Notes
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[1]
Projet ANR JCJC (édition 2011) et portée par le laboratoire CITERES (UMR 7324) et l’université de Tours. L’auteur tient à remercier particulièrement David Gerber et Manuel Boutet, sociologues, pour leur participation à la campagne de réalisation des entretiens.
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[2]
Par commodité, nous emploierons indifféremment les expressions « espace domestique » et « maison » pour désigner dans ce texte l’espace du logement et ses annexes (cave, grenier, garage, jardin etc.), indépendamment du type d’habitation (pavillon, appartement) et du rapport au logement que ses résidents peuvent entretenir.
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[3]
Là encore par commodité, nous admettons ici et dans le reste du texte une acception large de l’expression « joueur de jeu vidéo ». Cet article portant moins sur la caractérisation des pratiques de jeu que sur les modalités d’inscription de cette pratique dans la vie quotidienne, nous incluons donc tous types de profils, y compris des joueurs très occasionnels pour lesquels on suppose que l’inscription sera plus faible et moins marquée. « Joueur de jeu vidéo » désigne donc ici tout individu ayant joué au moins une fois à un jeu vidéo au cours des douze derniers mois. Par ailleurs, par souci de simplification, nous emploierons indifféremment le terme « joueur » pour désigner les joueurs et les joueuses. Même si proportionnellement les hommes continuent d’être relativement plus nombreux à jouer à des jeux vidéo (65,6 % d’entre eux contre 53,5 % des femmes), l’augmentation de la pratique chez les femmes est manifeste (Rufat, Ter Minassian, Coavoux, 2014).
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[4]
Le questionnaire, comportant 215 questions dans sa version la plus longue, a porté sur un échantillon principal de 2 042 adultes (18 ans et plus) et un sous-échantillon de 500 enfants et adolescents (11 à 17 ans) représentatifs de la population française à partir des 5 variables suivantes : âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle de la personne interrogée (ou du chef de ménage pour les mineurs), lieu de résidence (selon le découpage ZAU2010 de l’INSEE) et région métropolitaine (selon le découpage UDA1 de l’INSEE). La durée moyenne de passation du questionnaire était d’environ 20 minutes pour les personnes non considérées comme joueurs de jeux vidéo, et d’environ 35 minutes pour les autres. La méthodologie de l’enquête téléphonique et ses principaux résultats ont été exposés par ailleurs (Rufat, Ter Minassian, Coavoux, 2014).
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[5]
Les 31 entretiens, pour leur très grande majorité, sont des entretiens individuels réalisés en face à face et au lieu de résidence de l’enquêté (sauf un), auprès de 13 femmes et 18 hommes, pour des âges variant de 17 à 80 ans. Si on trouve parmi les enquêtés plusieurs couples, un seul entretien collectif a été réalisé.
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[6]
Avec la progression des équipements multimédia et la diffusion et la diversification des pratiques numériques, il serait cependant intéressant de savoir si, quinze ans plus tard, le même constat peut être établi. Sans doute se joue-t-il ailleurs désormais : dans le cas des jeux vidéo par exemple, les différenciations sociales ne sont plus entre le fait de jouer ou non, mais selon le type de jeux auxquels on joue et le style de jeu (Coavoux S., Berry V., Boutet M., 2014).
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[7]
Ce débat sur l’articulation entre « monde réel » et « monde virtuel » est devenu si vaste dans la littérature scientifique qu’il mériterait un article à part entière pour interroger le cas des espaces vidéoludiques. Nous préciserons que dans notre enquête, l’étude des pratiques vidéoludiques montre que les espaces virtuels prolongent les espaces réels, plus qu’ils ne s’y opposent, en y offrant de nouvelles scènes d’interaction sociale et de pratiques collectives (Boutet, Colón de Carvajal, Ter Minassian, Triclot, 2014). Soulignons enfin que la littérature sur les jeux vidéo met justement beaucoup l’accent sur les pratiques en ligne, au risque d’en oublier les pratiques hors ligne qui se déroulent dans les espaces de l’intimité domestique.
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[8]
Voir notamment le colloque La Chambre d’enfant, un microcosme culturel. Espace, consommation, pédagogie (2013), organisé avec le soutien du projet de recherche ANR « Les biens de l’enfant dans l’espace familial », et dont les actes ont été publiés dans le nº 7/2014 de la revue Strenæ.
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[9]
Chez les 11-13 ans, près de 98 % des joueurs déclarent jouer parfois ou souvent chez eux, et 80,7 % chez des amis ou des membres de la famille élargie. Chez les 14-17 ans, les proportions sont respectivement de 94,7 % et de 73,8 %. De manière générale, les enfants et adolescents ont des pratiques vidéoludiques plus diversifiées que les adultes, y compris en ce qui concerne les espaces de la pratique.
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[10]
Ici et dans tout le reste du texte, les prénoms ont été anonymisés.
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[11]
L’expression est celle d’un autre de nos enquêtés, mais on la retrouve souvent dans nos entretiens.
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[12]
L’entretien n’ayant pas pu être poussé suffisamment loin dans cette direction, il ne nous est cependant pas possible de dire si cette micro-territorialisation de la pratique à l’échelle de l’espace domestique relève de la négociation (c’est-à-dire que les consoles et autres équipements de jeux vidéo ont été volontairement bannis du salon) ou plutôt de la sédimentation des pratiques, de l’habitude construite au fil du temps.
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[13]
Cette convergence doit également à l’émergence de ce qu’Antoine Dauphragne appelle la « culture ludique transmédiatique », rendue possible par les « phénomènes de circulation d’univers d’un support à l’autre […] dans le contexte socioéconomique moderne d’une culture de masse multiforme » (2010).
1 Aujourd’hui, les jeux vidéo représentent une pratique culturelle largement diffusée au sein de toutes les catégories sociales et spatiales de la population. D’après une récente enquête, menée dans le cadre du projet LUDESPACE [1], près de 60 % des 18 ans et plus ont joué à un jeu vidéo au cours des douze derniers mois en 2012, et plus de 95 % des enfants et des adolescents (11-17 ans). Cette même étude montre que malgré la diffusion des dispositifs numériques mobiles tels que les téléphones, smartphones, et autres tablettes (CREDOC, 2014) et l’accroissement des mobilités en France (Commissariat général au développement durable, 2010), l’espace domestique constitue encore, et de loin, le premier espace où se pratiquent les jeux vidéo.
2 Ce faisant, deux approches complémentaires sont possibles dans l’analyse des pratiques vidéoludiques au sein des espaces domestiques [2]. D’abord, partant de l’étude des usages, on pourrait s’interroger sur la manière dont les joueurs de jeux vidéo [3] se construisent des écosystèmes favorables à leur pratique, en mobilisant des ressources qui sont tout autant matérielles (les équipements) que symboliques (des cultures ludiques), et dans lesquels les jeux vidéo occupent une place variable aux côtés d’autres pratiques ludiques ou de loisirs. Mais par ailleurs, on pourrait aussi étudier les jeux vidéo non plus sous l’angle des pratiques elles-mêmes, mais des espaces dans lesquels ils sont physiquement présents, ainsi que les équipements qui rendent possible leur pratique (la console de jeux ou l’ordinateur, le téléviseur ou l’écran de vidéo-projection, mais aussi les étagères pour ranger les boîtiers ou les produits dérivés, le canapé ou le siège pour s’installer confortablement etc.). Comme le souligne Jean-François Staszak (2001), l’espace domestique est un espace malléable. Par rapport à d’autres espaces (celui du quartier ou de la ville), c’est sans doute celui sur lequel l’individu a le plus de prise, mais sur lequel se projettent aussi des valeurs sociales et familiales, où se jouent des tensions, voire des conflits pour la qualification et l’appropriation des espaces. Étudier une pratique de loisirs à la maison, c’est donc regarder comment les espaces domestiques sont produits et appropriés au quotidien par leurs résidents.
3 C’est bien l’articulation entre ces deux approches que nous proposons ici. La présence des pratiques vidéoludiques au sein des espaces domestiques, que ces dernières soient intensives ou occasionnelles, solitaires ou collectives, en ligne ou hors ligne, est matérialisée par les traces et équipements matériels qui l’accompagnent (collections de jeux, produits dérivés, etc.). La pratique du jeu vidéo favorise la constitution de sous-ensembles de l’espace domestique qui lui sont dédiés (un coin du salon, le bureau, la chambre des enfants), et s’accompagne parfois de tensions, ou de frictions entre les membres d’un foyer sur des questions de régulation du temps de jeu ou d’appropriation exclusive de l’espace dédié au jeu. Nous postulons ainsi que l’investissement, à la fois matériel et symbolique dans une telle pratique culturelle débouche sur des agencements spatiaux à l’échelle de l’espace domestique qui sont signifiants pour ceux qui les produisent, et qui, en retour, permettent de comprendre la place (dans tous les sens du terme) de cette pratique dans la vie quotidienne de joueurs de jeux vidéo. Partant de l’idée que l’action spatiale n’est pas le fait d’agir dans, ou sur, mais « avec l’espace », pour prendre la définition de Michel Lussault (2007), puisque tout acte ou pratique sociale a nécessairement lieu dans l’espace, nous avançons que par leurs loisirs domestiques, les individus ne sont pas seulement présents dans l’espace domestique, ils l'« habitent » véritablement (Stock, 2012), le modèlent.
4 Pour le montrer, il nous semble important dans un premier temps de discuter du cadre théorique de l’étude. D’après nous, la manière dont les loisirs au quotidien sont pratiqués dans les espaces domestiques nous permet de comprendre le rapport matériel et symbolique des individus à leur logement. Dans un second temps, nous illustrerons cette proposition théorique par les principaux résultats d’une enquête basée sur un questionnaire téléphonique sur échantillon représentatif de la population française [4] et sur une campagne de 31 entretiens individuels semi-directifs [5], qui soulignent l’investissement différencié des pratiques vidéoludiques au sein des espaces domestiques. En retour, nous verrons alors comment, au regard de l’étude des loisirs domestiques liés au jeu vidéo, l’espace domestique apparaît comme un espace topologique, approprié et négocié.
1. Des cultures ludiques aux espaces ludiques
5 Des travaux récents sur les jeux vidéo ont considérablement élargi leur champ d’études, en explorant au plus près la manière dont les individus investissent différemment les pratiques vidéoludiques (voir par exemple Taylor, 2006 ; Boellstorff, 2008 ; Berry, 2012 ; Boutet, 2012 ; Coavoux, 2011 ; Paberz, 2012 ; Triclot, 2011 ; Zabban, 2011). Ils montrent que les jeux vidéo sont avant tout une pratique socialement et spatialement située et ce faisant, ouvrent la voie à des analyses fines sur la manière dont les pratiques vidéoludiques s’immiscent dans les espaces du quotidien. Elles posent dès lors la question de l’investissement possible de ce champ d’étude par les géographes.
1.1. Jouer à la maison, une question de culture, de style ou d’espace ?
6 Tous les joueurs ne jouent pas de la même manière, ni aux mêmes jeux, ni avec la même intensité. Cette intuition est aisée à vérifier sur le terrain, mais comment l’analyser ? Pour cela, Gilles Brougère a proposé la notion de « culture ludique » (2002), qui renvoie à la construction des préférences en matière de jeu et à la capacité d’adopter une attitude propice à l’activité de jeu. La culture ludique varie selon les trajectoires du joueur, ses expériences, mais aussi selon le sexe, l’âge, les milieux sociaux, voire le pays. Vincent Berry a illustré et enrichi cette notion de culture ludique en mettant en avant sa dimension sociale, particulièrement dans le cas de joueurs de jeux vidéo de rôle en ligne (2012). Il montre que les préférences pour certaines pratiques peuvent varier au sein d’un même jeu selon l’âge, le sexe, le métier ou le milieu social des joueurs, mais aussi selon le temps de jeu disponible et le fait de pratiquer ou non d’autres activités ludiques (comme le jeu de rôle sur table).
7 Si la culture ludique est fondamentale pour comprendre la diversité des rapports au jeu en général et au jeu vidéo en particulier, elle saisit moins bien comment l’attitude ludique peut varier selon des contextes socio-spatiaux particuliers de jeu. Celle-ci a une dimension spatiale, ce que la notion de « style » proposée par Manuel Boutet (2012), entend souligner. Le style, selon lui, c’est « la recherche d’une situation qui vaut d’être répétée – autrement dit, ils émergent de l’exploration pratique de tout ce qui fait un bon moment [de jeu], de tout ce qui le prolonge ou le nourrit » (Boutet, 2012, p. 212). Or, dans certains contextes, la capacité à transformer la répétition en plaisir, tient largement au caractère « situé » de la pratique vidéoludique. M. Boutet montre notamment que la pratique dans une salle de jeu en réseau à Paris, ou dans une Maison des Jeunes en Belgique, peut déboucher sur un style radicalement différent de la pratique domestique et solitaire du même jeu, au risque de passer pour rébarbatif ou « anti-jeu » aux yeux des joueurs qui ne partagent pas ce style.
8 Ces approches par la culture ludique et par le style permettent bien de comprendre comment les individus construisent progressivement leur rapport au jeu, à la fois selon des logiques de goût, d’opportunité, d’expériences passées, voire d’habitus ludiques (Berry, 2012). Ces travaux sont nécessaires pour étudier la différenciation des pratiques vidéoludiques, mais elles pointent aussi l’intérêt d’explorer l’inscription de ces pratiques dans l’espace. Ainsi, une recherche fondée sur des études empiriques remontant à la fin des années 1990 montre qu’il existe bien une différenciation spatiale de la valeur sociale accordée aux pratiques numériques (Holloway, Valentine, 2001). À la maison, l’utilisation des TIC est vécue aussi bien par les enfants que par leurs parents de manière positive, comme facteur de réussite scolaire et d’acquisition de compétences qui seront utiles durant les études puis dans le monde du travail. À l’école, l’utilisation de ces mêmes outils informatiques est plutôt vécue négativement par les enfants comme des éléments de différenciation sociale, souvent genrée, voire de marginalisation. Les compétences en informatique ne sont alors pas socialement valorisées, en particulier chez les jeunes filles enquêtées dans cette étude, qui revendiquent rarement, dans un contexte scolaire, leurs compétences informatiques [6]. Que ce soit sur le temps long de l’histoire des jeux vidéo (Triclot, 2011), ou à une échelle plus micro, des travaux ont confirmé le caractère situé de la pratique en montrant comment les modalités du jeu pouvaient varier selon les contextes socio-spatiaux : jouer à l’université (Triclot, 2011), au travail (Boutet, 2011), dans les transports (Boutet, Ter Minassian, 2015), en club de jeu (Jakobsson, 2007)… voire en prison (Ribbens, Malliet, 2015). Paradoxalement, les spécificités de la pratique du jeu vidéo à la maison ont été ignorées. Les étudier, c’est pourtant regarder comment les loisirs du quotidien se déploient dans l’espace.
1.2. De la géographie des loisirs à la géographie des espaces ludiques
9 Depuis les années 1980, les travaux géographiques (ou sociologiques) sur le tourisme ou les loisirs se sont multipliés. Sont désormais investis des champs aussi divers que les loisirs de montagne (Dienot, Theiller, 1999 ; Corneloup, 2007), le sport (Ravenel, 1997 ; Augustin, Bourdeau, Ravenel, 2008), la musique (Guiu, 2006 ; Raibaud, 2009), ou encore les bals populaires (Crozat, 2000) et les jeux traditionnels (Borzakian, 2010 ; Redon, 2012). Ces travaux ont pour point commun de partir non pas des espaces dédiés au tourisme ou aux loisirs (les musées, les quartiers patrimonialisés, les stations balnéaires), mais des pratiques elles-mêmes et d’étudier la manière dont elles peuvent s’inscrire de manière différenciée dans les espaces, les valeurs qui lui sont accordées, ainsi que leurs effets sur les territoires.
10 C’est bien dans cette perspective que nous envisageons l’étude des pratiques vidéoludiques dans l’espace domestique. D’une part, nous proposons de regarder la manière dont un loisir est pratiqué dans les espaces du quotidien, autrement dit d’observer les modalités spécifiques d’une pratique elle-même non spécifique à un lieu en particulier. D’autre part, nous postulons que l’étude des pratiques vidéoludiques est un poste d’observation privilégié des mutations du rapport au temps et à l’espace par la diffusion des outils numériques et des TIC. Désormais accessibles sur différents supports physiques, et offrant toute une gamme de produits (depuis des jeux très courts dont les parties ne durent que quelques minutes, parfaitement adaptées à la pause au travail ou au trajet en bus ou en tramway, jusqu’aux jeux de rôle dont la durée de jeu cumulée se compte en dizaine d’heures), les loisirs électroniques offrent un bon aperçu de l’entremêlement des activités professionnelles, familiales et de loisirs, et de l’interpénétration entre espaces physiques et espaces virtuels. À cet égard, les consoles et équipements de jeu vidéo peuvent être considérés comme des logjects, pour reprendre une expression de Martin Dodge et Rob Kitchin, c’est-à-dire des objets qui fonctionnent à l’aide de logiciels, du code informatique, qui ont pour objectif de faciliter les routines quotidiennes de leurs utilisateurs, et qui contribuent à faire des espaces domestiques des coded spaces (ce que l’on pourrait traduire par « espaces sous l’influence du code informatique »), c’est-à-dire des espaces qui « fonctionnent » même en l’absence d’objets numériques, mais dont la présence vient enrichir les usages ou les pratiques qui peuvent y avoir lieu (Dodge, Kitchin, 2009). Ainsi, les loisirs électroniques contribuent à faire des espaces où ils sont pratiqués des espaces « hybrides » (De Souza e Silva, 2006), c’est-à-dire non pas seulement « physiques » ou « virtuels » mais les deux à la fois, ce qu’Henry Bakis appelle le « géocyberespace » (2007) [7].
11 Par ailleurs, les espaces de loisirs sont un produit social, dont l’étude permet d’analyser les interrelations entre les espaces de la vie quotidienne, les pratiques socio-spatiales qui s’y déroulent, et les structures sociales qui les sous-tendent ou qui interviennent dans l’organisation des loisirs, que ce soit par le biais d’acteurs publics ou privés (Dienot, 1983). La difficulté des pratiques vidéoludiques est que dans bien des cas, les espaces du loisir se confondent avec les espaces domestiques. Les logiques se superposent donc, celles du temps libre, celles de la vie familiale, et parfois se télescopent. La pratique croissante du jeu en ligne, c’est-à-dire via Internet avec d’autres joueurs, amis ou inconnus, réunis dans un même espace virtuel, constitue un point d’intersection entre l’individuel et le collectif et vient encore ajouter de nouvelles logiques d’organisation du temps et de l’espace. C’est d’ailleurs la perspective adoptée par Anne-Sylvie Pharabod lorsqu’elle étudie la place des objets multimédia (ordinateurs, téléviseurs, smartphones etc.) au sein des espaces résidentiels (2004). En s’interrogeant à la fois sur la socialisation familiale autour de ces équipements et leur place dans l’espace domestique, elle s’intéresse à la manière dont se croisent la domestication des TIC et les relations sociales à l’échelle du foyer. Les équipements multimédia et les nouveaux canaux de communication qu’ils ouvrent (courrier électronique, messagerie instantanée, téléphonie par Internet) constituent alors autant de « seuils » entre l’intérieur et l’extérieur, autant de points de rencontre qui permettent de repenser l’articulation avec le monde du « dehors » mais aussi autant d’occasions de redéfinir les limites du foyer, y compris chez les personnes seules (Pharabod, 2007). Dans notre cas, nous souhaitons prolonger l’analyse, en considérant également la place des équipements de jeux vidéo par rapport aux autres objets physiques ou aménagements de l’espace domestique. La manière dont cette mise en relation s’opère ou est mise en scène, peut nous renseigner sur l’attachement que les joueurs de jeux vidéo portent à leur pratique, mais elle nous renseigne également sur leur relation à l’espace domestique.
1.3. De la géographie des espaces ludiques à la géographie des espaces domestiques
12 Si riches qu’ils soient, ces différents travaux de géographie des loisirs se heurtent cependant à un écueil principal : ils sont essentiellement centrés sur des loisirs qui se pratiquent en dehors de la maison. À l’inverse des historiens, des ethnologues ou des sociologues, les géographes se sont souvent arrêtés aux portes du foyer, constat qu’il est possible d’établir aussi bien dans la littérature géographique francophone (Staszak, 2001 ; Collignon, Staszak, 2003) qu’anglophone (Domosh, 1998 ; Blunt, Varley, 2004), et ce malgré l’existence de quelques rares travaux antérieurs (voir par exemple en France Pezeu-Massabuau, 1993, 2003 ; Collignon, 2001). Et pourtant, les aménagements intérieurs, la mise en scène de l’espace domestique, l’agencement du mobilier ou de la décoration intérieure témoignent bien de la capacité des ménages à s’approprier leur logement, même à des degrés infimes, et à donner du sens à leur espace proche, comme le montre l’étude d’anthropologie des intérieurs domestiques menée par Joëlle Deniot auprès de 70 familles ouvrières (1995). Son analyse « socio-esthétique » montre que les enquêtés, tous issus des classes populaires, « transforment les équipements, l’espace à habiter. Ils créent des objets, de nouveaux usages de l’objet, ils les connotent de valeurs, d’ambiances spécifiques : ces ménages ouvriers sont réellement inventeurs de modèles décoratifs à leur mesure » (Deniot, 1995, p. 333).
13 Depuis une quinzaine d’années, les travaux géographiques sur les espaces domestiques se sont multipliés, en accordant une attention plus grande aux pratiques elles-mêmes (Stock, 2012), au rapport corporel ou émotionnel à l’espace proche (A. Morel-Brochet, N. Ortar, 2012), ou bien en croisant le champ, plus vaste, de l’habiter (Lazzarotti, 2012), ou encore en se nourrissant des travaux sur les expériences géographiques du quotidien dans l’espace urbain (Di Méo, 1999). Selon Alison Blunt (2005), il est désormais possible de distinguer trois champs d’études dans la géographie des espaces domestiques. Le premier porte sur l’espace domestique comme « logement » (residence), et rassemble des travaux sur l’habitat, l’architecture domestique et ses variations culturelles, ou d’autres, plus classiques, de géographie du logement (sur la ségrégation ou la gentrification par exemple). Le second champ d’études, dans lequel nous positionnons ce présent travail, porte sur l’espace domestique comme « foyer » (dwelling), avec des analyses sur les expériences vécues, la géographie de l’intimité, des émotions ou du quotidien, mais aussi sur les relations sociales à l’échelle de l’espace domestique. Enfin, un dernier champ rassemble des recherches portant sur l’espace domestique comme lieu d’articulation (cohabitation) entre Nature et Culture, avec des travaux sur le rapport à la nature et au jardinage, ou sur les frontières symboliques du logement.
14 Toutes ces productions scientifiques montrent que la maison, l’espace domestique, n’est pas un espace clos, hermétique au monde extérieur. Il est au contraire constitué de frontières poreuses, il est le lieu d’articulation entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, l’individuel et le collectif. Il est aussi traversé par des logiques, des normes ou des valeurs sociales plus larges, qui peuvent relever aussi bien des logiques d’acculturation, identitaires, genrées ou encore économiques qui sous-tendent la production des logements, leur aménagement intérieur et leurs usages. L’investissement affectif et matériel de l’espace domestique (tâches ménagères, décoration, bricolage, jardinage) peut prendre des formes ou des sens différents selon les individus ou les familles (Cailly, Dodier, 2007). La cuisine (Buckley, 1996 ; Domosh, 1998), aussi bien que la chambre des enfants [8], sont des espaces imprégnés de valeurs ou de normes, dont ils permettent la reproduction familiale ou sociale. Si l’étude des espaces domestiques doit donc intéresser le géographe, c’est que comme tout autre type d’espace géographique, ils sont bien des espaces « anthropiques », à la fois produits par la société et participant à la production de celle-ci (Staszak, 2001). Dans le cas des pratiques vidéoludiques, c’est ce dont témoigne par exemple l’investissement dans des équipements multimédia, l’organisation du salon autour de la télévision et parfois de la console de jeux, ou encore les effets de mode qui poussent certains de nos enquêtés à acheter une console quand bien même elle ne correspondrait pas aux types de jeux auxquels ils jouent habituellement. Logiques individuelles, sociales et économiques s’entremêlent pour expliquer la place des équipements de jeu dans l’espace domestique et leurs usages. L’espace domestique est aussi un espace « différencié » (Staszak, 2001), avec une répartition plus ou moins stricte des usages (la cuisine pour cuisiner, la chambre à coucher pour dormir, la pièce à vivre pour… vivre), mais que les dispositifs numériques contemporains viennent en partie bousculer. Ainsi, 9,6 % de nos enquêtés déclarent qu’il leur arrive de jouer dans la cuisine, 11,6 % aux toilettes, et 28,7 % dans leur jardin ou leur balcon (lorsqu’ils en disposent). Enfin, l’espace domestique est l’espace du « territoire fondamental » (J.-F. Staszak, 2001). Il n’est pas nécessairement l’espace où l’on passe le plus de temps, mais c’est celui qui est le plus chargé de valeur affective ou symbolique.
15 À l’issue de cette première partie, nous pouvons donc dire que l’étude des pratiques vidéoludiques dans l’espace domestique a pour objectif de répondre à trois points aveugles : d’abord sur les pratiques du jeu vidéo dans les espaces domestiques, ensuite sur la géographie des loisirs au quotidien, et enfin sur la géographie des espaces domestiques. Quelles sont alors les différenciations possibles dans le déploiement des pratiques vidéoludiques à la maison ?
2. Le déploiement du jeu vidéo au sein des espaces domestiques
16 Le déploiement de la pratique du jeu vidéo au sein des espaces domestiques peut s’observer de différentes manières. Par « déploiement » nous entendons ici à la fois la dimension spatiale de la pratique (où les jeux vidéo sont-ils pratiqués ?) et l’inscription matérielle qui l’accompagne (quels sont les objets qui rendent possibles ou sont en lien avec cette pratique ?). Nous proposons ici d’explorer trois pistes, en regardant particulièrement l’importance de l’espace domestique comme lieu privilégié de la pratique par rapport à d’autres espaces (au travail, à l’université, dans les transports etc.), puis l’inscription de ces pratiques à l’échelle de l’espace domestique, et enfin l’investissement matériel autour du jeu vidéo et l’agencement des objets physiques liés aux pratiques vidéoludiques.
2.1. La maison, lieu privilégié du jeu vidéo
17 Dans le questionnaire téléphonique réalisé en 2012, 86 % des joueurs de jeux vidéo déclaraient jouer parfois ou souvent chez eux. Le second espace où sont pratiqués les jeux vidéo, c’est-à-dire chez des amis ou chez des membres de la famille élargie, arrive très loin derrière, ne concernant que 56 % des enquêtés considérés comme joueuse ou joueur, bien que les écarts soient plus faibles parmi les populations les plus jeunes [9].
18 Pour certains enquêtés, l’espace domestique est le lieu unique, ou presque, où il est possible de jouer à des jeux vidéo. C’est le cas de Yann, 19 ans, lycéen à Rennes et préparant un bac professionnel en production graphique [10]. Il est également livreur à domicile en CDD à mi-temps, ce qui l’occupe quatre soirs par semaine. Enfin, il est grand amateur de jeux vidéo, et en particulier du jeu vidéo en ligne Dofus qu’il a longtemps pratiqué avec ses amis. Mais entre ses études et son travail, Yann a désormais beaucoup moins de temps à consacrer à son loisir qu’auparavant. Néanmoins, il joue encore, un peu tous les soirs. Ce moment, même court, parfois à peine une heure, est important, car il marque la fin de la journée et est l’occasion de se détendre, de se « vider l’esprit » [11]. C’est aussi le cas de Karim, 34 ans, habitant Lyon, et chef d’équipe dans un centre d’appel dédié au service clientèle d’un courtier en assurances. Karim joue aux jeux vidéo depuis son enfance. Aujourd’hui, marié et père de deux enfants, il reconnaît que le jeu vidéo est l’un des rares loisirs qu’il a poursuivi, avec le fait d’aller au cinéma (environ une à deux fois par mois) et de suivre les résultats sportifs. Mais en tant que chef d’équipe, il s’interdit de jouer sur le lieu de travail, pratique qu’il autorise cependant aux collègues sous sa responsabilité. Il ne joue pas non plus dans les transports, habitant à cinq minutes à pied de son lieu de travail. Ce n’est que le soir, une fois rentré chez lui, qu’il peut enfin jouer, après avoir passé un peu de temps avec sa famille et une fois ses enfants couchés.
19 Dans ces deux exemples, la maison joue un rôle essentiel comme espace de réalisation des pratiques de loisirs au quotidien. Chez les enquêtés peu investis, le jeu à la maison constitue un moment comme un autre de ressourcement, de détente. Chez les enquêtés plus engagés, la maison est le lieu qui rend possible la satisfaction pleine et entière de la passion, en particulier lorsque le jeu vidéo n’est pas possible ailleurs. Les raisons de l’absence de jeu au travail ou dans les transports peuvent être multiples : manque de temps, temps de trajet trop courts, travail très chronophage et aux horaires inadaptés, ou encore contraintes techniques. Dans tous les cas, la pratique du jeu vidéo se reporte alors dans le seul espace synonyme de liberté de jouer.
20 Chez les enquêtés à qui il arrive de jouer au travail, la maison constitue pour ces derniers non pas le seul espace de la pratique vidéoludique, mais un espace dans lequel peuvent être mises en œuvre des modalités spécifiques de cette pratique. C’est notamment le cas de Vincent, 34 ans, agent commercial à l’international, qui distingue bien les jeux qu’il peut pratiquer au travail, qui sont souvent des jeux courts, des jeux de rendez-vous, qui se jouent directement depuis un navigateur Internet (comme Ogame), des jeux qu’il joue chez lui, sur son ordinateur, et qui sont assimilables à des jeux de passionnés. Il s’agit essentiellement de jeux d’aventure (Diablo, Okami) et des jeux de stratégie (Starcraft ou Warcraft), souvent des jeux longs et requérant une machine puissante.
2.2. Où joue-t-on à l’échelle de l’espace domestique ?
21 Bien souvent, on a tendance à résumer l’inscription du jeu vidéo au sein de l’espace domestique à une opposition entre les jeux qui se pratiquent dans le salon, sur console de jeux, seuls ou à plusieurs, aux jeux qui se pratiquent dans le bureau, sur ordinateur et plutôt en solitaire (ou en ligne). La différenciation des pratiques au sein de l’espace domestique ne s’y réduit cependant pas. D’abord, parce que l’enquête dévoile plutôt une micro-géographie des pratiques vidéoludiques au sein de la maison. L’usage de dispositifs mobiles tels que le téléphone ou la tablette rend possible ces micro-mobilités au sein des espaces domestiques, comme l’ont montré les statistiques citées précédemment. Ensuite, parce que les attributions d’une pièce du logement, ainsi que ses aménagements, peuvent être renégociées à l’occasion d’une session de jeu particulière, et notamment lors d’après-midi ou de soirées de jeux en réseau. Emma, architecte de 33 ans, raconte avec une certaine nostalgie ces quelques moments où ils se réunissaient entre amis le temps d’un week-end, chacun amenant son ordinateur pour pouvoir jouer ensemble :
Emma : Au début effectivement on a fait deux ou trois fois des parties en réseau, mais là c’était… C’était monstrueux. C’était le séjour ravagé. 12 ordinateurs. Enfin…
Enquêteur : Vous les avez faites où ?
Emma : euh, c’était chez un copain qui s’appelle Paul. Et je me souviens parce que c’était mémorable. J’ai surtout celui-là en tête. Mais on en a fait un sur tout un week-end. C’était en plein été. Il faisait hyper beau dehors et tout. Et on est restés enfermés, les volets clos, à bouffer des pizzas, et des… Pendant deux jours.
23 Si le séjour était « ravagé », c’était qu’il fallait réussir à installer douze personnes sur un coin de table afin que chacun puisse jouer. Parfois, ces installations nécessitaient de revoir l’organisation du salon, de bouger les meubles et de réquisitionner d’autres pièces de la maison, comme le raconte Michel, un autre enquêté, avec une partie des joueurs installés dans le salon, l’autre dans le bureau, et la cuisine conservant sa fonction première de lieu de ravitaillement mais aussi de debriefing entre chaque partie.
24 Enfin, pour certains de nos enquêtés, la pratique du jeu vidéo à l’échelle de la maison peut s’accompagner d’une répartition spatiale relativement nette, qu’il est possible de cartographier. Yann, le lycéen rennais, est un joueur multi-supports. Il distingue :
- les jeux qu’il joue dans le bureau de son père, sur son ordinateur Apple, qui correspond essentiellement à des jeux de stratégie nécessitant une connexion Internet (Dofus, League of Legends), mais qui sont aussi ceux auxquels il a le plus joué avec ses amis du collège ;
- les jeux qu’il joue dans le salon sur la console, et qui correspondent plutôt à des jeux d’aventure en solitaire et hors ligne (essentiellement Skyrim au moment de l’enquête) ;
- enfin les jeux qu’il joue sur son smartphone dans son lit, avant de s’endormir, qui sont des jeux d’aventure très inspirés de l’univers des mangas japonais (Zenonia).
26 Ainsi, à ces trois pièces de la maison correspondent trois modalités différentes (selon les supports et selon le nombre de partenaires de jeu) de la pratique vidéoludique au sein de l’espace domestique.
27 Mais l’exemple le plus frappant de ce partage de l’espace domestique se trouve chez Françoise, 56 ans, inactive, et mère de trois enfants. Sa fille et l’un de ses deux fils habitent encore avec elle et son mari, dans un logement triplexe à Annecy. Tous les membres de la famille sont joueurs ou anciens joueurs de jeux vidéo : le père de famille a décroché car les jeux d’aujourd’hui sont devenus, selon lui, trop compliqués. Mais surtout, chaque membre du foyer possède sa propre culture ludique, pour reprendre la notion de G. Brougère (2002). Pour Françoise, ce sont plutôt les jeux d’aventure et les jeux de rôle qui se pratiquent en ligne (comme World of Warcraft ou Diablo), dans son bureau, sur son ordinateur. L’un de ses fils qui vit encore sous le même toit joue plutôt à des jeux de sports, et notamment de basket, et de voitures, sur sa console Playstation, dans sa chambre. Quant à sa fille, elle préfère les jeux de simulation de vie comme Les Sims, également dans sa propre chambre sur son propre équipement. Ces cultures ludiques correspondent donc aussi à des espaces ludiques, c’est-à-dire à un partage de l’espace domestique dans lequel chaque membre de la famille dispose de son propre territoire de jeu et de son propre matériel. Comme le souligne A.-S. Pharabod, « la présence d’équipements en double (ou dupliqués) témoigne de la nécessité qu’a chacun de posséder à domicile un univers de socialisation propre » (2004, p. 98), qui, dans le cas de la famille de Françoise, est aussi un univers ludique propre. À l’inverse, le salon, espace commun à tout le foyer, est le lieu de réalisation des activités collectives, tels que regarder un film en famille ou jouer à des jeux de société. Pour Françoise et ses enfants, il semble que c’est bien parce que chacun dispose de son territoire de jeu que les risques d’appropriation ou d’accaparement des pièces collectives sont limités [12].
28 Chez une autre de nos enquêtées, Chantal, le compartimentage des loisirs à l’échelle de l’espace domestique n’est pas aussi clair. Elle aussi est mère de trois enfants joueurs de jeux vidéo, et habitant ensemble dans un pavillon de deux étages en grande banlieue parisienne. Mais à l’inverse de Françoise, elle joue peu, et n’y prend pas nécessairement beaucoup de plaisir. Chez elle, la console de jeu, sur laquelle joue sa fille, est branchée sur le téléviseur dans le salon. Cette pratique du jeu vidéo, non partagée, débouche ainsi parfois sur des tensions, comme nous le verrons ultérieurement.
2.3. L’investissement matériel autour du jeu vidéo
29 Si l’on descend à une échelle encore plus fine, celle des objets, et non plus celle des pièces de la maison, de nouvelles différenciations apparaissent, qui traduisent des investissements différents dans la pratique vidéoludique. Il importe ici de porter le regard pas tant sur « l’inventaire réifié des choses que sur l’expérience décrite de leurs usages, l’expérience privée de leur appropriation » (Deniot, 1995, p. 17-18). Ainsi, une fois avoir regardé où jouent les joueurs de jeux vidéo, nous pouvons regarder ce qu’ils font de leur équipement de jeu. À côté des jeux et des équipements qui sont effectivement utilisés par nos enquêtés, nous pouvons identifier trois autres rapports à l’objet, que nous avons choisi de qualifier d’oubli, de conservation, et d’exposition.
30 Pour une partie des enquêtés, certains jeux ou équipements de jeux, ont tout simplement été oubliés. Ce sont des jeux qui n’intéressent pas, ou plus, dont ils ont parfois même occulté l’existence, comme l’illustre bien l’extrait d’entretien suivant :
Enquêteur : Assassin’s Creed. C’est lequel ?
Patrick : C’est le premier, j’y ai pas touché.
Enquêteur : Vous n’y avez pas touché ?
Patrick : Non… God of War, j’y avais beaucoup joué à l’époque, ça fait longtemps. Je l’ai gardé mais…
Enquêteur : C’est le 1 ou le 2 ?
Patrick : C’est le 3 il me semble. En fait, c’est le premier sur PS3 mais…
Enquêteur : Ha oui, d’accord God of War 3.
Patrick : Et ça, c’est pareil c’était pas moi qui y ai joué.
Enquêteur : Je connais pas Heavenly Sword. C’est quoi comme jeu ?
Patrick : Bah heu… je… j’y ai jamais joué non plus.
Enquêteur : C’est à votre femme ?
Patrick : Euh… Je crois que c’est mon beau-frère qui l’avait donné. Je sais même pas s’il a servi.
Enquêteur : Et donc tous ces jeux-là vous y jouez ?
Patrick : (Il souffle) c’est très rare, c’est très très rare, honnêtement.
Enquêteur : Vous êtes vraiment sur FIFA ?
Patrick : Ouais, voilà.
32 Chez beaucoup d’enquêtés, c’est l’entretien qui fait revenir les jeux ou les consoles oubliés à la surface de la mémoire, ou bien, comme dans le cas de Patrick, la demande de l’enquêteur de faire l’inventaire exhaustif de tous les jeux vidéo présents dans le foyer. L’oubli marque la distance, avec deux modalités possibles : chez ceux qui jouent peu, c’est le manque de pratique ; chez ceux qui jouent beaucoup, c’est le manque d’affinité avec le style de jeu. Il s’agit alors d’une inadéquation entre le produit et le goût de son usager. C’est bien parce que l’enquêté est joueur de jeu vidéo et qu’il connaît ses goûts, qu’il peut se positionner par rapport aux jeux, tel Patrick qui préfère globalement les jeux de football aux jeux d’aventure, ou Yann qui préfère les jeux d’aventure aux jeux de voiture. Les enquêtés tiennent alors parfois des propos condescendants vis-à-vis de ces jeux : ce sont des « conneries » (dixit Patrick) ou des « jeux de nanas » (dixit Lionel). Mais comment expliquer la présence de ces jeux dans l’espace domestique ? Là encore, trois attitudes sont possibles : les effets de mode (comme Yann, qui a acheté Grand Theft Auto IV et y a joué un peu, avant de se rendre compte que ce type de jeu ne l’intéressait pas) ; la transmission par la famille ou par des pairs (comme Patrick qui a récupéré certains jeux du frère de sa femme) ; ou bien les achats ou les cadeaux effectués par d’autres membres de la famille (comme Lionel, dont la femme achète parfois en brocante des jeux pour leurs filles).
33 À l’opposé des jeux ou équipements oubliés, certains sont conservés par les enquêtés, souvent par nostalgie, car un jeu ou une console de jeu revêt une importance particulière par rapport à la pratique de la personne interrogée ou par rapport à une période de sa vie. C’est le cas de Françoise, qui a gardé précieusement une bonne partie des jeux ou des consoles auxquels ils jouaient en famille. L’entretien est alors l’occasion de rouvrir littéralement la boîte à souvenirs (en l’occurrence les cartons entreposés sur les étagères de son bureau) et de se remémorer les grands moments de jeu :
Enquêteur : Et donc en général vous ne les revendiez pas du coup, vous les gardiez ?
Françoise : Bah ils aiment bien garder leur jeu, je ne sais pas vous si c’est pareil. Mais ils aiment bien garder… bien garder la vieille console, les jeux et compagnie. Bon parce qu’après, bon c’est vrai qu’on passe du temps dessus et puis après on s’attache. C’est ça le truc.
Enquêteur : Ça vous arrive encore de ressortir une console et d’y jouer ?
Françoise : Non. Non, (rires) je garde la nostalgie parce que je trouve voilà… Et puis bon la jouabilité, bon ce n’est plus du tout pareil. C’est un petit peu… Un peu voilà… Même les vieux jeux d’ordinateur quand on avait sur les disquettes… c’est tout vert. Il n’y avait pas de couleur. C’était… bon, qu’est-ce qu’on a pu s’amuser n’empêche parce qu’à l’époque c’était génial, avec les espions et les archers et tout, et les châteaux forts c’était… C’était vraiment bien.
35 Les jeux conservés ne sont pas nécessairement joués, comme le montre l’extrait précédent. Au contraire, puisque certains enquêtés se disent incapables de relancer la machine ou le jeu, soit parce que techniquement il est devenu compliqué de brancher de vieilles consoles sur des téléviseurs récents, soit parce que la prise en main et les sensations de jeu ont considérablement évolué. En revanche, ces jeux-là jouent bien leur rôle de madeleine proustienne, comme en témoigne Grégoire, 27 ans, doctorant en informatique :
« La plupart des jeux que j’achète aujourd’hui type retro, c’est souvent des jeux qu’on m’avait prêtés à l’époque, que j’avais beaucoup aimés, et puis que j’achète plus par nostalgie du jeu, et puis par le côté collection, de me dire « tiens j’ai le jeu, tel jeu que quand j’avais dix ans »… que vraiment pour exploiter le jeu en lui-même. La plupart des jeux, je les ai achetés, ils sont directement passés dans le placard. Juste passés sur la console et vérifiés s’ils marchent, et c’est tout ».
37 À l’ère du numérique et surtout de la dématérialisation de la distribution des jeux vidéo, des films et de la musique, certains joueurs de jeux vidéo investis restent encore très attachés à la possession physique de l’objet lui-même.
38 Ces jeux et équipements conservés sont à rapprocher de ceux que nous qualifierons, en troisième lieu, de jeux et équipements exposés. Dans cette catégorie, nous regroupons ceux qui, comme dans le cas précédent, ne sont plus nécessairement utilisés, mais contrairement aux jeux et équipements conservés, souvent gardés précieusement dans des boîtes, sont visibles dans l’espace domestique. Les consoles sont branchées, prêtes à être utilisées, les jeux sont à portée de main, prêts à être lancés. C’est encore le cas de Grégoire qui possède plusieurs consoles plus ou moins anciennes, qu’il laisse branchées même s’il ne les utilise pas, ou très peu, telle la console Wii U dont il a fait l’acquisition suite à un « achat compulsif » (dixit Grégoire). Ces jeux et équipements conservés renvoient peut-être à deux logiques, parfois concomitantes : une logique biographique et une logique sociale. Dans le premier cas, il s’agit d’affirmer sa passion du jeu vidéo, y compris pour le visiteur extérieur, quand bien même cette pratique a diminué dans la vie quotidienne du joueur suite à différents épisodes de la vie (changement d’emploi, mise en couple, déménagement, etc.). La fonction de ces objets et équipements est alors autant une fonction de marquage de l’espace domestique, qu’une fonction mémorielle. Comme le rappelle l’anthropologue Marion Segaud, « rendre propre (sien) l’espace, c’est le singulariser pour le construire selon mes sentiments et ma culture » (2010, p. 72). Dans le second cas, l’exposition correspond à une logique sociale, celle de permettre l’activité collective autour du jeu au sein de l’espace domestique. Car la maison, et en particulier le salon ou la salle de séjour n’est pas un espace purement privatif. Il est aussi le lieu d’accueil des visiteurs ou des amis. Il joue le rôle de seuil entre l’intérieur et l’extérieur, comme le rappelle Vincent, grand consommateur de jeux vidéo :
Vincent : La console fait partie du coin, tu as vu.
Enquêteur : Du coin télé. Oui.
Vincent : Et pourtant je n’y joue pas, figure-toi.
Enquêteur : Ah bon ?
Vincent : Non.
Enquêteur : Pourquoi ?
Vincent : Parce que je n’ai plus le temps, plus l’envie, plus le… Ce n’est même pas une question de patience. C’est que j’ai commencé plein de jeux, que je n’ai jamais terminés… Et puis c’était surtout pour recevoir des amis. Et puis comme malgré tout je suis ici, du coup je reçois moins parce que la distance fait que les amis se déplacent moins […]. J’aime bien mais j’y joue moins mais bon de temps en temps quand ils sont là, s’ils ont envie, on fait une partie. Il y a tout ce qu’il faut. Il y a toutes les manettes. Il y a tout ce qu’il faut.
40 Les analyses précédentes ont montré comment il était possible de qualifier le rapport au jeu vidéo à partir de l’étude du déploiement des pratiques vidéoludiques au sein de l’espace domestique. Il apparaît ainsi que les comportements diffèrent : pour certains, la maison n’est qu’un lieu du jeu parmi d’autres ; pour d’autres, il est exclusif. Au sein des espaces domestiques peuvent également se constituer des différenciations de la pratique, selon les joueurs, et selon les équipements. Le rapport aux objets lui-même et leur fonction de marquage de l’espace qui peuvent leur être attribués, varient également selon le degré d’investissement des joueurs dans la pratique. Il est temps maintenant de faire le cheminement inverse, autrement dit de qualifier non pas le rapport au jeu vidéo, mais le rapport à l’espace domestique, à partir du déploiement de la pratique vidéoludique en son sein.
3. Habiter les espaces domestiques par les loisirs
41 Au regard des analyses précédentes, l’espace domestique apparaît bien comme un espace à la fois topologique, approprié, et négocié. La pratique du jeu vidéo dans l’espace de l’intime contribue alors à faire émerger des micro-territoires domestiques qui témoignent de la capacité à « habiter » la maison.
3.1. L’espace domestique : un espace topologique
42 Par « topologique », nous entendons le fait que l’espace domestique permet la mise en relation d’objets matériels qui sont autant de supports à des activités diverses mais qui font sens pour les enquêtés, et rendent possible la production d’univers personnels à l’échelle de la maison. Cette mise en relation n’est pas seulement basée sur la proximité métrique, ou euclidienne, des objets, mais également symbolique.
43 Ainsi, tous nos enquêtés jouent. Mais tous n’associent pas la pratique du jeu vidéo aux mêmes activités, et ne lui prêtent pas les mêmes significations. Un des moyens de le saisir est justement l’agencement des intérieurs domestiques plus ou moins favorable au jeu vidéo, et dans lequel le jeu vidéo occupe une place plus ou moins centrale et en articulation avec d’autres activités. Autrement dit, il s’agit de regarder comment les objets liés aux jeux vidéo sont inscrits dans l’espace de l’intime en relation avec les autres objets du quotidien. Chez certains, comme Chantal, le jeu vidéo est une activité isolée, simple passe-temps qui ne renvoie à aucune autre activité particulière. Mais bien souvent, le rapprochement se fait avec le cinéma ou bien avec la littérature de science-fiction, de fantasy ou des comics américains, qui elle-même a servi de source d’inspiration à tout un pan de la production vidéoludique [13]. C’est le cas de Vincent, qui a rangé au même endroit, dans son salon, à côté du téléviseur sur lequel sa console Wii est branchée, ses jeux vidéo, ses coffrets collector de la version cinématographique du Seigneur des Anneaux, et ses bandes dessinées de fantasy. C’est le cas aussi de Françoise, qui a rassemblé dans son atelier servant de bureau, son ordinateur pour jouer aux jeux d’aventure qui lui plaisent tant, ses jeux vidéo conservés dans des cartons en haut des étagères, mais aussi tout son matériel et ses ouvrages sur les contes et légendes du Limousin (région dont elle est originaire) et dans lesquelles elle cherche l’inspiration créatrice pour peindre ou dessiner des sorcières et des créatures fantastiques. Enfin, c’est le cas de Yann le lycéen, dont l’un des loisirs préférés est la lecture de manga, précieusement rangés dans sa chambre, et qui déclare justement apprécier les jeux d’aventures d’inspiration manga, ceux-là mêmes auxquels il joue parfois sur la console de salon, mais surtout sur son téléphone portable, dans son lit au milieu de son univers personnel.
44 Dans ces trois rapides exemples, on voit donc émerger ce que l’anthropologue Amos Rapoport appelle des « systèmes d’activités » (1990). Selon lui, il ne suffit pas d’étudier les activités pour elles-mêmes afin de comprendre leur place dans la vie quotidienne des individus. Il faut aussi considérer la manière dont celles-ci sont associées à d’autres activités pour former un « système d’activités », par exemple les jeux vidéo et les loisirs ou bien les jeux vidéo et l’informatique. La prise en compte de ces systèmes d’activités révèle les univers personnels de chacun et permet de resituer la place de la pratique du jeu vidéo dans la vie quotidienne.
45 La construction d’univers personnels peut aussi passer par la hiérarchisation des activités et des objets associés au sein de l’espace domestique, en fonction de l’importance qui leur est accordée. Ainsi, Lionel, grand amateur de comics américains mettant en scène des super-héros, et de leur transposition cinématographique, garde précieusement ses figurines et ses albums dans des cartons entreposés dans son grenier. La conservation de ces objets relève d’une tout autre logique que celle des vieilles consoles ou des vieux jeux oubliés (pour reprendre notre catégorisation précédente) qu’il a récupérés de ses neveux, en pensant qu’ils pourraient intéresser ses propres filles, mais qui restent dans le garage en attendant d’être revendus, redonnés ou de finir à la poubelle. Dans le cas de Lionel, les comics sont pris dans un autre système d’activités que les jeux vidéo : ils sont mis en relation avec la lecture de romans graphiques, en version papier ou en version numérique sur son téléphone, et avec le cinéma à grand spectacle. Au sein de l’espace domestique, un partage est donc opéré entre les objets stockés précieusement dans le grenier, et ceux, en attente du débarras, oubliés dans le garage.
3.2. L’espace domestique : un espace approprié
46 La construction de ces univers personnels autour du jeu vidéo conforte la territorialisation de l’espace domestique. Nous nous appuyons ici sur la définition du territoire proposée par B. Debarbieux et synthétisée dans le Dictionnaire de géographie et de l’espace des sociétés, c’est-à-dire : un « agencement [dans l’espace] de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité » (Debarbieux, 2003, p. 910). Beaucoup plus que le nombre d’heures passées à jouer à des jeux vidéo, c’est donc cet investissement du jeu vidéo dans l’espace domestique qui témoigne de l’engagement dans la pratique, et en retour de la capacité des individus à donner du sens à cette activité. L’espace domestique permet dans un même lieu le rassemblement des ressources matérielles (les équipements, les jeux eux-mêmes) et symboliques (les systèmes d’activités). Il donne la possibilité à la pratique du jeu vidéo de se réaliser, parfois contre l’impossibilité de jouer dans les transports ou au lieu de travail, et en retour permet de qualifier l’individu dans son rapport aux loisirs électroniques.
47 Dans ce processus d’appropriation de l’espace domestique et de territorialisation de la pratique, la matérialité des objets physiques joue un rôle essentiel. Comme le rappellent Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, « la cristallisation par les objets se fait à partir de l’idée que le Point Ici existe d’autant plus qu’il a été modifié dans son environnement, d’une façon plus grande ou plus durable, par les objets que l’être y a placés à demeure » (1998, p. 74). Autrement dit, en aménageant l’espace, en le marquant par des objets matériels qui font sens aux yeux de l’individu et en rapport avec les activités qui lui plaisent, l’individu se construit son territoire et montre sa capacité à agir sur l’espace. C’est bien ce que l’on retrouve chez Jeanne, une de nos enquêtées. Jeune étudiante de 22 ans, grande consommatrice de jeu vidéo et se revendiquant comme telle, l’espace domestique est véritablement saturé de consoles, de jeux vidéo et d’objets ou produits dérivés directement issus d’univers vidéoludiques, depuis les mugs de café dans la cuisine jusqu’à l’édredon de son lit dans la chambre, en passant par les romans adaptés de jeux vidéo dans les étagères et les marque-pages illustrés.
48 L’appropriation n’est cependant jamais définitive. Nous avons effectivement tendance à attribuer des fonctionnalités aux différentes pièces de la maison (Pezeu-Massabuau, 1993), mais ces attributions ne sont pas toujours fixes. Les territoires domestiques sont parfois mouvants, au gré des activités qui s’y déroulent. Le terme de « scène » (setting) proposé par l’anthropologue A. Rapoport peut être utile pour caractériser cette mouvance. La scène, c’est « a milieu which defines a situation, reminds occupants of the appropriate rules and hence of the ongoing behaviours appropriate to the situation defined by the setting, thereby making co-action possible » (Rapoport, 1990, p. 12). Autrement dit, l’activité est rendue possible par le fait qu’elle se tient dans un espace dont la mise en scène vise à expliciter les comportements attendus dans telle situation. Un même espace peut accueillir plusieurs mises en scène, selon les situations, et selon les activités qui s’y tiennent (Rapoport, 1990). Et c’est bien la situation décrite précédemment lorsqu’Emma et ses amis, ou bien Michel et les siens, se réunissaient pour des parties de jeux vidéo.
3.3. L’espace domestique : un espace négocié
49 Si l’espace domestique est bien un territoire, il en découle parfois des frictions, des tensions autour de l’usage de certaines pièces de la maison au regard de certaines activités. L’espace domestique est alors aussi un espace négocié. C’est particulièrement le cas de la pratique du jeu vidéo qui a joui pendant longtemps, à tort ou à raison, d’une mauvaise image. Beaucoup d’enquêtés nous racontent ainsi que pendant leur enfance ou leur adolescence, leurs parents respectifs n’avaient pas hésité à introduire certaines règles pour réguler le jeu à la maison.
50 Dans ses travaux sur la place des équipements multimédia au sein de l’espace domestique, A.-S. Pharabod soulignait déjà l’existence de tensions autour de l’usage abusif, dans certains couples, de l’ordinateur et du téléphone portable, souvent critiquée comme étant vecteurs de l’éloignement symbolique entre les différents membres de la famille (Pharabod, 2004). On retrouve cette question de l’usage abusif, dans le cas du jeu vidéo, notamment chez Chantal. Pour comprendre pourquoi elle s’émeut particulièrement de voir ses enfants passer autant de temps à jouer aux jeux vidéo, il faut faire un détour par les routines de son quotidien. Jeune retraitée de l’éducation nationale, Chantal consacre une bonne partie de sa journée à s’occuper des autres, ou de la maison. Le matin, elle se lève en même temps que son mari, pour l’accompagner pendant le petit-déjeuner et pouvoir passer du temps avec lui. Dans la journée, elle s’occupe des tâches domestiques, mais c’est aussi elle qui se charge de numériser les photos et les films de vacances. Au quotidien, elle est donc au service des autres membres de sa famille, à l’exception de quelques moments particuliers, lorsqu’elle est à la chorale, lorsqu’elle lit ou lorsqu’elle fait quelques parties de sudoku le matin sur son téléphone portable, après que son mari est parti au travail. Son dévouement aux autres membres de la famille est couplé à son sentiment qu’il faut se consacrer à des activités utiles. Le chant l’est : au sein de la chorale, on améliore ses capacités vocales, on « produit quelque chose ensemble », on crée « du lien social » (pour reprendre les termes de l’enquêtée). Dans la pratique du jeu vidéo, au contraire, « on ne produit rien de particulier et on est seul pour le faire ». Même la lecture est parfois peu utile : « c’est dangereux quand on commence à lire, après on a du mal à sortir du livre » (toujours selon Chantal). La pratique du jeu vidéo chez ses enfants est donc pour elle source de tensions, puisque hautement inutile. Or, le jeu vidéo est souvent pratiqué sur le téléviseur du salon, car c’est là qu’est branchée la console Playstation. D’ailleurs, au départ celle-ci avait été achetée non pour jouer, mais pour son lecteur bluray qui permettait de regarder des DVD et de lire les films de vacances. Aussi, il n’est pas rare que Chantal se fasse chasser et soit obligée d’aller se réfugier dans le bureau lorsqu’elle veut lire, c’est-à-dire profiter d’un des rares moments à soi, et que sa fille joue à la console dans le salon. Cette tension émerge d’une inadéquation des activités dans un même espace domestique. Comme le soulignent Moira Munro et Ruth Madigan, « all these contradictory demands create tensions that individuals seek to resolve through complex patterns of time zoning and space zoning, and a differentiation in the rights and responsibilities of various family members : between men and women, and between adults and children » (Munro, Madigan, 2006, p. 117). C’est bien cette planification du temps et de l’espace domestique qui explique peut-être que la situation soit moins conflictuelle chez Françoise. D’apparence, la situation est relativement similaire : elle aussi a décidé d’arrêter sa vie active pour se consacrer à sa famille et à sa maisonnée. Son engagement personnel dans la pratique du jeu vidéo explique très certainement son indulgence. Mais il rend aussi possible la production d’univers personnels propres à chaque membre de la famille, des micro-territoires qui cohabitent et dans lesquels chacun peut donner libre cours à ses loisirs préférés. On pourrait ainsi faire l’hypothèse que ce qui rend acceptable de se consacrer aux autres, chez elle, c’est la possibilité, en échange, de disposer de son propre territoire à l’échelle de l’espace domestique, son atelier-bureau : « women need time as well as space to enjoy privacy within the home » (Munro, Madigan, 2006, p. 115).
Conclusion
51 Comme le souligne J. Pezeu-Massabuau, la maison est le reflet de soi pour les autres (1993). Qualifier l’espace domestique c’est donc se qualifier soit même. Par l’investissement matériel (achat de consoles, de jeux, de produits dérivés), le joueur de jeu vidéo satisfait son goût pour le loisir électronique. Mais dans le même temps, en effectuant cet investissement dans le champ du domestique, il affirme et consolide son identité, vis-à-vis des autres membres de la famille, et vis-à-vis des visiteurs. L’espace domestique, territoire de l’intime et du quotidien, devient le lieu d’affirmation d’une identité produite et construite, y compris chez des joueurs de jeu vidéo ayant peu de ressources financières. De ce point de vue, nous souhaitons renverser la perspective, en considérant non pas l’investissement excessif dans du matériel de jeu et son investissement dans l’espace domestique comme un symptôme de l’addiction, mais au contraire comme l’affirmation du plaisir récréatif et de l’importance accordée à un loisir, si futile qu’il puisse apparaître aux yeux de l’extérieur, dans la vie quotidienne des individus concernés. Habiter l’espace domestique est alors, pour paraphraser Olivier Lazzarotti, processus et résultat à la fois (2012, p. 17).
52 Certes, les interprétations menées ici ne sont sans doute pas propres aux loisirs électroniques. La capacité d’investissement des espaces du quotidien par d’autres loisirs est observable. Mais la particularité des jeux vidéo, et au-delà des loisirs liés aux technologies numériques, est de proposer autant de lieux ou de moments d’articulation entre le dedans et le dehors, entre l’ici et l’ailleurs, particulièrement dans le cas des jeux en ligne. Une limite forte de l’étude proposée ici est cependant de ne pas suffisamment rendre compte des contraintes matérielles et physiques, liées à la volumétrie et aux dimensions du logement (au sens métrique du terme), aux aménagements intérieurs et aux autres activités, notamment professionnelles, qui peuvent s’inscrire dans l’espace domestique, faute de n’avoir pu pousser ces questions durant les entretiens. Autrement dit, nous avons privilégié une approche mettant en avant la liberté d’agir à l’échelle de la maison. Il reste donc à faire une étude géographique plus large sur le rapport aux espaces domestiques, croisant l’étude des aménagements intérieurs et celle des loisirs domestiques (jeux vidéo, cuisine, loisirs créatifs, jardinage, etc.) du quotidien.
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Mots-clés éditeurs : habiter, Jeux vidéo, logement, espace domestique, loisirs
Mise en ligne 26/02/2016
https://doi.org/10.3917/ag.707.0051Notes
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[1]
Projet ANR JCJC (édition 2011) et portée par le laboratoire CITERES (UMR 7324) et l’université de Tours. L’auteur tient à remercier particulièrement David Gerber et Manuel Boutet, sociologues, pour leur participation à la campagne de réalisation des entretiens.
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[2]
Par commodité, nous emploierons indifféremment les expressions « espace domestique » et « maison » pour désigner dans ce texte l’espace du logement et ses annexes (cave, grenier, garage, jardin etc.), indépendamment du type d’habitation (pavillon, appartement) et du rapport au logement que ses résidents peuvent entretenir.
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[3]
Là encore par commodité, nous admettons ici et dans le reste du texte une acception large de l’expression « joueur de jeu vidéo ». Cet article portant moins sur la caractérisation des pratiques de jeu que sur les modalités d’inscription de cette pratique dans la vie quotidienne, nous incluons donc tous types de profils, y compris des joueurs très occasionnels pour lesquels on suppose que l’inscription sera plus faible et moins marquée. « Joueur de jeu vidéo » désigne donc ici tout individu ayant joué au moins une fois à un jeu vidéo au cours des douze derniers mois. Par ailleurs, par souci de simplification, nous emploierons indifféremment le terme « joueur » pour désigner les joueurs et les joueuses. Même si proportionnellement les hommes continuent d’être relativement plus nombreux à jouer à des jeux vidéo (65,6 % d’entre eux contre 53,5 % des femmes), l’augmentation de la pratique chez les femmes est manifeste (Rufat, Ter Minassian, Coavoux, 2014).
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[4]
Le questionnaire, comportant 215 questions dans sa version la plus longue, a porté sur un échantillon principal de 2 042 adultes (18 ans et plus) et un sous-échantillon de 500 enfants et adolescents (11 à 17 ans) représentatifs de la population française à partir des 5 variables suivantes : âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle de la personne interrogée (ou du chef de ménage pour les mineurs), lieu de résidence (selon le découpage ZAU2010 de l’INSEE) et région métropolitaine (selon le découpage UDA1 de l’INSEE). La durée moyenne de passation du questionnaire était d’environ 20 minutes pour les personnes non considérées comme joueurs de jeux vidéo, et d’environ 35 minutes pour les autres. La méthodologie de l’enquête téléphonique et ses principaux résultats ont été exposés par ailleurs (Rufat, Ter Minassian, Coavoux, 2014).
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[5]
Les 31 entretiens, pour leur très grande majorité, sont des entretiens individuels réalisés en face à face et au lieu de résidence de l’enquêté (sauf un), auprès de 13 femmes et 18 hommes, pour des âges variant de 17 à 80 ans. Si on trouve parmi les enquêtés plusieurs couples, un seul entretien collectif a été réalisé.
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[6]
Avec la progression des équipements multimédia et la diffusion et la diversification des pratiques numériques, il serait cependant intéressant de savoir si, quinze ans plus tard, le même constat peut être établi. Sans doute se joue-t-il ailleurs désormais : dans le cas des jeux vidéo par exemple, les différenciations sociales ne sont plus entre le fait de jouer ou non, mais selon le type de jeux auxquels on joue et le style de jeu (Coavoux S., Berry V., Boutet M., 2014).
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[7]
Ce débat sur l’articulation entre « monde réel » et « monde virtuel » est devenu si vaste dans la littérature scientifique qu’il mériterait un article à part entière pour interroger le cas des espaces vidéoludiques. Nous préciserons que dans notre enquête, l’étude des pratiques vidéoludiques montre que les espaces virtuels prolongent les espaces réels, plus qu’ils ne s’y opposent, en y offrant de nouvelles scènes d’interaction sociale et de pratiques collectives (Boutet, Colón de Carvajal, Ter Minassian, Triclot, 2014). Soulignons enfin que la littérature sur les jeux vidéo met justement beaucoup l’accent sur les pratiques en ligne, au risque d’en oublier les pratiques hors ligne qui se déroulent dans les espaces de l’intimité domestique.
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[8]
Voir notamment le colloque La Chambre d’enfant, un microcosme culturel. Espace, consommation, pédagogie (2013), organisé avec le soutien du projet de recherche ANR « Les biens de l’enfant dans l’espace familial », et dont les actes ont été publiés dans le nº 7/2014 de la revue Strenæ.
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[9]
Chez les 11-13 ans, près de 98 % des joueurs déclarent jouer parfois ou souvent chez eux, et 80,7 % chez des amis ou des membres de la famille élargie. Chez les 14-17 ans, les proportions sont respectivement de 94,7 % et de 73,8 %. De manière générale, les enfants et adolescents ont des pratiques vidéoludiques plus diversifiées que les adultes, y compris en ce qui concerne les espaces de la pratique.
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[10]
Ici et dans tout le reste du texte, les prénoms ont été anonymisés.
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[11]
L’expression est celle d’un autre de nos enquêtés, mais on la retrouve souvent dans nos entretiens.
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[12]
L’entretien n’ayant pas pu être poussé suffisamment loin dans cette direction, il ne nous est cependant pas possible de dire si cette micro-territorialisation de la pratique à l’échelle de l’espace domestique relève de la négociation (c’est-à-dire que les consoles et autres équipements de jeux vidéo ont été volontairement bannis du salon) ou plutôt de la sédimentation des pratiques, de l’habitude construite au fil du temps.
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[13]
Cette convergence doit également à l’émergence de ce qu’Antoine Dauphragne appelle la « culture ludique transmédiatique », rendue possible par les « phénomènes de circulation d’univers d’un support à l’autre […] dans le contexte socioéconomique moderne d’une culture de masse multiforme » (2010).