1L’histoire des industries textiles est un des classiques de l’histoire économique en France parce que ces activités ont tenu une place essentielle dans la vie et le rayonnement de la nation du Moyen Âge au XXe siècle. Ayant déjà publié sur les industries dans le Midi, particulièrement avant 1789, et annonçant une nouvelle contribution à paraître sur le thème, Jean-Michel Minovez avec cet ouvrage n’a pas voulu présenter une étude complète de la principale industrie du Midi, mais retracer une « trajectoire », le dessin d’une montée et d’un déclin. Aussi serait-il vain de lui reprocher de ne pas traiter dans son livre certains aspects qu’on attendrait, par exemple sur le grand négoce du drap et les circuits de paiement internationaux, lettres de change témoignant de la surface de leurs affaires, ou sur la situation de fortune des tisserands d’après les inventaires après décès. Le « Midi » dont il s’agit est le Sud-Ouest et le Languedoc-Roussillon et l’étude est poussée jusqu’aux années 2000 qui voient disparaître les derniers artisans-façonniers qui avaient été nombreux dans ces provinces. Les sources et la bibliographie utilisées sont impressionnantes. En manuscrit, les habituelles séries C et F 12 des Archives nationales et quelques documents de la Bibliothèque nationale, mais aussi les séries M des archives de quatorze départements, à quoi s’ajoutent de nombreux imprimés depuis l’indispensable dictionnaire de Savary des Bruslons jusqu’aux enquêtes parlementaires et d’organismes professionnels des XIXe et XXe siècle et les catalogues des expositions industrielles, sans oublier les statistiques des préfets. La bibliographie, elle, compte plus de 900 titres. De plus, des cartes nationales et régionales précisent utilement l’exposé, en particulier pour évaluer la place du Midi dans l’ensemble français, et un précieux glossaire des types de tissus et des termes techniques aide le lecteur.
2Du même coup ce travail considérable renverse certaines idées anciennes et en confirme d’autres. L’industrie lainière apparaît dans le Midi à partir de la fin du XVe siècle mais elle demeure peu connue faute de sources jusqu’aux enquêtes des intendants de la fin du XVIIe siècle qui révèlent une draperie déjà importante. Le XVIIIe siècle est une époque de belle croissance fondée sur la matière première locale abondante assez médiocre, cardée, fournissant surtout aux produits de petite draperie ordinaire qui constituent l’essentiel des tissus de ces régions. Le schéma d’organisation est celui de la proto-industrie largement rurale trouvant ses débouchés dans le pays et à l’exportation vers les états proches, l’Espagne d’abord, l’Italie, la Suisse, le Sud-Ouest de l’Allemagne, ainsi que le Levant où la production expédiée passe de façon spectaculaire de 20 000 pièces par an autour de 1720 à plus de 80 000 dans les années 1760. Au milieu du XVIIIe siècle, contrairement à l’idée d’un incurable désert industriel, le Midi tend à rattraper pour le lainage, principale industrie du royaume, la France du nord aux draps prestigieux dès les XIIIe-XVIe siècle. Alors entre le Rhône et l’Atlantique l’auteur recense vingt-trois sites drapant d’inégale étendue et de production diverse en quantité et en qualité, depuis le Vivarais jusqu’au Labour d’Est en Ouest et du Gévaudan au Pays de Foix du Nord au Sud. La généralité de Montpellier est la plus dotée avec Alès, Sommières, Lodève, Bédarieux ou Carcassonne, et elle devance pour le drap la généralité d’Amiens. Elle est suivie par la généralité de Pau, puis celles de Montauban et Toulouse. Les produits sont de plus en plus diversifiés, cadi et serges traditionnels et, plus récents, draps larges, flanelles. La grande draperie est active également à Carcassonne, Saint-Pons, Clermont en Lodève, Lodève. Une forte importation de laine d’Espagne vient élever la qualité de certaines étoffes.
3Ici comme ailleurs la crise économique de la Révolution commence avant 1789. À partir de 1770, en de nombreux lieux la production plafonne ou diminue. Les causes de ce changement sont diverses. L’exportation se restreint à cause, au Levant, de la remontée du drap britannique et du développement de nouveaux fournisseurs européens, sans doute aussi parce que la guerre de 1768-75 a laissé des traces profondes dans l’empire Ottoman, et, fait plus grave, du côté de l’Espagne avec la politique protectionniste de Charles III et la constitution d’une industrie nationale soutenue par le gouvernement de Madrid, le Midi n’arrive pas non plus à s’insérer en compensation dans le marché des Caraïbes ni des Mascareignes. Mais à juste titre Jean-Michel Minovez attire l’attention sur l’expansion aussi de la concurrence franco-française : avec l’amélioration des communications intérieures, la croissance démographique, l’augmentation du pouvoir d’achat d’une partie de la population et à l’inverse la baisse des débouchés extérieurs, les étoffes de Picardie, Flandre, Champagne ou Normandie pénètrent de plus en plus dans le Midi qui s’en tient toujours aux produits ras et secs et aux tissus combinés, alors que la clientèle se fait plus exigeante. Là-dessus survient l’effondrement de la Révolution attesté par la comparaison des enquêtes de l’an III et de 1810 que reprend l’auteur et qui, sur le plan national suivant M. Markovitch (1965) et Serge Chassagne (1978), avait montré une perte de 45 %. La catastrophe est particulièrement aiguë dans les départements pyrénéens et à Carcassonne. Toutefois il ne s’agit pas d’un désastre continu de 1793 à 1815 : certaines régions résistent comme Montauban ou le Languedoc, l’exportation vers l’Espagne s’anime à nouveau en 1796-1808 du fait de l’alliance avec Charles IV, la guerre suscite également un besoin incessant de petite draperie pour l’armée et la marine qui profite à La Canourge en Gévaudan comme à Castres. Une relative prospérité des campagnes facilite une reprise de la filature et du tissage dans les foyers paysans. Quelques machines Cokerill à filer sont même installées à Carcassonne ou Saint Affrique et de nouveaux tissus sont proposés ici ou là, draps noirs ou cuirs-laines, tandis que les difficultés du tissage traditionnel conduisent en Béarn, Bigorre ou Comminges à se replier sur la bonneterie. L’innovation n’est donc pas absente de la période révolutionnaire. Néanmoins après 1795 l’annexion de la Belgique peut permettre – dans une mesure que l’auteur ne précise pas – l’arrivée de draps de Liège. En outre 1814 est un désastre effectif.
4La Restauration n’apporte qu’une modeste amélioration. L’exportation ne reprend pas et la commande militaire s’effondre. Malgré le retour de la barrière douanière contre les fabrications de Belgique, la concurrence franco-française s’est même exacerbée, la baisse du prix des draps de Sedan, Reims, Elbeuf affecte les sites du Midi, donnant des étoffes de qualité moyenne et supérieure. On essaie surtout d’augmenter les fabrications anciennes pour le marché intérieur, mais tout de même à partir de 1819 à Castres et Mazamet, puis à Limoux, les cuirs-laines progressent. Cependant, dépression de type Ancien Régime, agricole et industrielle, la crise de 1828-32 secoue fortement l’ensemble des régions et pousse encore une partie d’entre elles à abandonner un peu plus le tissage pour la bonneterie, tandis que Castres et Mazamet réussissent à offrir de nouveaux produits, satins et draps imités d’Elbeuf. Dans les années 1860 le peigné l’emporte enfin sur le cardé et la draperie lourde aux couleurs unies, qu’on produisait traditionnellement, périclite. Par conséquent le passage du domestic-system ou factory system se fait difficilement et la grande dépression de 1874-1905 provoque une nouvelle série de ruines.
5Ce résumé ne rend guère compte de la richesse du livre, richesse parfois presque excessive en ce sens qu’à cause du souci primordial de l’auteur de montrer l’extrême variété des sites productifs et de leurs évolutions fréquemment divergentes, le lecteur se perd un peu pour saisir l’ensemble. Il y aurait eu intérêt à regrouper davantage les notations sur les grandes questions par période, telles l’exportation ou le financement. Néanmoins de façon très convaincante l’auteur pose et résout des questions essentielles dont les leçons ne valent pas que pour le Midi. Avec raison, Jean-Michel Minovez se rallie à la notion de territoire industriel plutôt qu’à celle de district ou canton industriel présentée par Jean-Claude Daumas (Histoire de l’industrie lainière en France au XIXe siècle, 2004), car l’expression choisie insiste sur l’ancrage géographique et social de l’activité : de la fileuse et du tisserand mi-cultivateurs et mi-artisans et de plus en plus artisans à plein temps sans terre quoiqu’encore ruraux, voire ici montagnards, jusqu’au négociant de foire internationale en France, il y a un système de division du travail complet fondé sur l’exploitation des ressources locales en matière première et en main-d’œuvre, et sur des pratiques habituelles de proximité commerciale avec des réseaux de marchands inscrits dans l’espace, foires et ports, pour assurer les débouchés et des approvisionnements complémentaires en laines ou apprêts. Seule la longue durée permet d’appréhender un tel processus de production qui tend à être pérenne parce qu’il fait vivre discrètement, quoique souvent pauvrement pour les producteurs, de nombreux ruraux répartis sur de vastes étendues. Tous ces acteurs sont interdépendants et, si le pilotage de l’ensemble paraît revenir au consommateur et à l’évolution de ses goûts et besoins, en fait c’est le grand négoce qui dirige, installé dans les bourgs et villes, parce que, à la différence du marchand local qui sur une petite échelle centralise les produits finis, il dispose de la masse de capitaux et de l’information nécessaires pour opérer dans la dimension nationale et internationale. Dans l’Ancien Régime, le Midi à cet égard se caractérise par la prépondérance jusqu’au milieu du XIXe siècle du Kaufman-System sur le Verlagssystem : le processus est peu intégré et les marchands commercialisant les étoffes sont généralement modestes, loin des grandes fortunes dynastiques de négociants qui fleurissent tôt dans la France du Nord. En outre l’ensemble régional est sensible malgré son enracinement aux décisions du pouvoir d’État, guerres, conquêtes, arsenal douanier, fiscalité, et on ne peut séparer totalement l’économique du politique.
6Pour autant est-on frileux et routinier en Languedoc et Aquitaine alors qu’on serait hardi et novateur vers Lille ou Louviers ? L’ouvrage montre qu’en réalité il s’agit moins de psychologie que de déterminations liées aux circonstances matérielles, locales, durables, géographiques, qui ne sont pas toutes favorables au travail lainier. Les ports et places d’exportation du drap, Marseille, Bordeaux, Bayonne, et même Montpellier ou Lyon, sont souvent éloignés des sites de production, en dépit de la construction du Canal des Deux-Mers. La matière première de qualité venant d'Espagne est soumise aux aléas politiques et chère parce qu’elle doit être transportée sur de longs parcours alors que les moutons du cru peuvent donner leurs toisons. Par contre, aux XVIIIe-XIXe siècle, les bras se multiplient, à la recherche d’emplois dans des campagnes aux possibilités agricoles pour une partie assez maigres. Mais sur les places de foires, à Beaucaire ou à Bayonne, on se heurte à des marchands extérieurs de plus en plus puissants. Donc, après 1770 et davantage après 1815, on se réfugie sur le modèle d’activité qui dans le passé avait fait vivre ces régions, d’autant que le système entretient une population nombreuse et provoque une causalité circulaire avec l’interdépendance des pratiques et des acteurs. Cependant il en résulte, semble-t-il, un manque de capitaux quand survient l’innovation technique, la mécanisation, l’hydraulique, la vapeur, qui requièrent des mises en plus en plus élevées. En témoignent ce que relève l’auteur pour l’après 1830 : la suprématie chez les entrepreneurs industriels et dans le négoce de la société en nom collectif, familiale et locale, et le refus de la commandite et de la société anonyme, avec un crédit limité au recours aux marchands, aux notaires et à de petites banques d’arrondissement. D’ailleurs, de plus en plus étendu dans l’espace, comme le suggère Jean-Michel Minovez mais sans développer assez ce point, le système n’est-il pas en train de perdre son efficacité avec la multiplication des tisserands, l’allongement des distances pour les donneurs d’ordres qui génère l’alourdissement des frais de livraison de la matière première et le ramassage des tissus, et l’accroissement des fraudes sur la laine et malfaçons dans la réalisation du produit, ce qui atteint la rentabilité financière ? Il est vrai que la consommation intérieure est en expansion, néanmoins elle n’est pas encore « de masse » où chacun ne produit rien de son quotidien, et le marché n’est encore qu’en augmentation lente, surtout avec une augmentation démographique limitée comme celle de la France. Dans l’économie générale issue du féodalisme, marquée par la pénurie, la faible productivité, la capacité réduite en dépit de leurs progrès des moyens de transport, un travail encore surtout à main, par conséquent sans besoin de capitaux volumineux, le système du lainage méridional pouvait s’épanouir. Mais, dès 1800, les conditions commencent à changer avec la révolution industrielle et la concentration capitaliste, le déclin à terme est inéluctable pour une organisation qui devient dépassée. La main invisible du marché et l’accumulation capitaliste ne connaissent ni les bons sentiments, ni les pensées mauvaises ou inappropriées, ni ce que dans les années 1960 on criait dans le Midi : l’exigence du « vivre au pays ». Voilà un ouvrage qui pose de grandes questions.