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Article de revue

Les entretiens d'autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles et le programme de recherche « cours d'action »

Pages 287 à 322

INTRODUCTION

1Le programme de recherche empirique dit « du cours d’action » (dont la systématisation la plus récente a été effectuée dans Theureau, 2004, 2006, 2009, et la précédente dans Pinsky, 1992 ; Theureau, 1992 et Theureau, Jeffroy, Haradji et al., 1994) se présente actuellement comme un programme de recherche empirique générique ou paradigmatique sur l’activité humaine. Ses spécifications participent à des programmes de recherche empiriques et technologiques dans des domaines sociotechniques variés (travail, usage de produits, conception, sport, éducation, musicologie, etc.). Après leur avoir donné l’impulsion initiale, il favorise aujourd’hui les croisements entre ces spécifications au-delà des cloisonnements disciplinaires ou sociotechniques (pour la musicologie, qui me concerne plus particulièrement aujourd’hui, voir le site de l’Équipe Analyse des Pratiques Musicales : hhttp:// apm. ircam. fr). Mais, pour l’essentiel, ces spécifications se développent de façon autonome.

2Ce programme de recherche empirique a donné lieu à une élaboration méthodologique à la fois originale et en relation avec d’autres programmes de recherche. L’atelier méthodologique résultant – pour reprendre ici la notion d’atelier précisée par Donin et Theureau (2008b), à partir d’une étude de l’activité créatrice d’un compositeur de musique – permet de développer et de réfuter ou non un faisceau d’hypothèses empiriques sur l’activité humaine, qui composent la théorie analytique et synthétique générale de l’activité humaine dite « de l’activité-signe », mais aussi des théories analytiques et synthétiques spécifiques (relatives à des familles particulières d’activités humaines, voire à l’activité particulière étudiée). Cet atelier méthodologique est constitué d’un ensemble d’outils et méthodes, plus ou moins redondants, plus ou moins cumulatifs, plus ou moins appropriés donc individués, concourant au développement et à la réfutation ou non de ce faisceau d’hypothèses empiriques sur l’activité humaine. Associé aux hypothèses de substance (ontologiques) et de connaissance (épistémologiques) qui le fondent, il constitue l’observatoire de ce programme de recherche. La question posée à l’occasion de ce numéro de l’apport de la confrontation des acteurs aux traces de leur propre activité est centrale dans le développement de cet atelier méthodologique. En effet, cette confrontation constitue un moyen essentiel pour obtenir de la part des acteurs des données verbales et gestuelles concernant leur activité (en termes, comme nous le verrons, d’expression de leur conscience préréflexive). D’une part, cette activité est considérée (en termes, comme nous le verrons aussi, d’enaction) comme reliant l’acteur avec l’environnement (y compris les autres acteurs) et non pas comme intérieure à l’acteur, donc comme produisant des traces dans cet environnement qui sont constitutives d’elle-même (dont un comportement observable et enregistrable mais pas seulement lui). D’autre part, ces données verbales et gestuelles ne peuvent en général être obtenues qu’en faisant revivre son activité à l’acteur de façon différée, en particulier grâce à ces mêmes traces dans l’environnement. Si les méthodes correspondantes (qui, comme nous le verrons, se déclinent en deux couples de méthodes) n’ont de sens qu’en relation avec l’ensemble de l’atelier méthodologique et de l’observatoire, les considérer de façon séparée permettra d’entrer plus dans le détail de leurs outils, critères et procédures. En ce qui concerne cet ensemble de l’atelier méthodologique et de l’observatoire, le lecteur peut se reporter à Theureau (2006, chapitres 3 et 4), Theureau (2009) et Theureau (à paraître).

3J’exposerai d’abord les hypothèses de substance (ou ontologiques) et les hypothèses et principes de connaissance (ou épistémologiques) qui ont commandé la création (invention et transformation de méthodes existantes) et le développement de ces quatre sortes ou deux couples de méthodes (§ 1). Si, en effet, je peux laisser de côté les hypothèses analytiques et synthétiques génériques et spécifiques que ces méthodes visent à développer et valider (non réfuter) empiriquement et permettre ainsi au lecteur de détourner ces méthodes vers d’autres visées analytiques et synthétiques, il n’en est pas de même pour ces deux sortes d’hypothèses et principes. Puis, je présenterai l’entretien d’autoconfrontation (qu’on pourrait aussi bien qualifier de remise en situation par essentiellement, mais pas seulement, des observations et/ou enregistrements du comportement) et l’entretien de remise en situation par les traces matérielles proprement dits (§ 2). Le contraste entre ces deux méthodes et leurs sources initiales d’inspiration permettra de montrer comment les hypothèses de substance et les hypothèses et principes de connaissance exposés précédemment commandent effectivement la constitution de ces méthodes. Puis, j’entrerai dans le détail commun du déroulement de ces deux formes d’entretiens et esquisserai la formulation des hypothèses de connaissance portant sur ce détail commun et aborderai les deux autres sortes de méthodes, les entretiens d’autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles « de second niveau » ou « analytiques » (§ 3). Je conclurai par un exemple récent parmi de nombreux autres, de création, de concrétisation et de cumul de ces méthodes, en l’occurrence des entretiens de remise en situation par les traces matérielles de premier niveau ou proprement dits et de second niveau ou analytiques (§ 4). Au total, afin de simplifier le propos, je ne parlerai, en relation avec ces méthodes, que de quatre sortes d’objets théoriques (ou empiriques génériques, ou génériques de connaissance) de ce programme de recherche, les cours d’action et leurs articulations collectives, qui concernent des périodes d’activité humaine continues et à court terme, et les cours de vie relatifs à une pratique et leurs articulations collectives, qui concernent des périodes d’activité humaine discontinues et à long terme. Sur tous ces points, je ne citerai, en sus des publications ressortissant à ce programme de recherche, que celles d’auteurs qui ont effectivement contribué, positivement comme négativement, à la précision de son observatoire à un moment donné. Il y a suffisamment de variété d’approches dans ce numéro pour que je n’aie pas à compléter ces références par une revue de questions aujourd’hui. J’aborderai cependant en conclusion la question de l’évaluation des méthodes plus ou moins similaires, complémentaires ou alternatives qui naissent aujourd’hui de par le monde, en particulier depuis que la « conscience » est redevenue à la mode en psychologie.

1. LES HYPOTHÈSES DE SUBSTANCE ET LES HYPOTHÈSES ET PRINCIPES DE CONNAISSANCE DES MÉTHODES D’ENTRETIENS D’AUTOCONFRONTATION ET DE REMISE EN SITUATION PAR LES TRACES MATÉRIELLES

4Rappelons que le programme de recherche empirique « cours d’action » repose au départ sur la conjonction entre deux hypothèses de substance, l’hypothèse de l’enaction et l’hypothèse de la conscience préréflexive. La première a été proposée par H. Maturana et F. Varela (Varela, 1989) et quelque peu enrichie afin de mieux prendre en compte la dimension temporelle complexe de l’activité humaine et le rôle de la technique (comme part, à la fois, de l’environnement et de la culture d’un acteur) et de la culture (comme à la fois individuelle et collective et inscrite dans l’environnement de chaque collectif et du collectif auquel il participe) dans cette activité humaine. La seconde est issue, moyennant transformation et surtout conjonction avec l’hypothèse de l’enaction, de l’œuvre philosophique de J.-P. Sartre (Sartre, 1943).

1.1 Enaction et conscience préréflexive

5Selon l’hypothèse de l’enaction ainsi enrichie, l’activité cognitive ou cognition au sens le plus large d’un acteur – c’est-à-dire l’ensemble de l’activité d’un acteur comme donnant lieu à la création et/ou la manifestation d’un savoir quel qu’il soit à chaque instant – consiste en une dynamique de son couplage structurel avec son environnement (ou espace ou domaine dans le vocabulaire de F. Varela), ou encore en une succession ou un flux (selon qu’on mette l’accent sur leur discontinuité ou sur leur continuité) d’interactions asymétriques entre cet acteur et cet environnement. Ces interactions sont asymétriques au sens où l’organisation interne de cet acteur à chaque instant sélectionne ce qui, dans l’environnement, est susceptible de le perturber et façonne la réponse qu’il peut apporter à cette perturbation, réponse qui transforme conjointement cette organisation interne (toujours) et cet environnement (dans le cas de la production d’un comportement). Et cette organisation interne à chaque instant, si elle hérite ainsi de l’activité passée de l’acteur, est aussi anticipatrice, c’est-à-dire sélectionne avec une certaine avance ses perturbations et ses réponses possibles, ce qui confère à l’activité humaine une organisation temporelle complexe, synchronique et diachronique. Cette asymétrie des interactions entre cet acteur et cet environnement et ce caractère anticipateur de l’organisation interne de l’acteur à chaque instant ont une conséquence épistémologique redoutable : il est alors a priori impossible de connaître l’activité (je cesserai de la qualifier de « cognitive » afin d’alléger le propos) d’un acteur de l’extérieur, c’est-à-dire à partir de données d’observation et enregistrement de son comportement. Sans l’hypothèse de la conscience préréflexive, nous serions condamnés à attendre que les neurosciences aient atteint un degré de développement suffisant pour décrire et expliquer les activités humaines quotidiennes et pas seulement des activités de laboratoire infiniment simplifiées.

6Selon l’hypothèse de la conscience préréflexive : (1) un acteur humain peut à chaque instant, moyennant la réunion de conditions favorables, montrer, mimer, simuler, raconter et commenter son activité – ses éléments comme son organisation temporelle complexe – à un observateur-interlocuteur ; (2) cette possibilité de monstrations, mimes, simulations, récits et commentaires constitue un effet de surface des interactions asymétriques entre cet acteur humain et son environnement et de leur organisation temporelle complexe ; (3) cet effet de surface est constitutif, c’est-à-dire que sa transformation par une prise de conscience à un instant donné transforme l’activité qui suit cet instant. Lorsque cette possibilité est actualisée d’une façon ou d’une autre, on peut parler d’expression de la conscience préréflexive. Ce n’est pas le seul langage qui participe à cette expression de la conscience préréflexive, ou encore, c’est un langage à la fois situé et incarné, un langage de l’ensemble du corps en situation de l’acteur. Si l’on parle à ce propos de « l’activité comme montrable, racontable et commentable », c’est parce que raconter et commenter son activité en situation implique pour un acteur l’usage de désignations d’éléments de l’environnement (gestes déictiques), le mime de gestes accomplis ou à accomplir par lui-même et la simulation de gestes accomplis ou à accomplir par d’autres acteurs (deux sortes distinctes de gestes iconiques). Remarquons que C. Petitmengin (2006), dans le cadre du développement d’une méthode d’entretien plutôt inspirée de l’« entretien d’explicitation » développé par P. Vermersch et ses collaborateurs (-trices) et de l’école bouddhiste de la « présence attentive », a aussi pointé des gestes qu’elle qualifie de « métaphoriques », qui peuvent s’ajouter à cette définition du « montrable ». D’où, en tout cas, les formules équivalentes de « l’activité comme montrable, racontable et commentable » et de « l’activité comme donnant lieu à conscience préréflexive » qui définissent l’objet théorique « cours d’action » et ses limites relativement à l’ensemble de l’activité d’un acteur. La définition de l’objet théorique « cours de vie relatif à une pratique » n’ajoute à ces formules que le postulat de cohérence entre les épisodes disjoints d’une même pratique à travers le temps. Les formules réitérées de « cours de X » permettent d’insister sur l’organisation temporelle complexe, synchronique et diachronique, de ces objets théoriques, ou objets génériques de connaissance, ce que ne le feraient pas des formules comme « activité », « action », « émotion », « cognition », « vécu » ou « pensée privée » qui désignent de façon plus ou moins précise des objets théoriques d’autres programmes de recherche.

7Ce sont les données produites par cette expression de la conscience préréflexive qui permettent de connaître l’activité d’un acteur de l’intérieur, c’est-à-dire en respectant l’asymétrie des interactions avec l’environnement qui la constituent, pour autant qu’elle donne lieu à conscience préréflexive. Ou encore, l’hypothèse de la conscience préréflexive selon laquelle cette conscience préréflexive traduit le caractère asymétrique des interactions entre cet acteur humain et son environnement a pour conséquence que les données produites par l’expression de cette dernière donnent accès à la surface de ces interactions asymétriques et de leur organisation temporelle complexe, c’est-à-dire à la réduction de ces dernières à leur surface que constituent les objets théoriques « cours d’action » et « cours de vie relatif à une pratique » et leurs articulations collectives. Évidemment, on peut s’en passer jusqu’à un certain point grâce à une familiarisation avec les pratiques, la culture et l’histoire personnelle des acteurs. C’est ce que réalisent en fait, mais de façon implicite, certaines des méthodes de l’anthropologie culturelle. Et ce sont ces dernières que mettent en œuvre les recherches en ethnométhodologie préalablement à l’enregistrement et à l’analyse détaillée des comportements qu’elles accompagnent du rejet de tout ajout de verbalisations provoquées de la part des acteurs.

1.2 Les hypothèses de connaissance associés à l’expression de la conscience préréflexive

8Cette expression de la conscience préréflexive ne pouvant dans la plupart des cas s’effectuer à tout instant de façon développée sans ruiner l’activité étudiée, les méthodes permettant cette expression reposent sur d’autres hypothèses, des hypothèses de connaissance. Elles portent sur les conditions matérielles et dialogiques à réaliser pour que les monstrations, mimes, simulations, gestes métaphoriques, récits et commentaires des acteurs pour les chercheurs, d’une part, constituent une expression, effective tout en étant partielle, de leur conscience préréflexive durant cette activité étudiée et donc des données empiriques sur cette activité dans les limites des objets théoriques que sont les « cours d’action », les « cours de vie relatifs à une pratique » et leurs « articulations collectives », d’autre part, ne ruinent pas cette activité étudiée. À partir de la question de la documentation de la conscience préréflexive comme effet de surface de la dynamique du couplage structurel, donc dans le cadre des hypothèses de substance présentées plus haut, les méthodes qui peuvent être envisagées ressortissent nécessairement à quatre classes : (1) des variantes des méthodes de verbalisation simultanée, décalée et interruptive (ajoutées aux verbalisations « naturelles » – c’est-à-dire non provoquées – durant l’activité que constituent la pensée-tout-haut spontanée et les communications verbales), (2) des variantes de l’autoconfrontation (donc de remise en situation par essentiellement (mais pas seulement) des observations ou enregistrements du comportement), (3) des variantes de l’entretien de remise en situation par les traces matérielles de l’activité et (4) des formes d’entretien de remise en situation par seulement les traces de l’activité laissées dans les corps mêmes des acteurs. Il est facile de constater que les méthodes ressortissant à (1), (2), (3) et (4) balisent les possibilités : les méthodes (1) documentent la conscience préréflexive immédiatement comme événement en train de s’accomplir ou juste après son accomplissement ; les méthodes (2) et (3) le font de façon différée en s’appuyant sur une remise en situation dynamique à partir de traces, soit du comportement de l’acteur, soit des transformations successives de la situation de l’acteur ou des œuvres qu’il a réalisées ; les méthodes (4) le font de façon différée en s’appuyant sur une remise en situation dynamique à partir des traces déposées dans le corps même de l’acteur. Ces méthodes sont à choisir ou articuler en relation avec les caractéristiques de l’activité, de la situation et de la recherche considérée, et divers facteurs circonstanciels. Si nous considérons seulement les caractéristiques de l’activité et de la situation, on peut, par exemple, distinguer : des cas où la verbalisation simultanée, décalée ou interruptive est possible sans ruiner l’activité étudiée ; des cas où la verbalisation simultanée, décalée ou interruptive est impossible mais où l’autoconfrontation est possible ; des cas où l’autoconfrontation est difficile – mais possible – avec les moyens existants de remise de l’acteur en situation dynamique, comme celui de la conduite automobile ; des cas où les seules traces de l’activité disponibles sont celles qui ont été laissées dans les transformations successives des situations ou des œuvres et dans les corps des acteurs ; des cas où les seules traces de l’activité disponibles sont celles qui ont été laissées dans les corps des acteurs. Le programme de recherche « cours d’action » a exploré systématiquement les classes (1), (2) et (3) et laissé de côté la classe (4). Mais, au niveau de généralité de la documentation de la conscience préréflexive où nous nous plaçons dans cette section, l’ensemble de ces quatre classes est concerné. Remarquons que l’entretien d’explicitation développé par P. Vermersch, s’il visait l’expression de la conscience préréflexive – ce qui, comme nous le verrons, n’est pas le cas –, ressortirait justement à cette classe (4). Si l’on fait l’hypothèse de l’enaction, du moins telle que je la formule, n’accéder à la conscience préréflexive que de cette façon – donc se priver de l’un des deux pôles de l’interaction asymétrique entre l’acteur et l’environnement, même si c’est de celui qui est soumis à sélection par l’autre – ne peut constituer qu’un pis-aller lorsqu’il y a à la fois nécessité d’étude et absence de traces matérielles, ce qui n’a jamais été le cas dans les recherches réalisées. Par contre, ce pis-aller nécessitant des trésors d’imagination en matière de procédures de questionnement pour aboutir à quelque chose qui ne soit pas en partie induit par les chercheurs, il pourrait être l’occasion de recherches méthodologiques utiles au développement des méthodes des classes (1), (2) et (3). En l’absence de l’exploration de ce pis-aller, ce qui s’est effectivement produit, c’est une contribution à ces dernières des recherches sur l’entretien d’explicitation.

9Cette expression par les acteurs de leur conscience préréflexive durant l’activité étudiée devant donc souvent (dans les méthodes des classes (2), (3) et (4)) s’effectuer en décalage temporel relativement à cette activité étudiée afin de ne pas la ruiner, une partie de ces hypothèses de connaissance porte sur les conditions de la mémorisation et du rappel de cette activité étudiée. Cette mémorisation et ce rappel sont considérés comme situationnels-dynamiques, c’est-à-dire construits en situation et reconstruits grâce à une remise en situation, grâce à ces observations ou enregistrements du comportement et/ou des traces auxquels a donné lieu cette activité. Ces hypothèses de connaissance portant sur la mémorisation et le rappel comme situationnels-dynamiques, qui peuvent s’appuyer jusqu’à un certain point sur des recherches empiriques menées dans le cadre d’autres programmes de recherche, sont alternatives aux hypothèses classiques de la mémorisation comme stockage et du rappel comme extraction à partir du stock ainsi constitué, quels que soient leurs degrés de sophistication. On peut renvoyer, par exemple, à Rosenfield (1989) pour une théorie de la mémoire et du rappel qui étend à eux une hypothèse proche de celle de l’enaction.

10Que ce soit pour elles-mêmes ou pour permettre un rappel situationnel-dynamique de l’activité étudiée, des données d’observation et d’enregistrement du comportement durant cette activité étudiée (méthodes de la classe (2)) et/ou de diverses autres sortes de traces matérielles de cette activité (méthodes de la classe (3)) doivent être recueillies dans la mesure du possible. D’où de nouvelles hypothèses de connaissance portant sur les conditions d’observation et d’enregistrement du comportement durant cette activité étudiée et/ou de diverses sortes de traces matérielles de cette activité. Elles permettent de préciser, d’une part les critères de choix des outils d’observation et d’enregistrement du comportement et de leurs modes d’utilisation en relation avec les caractéristiques des activités étudiées, d’autre part les diverses façons pour les chercheurs de ne pas perturber ce comportement ou de le perturber de façon maîtrisée, grâce à la mise en œuvre de divers principes et règles de la part des chercheurs, mais aussi grâce à la coopération des acteurs concernés et à leur familiarisation avec le dispositif d’observation et d’enregistrement.

11Lorsque cette expression de la conscience préréflexive s’effectue en décalage temporel relativement à l’activité étudiée (dans les méthodes des classes (2), (3) et (4)), donc dans une situation différente de la situation dans laquelle se déroule l’activité étudiée, d’autres hypothèses de connaissance portent, d’une part, sur la façon de « dé-situer » l’acteur relativement, à la fois à sa situation présente (en particulier, incluant le chercheur) et aux situations d’expression verbale auxquelles il est habitué (par exemple, les situations revendicatives ou celles de relations hiérarchiques pour un ouvrier industriel, ou les situations d’enseignement de la composition ou celles d’interview dans les revues musicales pour un compositeur de musique), d’autre part, sur la façon de le resituer, c’est-à-dire de le remettre dans cette situation étudiée, de le maintenir ainsi et en particulier, évidemment, de ne pas le « dé-situer » alors par un questionnement inadapté. C’est concernant cette façon de le resituer et de ne pas le « dé-situer » que plusieurs règles élaborées par P. Vermersch se sont avérées utiles, par exemple celle proscrivant les questions « Pourquoi ? » qui risquent d’induire des explications ou justifications de la part des acteurs qui étaient absentes de l’activité étudiée. Par contre, la nécessité de « dé-situer » l’acteur relativement à sa situation présente conduit à proscrire le choix par l’acteur des périodes d’activité à verbaliser qui a été érigé en règle par le même auteur. Un tel choix est nécessairement effectué par l’acteur en relation avec ses projets en cours, qui participent de sa situation dynamique au moment de l’entretien, et il risque de favoriser une reconstruction du passé en fonction de ses intérêts présents, c’est-à-dire d’aboutir, non pas à une expression de sa conscience préréflexive durant son activité, mais à une expression de sa conscience réflexive actuelle relativement à son activité passée. Au contraire, l’expression de la conscience préréflexive est favorisée par ce qu’on pourrait appeler un « non-choix », c’est-à-dire un contrat d’entretien antérieur à l’entretien qui fasse que ce dernier porte sur toute l’activité dont on possède les traces qu’elles quelles soient, y compris sur les portions qui n’intéressent a priori ni le chercheur, ni l’acteur.

12S’ajoutent des hypothèses de connaissance sur la prise de conscience, sur la façon de ne pas en introduire de nouvelle relativement à la situation étudiée, sur sa reconnaissance lorsqu’une telle prise de conscience nouvelle se produit et sur sa prise en compte avec la coopération de l’acteur dans la suite du recueil et de l’analyse des données. S’il en est ainsi, c’est du fait à la fois de l’hypothèse de substance portant sur l’organisation temporelle complexe de l’activité humaine – son accès ne doit pas être brouillé –, et de celle portant sur le caractère constitutif de la conscience préréflexive – elle ne doit pas être transformée par l’ajout de verbalisations provoquées et sa transformation, si elle se produit, doit être contrôlée. En effet, les méthodes d’expression de la conscience préréflexive ne visent pas de nouvelles prises de conscience, contrairement à l’entretien d’explicitation (Vermersch, 994), mais, au contraire, cherchent à les éviter ou, si elles se produisent, à les distinguer de l’expression de la conscience préréflexive et à en limiter les effets sur la suite de l’entretien. De plus, si la notion de prise de conscience, héritée de Piaget-Claparède (Piaget, 1974), est ainsi mise en œuvre, il ne s’agit alors pas, contrairement à l’interprétation de la notion de prise de conscience par P. Vermersch, d’une prise de conscience d’une intériorité, mais de celle d’une activité conçue comme interaction asymétrique de l’acteur avec l’environnement. Ces différences n’ont pas empêché l’emprunt, direct ou indirect, de diverses procédures de questionnement et de relance initialement mises au point pour l’entretien d’explicitation. Cet emprunt a porté sur la part que tient la formulation des questions du chercheur dans le maintien dans la situation (dans le cas d’une expression de la conscience préréflexive durant l’activité étudiée) ou dans la remise en situation (dans le cas d’une expression de la conscience préréflexive en décalage temporel relativement à l’activité étudiée). Il a porté aussi sur les hypothèses de connaissance et leur formulation (par exemple, la reconnaissance du caractère artificiel des situations d’expression de la conscience préréflexive, alors que l’accent avait été mis au départ sur leur caractère naturel) et sur leurs conséquences méthodologiques (par exemple, outre la proscription des questions « pourquoi ? » déjà signalée plus haut, la prescription des questions vides de contenu du genre « et là ? »). Une telle contribution aurait certainement été plus importante si le programme de recherche « cours d’action » s’était intéressé aux méthodes de la classe (4) autrement que comme recherche méthodologique contribuant au développement des autres méthodes, ce qui n’a pas été le cas pour la raison évoquée plus haut. Plus généralement, on peut dire que P. Vermersch a collaboré, volens nolens, par son exemple (positif et négatif) comme par ses critiques, à la formulation des hypothèses de connaissance ci-dessus et des procédures qu’elles commandent, et ce depuis la tenue, en 1985-1986 – alors que la « conscience » était loin d’être à la mode en psychologie –, d’un atelier sur l’analyse de l’activité humaine, dans lequel nous discutions alternativement ses données empiriques (qui, alors qu’il commençait à élaborer ce qu’il a nommé plus tard l’« entretien d’explicitation », étaient encore purement comportementales, dans la ligne de la psychologie du travail française de l’époque) et les premiers essais de verbalisation simultanée, interruptive et en autoconfrontation développés par L. Pinsky et moi-même (voir une recherche publiée en 1979 et reproduite dans Pinsky 1992, ainsi que Pinsky & Theureau, 1985, 1987a, 1987b).

1.3 Les hypothèses de substance et de connaissance et l’activité collective

13L’hypothèse de l’enaction telle qu’elle a été enrichie porte sur l’activité individuelle mais aussi sur l’activité collective. Consistant en interactions asymétriques avec l’environnement, donc aussi avec les autres acteurs qui y participent, l’activité individuelle devrait plutôt être qualifiée d’individuelle-sociale. La concaténation de ces activités individuelles-sociales constitue une activité collective qui est alors constamment décollectivisée par les acteurs individuels et que nous devrions donc qualifier plutôt d’activité sociale-individuelle. Cette dernière est abordée à travers deux objets théoriques, l’« articulation collective des cours d’action » et l’« articulation collective des cours de vie relatifs à une pratique ». Là aussi, il y a conjonction de l’hypothèse de l’enaction enrichie avec une hypothèse formulée au départ par J.-P. Sartre – lorsqu’il s’est intéressé à l’anthropologie culturelle et historique – (Sartre, 1960, 1985), qui, elle aussi, a été enrichie. Si l’hypothèse de l’enaction rompt avec l’individualisme méthodologique, selon lequel l’activité humaine repose sur des caractéristiques individuelles des acteurs (par exemple, dans le cognitivisme, sur des représentations symboliques internes à ces acteurs), elle rompt aussi avec le collectivisme méthodologique, selon lequel l’activité humaine repose de façon monopoliste sur des caractéristiques des collectifs formés par les acteurs individuels ou des interactions entre ces acteurs individuels (par exemple, dans l’ethnométhodologie, initiée H. Garfinkel, ou dans la théorie et la méthodologie de la cognition sociale distribuée, initiées par E. Hutchins). Elle participe plutôt à ce que j’ai appelé un situationnisme méthodologique. Alors, la connaissance de l’activité sociale-individuelle ne peut faire l’économie de celle de l’activité individuelle-sociale des acteurs individuels, de même que la connaissance de l’activité individuelle-sociale d’un acteur individuel ne peut faire l’économie d’une prise en compte de l’activité des autres acteurs dans son environnement. Du fait de ce prolongement collectif de l’hypothèse de substance de l’enaction, les hypothèses de connaissance de l’activité collective ajoutent aux hypothèses de connaissance mentionnées ci-dessus des hypothèses portant sur les conditions à réaliser pour que les expressions des consciences préréflexives des acteurs individuels contribuent de façon à la fois efficace et économique à la connaissance de l’activité sociale-individuelle. De telles conditions sont par exemple : le primat (voire le monopole pour des raisons d’économie de la recherche considérée) de l’expression de la conscience préréflexive des acteurs principaux (ce qui nécessite la détermination préalable de ces derniers) ; l’expression plutôt individuelle que collective de ces consciences préréflexives. Ce privilège donné à l’expression individuelle a pour but d’éviter, en complément avec la phase préparatoire aux recueils de données systématiques sur laquelle je reviendrai plus bas, que les acteurs concernés ne rentrent à cette occasion dans un jeu collectif entre eux et avec les chercheurs qui serait étranger à l’activité étudiée, même si, comme le montre, par exemple, (Clot, 1999) un tel jeu collectif peut participer indirectement à la connaissance de l’horizon de cette activité étudiée dans la temporalité longue de l’ensemble de l’entreprise ou d’une partie de celle-ci.

1.4 Les principes de connaissance et les hypothèses de connaissance associées

14Enfin, aux hypothèses de connaissance formulées ci-dessus s’ajoutent des principes de connaissance qui témoignent de la présence de l’éthique dans l’observatoire du programme de recherche, du fait même que ce dernier constitue à la fois la visée et le produit de l’articulation collective des cours d’action des chercheurs et des acteurs. Contentons-nous d’un exemple de ces principes de connaissance et de leur contribution à la constitution des méthodes de construction de données sur l’activité humaine : la proscription de toute observation et de tout enregistrement clandestins du comportement associée à la participation des acteurs à la spécification des méthodes de construction de données comportementales. Ce principe est, pour une part, une conséquence de la nécessité de la pleine et entière coopération des acteurs dans la construction de données pertinentes sur leur activité, du fait du rôle qu’y joue l’expression de leur conscience préréflexive. Mais il est aussi une conséquence d’une éthique qui, par exemple, n’est pas celle de l’observation des temps et mouvements par les bureaux de méthodes, ni celle de l’éthologie humaine, ni celle de la psychologie sociale dans toute leur généralité. La construction des hypothèses de connaissance est ainsi conduite à prendre en compte de tels principes de connaissance, donc à dépasser les hypothèses de connaissance formulées ci-dessus.

2. L’AUTOCONFRONTATION ET L’ENTRETIEN DE REMISE EN SITUATION PAR LES TRACES MATÉRIELLES, LEUR INTRODUCTION ET LEURS SOURCES D’INSPIRATION

15Concentrons-nous maintenant sur les quatre sortes d’entretiens qui concernent la question posée dans ce numéro, les entretiens d’autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles, dits de premier niveau (ou proprement dits) et de second niveau (ou analytiques). Ces quatre sortes d’entretiens peuvent être qualifiées de remise en situation des acteurs par les traces de leur activité. Dans l’entretien d’autoconfrontation, ces traces consistent essentiellement en des observations et enregistrements continus du comportement de ces acteurs, auxquelles peuvent s’ajouter des enregistrements de verbalisations simultanées, décalées ou interruptives (dont je ne parlerai pas ici). Dans l’entretien de remise en situation par les traces matérielles, elles consistent essentiellement en des traces discrètes laissées par ce comportement dans la situation. Nous devrons considérer comme acquis le bien-fondé (1) des méthodes (et outils) d’observation et d’enregistrement du comportement, (2) des méthodes (et outils) de recueil et d’analyse des traces (en particulier par les acteurs concernés), (3) des méthodes de verbalisation simultanées, interruptives et décalées mises en œuvre durant la réalisation de l’activité moyennant un certain nombre de conditions, qui participent à la construction des traces que ces entretiens utilisent, ainsi que (4) celui des méthodes de l’ethnographie culturelle qui, d’une part, préparent leur mise en œuvre (dans la phase préparatoire au recueil de données systématique), d’autre part, en constituent l’arrière-fond. Je n’aurai pas besoin de prendre aussi pour acquis le bien-fondé des autres séries de méthodes, (5) les méthodes concernant les contraintes et effets dans les corps, situations et cultures (qui dépendent d’une hypothèse de substance qui s’ajoute à celles que j’ai énoncées plus haut, § 1), (6) les méthodes de mise en œuvre (concrétisation et cumul) des méthodes et (7) l’ensemble des méthodes d’analyse. Je devrai cependant considérer ces dernières comme constituant un horizon indispensable de mon exposé. Aucune de ces sortes de méthodes, celles que je considérerai ici, celles dont je prendrai pour acquis le bien-fondé, comme celles que je me contenterai de placer à l’horizon des premières, n’est innocente, ni théoriquement, ni pratiquement, car toutes introduisent des interactions nouvelles du ou des chercheurs avec la situation et les activités étudiées. Toutes ont donné lieu à une élaboration plus ou moins aboutie en relation avec les hypothèses de substance et les hypothèses et principes de connaissance essentiels.

2.1 L’autoconfrontation comme méthode d’expression de la conscience préréflexive

16L’autoconfrontation (dite aussi « de premier niveau », en relation avec l’ajout de l’autoconfrontation de second niveau (ou analytique) dont je parlerai (§ 3), ou « proprement dite ») s’appuie sur le produit de l’observation ou de l’enregistrement du comportement. Elle a été introduite en 1983, à l’occasion d’une recherche sur la saisie-liquidation informatisée de dossiers-maladie (Pinsky & Theureau, 1987) et perfectionnée immédiatement à travers une recherche sur la conduite de systèmes automatisés de production séquentielle dans l’industrie (Pinsky & Theureau, 1985). Elle a été inspirée au départ par l’autoconfrontation proposée par M. von Cranach en éthologie cognitive (von Cranach, Kalbermatten, Indermuhle, & Gugler, 1982), mais ses prémisses dataient de 1977, à l’occasion d’une première recherche sur les activités infirmières dans des unités de soins d’orthopédie dans laquelle certains infirmiers et infirmières avaient participé à l’expansion et à l’analyse des feuilles de relevé des comportements (y compris verbal) remplies par les chercheurs (Theureau, 1979). Son usage est illimité sauf impossibilité de disposer d’une observation (inscrite d’une façon ou d’une autre) ou d’un enregistrement du comportement des acteurs lors de l’activité considérée. Ajoutons que les recherches sportives menées en relation avec le programme de recherche « cours d’action » ont montré la capacité de la méthode d’autoconfrontation à recouvrir l’activité selon un grain très fin, et en particulier à documenter ses détails sensoriels et émotionnels (voir, par exemple, Sève, 2000).

17L’autoconfrontation ainsi conçue (j’omettrai ce qualificatif dans la suite de ce texte) n’est pas une méthode de réflexion. S’il y a réflexion, ce doit être, pour ainsi dire, au degré zéro. Elle porte sur l’activité et non pas sur le « Moi », contrairement, par exemple, à l’« autoscopie » (Linard & Prax, 1984) où, pour reprendre une formule de E. Husserl, « je me prends moi-même comme thème », [j’exerce une] « réflexion naturelle sur moi-même » (Husserl, 2001, p. 291). Pourtant, c’est effectivement comme autoscopie que l’autoconfrontation a commencé. De plus, si ces derniers auteurs (et d’autres que je ne citerai pas) en font une méthode d’analyse psychologique, elle a été d’abord une méthode de psychothérapie. C’est M. von Cranach qui, le premier, est parti de cette autoscopie pour concevoir l’autoconfrontation comme participant à la documentation de l’activité humaine. Je suis moi-même parti de la critique des travaux de von Cranach pour faire de l’autoconfrontation une méthode de documentation de la conscience préréflexive durant cette activité. L’autoconfrontation se distingue en effet de l’« autoconfrontation » selon M. von Cranach qui, elle, s’inscrit dans la « théorie de l’action dirigée vers un but » et fait l’hypothèse de niveaux de l’activité humaine (« niveau du comportement », « niveau cognitif » et « niveau de la signification ») dont la documentation est censée se faire de façon séparée, le premier par l’observation et l’enregistrement du comportement (avec au départ pour idéal de recueil la clandestinité, comme en éthologie animale), le second par l’« autoconfrontation », le troisième par la « confrontation ». C’est moins une « autoconfrontation » qu’une expression différée de la conscience préréflexive, en interaction avec son contrôle par le chercheur, grâce à une remise en situation de l’acteur par l’intermédiaire d’une observation ou d’un enregistrement du comportement de ce dernier.

2.2 Les conditions à réaliser en amont et en aval de l’autoconfrontation comme expression de la conscience préréflexive

18L’autoconfrontation ne peut atteindre ses objectifs que si elle se développe sur la base d’un contrat avec l’acteur : accord pour se remettre en contexte et expliciter sa conscience préréflexive et non pas analyser son activité et pour reporter cette analyse à plus tard, grâce à l’autoconfrontation analytique ou de second niveau et à d’autres méthodes de participation des acteurs à l’analyse de leur activité (voir 3.7).

19Si l’expérience de l’autoconfrontation constitue une expérience nouvelle pour l’acteur (ce qui fait qu’elle est à proscrire – ou à manier avec précaution, en s’assurant que cette expérience nouvelle a des effets limités – pour étudier un processus d’apprentissage sur plusieurs jours ou semaines, à moins évidemment qu’on s’intéresse à l’apprentissage avec autoconfrontation, mais reste évidemment valable pour saisir l’apprentissage à un instant donné), l’expression qui en résulte de la conscience préréflexive n’introduit alors rien de neuf ou n’introduit que bien peu de neuf en termes de construction de savoir (c’est du moins idéalement possible). Si l’acteur ne peut s’empêcher d’analyser, il peut s’il le veut – c’est démontré pratiquement mais c’est aussi une capacité ou compétence qu’il serait intéressant d’étudier empiriquement – ne pas développer immédiatement et expliciter ces bribes d’analyse et les laisser mûrir ensuite (Sève & Adé, 2003). L’autoconfrontation peut nécessiter un temps plus ou moins long d’appropriation de la part de l’acteur, une fois le contrat précisé et accepté. Si l’observateur-interlocuteur n’a pas intégré l’ensemble de l’épistémologie normative interne décrite ici, ou n’est pas un praticien aguerri de l’autoconfrontation (ou encore si le praticien aguerri en question n’a pas pratiqué depuis un certain temps), il peut aussi y avoir un temps plus ou moins long d’appropriation de la part de ce dernier.

20Qu’une participation à l’analyse de son activité soit promise à l’acteur grâce à l’autoconfrontation analytique (ou de second niveau) et d’autres méthodes de participation des acteurs à l’analyse, cela découle de ce que je propose d’appeler le « paradoxe de l’autoconfrontation » : l’acteur est mis, grâce à l’enregistrement vidéo, en position de développer sa réflexion située sur son activité, et il lui est demandé, dans l’autoconfrontation proprement dite de ne pas faire usage de cette possibilité, mais de se contenter d’exprimer sa conscience préréflexive au moment de la réalisation de son activité. Cette demande n’est raisonnable que si elle est accompagnée de ses raisons, mais aussi de la promesse en question. Rappelons aussi que, selon H. Searles, un psychanalyste, « rendre l’autre fou, c’est faire en sorte qu’il soit assigné à résider dans le commentaire » (sous-entendu : le commentaire d’autres que soi) (Searles, 1977, p 11). La participation de l’acteur au commentaire, grâce à l’autoconfrontation analytique et d’autres méthodes de participation des acteurs à l’analyse permet au chercheur de se situer avec cet acteur ailleurs que dans ce jeu pervers dès l’autoconfrontation proprement dite.

21L’autoconfrontation n’a lieu, pour bien faire, qu’après une analyse ethnographique préalable (créant le minimum de partage culturel, n’obligeant pas les acteurs à sortir de leur activité pour faire du b.a.-ba pour les observateurs-interlocuteurs, mais aussi de familiarisation mutuelle entre acteurs et observateurs-interlocuteurs) et l’établissement au cours de sa réalisation des conditions éthiques de la relation avec l’observateur interlocuteur (durant la phase préparatoire au recueil de données systématique). La réalisation de ces conditions éthiques dépend elle-même de la réalisation de conditions contractuelles et socio-politiques favorables. Le succès de l’autoconfrontation dépend évidemment aussi de l’observation et de l’enregistrement du comportement et de la situation dynamique. Tout particulièrement, il faut que ces derniers n’aient pas transformé l’activité de façon significative. Les mêmes conditions éthiques, contractuelles et socio-politiques favorables sont à réaliser, mais aussi des conditions de familiarisation des acteurs à la présence d’observateurs-interlocuteurs (qui peuvent être, en particulier, munis de caméras et magnétophones) et éventuellement au port d’outils d’enregistrement divers (podomètre, oculomètre, magnétophone avec cassettes ou télé-transmission, caméra « subjective » avec son magnétoscope et ses piles, etc.), et d’établissement par discussion collective de règles limitant la gêne occasionnée par cette présence d’observateurs-interlocuteurs ou ce port d’outils d’enregistrement.

2.3 L’entretien de remise en situation par les traces matérielles et l’expression de la conscience préréflexive

22La méthode d’entretien de remise en situation par les traces matérielles, c’est-à-dire les traces des transformations successives de la situation ou des œuvres, se situe dans le prolongement des principes et de l’expérience de l’autoconfrontation. Elle n’a été précisée par N. Donin et moi-même de façon systématique qu’en 2003, à l’occasion d’une recherche sur l’activité de composition d’une œuvre musicale, mais ses prémisses sont plus anciennes. S’appuyant sur le produit des méthodes de recueil et d’enregistrement par les acteurs de traces de leur activité, son usage est nécessaire lorsque l’observation ou l’enregistrement du comportement est impossible pour des raisons diverses. La principale de ces raisons est le besoin de connaître l’activité considérée sur des périodes longues et discontinues (à travers un objet d’étude spécifiant les objets théoriques « cours de vie relatif à une pratique » et « articulation collective des cours de vie relatifs à une pratique »), comme l’année culturale dans le cas d’un vigneron artisanal (Jourdan, 1990), ou le temps de la composition d’une œuvre musicale dans le cas d’un compositeur de musique savante contemporaine (Theureau & Donin, 2006), ou la durée de l’autoformation dans tel ou tel domaine d’un élève ingénieur (Dieumegard, 2004), etc. Elle est porteuse de biais constitutifs : les risques de la réflexion située a posteriori (ou expression de la conscience réflexive, portant sur le passé à la lumière des intérêts du présent), de la perte de détails liée aux difficultés de rappel et de l’affabulation involontaire. Une étape préalable est celle : (1) de la constitution, datation et mise en série des traces (comme dans l’épistémologie de l’histoire) ; (2) de la collecte des documents et outils utilisés. La première (1) remplace l’observation ou l’enregistrement (vidéo ou autre) du comportement pour l’autoconfrontation alors que la seconde (2) est identique à celle qui a lieu pour l’autoconfrontation.

23Contrairement à celle de la méthode d’autoconfrontation, l’expérience de la méthode d’entretien de remise en situation par les traces matérielles est encore peu développée, du moins de façon systématique et afin de documenter les objets théoriques d’étude de l’activité humaine. Bourdieu, (1993) a proposé un style d’entretien sociologique proche, dans son intention, de cette méthode d’entretien de remise en situation par les traces matérielles, mais qui vise, non pas le cours de vie relatif à une pratique, mais le cours de vie dans son ensemble. Cette proposition et sa mise en œuvre ont fait l’objet de nombreuses critiques. La différence essentielle de cette situation d’entretien avec la situation d’entretien de remise en situation par les traces matérielles est que, dans cette dernière, moyennant les conditions préalables déjà explicitées à propos de l’autoconfrontation, l’observateur-interlocuteur et l’acteur sont engagés dans une collaboration à la recherche de vérité sur l’activité de l’acteur, étant entendu dès le départ que ce dernier prendra ensuite la position d’auto-analyste qui lui est alors refusée. Les différences de statut social et culturel s’effacent en partie – mais en partie seulement – devant les différences de fonctions dans une collaboration. Il n’y a pas besoin alors de se livrer à une entreprise de valorisation du récit de l’acteur, y compris, comme dans le cas de Bourdieu (1993), de valorisation de la misère ! S’il y a une valorisation nécessaire, c’est celle de la connaissance de l’activité pour transformer la situation. Si l’on trouve dans la réalisation, et même quelquefois dans les produits de certaines études et recherches ergonomiques une valorisation de la souffrance au travail – en lieu et place d’une description de cette souffrance au travail lorsqu’elle existe, de son explication en relation avec le corps, la situation et la culture de l’acteur et d’une recherche de transformations technico-organisationnelles de la situation –, c’est dans le cadre d’un engagement dans la recherche ou l’étude qui est différent de celui dont je parle. Mais, s’il est intéressant de revenir sur Bourdieu (1993), c’est parce que les difficultés de cette sorte d’entretien risquent de revenir en partie avec les entretiens de remise en situation. C’est aussi, faut-il ajouter après un bilan essentiellement critique, que cet ouvrage manifeste une rare audace dans l’innovation méthodologique et est exemplaire au moins de ce point de vue.

3. LES CRITÈRES, INDICES ET PROCÉDURES COMMUNS AUX ENTRETIENS D’AUTOCONFRONTATION ET DE REMISE EN SITUATION PAR LES TRACES MATÉRIELLES

24Quels que soient les observations ou enregistrements du comportement ou les traces matérielles utilisées, les critères (déclinés en indices) de bonne réalisation sont les suivants : critères de distance spatio-temporelle ; critères éthiques, contractuels et sociopolitiques ; critères de reconnaissance de la remise en situation dynamique versus de chute dans l’analyse.

25Quant aux procédures d’intervention de l’observateur-interlocuteur, elles sont : rester au plus près de la vidéo et de ce qui vient d’être dit par l’acteur ; effectuer des retours en arrière suffisamment long de la bande vidéo ou autres interventions pour remettre l’acteur en situation dynamique en cas d’arrêt prolongé sur un instant ; intervenir en cas de passage de l’acteur à la comparaison avec d’autres périodes d’activité ou de généralisations, de questions « pourquoi ? » ; intervenir en cas de divergence entre ce qu’exprime l’acteur et son comportement manifeste de façon à remettre l’acteur en situation dynamique d’activité ; mais aussi solliciter l’intervention de l’acteur qui peut arrêter ou accélérer le défilement de la bande vidéo (double télécommande pour l’analyste et l’acteur) ; etc.

26On peut en fait résumer ces critères et procédures d’intervention en un seul critère, celui de la remise en situation dynamique, accompagné de ses indices et de ses procédures de réalisation. Mais cette réalisation ne va pas toujours de soi. En effet, l’entretien vise clairement le préréflexif en relation avec les hypothèses contenues dans la définition des objets théoriques et exclut le point de vue analytique de la part de l’acteur. Mais en fait, nous sommes face à un continuum dont seulement des pôles peuvent être séparés. Si ce qui est recherché dans l’entretien, c’est une simple expression par l’acteur de la part de l’activité qui est immédiatement exprimable, ce qu’on y trouve est en général plus varié que ce qu’on y cherche. C’est ce sur quoi je vais insister dans cette section.

3.1 L’entretien entre expression de la conscience préréflexive et prise de conscience

27L’un des principes de l’entretien est la séparation entre prise de conscience et expression de la conscience préréflexive. Cette séparation nécessite évidemment une collaboration des acteurs à la recherche, afin qu’ils signalent les éventuelles prises de conscience durant l’explicitation de leur conscience préréflexive. La monstration, le récit et le commentaire de l’activité effectués par l’acteur peuvent en effet être l’occasion, comme dans l’entretien d’explicitation (voir plus haut, § 2), de révélations (ou prises de conscience) pour l’acteur concernant cette activité et ouvrir immédiatement – et non pas seulement dans le futur –, par l’intermédiaire de la symbolisation effectuée sur une problématisation par l’acteur des principes et lois de son action (c’est-à-dire de son savoir). Ils peuvent être aussi l’occasion de révélations ou découvertes de nouveaux savoirs (ou virtuel). Ces deux effets possibles ne sont pas recherchés dans l’entretien. S’ils se produisent de façon apparente pour l’observateur-interlocuteur, ce dernier doit donc se livrer à deux opérations : 1) ramener l’acteur à son activité antérieure ; 2) au moment de l’entretien de second niveau (ou de toute méthode de participation des acteurs à l’analyse), repartir de ces problématisations, révélations ou découvertes afin de les commenter. Mais où se place la coupure lorsque l’acteur découvre que des savoirs qu’il reconnaît comme siens sont manifestés dans des activités qu’il aurait jurées avant l’entretien leur être étrangères ? Tout ce qu’on peut dire pour l’instant, me semble-t-il, dans ce cas de continuum entre deux pôles, c’est que, dans la suite de l’entretien, il faut être attentif à ce qui pourrait être reconstruit après-coup par l’acteur grâce à cette découverte.

3.2 L’entretien, le maintien en remise en situation dynamique et la séparation des moments d’analyse

28Une autre question difficile est celle du maintien en remise en situation dynamique en cas d’arrêt prolongé sur un instant de l’activité. J’ai parlé plus haut de retour en arrière suffisamment loin pour assurer cette remise en situation dynamique. Mais est-ce suffisant, en particulier avec des acteurs qui ne sont pas des spécialistes de l’expression de leur vécu ? Dans la plupart des entretiens que j’ai réalisés personnellement, je suis resté prudent en la matière. J’ai donc peu mis en œuvre des relances de fragmentation (c’est-à-dire demandant à l’acteur de détailler plus finement la composition d’une action qu’il vient de décrire), du fait que ces dernières relances imposent des arrêts plus longs que les autres sur un instant de l’activité. Une telle prudence est-elle à généraliser ?

29La réponse à cette question passe par la discussion du degré de fragmentation visé par l’entretien. Cette prudence est en effet à mettre en relation avec la façon dont l’entretien assure le maintien de l’acteur en situation dynamique par un mode de questionnement associé, en général, dans le cas de l’autoconfrontation, au défilement d’une bande vidéo d’enregistrement du comportement. La présence de cette bande vidéo favorise de la part de l’acteur un point de vue analytique sur son activité qu’on vise à réserver, comme on l’a vu aussi plus haut, à l’entretien de second niveau. Des relances de fragmentation associées à des temps longs de fixation sur un instant de l’activité pouvant favoriser aussi ce point de vue analytique, il était donc prudent de ma part de ne pas les rajouter ! Mais cette prudence ne pourrait-elle pas être dépassée, au moins pour des activités possédant certaines caractéristiques à préciser, grâce à une expertise de la compréhension et de l’expression du vécu plus développée, tant de la part de l’observateur-interlocuteur que de la part de l’acteur ? Les méthodes de l’entretien d’explicitation ont, au contraire, mis l’accent sur le développement maximal de cette fragmentation. Alors, des relances de fragmentation qui en seraient inspirées ne pourraient-elles pas s’ajouter à celles qui sont mises en œuvre habituellement, toujours à condition qu’on s’assure que cette fragmentation ne crée rien de nouveau relativement au préréflexif (ou du moins ne crée du nouveau que contrôlé, c’est-à-dire séparable du déjà-là) ?

30Un autre aspect à considérer du maintien du contrôle par le chercheur ou analyste de la remise en situation dynamique est la tendance du chercheur ou analyste à se déplacer vers le point de vue de l’acteur ici et maintenant au cours de l’entretien. Cette tendance entraîne une perte de la capacité à le guider dans sa remise en situation antérieure, d’où l’intérêt de réaliser l’entretien avec deux observateurs-interlocuteurs de l’acteur dont les rôles respectifs sont comparables à ceux du contrôleur radar et du contrôleur planning dans le contrôle aérien : l’un concentré sur l’ici et maintenant, l’autre en retrait et prêt à intervenir pour réorienter l’entretien.

3.3 L’entretien entre le naturel et l’artificiel

31Selon (Riff et al., 2000), « la méthode de l’autoconfrontation apparaît donc très contraignante, artificielle et délicate à mettre en œuvre tant pour l’opérateur que pour l’observateur-interlocuteur ». Au contraire, L. Pinsky et moi-même avons insisté au départ sur le caractère « naturel » des méthodes de verbalisation que nous adaptions alors (les verbalisations simultanées et interruptives, non considérées ici, et l’autoconfrontation, voire la confrontation d’autres acteurs au comportement d’un acteur, elle aussi non considérée ici), dans la continuité des commentaires que tout un chacun peut faire du spectacle de l’activité de soi-même ou d’autrui. Pourtant, une fois effectuées les premières autoconfrontations pensées comme telles (Pinsky & Theureau, 1985), pour lesquelles notre seule règle était « soyons le plus naturel possible », dans la lignée des exemples d’expression de la conscience préréflexive donnés par Sartre (1943), notre réflexion sur notre pratique d’autoconfrontation et nos échanges avec P. Vermersch nous ont amenés à introduire une bonne dose d’artificiel dans notre naturel. Cette tendance a été renforcée par l’introduction de la notion de « théorie minimale » de l’observatoire du cours d’action et son développement dans les années qui ont suivi (Theureau, 1992). En définitive, il me semble qu’il faut maintenir les deux points de vue sur l’entretien. D’une part, le point de vue sur le caractère artificiel de l’entretien ouvre sur l’exploration et l’innovation méthodologique, ainsi que sur une formation des chercheurs(ses). D’autre part, le point de vue sur son caractère naturel ouvre sur la prise en compte, dans les méthodes comme dans la formation des chercheurs(ses), des procédures usuelles de récit d’action.

32Selon les mêmes auteurs, l’effort que suppose sa mise en œuvre se justifie par son objectif unique, l’explicitation par l’opérateur de son activité passée. Pour Tochon (1996) (à propos du rappel stimulé), ce but repose sur le postulat d’un « quasi-isomorphisme » entre les verbalisations provoquées et les processus mentaux étudiés. Transposée à l’entretien on peut parler d’un isomorphisme entre les verbalisations provoquées et la signification des actions et communications de l’opérateur dans l’activité étudiée. Ce n’est pas exactement ce postulat qui est en jeu dans ce qui est présenté ici, mais un autre, qui justifie tout autant l’« effort » de l’entretien et qu’on peut formuler ainsi : moyennant le rassemblement de l’ensemble des conditions précisées plus haut, il y a « quasi-isomorphisme » entre les monstrations, récits et commentaires concernant l’instant t de son activité passée qui sont obtenus de la part de l’acteur et sa conscience préréflexive à l’instant t.

3.4 L’entretien et le collectif

33La notion d’articulation collective des cours d’action ouvrait sur le problème méthodologique de développement de l’entretien individuel (de chacun des membres d’un collectif) et/ou de l’entretien collectif (de l’ensemble des membres réunis). Tant dans l’observatoire des recherches (Filippi, 1994) que dans celui des études (Theureau, Filippi, Saliou, & Vermersch, 2001, 2002), après quelques essais infructueux d’autoconfrontation collective – qui donnaient lieu à des jeux socio-politiques entre les acteurs qui sortaient radicalement de la recherche de la vérité sur leur activité –, l’autoconfrontation a été pratiquée séparément avec deux membres de l’équipe concernée dont les activités individuelles-sociales apparaissaient les plus susceptibles d’éclairer l’activité collective. Mais on est loin ainsi d’avoir résolu les nombreux problèmes que pose l’entretien dans l’étude de l’articulation collective des cours d’action. Une voie intéressante me semble être celle de la réalisation d’entretiens complémentaires portant plus spécialement sur la présence des actions des autres acteurs dans l’action d’un acteur. Un embryon d’une telle méthode avait été mis au point par moi-même en 1995-1996 dans une recherche que je dirigeais mais qui n’a pas été menée à terme et qui portait sur la coordination conduite/maintenance dans une centrale nucléaire.

34Une recherche menée en milieu scolaire a donné l’occasion de traiter systématiquement certaines de ces difficultés (Guérin, 2004). Cette étude avait pour objectif d’étudier l’activité d’une classe de collégiens en cours d’éducation physique et sportive. Elle s’est déroulée dans un établissement scolaire difficile de la région parisienne, inscrit depuis 1998 au plan gouvernemental de lutte contre la violence scolaire. Cet établissement accueillait dans ses murs 1200 élèves au lieu des 800 légalement prévus. Au total, les deux chercheurs ont partagé pendant quatre mois, à raison d’une demi-journée par semaine la vie d’une classe de quatrième et de leur enseignante d’éducation physique et sportive. Cette classe de quatrième regroupait vingt-cinq élèves, dont une majorité considérée par leurs enseignants et le personnel d’encadrement comme particulièrement difficile. Tous étaient repérés comme étant en « échec scolaire ». L’enseignante avait une ancienneté de huit ans dont cinq dans ce collège. Les deux chercheurs avaient reçu une formation d’enseignants dans cette discipline, l’un d’entre eux exerçant depuis trois ans dans un collège proche avec une population scolaire comparable. Leur objectif était d’étudier l’activité de la classe en combinant et articulant avec la même finesse d’analyse, l’activité individuelle de l’enseignant, celle des élèves et leur articulation collective, rompant ainsi avec une série d’études centrées alternativement sur l’analyse de l’activité de l’enseignant ou l’analyse de l’activité des élèves. La principale solution trouvée a été d’exploiter le collectif des deux chercheurs pour instaurer un partage des rôles dans le recueil de données. L’un des chercheurs a joué le rôle d’observateur-interlocuteur des élèves et l’autre chercheur celui d’observateur-interlocuteur de l’enseignante, instaurant ainsi deux sphères en partie communes mais aussi en partie distinctes dans le recueil de données. Cette procédure visait à pallier les difficultés prévisibles précédemment énoncées de créer des conditions d’expression alors que le climat était conflictuel. Elle a été annoncée dès le départ aux participants et a consisté notamment dès les phases de prise de contact et de familiarisation ethnographique à séparer les rôles. L’un des chercheurs étant en contact avec les élèves et très peu avec l’enseignante, l’autre chercheur au contraire étant en contact avec l’enseignante mais n’entretenant que peu de contact avec les élèves. Cette répartition des rôles s’est poursuivie au cours de la dernière période, les deux chercheurs menant séparément les autoconfrontations avec les élèves et avec l’enseignante. Elle était appuyée de façon contractuelle par quatre règles strictes relatives à la circulation des données, qui ont été acceptées par l’ensemble des participants : (1) L’enseignante n’a pas accès pendant la durée de l’étude au contenu des échanges entre les élèves et leur observateur-interlocuteur. De façon symétrique, les élèves n’ont pas accès aux échanges entre l’enseignante et son observateur-interlocuteur ; (2) Les chercheurs ne partagent pas entre eux, pendant toute la phase de recueil de données, le contenu précis de leurs échanges avec leurs partenaires respectifs. Bien entendu cela n’empêchait pas les élèves entre eux ou les élèves avec l’enseignante, d’échanger librement s’ils le désiraient en ce qui concerne le contenu des discussions informelles ou autoconfrontations auxquelles ils avaient participé ; (3) Une fois la phase de recueil réalisée, et afin d’analyser les données, les chercheurs échangent entre eux l’ensemble des données, y compris celles recueillies au cours des autoconfrontations, mais les élèves, comme l’enseignante, exercent un droit de censure sur les données qui leur permet d’interdire que tout ou partie du corpus soit diffusé ; (4) Les élèves et l’enseignante ont accès au compte rendu de recherche lorsque l’année scolaire est terminée. Ces quatre règles s’intègrent dans un contrat plus classique de collaboration comprenant : une information complète des élèves sur les objectifs de l’étude, les conditions de leur participation (durée de la collaboration, temps) ; une participation libre à l’étude, à travers la possibilité permanente de refuser la présence des observateurs dans les cours ou leurs outils d’enregistrement, une participation libre aux séquences d’autoconfrontation ; l’accès libre et permanent à toutes les données les concernant ; la protection de leur anonymat.

3.5 L’entretien comme jeu social

35Plus généralement, des auteurs (Guérin & Riff, 2005 ; Guérin, Riff, & Testevuide, 2004 ; Riff et al., 2000) analysent l’autoconfrontation comme jeu social de coopération et d’antagonisme. Dès le départ, L. Pinsky et moi-même avions conçu l’autoconfrontation comme un dialogue situé de l’acteur avec l’observateur-interlocuteur et contesté de ce point de vue le « penser tout haut » de H. Simon dès 1979 (rapport de recherche reproduit dans Pinsky, 1992). Dire « dialogue situé » implique « insertion dans le jeu social », d’une part de formation par l’acteur du chercheur ou analyste à son métier, d’autre part d’adressage, au-delà du chercheur ou analyste, de messages aux collègues de travail, à la hiérarchie, à la direction de l’entreprise, voire à la société tout entière. Les méthodes d’entretien et leurs fondements théoriques prennent-ils suffisamment en compte cette conception de l’autoconfrontation ? Ne faut-il pas alors, par exemple, faire jouer positivement ce « jeu social » et redoubler les entretiens pour l’ergonome (ou autre chercheur ou praticien) par des entretiens pour les collègues de travail, comme le propose Y. Clot (1999) ?

36L’expérience montre qu’il est aisé, moyennant l’établissement du genre de conditions éthiques, contractuelles et politico-sociales nécessaires, d’obtenir la collaboration demandée des acteurs à une connaissance empirique de leur activité comme préalable à la transformation de leur situation, donc à la réalisation d’entretiens menés de ce point de vue (et non pas du point de vue de la conception, de celui de la formation, de celui de la transformation des relations sociales ou d’autres faciles à imaginer). Évidemment, cette collaboration des acteurs est facilitée par le statut de chercheur – mais divers ergonomes d’entreprise qui développent l’étude des cours d’action partagent un statut semblable – et l’image pour l’instant positive de l’ergonomie chez les salariés – si ce n’est pas le cas d’autres disciplines, il dépend du chercheur de faire en sorte que son activité personnelle soit perçue positivement. Il me semble qu’on peut généraliser et dire qu’alors, l’acteur, dans l’entretien, agit certes sur l’observateur-interlocuteur quel qu’il soit, comme le remarque (Clot, 1999), mais le fait dans le cadre d’une recherche commune de la vérité qui dépasse le jeu social usuel. Il faut noter que cela n’implique pas toujours un accord de la part des acteurs – que d’ailleurs les analystes ne demanderaient alors en général pas – pour un usage public (en particulier dans l’entreprise concernée) des films vidéo et des enregistrements des entretiens. De même, l’expérience montre que l’observateur-interlocuteur peut, sans être un collègue mais moyennant un travail et des méthodes, ne pas apparaître aux yeux de l’acteur comme un ignorant auquel il faut tout expliquer à l’occasion de l’entretien. Il me semble aussi qu’on peut généraliser ce constat.

37C’est l’enquête ethnographique préalable qui permet : (1) le dépassement de la phase d’explication par les acteurs de ce qu’ils font à des ignorants ; (2) le dépassement du jeu politique de l’adressage par les acteurs vers la construction d’une situation d’étude dans laquelle acteurs et chercheurs ou analystes collaborent, chacun selon ses capacités, à la recherche de vérités sur l’activité de ces acteurs utiles à la transformation des situations existantes ou à la conception de nouvelles situations. En effet, normalement, au cours de l’enquête ethnographique, même minimale, effectuée, l’observateur-interlocuteur a pu poser nombre de questions à l’acteur, ce qui, non seulement l’a rendu moins ignorant dans les faits et au regard de l’acteur, mais aussi a créé les conditions pour que l’acteur, en entretien, puisse se concentrer sur l’objet de cette dernière : expliciter son activité montrable, racontable et commentable à tout instant. Si donc, une préoccupation (ou engagement dans la situation) de l’acteur est, comme le remarque aussi Y. Clot, de transformer la vision qu’a l’observateur-interlocuteur non-collègue de son travail et, par son intermédiaire, celle de sa hiérarchie voire de la société tout entière, cette préoccupation, si elle ne s’est pas épuisée, a pu ainsi se dépasser dans l’engagement de collaboration à la recherche dont je viens de parler. Il semble qu’il n’y ait pas besoin de quelque chose de plus que cette enquête ethnographique et, bien sûr, la réunion des conditions éthiques, contractuelles et politico-sociales rappelées plus haut.

38Enfin, l’expérience montre, toujours moyennant les mêmes conditions éthiques, contractuelles et politico-sociales, que, pour un ergonome effectivement intéressé par une amélioration des situations de travail et non pas par d’autres choses, non seulement de l’acteur lui-même mais aussi d’autres acteurs (l’altruisme et la tension vers l’universel existent chez les acteurs !), il est aisé d’établir avec l’acteur un consensus sur les visées de l’étude effectuée, ce qui lui permet de se concentrer dans l’entretien sur la recherche commune de la vérité concernant son activité individuelle-sociale. Lorsque nous sortons de la relation avec la technologie ergonomique et abordons la formation et l’entraînement sportifs, il semble qu’il en soit de même. À ces conditions préalables, il faut évidemment ajouter l’intervention du chercheur (ou analyste) durant l’entretien elle-même qui, constamment, vise à remettre l’acteur dans sa situation passée concernée par l’étude et à ne pas l’en sortir au profit de la situation sociale actuelle de l’acteur (son expression ou sa justification sociales, par exemple) et, plus précisément, la situation d’entretien elle-même comme micro-situation sociale enchâssée dans sa situation sociale actuelle. Alors, si adressage il y a, c’est l’adressage à un collaborateur dans la recherche de la vérité sur sa propre activité.

39À supposer qu’on s’accorde pour aborder les questions de la prise en compte du jeu social dans la construction des méthodes d’entretien dans ce cadre théorique et méthodologique et sur ce fond d’expérience personnelle plus ou moins partagée, cela n’empêche évidemment pas d’étudier empiriquement la façon dont l’entretien s’insère dans le jeu social, comme le proposent (Riff et al., 2000). Cela devrait permettre de mieux maîtriser les conditions de la réalisation idéale de l’entretien (du moins, pour la connaissance des cours d’action), mais aussi de tirer des enseignements positifs des écarts à cet idéal. Plus particulièrement, cela ne fait que reporter essentiellement à la participation des acteurs (ceux qui ont réalisé l’activité étudiée, mais aussi leurs collègues) à l’analyse et non pas récuser l’intérêt des propositions d’« autoconfrontation croisée » de Clot (1999) et des justifications qui leur sont données.

3.6 Les limites et biais de l’entretien de premier niveau, leur dépassement et leur correction

40L’entretien d’expression de la conscience préréflexive, et tout particulièrement celui d’autoconfrontation, introduit d’emblée une possibilité de biais en ce qui concerne, d’une part, les autres modalités sensorielles que vision et audition, d’autre part, les émotions. Trois éléments dont dépend le succès de l’entretien sont à considérer conjointement : (1) la qualité des matériaux de remise en situation (vidéo ou autre enregistrement de l’activité, outils et matériaux manipulés durant l’activité, relation entre espace d’autoconfrontation et espace d’activité, relation entre temps de l’autoconfrontation et temps de l’activité, etc.) ; (2) les acteurs (compréhension et partage des objectifs, principes et méthodes de la recherche, mais aussi compétence en matière d’expression de leur conscience préréflexive) ; (3) la correction au cours même de l’autoconfrontation par son guidage, ce qui nécessite une épistémologie normative interne solide et des capacités empathiques développées.

41Par exemple, pour que l’acteur ne considère pas dans l’autoconfrontation des éléments non perçus au cours de son activité, cela dépend des matériaux (par exemple, caméra « subjective »), de l’accord de l’acteur pour ne pas le faire (ou pour distinguer les moments où il le fait de ceux où il ne le fait pas) et des relances de l’observateur-interlocuteur pour s’assurer qu’il ne le fait pas ou préciser les moments où il le fait. C’est ainsi que C. Sève a pu faire verbaliser de façon très fine en autoconfrontation les impressions kinesthésiques et les émotions de champions de tennis de table en compétition : elle possède elle-même la compétence nécessaire pour interroger finement l’athlète à partir de l’image vidéo, et l’athlète lui-même possède une compétence de réflexivité située sur son comportement psycho-sensoriel et sa dynamique émotionnelle qu’on ne rencontre pas chez tous les acteurs (Sève, 2000).

42Par exemple aussi, on peut s’inspirer de l’entretien d’explicitation pour sortir l’acteur du visionnement du film vidéo et le relancer de façon ouverte sur d’autres modalités sensorielles que la vision et l’audition, comme le propose Cahour (2003). En effet, l’ascèse qui consiste à se priver des apports de la répétition de la situation matérielle de l’activité passée par ses traces au profit de la seule remise en contexte par le rappel psycho-sensoriel peut s’inscrire dans un « jeu à qui perd gagne ». L’entretien d’explicitation, en se privant de l’aide à la remise en situation que peuvent constituer les enregistrements du comportement et les traces laissées par l’activité, ouvre potentiellement sur une mise en évocation libre : les modalités sensorielles (modalité kinesthésique, dialogue interne, modalité visuelle, etc.) sont mobilisées par l’acteur, d’une part en dehors de toute sollicitation par les enregistrements ou traces présentés au moment de la verbalisation, d’autre part grâce à un questionnement par le chercheur qui est attentif à faire retrouver par l’acteur celles qu’il a effectivement mises en œuvre durant son activité (Vermersch, 1994).

43Par exemple enfin, comme l’a proposé S. Perez, on peut aussi effectuer des relances en entretien d’autoconfrontation sur les émotions à partir de l’expression d’émotions de la part de l’acteur au cours même de l’autoconfrontation, lorsque la situation conflictuelle (compétition sportive, professeur et élèves en classe, etc.) rend leur expression difficile durant l’activité elle-même (voir Riff et al., 2000).

3.7 L’entretien de second niveau entre observatoire et participation des acteurs à l’analyse de leur activité

44Ces deux sortes de méthodes de verbalisation provoquée, lorsqu’elles sont utilisées correctement, positivement, laissent l’acteur ou le remettent en situation de vécu de son activité, négativement, empêchent cet acteur de se mettre en position d’analyse de son activité et, s’il lui arrive de s’y mettre, permettent de le ramener à ce vécu. Elles peuvent être relayées, comme je l’ai écrit plus haut, par des entretiens dits « de second niveau » (car ils partent de l’acquis des premières) ou « analytiques » (car, contrairement aux premières, ils permettent voire favorisent l’activité analytique des acteurs relativement à leur activité). De tels entretiens ressortissent plutôt aux méthodes d’analyse qu’à l’observatoire proprement dit – donc se situent, à ce titre, hors de notre propos ici –, mais y participent cependant car, à l’occasion de leur mise en œuvre, de nouvelles données d’expression de la conscience réflexive des acteurs peuvent être obtenues.

45L’autoconfrontation dite « de second niveau » ou « analytique » a été inaugurée en 1989 à la suite des critiques portées par des chercheurs participant alors au programme de recherche cognitiviste, R. Amalberti et C. Valot, sur les limites des données apportées par l’autoconfrontation (dite alors « de premier niveau ») du point de vue de la connaissance de ce qu’ils appelaient la « structure cognitive », mais qui pouvaient être considérées comme pertinentes aussi du point de vue de la connaissance de ce qui a été appelé plus tard le Référentiel (Theureau, 1992, 2004, 2006). Cette méthode s’est donc présentée à l’origine comme ressortissant moins au noyau théorique et heuristique du programme de recherche qu’à sa ceinture de protection et de développement. Mais, comme elle est apparue très vite comme favorisant la pleine collaboration des acteurs à l’expression de leur conscience préréflexive, elle a été considérée dans la foulée de ce constat comme ressortissant à son noyau théorique et heuristique. Il faut noter qu’elle constituait aussi dès cette origine un enrichissement de la batterie des méthodes de participation des acteurs à l’analyse de leur activité, batterie qui avait été inaugurée bien avant la mise au point des méthodes précisées dans la section précédente (Theureau, 1974 ; Tort, 1974 ; Theureau & Tort, 1976). Depuis, les entretiens de second niveau ne se définissent plus sur la base de la seule autoconfrontation dite « de premier niveau », mais sur la base de toutes les formes de verbalisation provoquée. Je parlerai donc aussi d’entretien de remise en situation par les traces matérielles de second niveau ou analytiques.

46On peut cependant dire que ces méthodes d’entretien de second niveau mettent l’acteur en position analytique relativement à son activité, ce qui peut produire des éléments d’analyse étrangers aux hypothèses analytiques et synthétiques du chercheur. Elles ajoutent à la verbalisation provoquée dite « de premier niveau », quelle que soit sa forme, et sur la base à la fois de cette dernière et d’une revisite des observations et observations du comportement et des traces matérielles de l’activité, des questions de la part du chercheur qui prennent pour acquis certaines de ses hypothèses analytiques et synthétiques. Elles demandent à être circonscrites par les méthodes de verbalisation provoquée précédentes dites alors « de premier niveau », afin de maîtriser, d’une part, le risque d’induction de réponses par les questions du chercheur, d’autre part, ce que l’acteur introduit de neuf, en particulier des prises de conscience nouvelles, en ce qui concerne son activité par cette posture analytique. Elles rejoignent les entretiens qu’on peut qualifier pour une part d’analytiques mis en œuvre dans d’autres programmes de recherche comme celui de la « pensée privée » initié par P. Vermersch (1994) et celui de la « fonction psychologique du travail » initié par Y. Clot (1999), mais en basant la part analytique de l’entretien sur une base, d’une part plus fiable que le seul rappel mnémonique, d’autre part plus riche que les seuls enregistrements du comportement, ce grâce au cumul des enregistrements et/ou traces matérielles de l’activité et des entretiens dits « de premier niveau ».

47Du fait même que ces méthodes d’entretien analytique constituent fondamentalement des méthodes de contribution des acteurs à l’analyse de leur activité, il est bien difficile de préciser des conditions de pertinence de leur réalisation possédant quelque généralité. On en est réduit au pragmatisme. Ajoutons qu’elles peuvent être mises en œuvre en relation avec la conception participative de nouvelles situations. A contrario, souvent, lorsque la conception de nouvelles situations est pensée comme participative, l’analyse, elle, ne l’est pas.

4. UN EXEMPLE DE CRÉATION, DE CONCRÉTISATION ET DE CUMUL DES MÉTHODES

48Pour conclure, le mieux est de présenter la création, la concrétisation et le cumul de ces méthodes à travers un exemple, celui de l’étude de l’activité de composition d’une première œuvre musicale (Donin & Theureau, 2005, 2007 ; Theureau & Donin, 2005), puis d’une seconde (Donin & Theureau, 2008a, 2008b). Si l’on s’intéresse à l’activité de composition musicale, l’essentiel des données ne peut venir d’observations et d’entretiens sur la base de ces observations. Il faut construire des données d’entretien sans observation qui documentent, en théorie comme en pratique, cette activité de composition de façon aussi fiable. Nous possédions bien l’expérience décrite dans (Jourdan, 1990) de remplissage durant trois mois d’un agenda d’activité culturale (conçu alors comme « budget-temps », mais comprenant, contrairement aux budget-temps usuellement pratiqués, des catégories élaborées préalablement avec les acteurs et d’autres « libres », permettant à l’acteur de décrire à un moment donné des activités concrètes échappant aux premières) et d’entretien téléphonique quasi journalier (baptisé alors « autoconfrontation téléphonique »). Mais elle était trop particulière pour être simplement généralisée puis spécifiée de nouveau et les données recueillies avaient été traitées avec les données d’observation et d’autoconfrontation proprement dites sans faire l’objet d’un traitement particulier. Il nous fallait donc développer une élaboration originale. C’est pourquoi il s’est agi pour nous de réaliser des entretiens de remise en situation, avec des observateurs-interlocuteurs dont l’un (N. Donin) pouvait mobiliser la compétence musicale nécessaire à une interrogation sur le détail des traces matérielles et des propos du compositeur, l’autre (moi-même) jouant plutôt par force un rôle de guidage stratégique de l’entretien (dans les entretiens d’autoconfrontation réalisés par L. Pinsky et moi-même, notre compétence technique similaire nous permettait d’échanger ces deux rôles). Ces observateurs-interlocuteurs, une fois qu’il était clair qu’ils appréciaient la pièce musicale considérée et s’y intéressaient, s’abstenaient de toute valorisation, dont d’ailleurs le compositeur lui-même n’avait pas besoin pour se sentir reconnu.

49Dans le cas de l’activité de composition musicale dans le champ de la musique savante, le processus créateur produit a minima une partition (en l’occurrence un ensemble partition imprimée, fichiers sons sur CD, patches (programmes informatiques musicaux)), et laisse différentes traces : brouillons et esquisses sur papier blanc et sur papier à musique, esquisses informatiques (traitements du son, calcul sur les notes), documents textuels (notes d’intentions, échanges de courriers électroniques avec certains interprètes), partition manuscrite (largement congruente avec la partition imprimée, mais non identique). Ces différentes traces avaient été classées au départ par le compositeur concerné en relation avec leur usage dans ses projets pédagogiques et ses projets de composition. À l’occasion de la préparation d’un essai d’entretien dont la réussite a validé la réalisation du projet de recherche empirique concernant la composition de la première œuvre, nous avons classé et daté ces documents avec le compositeur ; le classement et la datation se faisaient en vue de la remise en situation de composition de l’œuvre. C’est sur ce classement et cette datation postérieurs à sa pratique (l’œuvre était achevée depuis dix mois) que se sont appuyées nos recherches sur l’activité de composition – amenant souvent à préciser, corriger, enrichir cette première mise en ordre. Le même type de méthode a été ensuite mis en œuvre (en 2005-2006) tout au long du processus de composition par le même compositeur d’une seconde œuvre (Donin & Theureau, 2008a, 2008b), en s’appuyant tous les mois sur les mêmes sortes de matériaux que ceux de la première œuvre et leurs transformations successives (que le compositeur, aguerri par la première recherche, datait systématiquement au fur et à mesure, afin de contribuer à l’amélioration du déroulement des entretiens) ainsi que sur le remplissage régulier par le compositeur d’un agenda de la composition (qui a joué alors le rôle tenu dans la première recherche par l’analyse et la datation préalables de l’archive par le compositeur).

4.1 Les situations d’entretien de remise en situation par les traces matérielles

50La remise en situation ne pouvait porter ni sur chacune des séances de travail du compositeur (très nombreuses et n’ayant pas fait l’objet d’une consignation de sa part), ni sur une période trop éloignée dans le temps (les anté-débuts étant communs à l’œuvre étudiée et à d’autres œuvres passées, présentes et à venir). Nous avons donc déterminé une période à étudier : le temps de l’écriture de la partition (environ un an), des premières notes inscrites sur le manuscrit à la complétion de celui-ci lors de la répétition générale du concert de création. Ce choix est arbitraire dans la mesure où le fait de périodiser implique des bornes séparant un avant et un après indistincts par rapport à la chronologie beaucoup mieux explorée d’un pendant. Cependant, l’arbitraire peut être compensé par le choix, pour la définition de la période, d’une unité significative du point de vue du compositeur ; ce fut, en l’occurrence, le temps de la rédaction du manuscrit, objet qui surdétermine les autres, considérés comme des béquilles plus ou moins provisoires permettant la fixation de ce dernier. En outre, il fallait limiter dans le temps les séances de travail réflexif sur l’activité de composition afin de ne pas faire de ces dernières une contrainte pesant sur son activité actuelle (d’enseignement, de travail avec les interprètes, et bien sûr de composition). En tenant compte des résultats obtenus lors du premier essai d’entretien, nous avons planifié dix séances de 3 h à 4 h sur six mois (moyenne de deux séances par mouvement de l’œuvre, qui en contient cinq).

51La remise en situation de composition grâce aux traces matérielles (manuscrit inclus) vise à la fois à dé-situer le compositeur relativement à sa (ses) situation(s) présente(s) et à le resituer dans sa situation passée de composition. Notons dans le cas considéré l’importance de cette double opération, étant donné que le compositeur est constamment conduit, dans son enseignement de la composition musicale, dans ses interviews pour la radio ou la presse écrite et dans ses activités de composition en cours, à pratiquer des retours réflexifs situés (dans ces différentes situations) sur ses activités de composition passées.

52L’espace dans lequel se situe la remise en situation suppose une mise en scène considérée comme valable à la fois par le compositeur (qui ne souhaitait de toute façon pas faire ce travail dans son propre atelier) et par les chercheurs. Sur une grande table ont été disposées des photocopies de tous les documents utilisés et produits par le compositeur pendant la période étudiée, ainsi que son ordinateur. Cette mise en scène a des limites : elle ne remplace pas l’identité émotionnelle forte du lieu que le compositeur a choisi il y a des années pour y écrire sa musique ; elle ne remplace pas non plus les espaces occasionnels de travail telles que les chambres d’hôtels habitées lors de divers déplacements ; elle est située à proximité d’un lieu public, ce qui peut impliquer parfois des interférences (comme des interruptions accidentelles par la sonnerie d’un téléphone). Cependant, le caractère vraisemblable de la mise en scène a permis un accord des participants quant à son utilité en vue de la remise en situation : tous les objets susceptibles d’être utilisés pour la composition de V y figuraient et leur disposition spatiale était conforme à celle des documents d’origine dans l’atelier du musicien.

4.2 Le déroulement des entretiens de remise en situation de composition par les traces matérielles

53Chaque entretien de remise en situation de composition par les traces matérielles s’est déroulé en trois étapes : (1) la préparation de la mise en scène et, en particulier, la sélection et le placement dans l’espace des traces relatives à la période d’activité de composition considérée ; (2) la récapitulation au seuil de l’écriture (départ, document par document, entre ce qui était déjà écrit et impliqué par l’écrit, et ce qui n’avait pas encore été inscrit au cours du travail) ; (3) la reconstitution du fil de l’écriture, au moyen d’un support de remémoration principal, la partition manuscrite, aidée par tous les autres support, lesquels étaient, déjà pendant le projet puis le travail de composition, utilisés comme supports mémoriels. Chaque séance est filmée selon un angle de vue englobant le compositeur (de façon à voir ses gestes) et la plus grande partie de l’espace de travail ; le cameraman, par ailleurs principal contributeur au projet technologique donc familier du matériau manipulé, zoome sur les points des détails en fonction de l’évolution des échanges.

54Le principe du questionnement consistait à s’appuyer sur les traces pour aider le compositeur à retrouver son activité de composition dans ses détails, en l’incitant (par le constat de la redondance ou bien de la contradiction entre le propos exprimé par un effort de remémoration, et les traces effectives de son activité) à reconstituer le va-et-vient entre documents préparant l’écriture et inscriptions provisoires puis définitives sur la partition. La partition s’étant avérée le principal outil de remémoration de son activité pour le compositeur, il s’agissait aussi par la référence permanente aux notes, esquisses et brouillons, de faire contrepoids à une tendance récurrente à parler de la partition rétrospectivement dans les termes de l’analyse musicale ou de la pédagogie de la composition. La qualité du questionnement et des données produites dépendait donc de plusieurs facteurs : quantité disponible de matériau complémentaire de la partition, familiarité des chercheurs avec ce matériau, capacité du compositeur à s’abstraire de son engagement actuel dans l’écriture d’une autre œuvre, fatigue des différents protagonistes, manques de la mise en scène (pas de silence, pas de livres de la bibliothèque du compositeur, etc.).

4.3 La reprise de l’entretien après une première analyse par les chercheurs

55Dans les deux recherches menées, chacune de ces séances a été coupée en deux périodes séparées par un intervalle de plusieurs heures. Dans la première période, l’entretien parcourait l’activité de composition. Il ressortissait à l’entretien de remise en situation par les traces matérielles proprement dit. Il pouvait donner lieu à élaboration et mise en œuvre de règles précises. Dans la seconde période, après une première analyse par les chercheurs, l’entretien revenait en détail sur des moments jugés significatifs par eux à partir de cette première analyse. Il ressortissait à un mixte entre l’entretien de remise en situation par les traces matérielles proprement dit (où tout simplement, une période d’activité de composition plus ciblée était considérée) et l’entretien de remise en situation par les traces matérielles de second niveau ou analytique (partant à la fois des traces matérielles de l’activité de composition et de certains des propos tenus par le compositeur dans l’entretien de remise en situation par les traces matérielles proprement dit). Pour une part, il ressortissait donc aux règles élaborées conjointement de l’entretien de remise en situation par les traces matérielles proprement dit, pour une autre part, à l’improvisation. Cette seconde période témoigne à la fois de l’intérêt de la séparation (permettant d’assurer la remise en situation optimale de l’acteur durant la première période, évidemment dans les limites temporelles et situationnelles de l’entretien) et de l’entrelacement entre entretien non analytique et entretien analytique (permettant à l’acteur de participer à l’analyse de son activité en tant que celui qui l’a vécue et pas seulement, comme le chercheur, en tant qu’observateur).

CONCLUSION

56On voit à travers ce seul exemple, d’une part comment les hypothèses de substance et les hypothèses de connaissance du programme de recherche « cours d’action » ont commandé une innovation méthodologique récente, d’autre part, combien leur concrétisation peut être variée, même si des méthodes de concrétisation et de cumul ont pu être dégagées à partir des divers exemples de réalisation que je n’ai pas présentés. S’il revient sur les sections précédentes, le lecteur peut juger de la cohérence entre les quatre méthodes abordées ici – qui, je le répète, ne constituent qu’une partie de l’ensemble de l’observatoire du programme de recherche, même si cette partie est centrale – et l’ensemble des hypothèses de substance et des hypothèses et principes de connaissance. Mais certains aspects de ces méthodes, procédures ou outils, n’ont pas besoin d’hypothèses aussi fortes que celles qui ont été présentées. Ils recoupent ainsi des aspects de méthodes développées dans le cadre d’autres programmes de recherche, selon lesquels, par exemple, la cognition est considérée comme fondamentalement incarnée mais pas comme fondamentalement située dynamiquement, et/ou le vécu par un acteur de son activité à un instant donné est censé être conservé dans le corps de cet acteur en attente d’explicitation, et/ou la cognition individuelle est considérée comme ne constituant que la traduction individuelle d’une cognition collective, et/ou, ce qui est plus courant, des hypothèses sont faites sur la conscience sans que soient faites aussi des hypothèses sur l’activité ou la cognition ou inversement. Il me semble que ce qui a été exposé ici devrait conduire chacun à considérer dans l’évaluation des méthodes d’entretien plus ou moins similaires, complémentaires ou alternatives qui naissent aujourd’hui de par le monde, un certain nombre de critères : l’existence ou non d’hypothèses de substance sur la conscience et sur l’activité ou la cognition ; la nature et la non-réfutation relative de ces hypothèses de substance ; leur relais ou non par des hypothèses et principes de connaissance ; la nature et la non-réfutation relative de ces hypothèses de connaissance, y compris de celles qui découlent des principes de connaissance ; le degré de précision et d’adaptation des méthodes à la variété des caractéristiques des activités étudiées et des conditions de leur étude ; et finalement, la fécondité de ces méthodes, en particulier en termes de précision et de validation (non-réfutation) d’hypothèses analytiques et synthétiques, et, pour celles qui incluent enregistrement du comportement et remise en situation, leur capacité à mettre à profit les progrès en matière d’outils techniques d’enregistrement du comportement et de remise en situation.

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Mots-clés éditeurs : activité, cognition, hypothèses ontologiques, MOTS-CLéS : autoconfrontation, remise en situation par les traces matérielles, traces de l’activité

Date de mise en ligne : 15/09/2010.

https://doi.org/10.3917/rac.010.0287

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