur, le torréfacteur et la presse constituent de nouveaux outils pour les femmes. Dans un premier temps, l’apprentissage de leur maniement procure de la fierté et du prestige à leurs utilisatrices d’autant plus que sans l’intermédiaire du groupement, les femmes n’auraient pu apprendre à les utiliser [19]. Cette reconnaissance entre pairs qui passe par la maîtrise d’un outil mécanique se trouve cependant vite estompée par les difficultés objectives d’utilisation. En effet, ces femmes estiment que la concasseuse consomme trop de gasoil mais aussi que le torréfacteur ne permet pas de bien observer la manière dont les amandes grillent. En ce qui concerne la presse à karité, une seule unité de production en possède une et elle n’a jamais fonctionné. Après de longs mois d’attente pour la réparation d’une pièce motrice, les femmes ont totalement abandonné cet outil. Ce constat de délaissement des presses à karité n’est pas nouveau (Compaoré, 2000).

51D’après nos observations, un seul des outils promus est encore perçu comme un changement significatif aux yeux des femmes : le moulin [20]. Pourtant, dans l’histoire des transferts technologiques en Afrique de l’Ouest, il ne constitue plus vraiment une nouveauté. Les femmes savent comment et pourquoi le mobiliser, que ce soit pour le karité ou d’autres matières premières « bonnes à moudre ». Dans la mesure de leurs moyens financiers (pour payer la mouture) et de leur possibilité de déplacement, certaines productrices individuelles ont d’ailleurs systématiquement remplacé l’opération de laminage des amandes sur meules individuelles ou collectives par le broyage au moulin. De l’avis de toutes, le moulin améliorerait réellement la qualité finale du beurre :

52

« Lorsque l’on écrase les amandes au moulin, après le beurre n’a pas d’odeur (…) c’est plus facile de baratter parce que la pâte est fine ».
(entretien le 15/11/06)

53Le moulin directement affecté à certaines unités de production collectives, constitue en fait un changement important pour les femmes dans la mesure où elles dépendaient jusqu’alors d’un meunier pour effectuer une mouture de leurs amandes. Grâce à l’union de groupements et au groupement, les femmes peuvent revendiquer la maîtrise de l’activité de mouture vis-à-vis d’autres femmes du voisinage qui viennent désormais dans l’unité dotée d’un moulin pour faire moudre leurs grains ou leurs amandes.

54Néanmoins, cette nouvelle autonomie technique ne signifie pas qu’elles en ont nécessairement le contrôle tout entier. Car dans certaines unités de production, les hommes ont finalement « récupéré » cette activité rentable. C’est le cas dans l’une d’entre elles où la présidente du groupement, qui avait la responsabilité de la gestion du moulin, s’avère en fait être la femme du seul meunier (détenteur de son propre moulin) de ce quartier du village. Ce dernier, constatant la régression de ses bénéfices depuis que les femmes du quartier se rendent au moulin du groupement, a interdit à son épouse de poursuivre la gestion du moulin qui lui fait concurrence. Elle n’a eu d’autre choix que d’accepter, les femmes du groupement de même. Mais le bailleur de fonds constatant que le moulin de l’unité de production ne fonctionnait plus, comprenant qu’il ne s’agissait pas de panne mais bien d’une compétition d’outils et d’acteurs, a exigé que « le moulin des femmes » reprenne son activité. Celui-ci fonctionne à nouveau, de manière occasionnelle, mais c’est un jeune homme qui le manipule. De cette manière, les femmes ne transgressent plus les normes de genre : aux hommes le contrôle, aux femmes le seul usage. Ce contrôle sur les outils techniques apparaît bien ici « comme un des éléments du rapport de classe entre hommes et femmes » (Tabet, 1998 : 20), le changement technique ne permettant pas une transgression des normes de genre.

Conclusion

55Dans ces configurations nouvelles, le savoir-faire local, c’est-à-dire spécifique à un groupe de femmes, à une culture technique, semble à première vue s’effacer au profit de savoir-faire standardisés, à vocation universelle ; il se reconstruit en fait au travers de nouvelles informations et injonctions qui vont du geste opératoire à la logique du marketing, et donne lieu à une diversité de pratiques comme autant de signes d’hybridations. De leur côté, les industries cosmétiques valorisent les produits à base de karité en les présentant comme directement issus de savoir-faire artisanaux, spécifiques et localisés. Dans les situations observées, il paraît donc difficile de parler encore de savoir local, tant le terme semble instrumentalisé par les différents acteurs du développement et les entreprises occidentales de produits « naturels ». La valorisation du beurre de karité répondant aux exigences des normes de qualité internationale et standardisée ne constitue pas non plus un modèle alternatif pour permettre aux femmes d’obtenir davantage de pouvoir et de contrôle sur les ressources et outils nécessaires. Au final, le barattage du beurre, si standardisé soit-il, ne fait que renforcer les rapports inégalitaires et hiérarchiques entre hommes et femmes.

Remerciements

Je remercie Pascale Moity-Maïzi pour sa relecture attentive et ses conseils.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : femmes, karité, qualification, Burkina Faso, savoir-faire

Mise en ligne 28/12/2011

https://doi.org/10.3917/rac.014.0551

Notes

  • [1]
    Ce titre fait référence à celui de Marie-Claude Mahias (2002). Le barattage du monde. Essais d’anthropologie des techniques en Inde, Paris, MSH.
  • [2]
    Les produits à base de beurre de karité représentent une part importante dans le développement des cosmétiques naturels dont le marché est évalué à 2,5 milliards de dollars à la fin des années 1990 (Brown, 1998).
  • [3]
    Le cas de l’huile d’argan au Maroc est assez proche : pour commercialiser le produit, on « naturalise » l’arbre ressource, l’arganier (Simenel et al., 2009).
  • [4]
    Les autonymes sont écrits en italique.
  • [5]
    Il ne faut toutefois pas considérer les hommes comme une catégorie unique possédant le pouvoir économique et politique du monde extérieur. Seul un nombre restreint d’hommes possède un tel pouvoir mais reste majoritaire par rapport aux femmes qui, elles aussi, ne forment pas une catégorie homogène socialement et économiquement.
  • [6]
    Pour une analyse de l’ambiguïté des programmes d’« empowerment », voir Guérin et Kumar (2011).
  • [7]
    La réorganisation foncière a été adoptée en 1984, revue en 1991 et réactualisée en 1996, loi n° 014/96/ADP.
  • [8]
    « Indépendamment des esclaves et des marchandises qu’ils portent pour les Blancs, ils [les Mandingues] vendent aux nègres de la côte [de Gambie] du fer natif, des gommes odorantes et du schétoulou, ce qui signifie littéralement “beurre d’arbre” ou beurre végétal » (Park, 1996 : 54). Ainsi, « [les] voyageurs qui vont des bords de la Gambie dans l’intérieur de l’Afrique paient les droits en marchandises d’Europe et, à leur retour, ils les paient en fer natif et en schétoulou » (Park, 1996 : 62).
  • [9]
    Les grains de céréales, le coton tissé ou les noix de kola sont également échangés contre le sel.
  • [10]
    Dans l’économie ashanti, le beurre de karité n’était pas seulement une source importante de matière grasse pour les préparations alimentaires, il représentait également un produit rare et précieux que l’on conservait d’ailleurs dans des boîtes en bois finement décorées et l’on s’enduisait le corps de beurre de karité mélangé à des paillettes d’or lors des cérémonies. Le beurre de karité était donc un bien de prestige (Chalfin, 2004 : 91).
  • [11]
    95 % des amandes exportées dans le monde sont à destination des industries agro-alimentaires qui les triturent dans leurs propres usines, en Europe ou en Asie. Les 5 % restantes d’amandes commercialisées dans le monde sont importées par les industries cosmétiques.
  • [12]
    Pour une analyse plus approfondie sur les apprentissages liés à l’utilisation des presses à karité et des autres équipements techniques proposés aux productrices de beurre, voir Saussey, à paraître.
  • [13]
    On comprend alors la rivalité qui peut s’exercer entre les femmes pour accéder à ces nouveaux savoirs mais aussi, et cela n’est pas négligeable, pour obtenir des per diem dont le montant peut parfois être largement supérieur aux gains obtenus après une journée de travail.
  • [14]
    Cette situation touche moins les femmes commerçantes qui ont pu être amenées à se déplacer fréquemment à travers le pays ou la sous-région ; elles se trouvent cependant dans un cadre nouveau de transmission et d’échanges de savoirs, qui reste relativement peu fréquent.
  • [15]
    Les variations individuelles, sources de distinction sociale entre deux femmes, par exemple, ne seront pas présentées ici (Saussey, 2009).
  • [16]
    Ce n’est qu’en 2007 que le Burkina Faso a adopté une norme sur la qualité des amandes et du beurre de karité dans le cadre notamment du projet Pro-karité. Les caractéristiques de qualité du beurre de karité selon la norme « NBF 01-005 : 2006 » sont depuis lors diffusées dans un guide de « bonnes pratiques ».
  • [17]
    Il n’existe pas de grille de classement spécifique par pays importateur.
  • [18]
    Sur ce point, voir Saussey et al. (2008) et Saussey et Moity-Maizy (2010).
  • [19]
    Pour une analyse plus approfondie des modalités d’acquisition des équipements et leurs effets pervers, voir Saussey, à paraître.
  • [20]
    La mécanisation de la mouture des grains a impliqué le passage d’un outil manuel féminin, le pilon, à un outil mécanique masculin, le moulin.
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