Notes
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[1]
Gérard Bras, Les Voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, Paris, éd. Amsterdam, 2018, p. 17.
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[2]
Micah Alpaugh, Non-Violence and the French Revolution. Political Demonstrations in Paris, 1787-1795, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. En s’intéressant aux actions paisibles du peuple en Révolution, Micah Alpaugh a définitivement déplacé notre regard.
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[3]
Daniel Guérin, Bourgeois et Bras-nus. Guerre sociale durant la Révolution française, 1793-1795, Paris, Libertalia, 2013 [1946].
-
[4]
Georges Lefebvre, Les Paysans du Nord pendant la Révolution française, Bari, Laterza, 1959 [1924] ; Albert Soboul, Les Sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire, 2 juin 1793-9 thermidor an II, Paris, Librairie Clavreuil, 1958.
-
[5]
Richard Mowery Andrews, « Social Structures, Political Elites and Ideology in Revolutionary Paris, 1792-94 : A Critical Evaluation of Albert Soboul’s "Les sans-culottes parisiens en l’an II", Journal of Social History, vol. 19, n° 1, autumn 1985, p. 71-112.
-
[6]
« Le métier sans institution : les lois d’Allarde-Le Chapelier de 1791 et leur impact au début du xixe siècle », dans Steven L. Kaplan, Philippe Minard, La France, malade du corporatisme ? xviiie-xxe siècles, Paris, Belin, 2004, p. 86.
-
[7]
David Andress, Massacre at the Champ de Mars, Popular Dissent and Politial Culture in the French Revolution, Woodbridge, Boydell & Brewer, 2000, p. 19. David Andress a donné un portrait social du peuple en Révolution dans The French Revolution and the People, Londres, New York, Bloomsbury, 2006. Il travaille désormais dans une perspective d’histoire globale et a publié 1789 : The Threshold of the Modern Age, Londres, Abacus, 2010.
-
[8]
Haim Burstin, L’Invention du sans-culotte. Regard sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005. Haim Burstin travaille selon une approche monographique, particulièrement explicite dans Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005. La politique y est pensée à l’échelle des expériences individuelles d’acteurs et d’actrices ordinaires, engagé.e.s dans ce qu’il désigne comme des formes de « protagonisme ». Il revient sur cette notion dans Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013.
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[9]
Historienne et politiste, Sophie Wahnich a tout d’abord travaillé sur la notion d’étranger dans le discours de la Révolution française, elle n’a ensuite cessé d’approfondir le rôle des émotions dans la construction des liens sociaux et politiques en Révolution. Dans La Longue Patience du peuple. 1792. Naissance de la République, Paris, Payot, 2008, elle montre que c’est l’incapacité des représentants à recevoir la voix du peuple qui conduit ce dernier au choix de l’insurrection. Elle s’attache à penser la Révolution dans un rapport au présent.
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[10]
Alain Cottereau, « La désincorporation des métiers et leur transformation en “publics intermédiaires’’ : Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », dans Steven Kaplan, Philippe Minard (dir.), La France, malade du corporatisme ?, xviiie-xxe siècles, Paris, Belin, 2004.
-
[11]
Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 19-29, Paris, Gallimard, 1978, cahier 25, p. 309.
-
[12]
Les réponses de David Andress et Micah Alpaugh ont été traduites par Déborah Cohen.
-
[13]
Robert Darnton, L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 2014 [2012]. Katie Jarvis, Politics in the Marketplace. Work, Gender, and Citizenship in Revolutionary France, Oxford, OUP, 2019.
-
[14]
David Andress, Massacre at the Champ de Mars, op. cit., David Garrioch, Neighbourhood and Community in Paris, 1740-1790, Cambridge, CUP, 1986 ; Arlette Farge, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au xviiie siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1986.
-
[15]
Pascal Bastien et Simon Macdonald (dir.), Paris et ses peuples au xviiie siècle, Paris, Éd. de la Sorbonne, 2020. Daniel Roche, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au xviiie siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.
-
[16]
Collot d’Herbois, Instruction de la commission temporaire de surveillance républicaine de Ville Affranchie, AN, ADXVIII A18, d. Collot d’Herbois.
-
[17]
Morris Slavin, The Hebertistes to the Guillotine : Anatomy of a "Conspiracy" in Revolutionary France, Baton Rouge, Louisiana State UP, 1994. Haim Burstin, Une révolution à l’œuvre…, op. cit.
-
[18]
Pour plus de précisions : Sophie Wahnich, La Révolution française n’est pas un mythe, Paris, Klincksieck, 2017.
-
[19]
Michel Biard, Parlez-vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794), Paris, Tallandier, 2009.
-
[20]
Daryl M. Hafter, Women at Work in Preindustrial France, University Park, Pennsylvania State University Press, 2007. Clare H. Crowston, Fabricating Women : The Seamstresses of Old Regime France, 1675-1791, Durham, Duke University Press, 2001.
-
[21]
Michael Sonenscher, Work and Wages. Natural Law, Politics and the Eighteenth Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. Steven L. Kaplan, op. cit.
-
[22]
Richard Mowery Andrews, « Social Structures, Political Elites and Ideology in Revolutionary Paris, 1792-94 : A Critical Evaluation of Albert Soboul’s Les sans-culottes parisiens en l’an II », Journal of Social History, vol. 19, n° 1, 1985, p. 71-112.
-
[23]
Lisa DiCaprio, The Origins of the Welfare State: Women, Work, and the French Revolution, Urbana, University of Illinois Press, 2007, qui reprend et poursuit les travaux et analyses initiés par Dominique Godineau, Citoyennes Tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 89-105 (« Quand l’ouvrière est citoyenne »).
-
[24]
Olwen H. Hufton, Women and the Limits of Citizenship in the French Revolution, Toronto, Buffalo, Londres, University of Toronto Press, 1992 ; Jill Walshaw, A Show of Hands for the Republic : Opinion, Information, and Repression in Eighteenth-Century Rural France, Rochester, Rochester University Press, 2014.
-
[25]
Emma Rotschild, « Isolation and Economic Life in Eighteenth-Century France », American Historical Review, vol. 119, n° 4, oct. 2014, p. 1055-1082.
-
[26]
Michael Kwass, Louis Mandrin. La mondialisation de la contrebande au siècle des Lumières, Paris, Vendémiaire, 2016 [2014].
-
[27]
Friends of Freedom. The Interconnected Rise of Social Movements in America, Britain, Ireland, France and Haïti, 1765-1800. À paraître.
-
[28]
Marcus Rediker [2014], Les Hors-la-loi de l’Atlantique : Pirates, mutins et flibustiers, Paris, Éd. Du Seuil, 2017 ; Julius S. Scott, The Common Wind. Afro-American Currents in the Age of the Haitian Revolution, Londres, New York, Verso, 2018.
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[29]
Voir Federico Tarragoni, L’Esprit démocratique du populisme, Paris, La Découverte, 2019.
1Récemment, Gérard Bras ouvrait son « histoire conceptuelle » du peuple par la promesse paradoxale suivante : « Qu’est-ce que le peuple ? Je n’en sais rien » [1]. Nous sommes également parti.e.s de là pour ces « Regards croisés ». Trois acceptions s’entrecroisent, pour les acteurs comme pour les historien.ne.s : la foule, le souverain et les groupes populaires.
2Le peuple révolutionnaire, c’est d’abord, dans le discours même des contemporain.e.s de l’événement, la foule ou plebs, qui fait l’événement, mais est également la source de ses dérives. Pour Mercier, dans Le nouveau Paris, c’est la populace, naturellement portée à la sédition, qui, en participant au jeu trop compliqué pour elle de la science politique, introduit l’excès et la violence dans la Révolution. Taine et à sa suite toute l’historiographie critique liront les grandes journées révolutionnaires comme le jeu de forces irrationnelles, brutales, nées sur le vide du pouvoir et en dehors de toute explication sociale.
3Si l’une des réponses récentes à cette polarisation sur la violence populaire a pu être l’analyse par Micah Alpaugh de toutes les modalités non violentes de la révolution populaire [2], c’est d’abord l’analyse sociale des groupes populaires qu’une tradition marquée par le marxisme a opposé à cette abstraction terrifiée de la foule. Cependant, pour une partie de l’historiographie marxiste des années 1950-60, les foules, n’ayant pas atteint à la fin du xviiie siècle la plénitude d’une classe révolutionnaire, ne deviennent politiquement conscientes qu’en suivant les élites. Rares sont ceux qui suivront Guérin pour qui ce sont bien les « bras-nus », des prolétaires, qui firent la Révolution [3]. Les grandes figures de l’historiographie « jacobine », alors dominante, s’attachèrent à montrer que l’absence de conscience de classe prolétarienne n’était pas un obstacle à la force d’un peuple possédant son autonomie en Révolution : c’est le chemin suivi par Lefebvre pour la paysannerie et par Soboul pour la sans-culotterie [4]. L’historiographie de langue anglaise a pourtant beaucoup bousculé cette histoire soboulienne, sans déserter l'histoire sociale. Pour Richard M. Andrews, si Soboul parle de peuple, en fait ceux qu’il appelle quant à lui les plébéiens étaient absents du quotidien des sections. Pour lui, ce que Soboul ou Genty ont appelé démocratie populaire est en fait une lutte de factions au sein d’une oligarchie. Il existe un langage de la démocratie, mais celui-ci voisine avec un pouvoir oligarchique et il n’y a donc pas de mouvement populaire autonome [5].
4S’il semble difficile de penser une autonomie populaire, c’est peut-être aussi parce que le peuple est avant tout une fiction politique construite par en haut : c’est le populus, le souverain qui tient l’unité de la nation révolutionnée. Michelet, le premier, fera le portrait de ce peuple-unité. Au mépris social pour la plèbe, il oppose non une réhabilitation sociale, mais une échappée mythique. La construction de cette image abstraite du peuple conduit, comme le souligne Philippe Minard, à une occultation des rapports sociaux réels au profit de la citoyenneté abstraite [6]. Le peuple peut alors être pensé comme un « signe vide ». François Furet s’engouffre dans la brèche : pour lui le peuple est bien le deus ex machina de la politique moderne.
5On est désormais loin de la déploration de David Andress qui, il y a vingt ans, considérait que l’historiographie française était malgré tout encore largement soboulienne [7]. Dans L’Invention du sans-culotte [8], Haim Burstin a travaillé à partir de l’idée que si le sans-culotte est une invention des Jacobins pour représenter le peuple idéal, c’est un paradigme normatif qui va fournir aux couches populaires un modèle d’identification. Réciproquement, en travaillant notamment sur les massacres de septembre 1792, Sophie Wahnich a montré que la violence du peuple resurgissait pour suppléer les atermoiements du pouvoir [9]. Le peuple-foule se reconstitue sur fond d’inaction du peuple-loi.
6D’une certaine manière, l’exploration récente des historien.ne.s a permis une sortie hors du triangle infernal plebs, populus, peuple social, via l’articulation du peuple-foule et du peuple-politique. Qu’est devenue l’étude des groupes populaires ? Enfin, à partir du cas de Lyon, Alain Cottereau propose une voie légèrement différente, non plus de redéfinition du social à partir d’un modèle politique, mais d’invention politique endogène. Alain Cottereau critique, de manière virulente, ce qu’il appelle la « mythologie soboulienne » d’une sans-culotterie jacobine : il considère que si les jacobins ont fait montre de populisme, ils n’ont jamais réussi à être vraiment populaires et à représenter les ouvriers. C’est en pensant hors du cadre de la politique nationale, de l’Assemblée et de la construction jacobine du politique qu’Alain Cottereau invente son modèle. Les ouvriers, montre-t-il, vont inventer un autre espace public démocratique et inaugurer des formes de régulation s’opposant tant au libéralisme économique qu’au jacobinisme. Des voies nouvelles s’inventent [10].
7Cependant, les objets de ces échanges, comme les éléments omis ou occultés (par exemple, la question des émotions, ou, sur un autre plan, les luttes paysannes dont la connaissance s’est enrichie aux travaux de Jean-Pierre Jessenne), témoignent bien des évolutions de la recherche, dans ses objets comme dans ses perspectives. Les questions que nous avons élaborées et les réponses apportées reviennent également sur des enjeux contemporains, tant la question du peuple en révolution continue d’alimenter nos imaginaires et nos pratiques politiques.
8Déborah Cohen et Samuel Guicheteau
9L’historiographie a mis en lumière l’ampleur de la participation des hommes et des femmes des différents groupes populaires à la Révolution, et la variété de ses formes (de la sans-culotterie urbaine aux luttes paysannes, de l’adhésion à l’opposition contre-révolutionnaire, en passant par l’anti-révolution). Dans cette perspective, la notion de peuple renvoie à une juxtaposition d’espaces sociaux faisant cohabiter des formes d’hétérogénéité économiques, régionales, culturelles, de genre, et à une diversité d’expériences. Quels peuvent être, selon vous, les archives, les méthodes, les lieux les plus appropriés pour poursuivre l’exploration de la diversité et de la complexité de cette participation populaire ?
Haim BURSTIN
10Je ne recours que rarement à cette expression de « peuple », aussi bien dans l’écriture que dans le vocabulaire courant. Et cela parce que j’estime que, en général, il s’agit d’une notion dont l’emploi s’avère ambigu et hasardeux. Son caractère générique et polymorphe en a fait une sorte de passe-partout cher au langage sociopolitique qui met en scène un personnage collectif au nom duquel on peut légitimer ou revendiquer tout et son contraire. Cela prête à toutes sortes de mystifications. En effet, il s’agit d’un concept tellement chargé d’idéologie et d’émotivité qu’on a du mal à en faire une base solide pour une argumentation scientifique. Objet à la fois d’engouement mystique, de dédain, voire de mépris, ou même d’effroi, le mot peuple nous engage donc sur un terrain glissant où il suffit de la moindre inflexion de la voix ou de l’écriture pour attribuer à ce terme l’une ou l’autre de ces connotations. Faut-il pour autant rayer ce concept puissant et évocateur du lexique historiographique ? Certainement pas, car c’est notamment dans son sens métaphorique qu’il garde toute sa valeur, ne serait-ce que par la place qu’il occupe désormais dans la démarche historique courante et dans le sens commun. Mais il faut se garder de la tentation de prendre un collectif symbolique pour une définition sociologique achevée.
11C’est pourquoi, dans le concret de la recherche de terrain, les historiens préfèrent d’habitude adopter d’autres appellations plus pertinentes et circonstanciées : couches populaires, classes travailleuses, mouvement ouvrier et bien d’autres encore. En ce qui me concerne, je me sens plus à l’aise avec la notion de « classes subalternes » que j’emprunte à Antonio Gramsci, où l’accent tombe justement sur la dialectique entre dominants et dominés.
12C’est dans un passage des Cahiers de prison que Gramsci nous livre une intuition que j’estime fulgurante et qui a marqué, dès ses débuts, mon travail d’historien, jusqu’à devenir une sorte de mantra.
« L’histoire des groupes sociaux subalternes est nécessairement fragmentée et épisodique […]. Les groupes subalternes subissent toujours l’initiative des groupes dominants même quand ils se rebellent et se soulèvent […]. Toute trace d’initiative autonome de la part des groupes subalternes devrait donc être d’une valeur inestimable pour une histoire intégrale ; il résulte de cela qu’une telle histoire ne peut être traitée que par monographies et que chaque monographie demande une somme considérable de matériaux souvent difficiles à rassembler » [11].
14Ces remarques non seulement ouvrent à une vision plus large, moins rigide et plus sensible à une approche de type anthropologique, mais elles contiennent en fait des indications pour ce qu’on pourrait envisager comme un vrai projet de recherche ; je l’ai personnellement adopté dans mes travaux.
15Les classes subalternes – dont la voix est traditionnellement silencieuse dans les sources – laissent des traces souvent fort lacunaires, fragmentaires ou même insignifiantes de leur vie, de leur état d’esprit et de leur pensée. Sauf dans des cas assez rares – dont un exemple heureux est celui du vitrier Ménétra – les témoignages directs nous font défaut. L’historien est donc obligé de déployer tout son arsenal heuristique pour valoriser toutes sortes de sources indirectes. Cette stratégie de recherche consiste à creuser au-dessous de la première couche documentaire et à ne pas reculer face à l’accumulation patiente et minutieuse de détails, même incohérents et épars, pour les assembler par la suite dans un cadre monographique.
16À côté de ce travail d’assemblage souvent long et ingrat, il faudrait aussi revenir aux grands corpus de l’histoire démographique et sociale où la composante populaire, quoiqu’anonyme, joue, après tout, un rôle majoritaire. Dans la pratique historiographique récente, l’analyse de ces sources a été partiellement sacrifiée sur l’autel, d’une part de la micro-histoire, et de l’autre d’une organisation de la recherche qui exige de plus en plus des résultats rapides et spectaculaires.
David ANDRESS [12]
17Durant les dernières décennies, un très grand nombre d’ouvrages ont traqué la parole populaire dans les archives. Cela va du livre de Robert Darnton, L’Affaire des Quatorze (qui rend compte de la sociabilité populaire dans le Paris de Louis XV à travers son involontaire reconstitution par les sources policières) à celui de Katie Jarvis sur les Dames de la Halle et la manière dont elles se sont appropriées et ont politisé une position traditionnelle, à l’intersection de la production et de la consommation [13]. Mon propre travail, sur les premières années de la Révolution à Paris, trouvait son inspiration dans la manière dont David Garrioch avait lu entre les lignes des rapports de la police d’Ancien Régime pour y saisir les relations de voisinage, en s’appuyant sur l’œuvre d’Arlette Farge qui avait exploré les dimensions sociale et politique de la capitale « populaire » [14]. La publication toute récente de Pascal Bastien et Simon Macdonald, trouve son inspiration dans le travail séminal de Daniel Roche, mais choisit d’évoquer une multitude de peuples au sein de la capitale moderne, là où Roche parlait d’un peuple [15].
18Ce que montrent ces travaux, c’est qu’il y a une multitude de façons d’appréhender les voix « populaires » du xviiie siècle, ou d’identifier la diversité des fragments de voix saisis par l’archive. Pour le xviiie siècle, nous travaillons presque toujours avec des archives produites par les autorités, où les voix populaires n’existent que comme fragments captifs. Mais l’expérience nous a montré que de tels fragments existent presque partout et peuvent nous apprendre beaucoup.
Micah ALPAUGH
19En tant que chercheurs.euses, nous vivons une époque enthousiasmante, avec plus de sources disponibles que jamais – y compris des sources lointaines. L’ère soboulienne est désormais loin derrière nous, avec ses recherches centrées sur de petits éclats tombés des dossiers de police dans la série F7 des Archives nationales ou sur une seule source provinciale. Aujourd’hui des instruments digitaux rendent disponibles de vastes réserves de matériaux venus du monde entier : les historiens et les historiennes doivent se saisir des abondants corpus que les révolutionnaires ont produits, pour essayer de comprendre la complexité de leur culture politique.
20En l’absence d’un paradigme dominant, les chercheurs et chercheuses en histoire de la Révolution sont libres du choix de leur sujet. Pour maintenir la place de l’enseignement et de la recherche en histoire de la Révolution française, il est devenu essentiel de s’attacher à mieux comprendre l’ampleur des ambitions révolutionnaires à l’égard des dominés, des minorités et des peuples étrangers, en particulier pour celles et ceux parmi nous qui enseignent et publient hors de France. En effet, l’accent actuellement mis sur la World History (y compris l’inclusion de l’histoire des peuples non-occidentaux à côté ou dans les anciens grands récits) nous contraint à réduire le temps consacré à discuter de l’histoire européenne. Et cependant, la Révolution française tient son rang, tant il est vrai que les ambitions du monde contemporain posent à nouveau les questions qui furent celles de la Révolution. Je veux néanmoins mettre en garde sur le fait que l’accessibilité aux sources françaises est très inférieure à celle de leurs équivalents anglo-américains (Burney Collection, Early American Newspapers). Nous risquons de perdre, au profit de champs de recherche concurrents, les chercheurs et les chercheuses qui n’auront pas les moyens de se rendre régulièrement en France.
Sophie WAHNICH
21Je crois qu’avant de poser la question des archives, il faudrait savoir quelles questions l’on souhaite leur poser. Or je ne suis pas convaincue par vos attendus.
22Je ne pense pas qu’il soit possible de réfléchir en termes de « participation populaire » à l’événement révolutionnaire. Car participer, prendre part comme à un repas, ou faire sa part supposerait que ces parts soient possibles à circonscrire et déjà instituées, qu’il serait possible, voire souhaitable, de travailler, avec cette découpe de parts, sur celles qui intéresseraient plus particulièrement le petit peuple comme acteur, comme agent, voire comme objet de la Révolution.
23Or ces parts n’existent pas pour ceux qui vivent l’événement, qui à mon sens n’est révolutionnaire que parce qu’il associe des acteurs différents par l’action commune et qu’il invente ce qui n’est justement pas encore institué. C’est même ce qui est inaugural, refuser le partage en trois états immuables et prédestinés pour obtenir un objet commun : la Constitution. C’est en mêlant des mandataires qui représentent des intérêts jusque-là différents et divergents que l’événement révolutionnaire advient. Il fabrique une institution étonnante avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en produisant des règles repères qui instituent des principes plus que des formes. Enfin, au cœur de l’institution elle-même, le droit de résistance à l’oppression fait de la déclaration une institution insurgeante disponible pour chaque portion du peuple. Loin de distribuer des parts, elle fabrique des veilleurs qui peuvent être de n’importe quel groupe, voire être seul et avoir raison contre tous. Ce « n’importe quel homme ou groupe » est justement au fondement du projet révolutionnaire. La condition n’est pas d’être du peuple comme groupe, mais d’être vertueux, c’est-à-dire d’avoir le souci du bien public commun.
24Certes, chaque moment révolutionnaire redécoupe le commun et le conflictuel, mais en partant d’un commun qui est celui de l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Et ce sont de fait des riches, des dotés, des lettrés devenus plus puissants avec la Révolution qui au fur et à mesure de son déroulé se séparent, se dissocient de son projet inaugural et récusent ce qu’ils avaient reconnu auparavant comme acceptable. Ce qui me conduit à penser que ce ne sont pas les gens du peuple qui participent à la Révolution, mais qu’il y a une révolution très compacte socialement de mai à octobre 1789 et que celle-ci se feuillète peu à peu. Les conflits émergent et ce sont ces conflits qui font la révolution et la contre-révolution, la manière d’être qualifié au regard du « peuple », en être ou ne plus en être.
25De ce fait on peut chercher des archives spécifiques, chansons et poèmes de circonstance des peu lettrés, les adresses et pétitions qui politisent la plainte et la déplacent vers un art subtil de faire de la politique, mais selon moi toute archive révolutionnaire dit quelque chose de cette dynamique et plus particulièrement les archives qui suivent l’actualité, les Archives parlementaires, Le Moniteur universel. Ce qui me parait important, c’est de saisir les dynamiques de conflit politique, de contradiction et non d’identité sociale.
26Au-delà de cette diversité sociale, la notion de peuple vous paraît-elle utile pour désigner les formes d’unité subjective et politique qui, en appui sur un socle de stratifications mentales et économiques antérieures à la Révolution, se réarticulent dans les luttes et créations politiques des différents moments révolutionnaires ? Quelles formes d’autonomie voyez-vous dans les pensées et dans les luttes populaires ?
Sophie WAHNICH
27« Peuple », ce mot clé de l’événement révolutionnaire ne recouvre pas seulement ce que nous appelons aujourd’hui « le populaire », mais une série de tensions qui se succèdent et se superposent les unes les autres.
28D’abord la tension entre nobles et non nobles : elle fonde la rupture et l’avènement du peuple souverain où cette distinction n’a plus de sens. L’universalité des citoyens est dotée de pouvoirs politiques et plus particulièrement de celui de faire des lois : un peuple-loi. Mais la Révolution française hérite aussi de l’opposition entre le peuple « personne civile » et symbolique et la « multitude hydre à cent têtes séditieuse ». C’est cette tension qui est retraduite dans l’hypothèse d’une souveraineté populaire incarnée par les seuls représentants du peuple, en conflit avec une souveraineté populaire où le glaive de la loi appartient en dernier recours aux « résistants à l’oppression ». La troisième tension est celle qui oppose les petits et les grands. L’objectif est de réaliser dans les faits un niveau d’égalité. « Si une égalité parfaite de bonheur était malheureusement impossible entre les hommes, il était au moins possible de rapprocher davantage les intervalles » sinon, ajoute Collot d’Herbois ce 26 brumaire an II, on aurait « séparé l’homme de l’homme » et « étouffé sous les distinctions de l’opulence et de la pauvreté la Déclaration des droits qui ne reconnaissait d’autres distinctions que celle des talents et des vertus » [16]. Mais Collot maintient cette tension : « le peuple est l’universalité des citoyens français, le peuple c’est surtout la classe immense du pauvre ». La polysémie est donc d’emblée extrême et le mot « peuple » ne peut s’expliciter que dans ses usages : il s’agit de décrire en quoi il est au fondement des principes révolutionnaires, dans cette polysémie à la fois héritée et subvertie.
David ANDRESS
29Si, aidé.e.s par les travaux d’historiens tels que Morris Slavin et Haim Burstin [17], nous regardons le « mouvement » sans-culotte avec lucidité, celui-ci peut être défini comme un ensemble d’attitudes adoptées par des individus de tout statut social, pratiquant des formes de « protagonisme » individuel et d’opposition à la contre-révolution. Il est impossible de comprendre l’élan révolutionnaire de 1792-1794 sans saisir ce que « peuple » signifiait pour les révolutionnaires eux-mêmes, mais cela suppose de reconnaître qu’il s’agissait d’un concept et non d’une réalité. Il s’agissait d’un public imaginaire, un totem auquel s’identifier et, de plus en plus, une arme contre ceux qui n’étaient pas conformes aux attentes des représentants de la nation.
30Il nous revient donc de comprendre que toute initiative politique issue du peuple était nécessairement en décalage avec ce modèle abstrait. Il faut ainsi remarquer que l’élimination finale de toute initiative politique sans-culotte, qui survint après l’exécution d’Hébert, ne fut que la dernière étape d’un processus continu de diminution de l’activité « populaire » autonome. Durant la première année de la Révolution, il y eut un grand nombre de mobilisations populaires d’ampleur, et la plupart ne semblent pas avoir eu besoin de structures organisationnelles pour développer leurs exigences politiques. C’est plus tard, à partir de 1790-91, que se développent des clubs politiques, des « sociétés populaires » visant explicitement l’encadrement des mobilisations populaires par les élites radicales. Or, si nous avons des preuves que ces tentatives d’encadrement n’ont pu éliminer toutes les initiatives venues de la base dans les clubs, il apparaît non moins évident que le « mouvement » sans-culotte qui s’y développa (et le rôle relativement important des femmes en leur sein), fut contrôlé et marginalisé par les assemblées de section et les comités officiels. L’un des aspects de ma propre recherche sur les événements de 1791 est la totale absence de corrélation entre les listes de ceux qui furent interrogés pour leurs vues radicales à ce moment-là et celles qui documentent l’appartenance au « mouvement populaire » plus tardif : quels qu’aient été les sans-culottes, ils n’étaient pas les mêmes que ceux qui se dressèrent pour protester contre le massacre du Champ-de-Mars.
31En somme, il est probable que la perspective d’un mouvement « populaire » véritablement autonome a été si systématiquement découragée par le radicalisme politique organisé que nous serons à jamais dans l’incapacité d’en retrouver la trace, sinon sous forme de fragments et de murmures.
Haim BURSTIN
32Lorsque la Révolution éclate, les couches populaires entament une transition dense et spectaculaire ; le « peuple » apparaît omniprésent, protéiforme, mais en même temps fluide et insaisissable en soi. Topos et parfois même pivot du discours politique, mais aussi outil privilégié de toute sorte de manipulations, ce concept renforce formidablement son rôle métaphorique. Parmi les différentes tensions inédites qui se manifestent pour la première fois autour de la présence populaire, j’en retiendrai ici essentiellement deux qui me paraissent paradigmatiques et en étroite corrélation réciproque.
33D’en haut, il y a la pratique de plus en plus développée, du côté des élites, de se rapporter, s’appuyer et faire appel concrètement à un peuple qui s’est révélé être un élément incontournable de l’enjeu politique en cours. D’en bas, il y a l’aspiration des couches subalternes à quitter la condition de plèbe pour « se faire État » (Gramsci), par la participation civique et l’engagement politique. C’est la prise de conscience d’un potentiel de conditionnement et d’interférence à faire valoir dans le grand remue-ménage qui est en train de se dérouler. Entre ces deux tensions parallèles, une dialectique nouvelle se déclenche, nullement linéaire et surtout encore embryonnaire et intermittente, mais qui n’assigne pas moins une nouvelle place aux couches populaires dans les espaces démocratiques. Cette nouvelle expérience coupe court à une double lecture consolidée du peuple de la part des élites, qui tend à envisager, d’une part, un peuple immuable, dans l’inertie rassurante et répétitive de ses comportements traditionnels et, de l’autre, une force tumultueuse en redoutable évolution, prête à déborder en comportements incontrôlés. Cette représentation trahit cependant une intention normative de l’action populaire, surtout pendant la Révolution, par la séparation artificielle entre les comportements qui sont à rejeter, à tolérer ou à exalter.
34Face à cette dichotomie conceptuelle, le vrai défi historiographique est, à mon sens, celui d’essayer de comprendre la nature même de ce métabolisme et son fonctionnement. La Révolution brise et altère la ritualité traditionnelle de la vie populaire, pour en construire une nouvelle, inédite, qui fixe en cours de route les balises symboliques de son histoire, mais qui est cependant destinée à un avenir de longue haleine. Dans ce processus il y a des éléments qui se conservent ou s’éclipsent, d’autres qui disparaissent ou sont rejetés, d’autres encore qui se transforment au fur et à mesure. Cette dynamique – qu’il revient à l’historien de cerner et éclairer – n’est pas linéaire, car ce processus comporte des va-et-vient, des faux départs, des tâtonnements. En cours de route, les couches populaires peuvent bel et bien se reconvertir en plèbes, renoncer au rôle qu’elles s’étaient taillé, pour revenir à des pulsions primaires et incontrôlées dont les massacres de septembre représentent l’expression la plus tragique.
35Le dualisme qui semblerait intrinsèque à la notion même de peuple tend alors à se reproduire ; ce n’est en effet que dans de rares moments d’extraordinaire intérêt que l’écart entre les deux acceptions contradictoires de cette notion tend à se réduire ; ceux-ci correspondent aux phases où le mouvement populaire atteint son zénith.
36Et pourtant cette possibilité toujours présente de basculement était bien présente à l’esprit des révolutionnaires mêmes, engagés dans un effort pédagogique infatigable à l’égard des couches subalternes pour empêcher justement leur recul vers un état « pré-politique » et pour leur insertion à part entière dans la cité. Cela dit et malgré tout, un nouveau cours s’instaure avec, du côté populaire, une prise en charge du rôle à jouer dans l’espace public. Je ne vois pas là pour autant l’expression d’une « autonomie » de l’action populaire. Sur ce versant on risque d’être ramenés à un débat épuisé sur le rapport entre culture populaire et culture savante. En revanche, dans le cadre de cette transition dense, qu’on vient d’évoquer, j’estime qu’on aurait intérêt à déceler toutes les traces d’une agentivité populaire qui peuvent se manifester. Plus que l’adoption subalterne d’un « républicanisme » élaboré par les élites, il me semble important de souligner la capacité des couches populaires à exploiter dans plusieurs domaines le langage politique du moment, à s’accorder si l’on veut au Zeitgeist, pour maquiller leurs propres revendications et essayer de conditionner ainsi l’agenda politique de la France révolutionnaire. De ce point de vue, la Révolution s’avère une expérience extrêmement riche en formes d’empowerment populaire.
Micah ALPAUGH
37La déconstruction post-moderne de la notion de « peuple » a fait plus de mal que de bien au champ des études révolutionnaires. Le « Peuple » reste l’un des grands concepts structurants qui émerge de la Révolution française et constitue une pierre de touche pour construire la démocratie moderne. Cependant, sans que cela doive nous amener à sous-estimer les efforts des révolutionnaires français pour améliorer le bien-être général, les recherches récentes sur les femmes, les Noirs, les pauvres et autres groupes marginalisés ont montré les limites des pratiques politiques françaises. Et ce, malgré l’influence des idées radicales des Droits de l’homme sur la naissance du féminisme moderne, le mouvement des droits civiques pour l’égalité raciale, l’abolitionnisme, etc.
38Quand on étudie les mouvements sociaux révolutionnaires, il est crucial de saisir les formes de leur autonomie à l’égard des élites politiques avec lesquelles ils interagissent. Construire des alliances fut essentiel pour ces mouvements, mais la contestation populaire avait ses propres priorités, certaines profondément ancrées dans une défiance ancienne vis-à-vis des forces du marché, d’autres nées des circonstances révolutionnaires. La plupart des forces en présence cherchaient à surmonter ces divisions pour créer de nouvelles alliances politiques : ainsi les Parisiens voulaient-ils collaborer avec les autorités et ne recouraient typiquement à la violence physique que lorsque leurs demandes étaient ignorées. Les tendances élitistes de l’historiographie révolutionnaire la plus récente ont minimisé et faussé notre vision des alliances populaires de cette époque.
39Un certain nombre de groupes plus ou moins institutionnalisés, d’individus (représentants, militants, journalistes), de journaux, se sont, dans le cours même de la Révolution, revendiqués d’une alliance sociopolitique avec le peuple. Dans quelle mesure peut-on, à travers leurs discours, percevoir une appropriation par des dominants de valeurs et de discours populaires ? Inversement, dans quelle mesure le travail historien permet-il de saisir les appropriations populaires d’un nouveau langage politique ?
Sophie WAHNICH
40Revenons aux « groupes populaires » de votre première question. Sont-ils politiques ou renvoient-ils à des corps de métiers, aux paysans ? Aux sans-culottes ? Nous voyons bien que cette idée de groupes populaires reste un peu confuse pour analyser un processus politique révolutionnaire. « Je suis peuple » dit Robespierre, comme Blanqui pourtant journaliste pourra déclarer plus tard « je suis prolétaire ». L’assignation sociale et la revendication politique ne coïncident pas toujours et l’on sait que la contre-révolution vendéenne est indéniablement populaire comme le sont les gardes françaises ou les lavandières de Paris, et pourtant cela ne les réunit pas.
41Pour autant il y a bien des enjeux fondamentaux à ne pas seulement repérer les unions et désunions entre groupes sociaux distincts qui fabriquent en situation ce que Sartre appelle un groupe en fusion dans des moments que Jaurès qualifie de « haute température » [18]. Mais ces enjeux sont plus historiographiques qu’historiques.
42Il y a des situations spécifiques qui fabriquent non pas des autonomies au sens strict, mais des acteurs-situations différents. Et oui, le peuple modeste ou pauvre n’a pas toujours besoin d’intermédiaires culturels pour penser et agir par lui-même, et revendiquer à la fois pour lui-même, mais aussi souvent pour tous. Parce que la pensée est nécessairement située géographiquement et socialement, il y a bien une révolution paysanne, un monde urbain où la sans-culotterie joue un rôle déterminant en révolution, mais il y a aussi conjonction de ces autonomies du fait même qu’elles partagent les mêmes outils politiques (cahiers de doléances, assemblées, sociétés populaires, comités de surveillance, fêtes, autels de la patrie, etc.). Ces spécificités n’annulent pas l’unité de conjonction politique, dans le vocabulaire de Sartre, il y a des totalisations partielles et une totalisation révolutionnaire d’enveloppement. Lorsque François Furet et Denis Richet mettaient en doute l’existence même de cette unité en affirmant que l’unité du projet entre les élites groupées dans les académies et les paysans de la Sarthe n’était pas démontrable, ils récusaient cette totalisation d’enveloppement au profit des discontinuités et des contradictions, et ne faisaient pas de ces dernières un facteur explicatif de la dynamique révolutionnaire. Ils prenaient appui sur les travaux d’Albert Soboul, Paul Bois, Daniel Guérin, Georges Lefebvre, pour produire l’imaginaire d’une série discrète de révolutions au pluriel. Je pense au contraire que si tous les intérêts ne convergent pas, la fusion des volontés chère à Billaud-Varenne fait la Révolution, tandis que les contradictions la radicalisent peu à peu jusqu’à l’impasse de Thermidor.
43Le deuxième enjeu historiographique est celui de la qualification de la Révolution comme bourgeoise, car une telle qualification fait du peuple le jouet jetable d’un processus écrit d’avance. Donc, valoriser les processus populaires, c’est affirmer que même si la bourgeoisie tire les marrons du feu en Thermidor, la Révolution ne peut être comprise sous cette seule qualification qui n’éclaire que l’aboutissement de la bataille, dont le peuple dans sa version sociale est absolument partie prenante.
Haim BURSTIN
44La presse – et en particulier la presse politique – faisant écho à la rhétorique parlementaire, exploite à fond la notion de peuple, profitant de sa plasticité et de sa capacité d’adaptation aux propos les plus variés. À l’ombre du nouveau rôle acquis par la composante populaire dans la cité, et en vertu de l’autorité métaphorique absolue qu’elle a atteint auprès de l’opinion publique, les journaux peuvent faire passer les contenus les plus divers et même les plus contradictoires. Le recours au peuple assure en effet une large couverture et une légitimation qui fait de la presse un des hauts lieux de la démagogie politique.
45Je me bornerai à souligner un phénomène assez répandu sous la Révolution que j’ai défini comme une sorte de « ventriloquisme politique ». Il s’agit d’une technique de communication, ou de manipulation, qui consiste à parler avec la voix de quelqu’un d’autre pour les objectifs politiques les plus divers. Le premier langage à être emprunté est, bien sûr, celui du peuple, pour faire semblant de parler en son nom ou de s’adresser à lui. Le recours notamment à l’argot et au style poissard est un expédient privilégié de manipulation de l’opinion publique, fort répandu dans les textes contre-révolutionnaires, mais pas seulement. La rentabilité de cette astuce langagière devient bientôt une arme courante de la presse radicale dans ses différentes formes dont la plus achevée est sans doute celle des différents Pères Duchesne [19] est en l’an II une pratique de très large emploi dont il n’est pas toujours aisé de déceler toute la portée mystifiante.
46Ces phénomènes de ventriloquisme politique nous ramènent donc encore une fois au caractère ambigu, voire même glissant, de la représentation du peuple, à l’épreuve notamment du grand affrontement révolutionnaire autour du thème de l’hégémonie politique.
Micah ALPAUGH
47Pour comprendre la Révolution, il nous faut aller au-delà des hypothèses classistes contemporaines. L’appropriation des valeurs et des symboles populaires montre le succès grandissant des militants populaires durant les premières années de la Révolution. Il n’y eut ni paysans ni artisans élus aux États généraux et les magistrats et juristes qui représentèrent le Tiers État n’imitèrent en rien les habitus ouvriers. Seuls les succès du mouvement populaire ont pu permettre l’accès des valeurs populaires au-devant de la scène. Quoique les « sans-culottes » n’aient pas représenté une strate socio-économique cohérente en 1793, l’usage du symbole manifesta la contribution réelle à la République de millions de citoyens ordinaires.
48Et de manière réciproque, l’éducation des révolutionnaires populaires à la citoyenneté progressa au cours des premières années de la Révolution. Une masse d’hommes et de femmes sans habitudes et sans réflexes de participation politique directe devinrent les participants souvent enthousiastes des assemblées, des clubs, des rassemblements de rues et des protestations collectives. Une grande partie du peuple trouva, dans ces méthodes de participation démocratique (adaptées de pratiques anciennes ou étrangères), de quoi satisfaire leurs intérêts et leurs ambitions.
49Il faut cependant noter que cette « révolution populaire » resta à bien des égards, inachevée. La Constitution de 1793 ne fut jamais mise en œuvre : à la place, les législateurs suspendirent les libertés. Dans la mesure où toute manifestation de rupture de l’accord avec la Convention entraînait une répression immédiate, l’an II fut un temps de peu de protestations révolutionnaires. Durant la terreur, l’influence sans-culotte sur les autorités ne fut que partielle, ce qui explique qu’il se trouva bien peu de gens pour défendre le régime en Thermidor.
David ANDRESS
50Pour autant que le discours politique des élites (où l’on inclura de facto tous ceux ayant un accès à la parole politique et journalistique officielle) ait pris en charge avec succès les valeurs et les intérêts populaires, ce qui apparaît clairement c’est l’étroitesse de la vision du peuple qu’on peut y lire et l’incapacité de ces discours à faire place à des plaintes et à des aspirations populaires qui ne cadreraient pas avec leurs propres objectifs. Ainsi le rôle du travail productif dans les vies et l’identité de la population en est-il totalement absent.
51Le mouvement sans-culotte a projeté une vision du travail largement subsumée sous l’image de la maisonnée patriarcale de l’artisan indépendant – au point qu’Albert Soboul a pris ces assertions pour autant de descriptions. Depuis les années 1980 cependant, l’historiographie a montré que – y compris au sein du système corporatif – l’emploi et le travail sous l’Ancien Régime relevaient d’expériences extrêmement complexes et en négociation permanente. Les compagnons (et dans certaines corporations les femmes, ainsi que l’ont notamment montré Daryl Hafter et Clare Crowston [20]) ont fait face sous le règne de Louis XVI à un accroissement de l’autorité des maîtres, promue dans le cadre d’une réforme « éclairée » et visant à rogner leurs droits légalement établis [21].
52Les premières années de la Révolution ont vu l’intensification des efforts des travailleurs pour organiser les relations de travail sur une base moins autoritaire. À l’hiver et au printemps 1791, ils ont finalement utilisé l’abolition des privilèges corporatifs pour créer des organisations appliquant les libertés révolutionnaires au monde du travail. Les conséquences furent la résistance des employeurs (qui étaient fortement organisés), le déploiement de la garde nationale par les autorités parisiennes afin de mettre fin aux arrêts de travail et piquets de grève, et le vote en juin de la loi Le Chapelier rendant illégale toute organisation ouvrière. Cette loi demeura active durant toute l’ascension du mouvement sans-culotte et fut largement utilisée (Haim Burstin l’a montré) pour contrôler les activités des travailleurs mobilisés dans l’effort de guerre en 1793-94.
53La réticence des élites à accueillir les demandes populaires liées à la question du travail productif contraste avec la manière dont la question des subsistances en est venue à dominer les représentations du peuple. Voisinant avec des efforts répétés pour imposer dans la loi une théorie dogmatique du marché libre, l’image des populations urbaines comme autant de consommateurs sans défense, dépendant de l’État pour leurs approvisionnements, convenait parfaitement à la mentalité des élites. Quoique rhétoriquement associée aux phases les plus agressives de la mobilisation sans-culotte, cette image servit aussi d’instrument de manipulation ; ainsi à l’été 1793 Hébert commença-t-il par condamner les demandes populaires en faveur d’un contrôle des prix, avant de les adopter en quelques semaines. Il y a déjà longtemps, Richard M. Andrews avait émis la conjecture qu’une telle focalisation sur les besoins des consommateurs – besoins qui pouvaient être réglés en imposant des obligations à de tierces parties lointaines – était la marque d’un mouvement sans-culotte en réalité dominé par des employeurs qui se trouvaient ainsi soulagés d’une confrontation sur la question des salaires et susceptibles de contraindre au travail dans le cadre d’un système de régulation plus large [22].
54Peuple désigne d’abord un événement de langage par lequel le peuple social et le peuple-événement sont tenus à distance et rejetés comme marques de la division et du particulier, au profit d’un grand tout identifié à une nation forgée par sa représentation dans la législature nationale. Ce peuple-nation, supposément inclusif, fonctionne aussi et, selon les moments peut-être d’abord, par exclusion (du peuple social, des étrangers, des hommes de couleur, des femmes…). Selon vous, ces différentes exclusions doivent-elles être pensées d’abord dans leurs spécificités et leurs temporalités propres, ou la recherche gagne-t-elle à mettre en place des stratégies dites d’intersectionnalité (Kimberlé Crenshaw) ou de consubstantialité des rapports sociaux (Danièle Kergoat), où les différentes dominations sont pensées dans leurs imbrications ?
David ANDRESS
55L’apport d’une pensée des structures sociales et des conflits dans les termes de leurs dimensions intersectionnelles est indéniable. Les historien.ne.s devraient toujours considérer que séparer analytiquement de telles intersections ne saurait être une démarche valable que dans la mesure où cela permet une meilleure compréhension de la complexité des situations, individuelles ou de groupes, ainsi détachées. Il est souvent nécessaire de désagréger et de dénouer, que ce soit pour suivre les sentiers tracés par l’archive ou pour permettre la clarté analytique de l’exposition. Il reste que, comme l’a noté E.P. Thompson il y a de nombreuses années eu égard aux dynamiques de classes, de telles manières de faire peuvent avoir pour effet de stopper la machine, en tentant de discerner ses fonctions multiples sans les voir à l’œuvre.
56En matière de formes d’intersection méritant analyse, il est évident que la rencontre de la classe et du genre est particulièrement significative. Le travail sur les Dames de la Halle le montre, et plus encore celui de Lisa DiCaprio, qui saisit l’aspiration des plébéiennes de Paris à être reconnues comme citoyennes à partir de leur rôle économique d’ouvrières dans des ateliers d’État. Les luttes de ces ouvrières contre ceux qui les encadraient se disaient dans le langage hautement politisé de la dénonciation et du factionnalisme, et cela pouvait nous cacher leurs racines sociales et matérielles [23]. Si l’on observe la manière dont les représentants jacobins se sont efforcés de mobiliser la population rurale, il y a des traces de mépris et d’incompréhension (conduisant à des réactions autoritaires) que nous pourrions mutatis mutandis comparer à un discours de la « race ». Olwen Hufton a documenté le langage de l’insulte déshumanisante déployé par les agents d’État, en particulier à l’encontre des femmes de la paysannerie, et Jill Walshaw a suivi en détail la chasse aux pensées dissidentes dans les communautés rurales [24].
Micah ALPAUGH
57La globalisation actuelle a ceci d’utile qu’elle nous encourage à reconnaître l’incroyable diversité de la France et de son empire durant la période révolutionnaire. Les esclaves et les « gens de couleur » ont à juste titre retrouvé leur place dans le récit révolutionnaire, dont les avait exclus, durant la plus grande partie des xixe et xxe siècles, l’étroitesse de vue d’historiens nationalistes. Le rôle de la Révolution française dans l’émergence d’un féminisme moderne reste au nombre de ses plus importants héritages, tandis que nous pouvons regarder le projet révolutionnaire au miroir de l’exclusion persistante des femmes des instances dirigeantes de la politique française. En outre, l’ambitieuse volonté des révolutionnaires français de diffuser la Révolution fait de celle-ci un événement fondateur pour un grand nombre d’histoires nationales. L’universalisme, le cosmopolitisme et le caractère inclusif du projet de la Révolution française en font un terrain particulièrement fertile pour l’étude de l’histoire atlantique et globale, dans toute sa diversité et sa complexité.
Sophie WAHNICH
58Il me semble que nous n’avons pas à faire ce choix, on ne peut que travailler d’une manière intersectionnelle de fait ou consubstantielle, car l’archive est telle. Lorsque je travaillais sur la notion d’étranger, je cherchais la spécificité de l’attitude révolutionnaire face aux étrangers, mais j’ai découvert un concept et pas seulement un groupe déclaré « étranger » au sens actuel du terme. Quant aux étrangers comme tels dans notre vocabulaire actuel, sur lesquels j’ai effectivement travaillé, ce pouvaient être des riches ou des pauvres, des hommes ou des femmes. Et donc oui repérer que la femme suit le mari pour la question du titre de citoyen français, c’est une question de genre, et observer que le décret Target sur l’inclusion des étrangers en 1791 suit le découpage social de la constitution pose la question des rapports de classe sociale. Donc on s’attelle à une question et on rencontre les autres. Ensuite il s’agit de savoir comment on en rend compte, au détour d’une phrase ou en le problématisant en s’appuyant sur d’autres travaux. Pour ma part en 1994, j’avais problématisé la division riche pauvre, mais moins celle du genre.
59Voyez-vous (en dehors de la perspective diffusionniste, bien développée notamment pour l’étude des jacobinismes) des apports des études d’histoire globale et impériale à l’histoire du peuple en Révolution ?
David ANDRESS
60Il est évidemment possible de réfléchir aux profondes imbrications des attitudes et des pratiques quotidiennes avec les systèmes globalisés d’échanges et d’exploitation qui, depuis les années 1780, avaient commencé à façonner les vies, même si les individus n’envisageaient pas cela de manière consciente. Les études d’Emma Rothschild sur Angoulême ont brillamment montré combien les fils des engagements commerciaux et impériaux s’infiltraient dans les vies de régions de la France profonde qui pouvaient en apparence paraître isolées [25]. Michael Kwass donne pour cadre à son étude du antihéros folklorique Mandrin l’économie globalisée et les interactions géopolitiques qui rendaient profitable la contrebande de produits tels que le tabac ou les Indiennes [26].
61Il est indéniable que nous avons besoin de mieux connaître la profondeur et la complexité de ces types de liaisons. Personne ne niera que l’économie française fut transformée par la croissance impériale et l’exploitation esclavagiste, que ce soit par la croissance des grands ports de l’Atlantique ou la diffusion du filage et du tissage du coton dans les campagnes. De quelle manière ceci a-t-il été pris en compte par les luttes sociales ? La question demeure ouverte. Si l’on suit l’exemple du travail de Rothschild, que pourrait-on dire des liaisons entre le profit marchand, les identités impériales et les conflits au niveau de chaque village entre individus et familles en ascension, pour l’achat et l’exploitation des droits seigneuriaux ? Qu’advient-il de ces conflits dans le contexte des années 1790, comment tout cela joue-t-il avec la question complexe des biens nationaux ? Et pourquoi l’existence d’une proto-industrie globalisée semble-t-elle avoir si peu de résonance dans les projets politiques dressés pour un futur commun, qu’il soit sans-culotte ou républicain ?
Micah ALPAUGH
62La Révolution française prend place dans une vaste Révolution atlantique qui va de la révolte corse et de la Révolution américaine aux soulèvements de Belgique et des Pays-Bas, en passant par les mobilisations populaires pour la réforme parlementaire et l’abolition du commerce des esclaves en Angleterre et en Irlande. Comme je le montrerai dans mon prochain ouvrage [27], la plupart de ces mobilisations se sont appuyées sur des sociétés de correspondance pour organiser les mouvements nationaux. Si le Club des Jacobins se nomma à l’origine la « Société de la Révolution », ce fut en effet à l’imitation de la London Revolution Society. À leur tour, les Jacobins eurent ensuite une influence sur le développement de mouvements similaires à l’étranger – y compris sur la London Corresponding Society, les United Irishmen et le Democratic Party des États-Unis. Des correspondances s’établissaient par-delà les frontières, diffusant des idées et des tactiques, entre des mouvements qui se percevaient eux-mêmes comme engagés dans des luttes interdépendantes pour la liberté.
63Les auteurs des Lumières puisaient dans des exemples internationaux : Voltaire idolâtrait la tolérance de l’Angleterre, Montesquieu y approuvait l’équilibre des pouvoirs, le radicalisme de Rousseau prenait sa source à Genève, et Hector St. John de Crèvecœur idéalisait l’égalité américaine. De même les élites révolutionnaires échangeaient des idées et trouvaient leur inspiration dans des influences internationales. Thomas Jefferson contribua à l’écriture de la première version de la Déclaration de Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui comprenait un droit de résistance à l’oppression. Les révolutionnaires cultivaient des liens avec tous les radicaux d’Europe et du bassin atlantique, qu’ils soient bourgeois ou populaires, et ils espéraient que la Révolution dépasserait les frontières de France.
64Cependant, au-delà des élites lettrées, les nouvelles notions atlantiques de liberté se diffusèrent de manière inégale parmi les artisans et les paysans. Il reste beaucoup à faire pour comprendre vraiment les connexions populaires entre les révolutions atlantiques. Les travaux de Marcus Rediker sur les marins, et ceux de Julius Scott sur les esclaves, peuvent être autant de sources d’inspiration [28]. De telles connexions étaient le plus souvent très indirectes, mais l’expérience révolutionnaire française démontre l’incroyable pouvoir communicatif des idées, même à distance de leur contexte d’origine.
65Tout en interagissant activement avec tous les modèles disponibles, les révolutionnaires français se pensaient engagés dans quelque chose de fondamentalement nouveau. Leur rejet de la tradition et le caractère radical de l’ordre nouvellement bâti les empêchaient d’adopter les précédents étrangers aussi complètement que les révolutionnaires futurs adopteraient 1789. Les modèles atlantiques procurent donc une explication significative, mais incomplète, pour comprendre les formes que prit en France la révolution populaire.
66Comment évaluer la portée de l’expérience du peuple en révolution, à court, moyen et long terme, depuis la stabilisation napoléonienne jusqu’aux combats démocratiques du xixe siècle ?
David ANDRESS
67Face à une telle question, la tentation immédiate est d’aller chercher la phrase de Marx à propos de la révolution comme tragédie et comme farce. Durant la Révolution française, l’action « from below » fut couronnée de succès quand elle put être fluide, autonome et déterminée, et en général quand (comme dans le cas des protestations frumentaires) elle en appelait à de très anciennes normes communautaires qui appelaient des réponses culturelles « instinctives ». Les traditions politiques radicales qui ont émergé au xixe siècle ont été à rebours de ces formes, leur substituant une pratique de l’organisation secrète, une recherche de l’action par en haut à partir du coup d’État, et des buts finaux embrouillés dans un jargon nouveau. Aussi, quand la population urbaine fut appelée à prendre part à l’action « révolutionnaire » directe, ses succès (que ce soit en 1830 ou en février 1848) furent partie prenante de soulèvements chaotiques plus larges, qui incitèrent les têtes couronnées à fuir, pleines de leurs propres souvenirs directs de 1789 et 1792. Sans ces auto-décapitations, l’issue de tels événements aurait été beaucoup moins concluante.
Haim BURSTIN
68Le monde populaire n’attend pas la Révolution pour se tailler un rôle de tout premier plan, notamment dans l’histoire parisienne. Mais dès 1789, par un formidable saut qualitatif, la voix populaire passe des « cris de Paris » à une prise de parole politique achevée. C’est ainsi qu’à la Révolution française revient traditionnellement le rôle d’archétype même de l’entrée en scène du peuple en qualité de protagoniste. Cet archétype refait régulièrement surface depuis, et demeure une référence presque obligatoire, à chaque fois que la question populaire se pose avec une certaine intensité.
69Un grand rôle dans la définition de ce qu’on appelle communément « peuple en révolution » revient à la sensibilité mouvante des historiens et des historiennes qui ont affronté ce sujet au fil des siècles et qui ont créé, par différentes touches, la toile de fond sur laquelle la dimension populaire est venue s’esquisser. Ce sont ces sensibilités plurielles qui ont élaboré ultérieurement la notion de peuple par l’intervention d’une charge supplémentaire d’a priori idéologiques ; tout cela n’a certainement pas simplifié la tâche conceptuelle de saisir ce que représente en fait le peuple sous la Révolution française, mais a permis un large épanouissement de l’emploi de cette notion sous forme de métaphore et son adaptation empirique à des contextes très variés suivant les orientations de recherche. Cela oblige l’historien.ne d’aujourd’hui à se frayer, avec ce concept, un chemin entre les apories de l’histoire et celles de l’historiographie, au risque de rester empêtré dans des sables mouvants.
70Sur cet important terrain, la recherche paye aujourd’hui les conséquences d’une historiographie du siècle dernier qui a fait du peuple en révolution la simple chrysalide de ce qu’il allait devenir au xixe siècle. Par un anachronisme rétrospectif désordonné et idéologique on a souvent sélectionné dans l’histoire populaire les éléments utiles à rendre compte de son histoire future, ces signes précurseurs des virtualités qui par la suite auraient eu pleine expression. Cette attitude a souvent remplacé, plus ou moins implicitement, l’analyse fine d’une transition complexe, par un parcours simplifié où un peuple d’Ancien Régime, mystiquement conçu, passant par le sacrement de la Révolution française, se serait transsubstantié en prolétariat moderne. Cet anachronisme sélectif a entravé l’effort visant à valoriser le vécu populaire en tant que tel, au-delà de ses aspects prémonitoires.
71La conséquence de ces procédés a été la discrète évacuation du panorama historiographique de certains sujets – pourtant de grand intérêt relativement au peuple – comme l’utopie, le rôle de Babeuf et des Égaux et bien d’autres qu’il serait important de reprendre pour relier passé et futur de l’histoire populaire. Sans tomber dans les pièges évoqués, il faudrait revenir bien plus sobrement à la Révolution comme « temps des anticipations », d’après l’heureuse formule d’Ernest Labrousse : et cela par l’étude et le décryptage attentif de ce rite de passage dans la vie populaire qui, dans sa phénoménologie complexe et variée, produit en soi un personnage politique collectif nouveau, indépendamment de ses destinées futures.
Micah ALPAUGH
72Les mouvements populaires de la Révolution française ont continué à inspirer leurs successeurs partout dans le monde, offrant le plus puissant exemple de ce que l’action collective peut accomplir. Néanmoins, en quatre-vingts ans, la tradition révolutionnaire française a conduit à peu de réalisations durables.
73Bien que la terreur ait moins résulté des forces populaires que des erreurs d’organisation des élites, les autorités en place à sa suite (sous le Directoire ou les époques napoléonienne et de la Restauration) se sont montrées très peu désireuses d’accepter le débat public. Cette radicale élimination du dissensus déboucha sur les violentes ruptures révolutionnaires de 1830 et 1848, et sur beaucoup d’autres insurrections qui échouèrent durant cette période. Ce n’est que sous la troisième République que la contestation fut partiellement institutionnalisée comme moyen extra-électoral des mouvements populaires pour influencer leurs dirigeants.
74L’expérience du siècle des révolutions, ouvert en France par 1789, révèle les risques et les difficultés de toute démocratisation, y compris ceux qu’implique le droit de résistance au gouvernement. Les démocraties occidentales (dont la France) demeurent fondamentalement hésitantes sur le degré de latitude à accorder aux contestations. Les manifestations sont parfois soumises à des restrictions, voire même interdites. L’exemple de la Révolution française demeure puissant parce qu’il a refusé d’accepter de poser des limites et a créé des possibilités et des tentations allant au-delà de ce que tolèrent généralement les régimes stables.
Sophie WAHNICH
75L’héritage de la Révolution française n’est pas seulement l’avènement de la bourgeoisie, mais aussi celui de l’expérience populaire du communalisme et de la bataille politique insurrectionnelle victorieuse, au nom du socle des droits déclarés très bien connu et compris, voire adoré par un fait religieux nouveau, l’amour des lois, sécularisé, réinventé, réinvesti. Le mouvement révolutionnaire n’est pas linéaire, il est l’expérience d’une ligne brisée des utopies, l’idéal se heurte au réel, est repris, se brise à nouveau et s’épuise. Mais il est fondamentalement expérimenté et laisse des traces profondes, c’est pourquoi il y a des « reprises ». Lignes brisées de l’utopie, mais lignes de vie de l’utopie. Quand l’utopie a été délaissée par épuisement ou anéantissement, il faut la ressaisir. Mais une reprise se distingue du répétitif. Une reprise, c’est un savoir qui se réinvente et qui ouvre une nouvelle voie, ou qui échoue. Les fantômes d’un passé monumental, pourvu qu’on ait appris à leur parler et à les écouter, offriront lucidité critique et courage. Prophétie de liberté et foi en l’impossible.
76Inspirée des travaux d’Howard Zinn, l’histoire dite « populaire » a connu de récents développements dans l’historiographie française, à travers les études de Michèle Zancarini-Fournel et de Gérard Noiriel. Une telle approche suppose à la fois un angle d’approche, des sources et des écritures historiennes différentes. La période révolutionnaire ne semble pas avoir connu ce tournant ; elle suscite en revanche, et tout particulièrement dans sa dimension populaire, une importante production théâtrale, littéraire et filmique. Elle inspire également des mouvements de révolte contemporains, tel celui des gilets jaunes. Pour quelles raisons, selon vous ?
David ANDRESS
77Le gouffre reste béant entre les vies réelles d’une population innombrable et multidimensionnelle, et le totem conformiste et stéréotypé du « peuple » : il peut rendre vaines les meilleures intentions. À certains égards, le livre d’Howard Zinn est un véritable kaléidoscope, mais il est aussi parfois grossièrement réductionniste, se résumant à une simple inversion du roman national américain. Le récent travail d’Éric Hazan (2012, Une histoire de la Révolution française), traduit en Grande-Bretagne sous le titre A People’s History of the French Revolution (2017), n’est pourtant clairement pas une histoire populaire. Il s’agit plutôt d’une histoire politique étroite et traditionnelle, dans une veine pro-jacobine, qui aurait pu être écrite n’importe quand au siècle dernier.
78C’est pour moi le reflet du potentiel puissamment dangereux de ce que les Jacobins ont fait avec l’idée de « peuple » en 1792-94, et de ce que les formes nationalistes en ont fait depuis. On a récemment vu le mot « populisme » utilisé en tout sens pour qualifier des situations diverses et parfois contradictoires [29]. L’une des suggestions la plus forte et la plus problématique portée par le terme de « peuple » en politique, c’est qu’il y aurait une unité qui pourrait trouver à s’exprimer de manière directe, hors de toute structure démocratique établie. Pour moi, cela relève d’une incompréhension du concept de démocratie lui-même. C’est le cas en particulier lorsqu’on utilise le mot peuple pour réclamer certaines politiques publiques complexes, dans le cadre d’un État-providence éminemment fragile ; et plus encore dans le contexte d’une abstention des masses de toute structure et de tout processus politique existant. En outre, il est frappant de constater les contradictions entre des affirmations d’unité populaire et les preuves d’une division de classe et de race.
79Dans ce contexte, selon moi on frôle la folie quand, via l’art et la culture, on invoque la Révolution française comme si cela justifiait un espoir de succès. Sous la Première République, contrairement à l’impact direct sur les politiques nationales que beaucoup continuent à leur attribuer, les initiatives véritablement « populaires » ont échoué. Elles n’ont pas seulement échoué, elles ont été broyées, brutalement, par les hommes mêmes qui avaient fait du nom de « peuple » leur totem. Si nous ne pouvons pas tirer cette leçon de l’histoire et envisager les façons d’étudier ces événements sans tomber dans le piège d’une unité mythique, alors, comme souvent, nous serons condamné.e.s à assister impuissant.e.s au saccage de l’histoire.
Micah ALPAUGH
80La Révolution française demeure un miroir pour la politique contemporaine. De même que les travaux de Jean Jaurès, Georges Lefebvre et Albert Soboul étaient emblématiques d’une époque de plus grande inclusion sociale, dans la première moitié du vingtième siècle, de même les débats entre François Furet et Michel Vovelle furent-ils caractéristiques de la politique des années 1980, quand le bloc de l’Est s’effondrait et qu’un nouveau consensus néo-libéral s’emparait du monde. On peut se demander si les futurs historiens regarderont les quarante dernières années comme le moment d’une « interprétation néolibérale » de la Révolution française, où les politiques populaires furent très généralement ignorées ou minimisées en faveur de la culture politique des élites. De même que les politiciens (de François Mitterrand à Barack Obama et François Hollande) ont échoué à façonner des alternatives fortes aux politiques de la droite ou de l’extrême-centre, de même les historien.ne.s ont-ils/elles échoué à façonner un nouveau récit de la Révolution française centré sur le peuple.
81Cette lacune mérite cependant d’être comblée. Il nous faut faire la synthèse de toutes les histoires locales et de toutes les études précises, afin de donner à voir dans toute son énergie le peuple français en révolution. La capacité de mobilisation populaire demeure l’un des traits et des héritages les plus importants de la Révolution. Le champ des études révolutionnaires attend toujours son Howard Zinn.
Sophie WAHNICH
82Selon moi, pas d’histoire populaire qui ne soit l’histoire révolutionnaire elle-même, je pense que mes livres sont de l’histoire populaire, pas de l’histoire de la raison d’État, discours de l’État, même si je suis friande d’archives parlementaires comme lieu incomparable de la dialogique pétitionnaire. Ensuite la Révolution comme événement populaire en partie victorieux reste fascinant. La puissance d’un soulèvement populaire qui réussit quand même à plusieurs reprises (1789, 1792) redonne de l’espoir. Pour les gilets jaunes, ils se dotent avec la Révolution d’un scénario inactuel, et ensuite ils ont peiné à déployer un héroïsme sans modèle. Mais porter sur son gilet l’article 2 de la déclaration de 1789, ou l’article 35 de celle de 1793, ce n’est pas inactuel, c’est redécouvrir des principes de légitimité fondamentaux pour résister à l’oppression. Pour l’écriture filmique, ou littéraire de ces dix dernières années, je pense que le même objectif est là : retrouver la puissance d’agir. Et c’est aussi ce que souhaite faire une histoire populaire : fabriquer le monument qui permet de fabriquer un trait d’union de puissance entre le passé et notre présent.
Mise en ligne 03/12/2020
Notes
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[1]
Gérard Bras, Les Voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, Paris, éd. Amsterdam, 2018, p. 17.
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[2]
Micah Alpaugh, Non-Violence and the French Revolution. Political Demonstrations in Paris, 1787-1795, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. En s’intéressant aux actions paisibles du peuple en Révolution, Micah Alpaugh a définitivement déplacé notre regard.
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[3]
Daniel Guérin, Bourgeois et Bras-nus. Guerre sociale durant la Révolution française, 1793-1795, Paris, Libertalia, 2013 [1946].
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[4]
Georges Lefebvre, Les Paysans du Nord pendant la Révolution française, Bari, Laterza, 1959 [1924] ; Albert Soboul, Les Sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire, 2 juin 1793-9 thermidor an II, Paris, Librairie Clavreuil, 1958.
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[5]
Richard Mowery Andrews, « Social Structures, Political Elites and Ideology in Revolutionary Paris, 1792-94 : A Critical Evaluation of Albert Soboul’s "Les sans-culottes parisiens en l’an II", Journal of Social History, vol. 19, n° 1, autumn 1985, p. 71-112.
-
[6]
« Le métier sans institution : les lois d’Allarde-Le Chapelier de 1791 et leur impact au début du xixe siècle », dans Steven L. Kaplan, Philippe Minard, La France, malade du corporatisme ? xviiie-xxe siècles, Paris, Belin, 2004, p. 86.
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[7]
David Andress, Massacre at the Champ de Mars, Popular Dissent and Politial Culture in the French Revolution, Woodbridge, Boydell & Brewer, 2000, p. 19. David Andress a donné un portrait social du peuple en Révolution dans The French Revolution and the People, Londres, New York, Bloomsbury, 2006. Il travaille désormais dans une perspective d’histoire globale et a publié 1789 : The Threshold of the Modern Age, Londres, Abacus, 2010.
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[8]
Haim Burstin, L’Invention du sans-culotte. Regard sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005. Haim Burstin travaille selon une approche monographique, particulièrement explicite dans Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005. La politique y est pensée à l’échelle des expériences individuelles d’acteurs et d’actrices ordinaires, engagé.e.s dans ce qu’il désigne comme des formes de « protagonisme ». Il revient sur cette notion dans Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013.
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[9]
Historienne et politiste, Sophie Wahnich a tout d’abord travaillé sur la notion d’étranger dans le discours de la Révolution française, elle n’a ensuite cessé d’approfondir le rôle des émotions dans la construction des liens sociaux et politiques en Révolution. Dans La Longue Patience du peuple. 1792. Naissance de la République, Paris, Payot, 2008, elle montre que c’est l’incapacité des représentants à recevoir la voix du peuple qui conduit ce dernier au choix de l’insurrection. Elle s’attache à penser la Révolution dans un rapport au présent.
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[10]
Alain Cottereau, « La désincorporation des métiers et leur transformation en “publics intermédiaires’’ : Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », dans Steven Kaplan, Philippe Minard (dir.), La France, malade du corporatisme ?, xviiie-xxe siècles, Paris, Belin, 2004.
-
[11]
Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 19-29, Paris, Gallimard, 1978, cahier 25, p. 309.
-
[12]
Les réponses de David Andress et Micah Alpaugh ont été traduites par Déborah Cohen.
-
[13]
Robert Darnton, L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 2014 [2012]. Katie Jarvis, Politics in the Marketplace. Work, Gender, and Citizenship in Revolutionary France, Oxford, OUP, 2019.
-
[14]
David Andress, Massacre at the Champ de Mars, op. cit., David Garrioch, Neighbourhood and Community in Paris, 1740-1790, Cambridge, CUP, 1986 ; Arlette Farge, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au xviiie siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1986.
-
[15]
Pascal Bastien et Simon Macdonald (dir.), Paris et ses peuples au xviiie siècle, Paris, Éd. de la Sorbonne, 2020. Daniel Roche, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au xviiie siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.
-
[16]
Collot d’Herbois, Instruction de la commission temporaire de surveillance républicaine de Ville Affranchie, AN, ADXVIII A18, d. Collot d’Herbois.
-
[17]
Morris Slavin, The Hebertistes to the Guillotine : Anatomy of a "Conspiracy" in Revolutionary France, Baton Rouge, Louisiana State UP, 1994. Haim Burstin, Une révolution à l’œuvre…, op. cit.
-
[18]
Pour plus de précisions : Sophie Wahnich, La Révolution française n’est pas un mythe, Paris, Klincksieck, 2017.
-
[19]
Michel Biard, Parlez-vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794), Paris, Tallandier, 2009.
-
[20]
Daryl M. Hafter, Women at Work in Preindustrial France, University Park, Pennsylvania State University Press, 2007. Clare H. Crowston, Fabricating Women : The Seamstresses of Old Regime France, 1675-1791, Durham, Duke University Press, 2001.
-
[21]
Michael Sonenscher, Work and Wages. Natural Law, Politics and the Eighteenth Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. Steven L. Kaplan, op. cit.
-
[22]
Richard Mowery Andrews, « Social Structures, Political Elites and Ideology in Revolutionary Paris, 1792-94 : A Critical Evaluation of Albert Soboul’s Les sans-culottes parisiens en l’an II », Journal of Social History, vol. 19, n° 1, 1985, p. 71-112.
-
[23]
Lisa DiCaprio, The Origins of the Welfare State: Women, Work, and the French Revolution, Urbana, University of Illinois Press, 2007, qui reprend et poursuit les travaux et analyses initiés par Dominique Godineau, Citoyennes Tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 89-105 (« Quand l’ouvrière est citoyenne »).
-
[24]
Olwen H. Hufton, Women and the Limits of Citizenship in the French Revolution, Toronto, Buffalo, Londres, University of Toronto Press, 1992 ; Jill Walshaw, A Show of Hands for the Republic : Opinion, Information, and Repression in Eighteenth-Century Rural France, Rochester, Rochester University Press, 2014.
-
[25]
Emma Rotschild, « Isolation and Economic Life in Eighteenth-Century France », American Historical Review, vol. 119, n° 4, oct. 2014, p. 1055-1082.
-
[26]
Michael Kwass, Louis Mandrin. La mondialisation de la contrebande au siècle des Lumières, Paris, Vendémiaire, 2016 [2014].
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[27]
Friends of Freedom. The Interconnected Rise of Social Movements in America, Britain, Ireland, France and Haïti, 1765-1800. À paraître.
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[28]
Marcus Rediker [2014], Les Hors-la-loi de l’Atlantique : Pirates, mutins et flibustiers, Paris, Éd. Du Seuil, 2017 ; Julius S. Scott, The Common Wind. Afro-American Currents in the Age of the Haitian Revolution, Londres, New York, Verso, 2018.
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[29]
Voir Federico Tarragoni, L’Esprit démocratique du populisme, Paris, La Découverte, 2019.