Notes
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[1]
Nous avons conservé les guillemets quand nous employons la catégorie administrative de « campements illicites ». Dans les autres cas, nous désignons indifféremment par campement ou par bidonville les habitats de fortune construits par les migrants roms en situation précaire.
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[2]
Soutenue par les institutions internationales et des fondations privées, l’ERRC est une ONG spécialisée en droit, qui œuvre, comme son nom l’indique, pour la défense des droits des Roms en Europe.
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[3]
Voir notamment les rapports annuels du Collectif Droits de l’Homme Romeurope, disponibles sur le site du collectif : http://www.romeurope.org/
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[4]
Selon les sources officielles, à la fin de l’été 2013, il y avait en effet 62 campements abritant 3400 personnes environ, ce qui représentait 20 % de la population vivant dans des « campements illicites » sur le territoire français (DIHAL, 2013).
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[5]
Les résultats de cette enquête ont notamment fait l’objet d’un article sur la dimension spatiale de l’action publique dans les bidonvilles roms (Legros, 2010).
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[6]
Nous remercions Céline Bergeon, Guillaume Marsallon et Mélanie Forestier pour les informations qu’ils nous ont aimablement communiquées au sujet des familles installées à Poitiers.
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[7]
TA Montreuil, ordonnance de référé du 31 janvier 2012.
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[8]
TGI Bobigny, ordonnance de référé du 3 octobre 2012.
-
[9]
L’article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales indique en effet que le préfet peut se substituer au maire si nécessaire après mise en demeure ou si le territoire concerné est à cheval sur plusieurs communes.
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[10]
Créé en 1972, le GISTI est spécialisé dans la défense des droits des personnes étrangères en France.
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[11]
Le contentieux stratégique a pour objectif de faire évoluer la jurisprudence en portant les affaires judiciaires au niveau des cours suprêmes.
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[12]
Le contentieux de masse a le même objectif que le contentieux stratégique, c’est-à-dire faire évoluer la jurisprudence, mais par un biais différent qui est de porter toutes les affaires recensées devant le tribunal.
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[13]
Fondée en 1939, la CIMADE figure parmi les principales associations françaises de soutien aux étrangers. Elle remplit notamment des missions de défense des droits et d’assistance juridique aux personnes en détresse.
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[14]
Comme son nom l’indique, le juge de l’exécution, communément dénommé « JEX », statue sur les difficultés liées à l’exécution des décisions de justice.
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[15]
Nous pouvons illustrer cette indétermination en prenant le cas de l’occupation des délaissés routiers : si le délaissé a une fonction particulière (passage d’engin, contrefort de la route), la compétence appartient au TA ; dans le cas contraire c’est le TGI qui statue.
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[16]
Créé en 2008, le défenseur des droits est une autorité constitutionnelle indépendante chargée de veiller aux droits et libertés individuelles. Il a le pouvoir d’enquêter, de publier et d’ester en justice.
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[17]
Décision du défenseur des droits n° MLD/2012-180, 8-9 décembre 2012.
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[18]
Propos recueillis à la mairie de Saint-Ouen en juin 2009.
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[19]
Instaurée en 2007, l’aide au retour humanitaire consiste en la prise en charge des frais du transport-retour avec en sus une aide financière d’un montant de 300 euros par adulte et de 100 euros par enfants.
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[20]
Si les frais du transport retour sont toujours pris en charge par l’État, les aides financières ont été abaissées à 50 euros par adulte et à 30 euros par enfant.
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[21]
Circulaire du 24 juin 2010 relative à la lutte contre les campements illicites, p. 2.
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[22]
Sur l’effectivité de la circulaire du 26 août 2012, voir Cousin, 2013b et les rapports annuels de Romeurope.
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[23]
Cf. la communication de M. Costil et E. Roche « Construire la ville acceptable : la fabrication du minimum du logement en réponse aux bidonvilles » lors de la journée d’études jeunes chercheurs du Réseau français « Habitat-Logement » (REHAL), organisée à l’École normale supérieure de Lyon le 22 novembre 2012.
1 La répression est un instrument que les autorités publiques privilégient volontiers quand elles sont confrontées à des occupations sans droit ni titre. La remarque vaut pour de nombreuses villes du Sud où les « déguerpissements » sont fréquents (Blot, Spire, 2014), comme pour les villes françaises où l’on note ces dernières années une multiplication sans précédent des évacuations de « campements illicites [1] », soit des ensembles d’habitats précaires construits par des ressortissants roumains ou bulgares, désignés à tort ou à raison comme Roms. Ainsi, selon la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) et l’European Roma Rights Centre [2] (ERRC), il y aurait eu près de 21 500 personnes expulsées d’un campement en 2013 contre moins de 9500 en 2012 (ERRC, LDH, 2014). Les pouvoirs publics ne négocient donc pas toujours avec les auteurs des illégalismes en matière d’habitat ; en France, l’évacuation des « campements illicites » est même devenue une politique nationale puisque plusieurs circulaires ministérielles ont été prises dans ce sens, la dernière en date étant celle du 26 août 2012 relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des « campements illicites ».
2 Pourtant les mesures coercitives ne semblent pas très dissuasives. En effet, comme le montre la littérature associative sur le sujet [3], une fois expulsés, les habitants des campements vont généralement construire de nouveaux abris de fortune dans les parages. Les évacuations de terrain aboutissent donc surtout à une « expansion du squat » (Bouillon, 2009, p. 145). Si l’action se révèle à l’usage inefficace sur le plan de la gestion des illégalismes et, plus largement, sur le plan du contrôle territorial, à quoi sert donc de poursuivre les opérations d’évacuation des terrains squattés comme c’est le cas actuellement ? Que gouverne-t-on au juste par le biais de la lutte contre les « campements illicites », si ce n’est l’opinion publique, ainsi que le montrent les travaux récents sur la place des Roms et des campements dans la communication politique et dans les médias (Fassin et al., 2014 ; Marchand, 2013) ?
3 Comme l’ont souligné Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, les instruments de l’action publique ne peuvent être réduits à leur dimension technique : « un instrument d’action publique constitue un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes, Le Galès, 2005, p. 13). Selon cette perspective, la réflexion doit tout à la fois porter sur les procédures d’évacuation et leur mise en œuvre à l’échelle locale, et sur la possible instrumentation de ces procédures dans le cadre plus général des politiques publiques en direction des « campements illicites » et de leurs habitants. Enfin, il s’agit bien sûr de s’interroger sur les effets de la lutte contre les « campements illicites » sur les publics visés notamment en ce qui concerne les pratiques résidentielles car ce sont bien ces pratiques qui constituent la cible première des autorités publiques.
4 Dans cet objectif de recherche, la Seine-Saint-Denis apparaît comme un observatoire privilégié. Sans doute en raison de la proximité de la capitale et d’un nombre particulièrement élevé de campements [4], ce département a en effet joué un rôle précurseur dans les politiques en direction des « campements illicites » en expérimentant différents dispositifs, à l’image des « villages d’insertion de Roms » qui sont l’un des premiers, si ce n’est le premier dispositif d’hébergement et d’insertion initié par l’État, même si les collectivités locales restent des acteurs majeurs de ce projet (Legros, 2010). À cela s’ajoutent des raisons pratiques puisque la Seine-Saint-Denis constitue le principal terrain d’enquête des auteurs de cet article.
5 Ainsi, l’étude de la gestion judiciaire des évacuations s’appuiera principalement sur les observations réalisées entre 2010 et 2012 par Grégoire Cousin en Seine-Saint-Denis. Juriste de formation, Grégoire Cousin a été chargé de mission Droits de l’Homme à l’European Roma Rights Center (ERRC) de 2010 à 2012. Depuis 2012, G. Cousin est par ailleurs ingénieur de recherche à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme dans le cadre du programme européen MigRom pour lequel il doit notamment restituer les parcours migratoires de plusieurs familles roms habitant des campements de la Seine-Saint-Denis. Une deuxième série de matériaux est constituée par les sources officielles, qu’il s’agisse des entretiens réalisés par Olivier Legros en 2009 avec des acteurs institutionnels impliqués dans le démantèlement des grands bidonvilles situés aux portes de Paris [5], des discours de cadrage de la lutte contre les campements illicites, de circulaires ministérielles ou de notes administratives. Enfin, l’analyse des trajectoires résidentielles des personnes expulsées sera fondée sur les enquêtes en cours de Grégoire Cousin ainsi que sur les observations ponctuelles réalisées ces dernières années par O. Legros ou par d’autres chercheurs en province, principalement à Marseille et à Poitiers [6].
1 Évacuer un campement, c’est facile !
6 Manifestement, l’évacuation d’un « campement illicite » est assez facile, puisqu’il suffit d’appliquer les procédures prévues par le législateur à cet effet. Certes, quand des « militants moraux » (Neveu, 2011, p. 52) décident de soutenir les habitants de campements et engagent des actions en défense, c’est un peu plus compliqué, mais le résultat est le même : les terrains sont évacués et leurs habitants invités à quitter les lieux. C’est en tout cas ce que montrent les différentes situations observées en Seine-Saint-Denis.
1.1 L’activation des procédures en fonction des qualifications juridiques des terrains
7 À défaut d’enquête systématique, nous proposons de suivre deux familles roumaines, qui, au gré de leurs déplacements contraints entre la Seine-Saint-Denis et le Val-d’Oise, ont éprouvé plusieurs procédures d’évacuation. Originaires de Sibiu et de Craiova, les familles C... et D... sont en France depuis le début des années 2000. Quand G. Cousin les a rencontrées à la fin de l’hiver 2012 par l’intermédiaire de l’Aide à la Scolarisation des Enfants Tsiganes en Seine-Saint-Denis (ASET 93), elles vivaient depuis quatre mois environ sur un parking situé dans une ancienne zone maraîchère de Stains, dans le nord de la Seine-Saint-Denis. En quelques semaines, elles ont connu pas moins de quatre expulsions. D’abord, le 21 février, le campement est évacué au petit matin par la gendarmerie, pour des motifs que les familles ignorent. Ces dernières ont alors décidé de s’installer plus au nord, à Saint-Brice-Sous-Forêt (Val-d’Oise), dans d’anciens vergers qu’elles avaient déjà occupés par le passé. Le 22 février, le nouveau campement est évacué. Les familles sont ensuite reparties vers le sud. Elles se sont arrêtées à Saint-Denis sous le pont de l’autoroute 86 (A86) enjambant la Seine, où elles ont rejoint d’autres squatteurs. Sous l’effet d’une procédure d’expulsion engagée depuis quelque temps déjà, les familles ont dû à nouveau quitter les lieux le 23 février. Elles ont finalement regagné Stains où elles se sont installées rue Nelson Mandela, à quelques pas de leur ancien campement. En août 2013, le petit bidonville qui avait été consolidé entre-temps était finalement évacué par les forces de l’ordre et rasé.
8 Au cours de leurs pérégrinations forcées entre la Seine-Saint-Denis et le Val-d’Oise, les familles C... et D... ont éprouvé les deux grandes procédures prévues par le législateur français : l’expulsion des occupants sans droit ni titre sur demande du propriétaire, qui est une procédure judiciaire, et l’évacuation pour cause de trouble à l’ordre public, qui est une procédure administrative. D’abord c’est un arrêté municipal – donc une procédure administrative –, qui est pris par le maire de Saint-Brice sur la base d’une expertise stipulant l’existence d’un « péril imminent ». Les deux actions suivantes relèvent de la première catégorie de procédures, soit l’expulsion des occupants sans droit ni titre. Ce sont des procédures d’urgence (demandes en référés) que les propriétaires des terrains occupés engagent au motif, soit de l’existence d’un trouble manifestement illicite au droit de propriété, soit de l’existence de risques de dommages imminents au domaine public : le campement installé en toute hâte sous le pont de l’A86 à Saint-Denis fera ainsi l’objet d’un référé déposé par la Direction Interdépartementale des Routes Île-de-France (DIRIF) au tribunal administratif de Montreuil pour des raisons de sécurité et de trouble illicite au droit de propriété [7], tandis que l’Agence Foncière et Technique de la Région Parisienne (AFTRP), propriétaire du terrain sis rue Mandela, à Stains, déposera une demande en référé au tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny en raison d’un « trouble manifestement illicite » et de « conditions d’insécurité et d’insalubrité subies par les occupants et [des] nuisances causées aux voisins des lieux [8] ».
Le bidonville de la rue Nelson Mandela The Rue Nelson Mandela Shanty settlement
Le bidonville de la rue Nelson Mandela The Rue Nelson Mandela Shanty settlement
9 Qu’est-ce qui détermine, en fin de compte, le choix de telle ou de telle procédure ? Certes, les plaignants ont quelques marges de manœuvre mais les procédures engagées dépendent surtout des statuts fonciers et par conséquent des qualifications juridiques de l’espace. C’est ainsi que les litiges concernant le domaine privé sont exposés, comme n’importe quel dossier relevant du droit privé, devant le TGI, tandis que les affaires concernant des occupations sans droit ni titre sur le domaine public sont portées devant le tribunal administratif (TA). En ce qui concerne les procédures administratives, la situation est différente puisque le maire peut, en tant que représentant de l’État dans la commune, expulser les occupants d’un bâtiment public ou privé s’il le juge nécessaire pour des raisons de troubles à l’ordre public. C’est donc de l’appréciation de la situation par l’élu local ou, à défaut, par le préfet [9], que dépend en dernier lieu l’engagement d’une procédure administrative à l’encontre des habitants d’un campement.
10 Bien sûr, les cas présentés n’épuisent pas le champ des possibles en matière d’évacuation d’un terrain. Parmi les autres moyens envisagés, il faut notamment considérer la « règle des 48h » qui permet aux forces de police d’évacuer manu militari un squat ou un terrain occupé, en principe dans les 48 heures suivant l’installation. Si la « règle des 48 heures » n’a pas été appliquée dans les cas qui nous intéressent, les familles ont cependant fait l’objet de pressions de la part de la police, comme en témoigne ce militant d’une grande association en soutien aux familles installées à Stains :
« Depuis quelques mois il semble que ce soit parfois la stratégie adoptée, on prévient bien à l’avance de la date d’évacuation, on passe tous les jours rappeler aux gens la date, un jour on est gentils, un jour on envoie les cow-boys pour faire peur. Et le jour J pas besoin de déployer des rangées de flics, c’est plus facile, c’est moins spectaculaire pour les caméras, c’est moins gênant pour les voisins » (A.G... témoignage auprès de la Plateforme Roms 93, août 2013).
12 Même en faisant abstraction de la violence policière, les propriétaires et les pouvoirs publics ont à leur disposition un répertoire de procédures judiciaires et administratives certes limité mais suffisant pour évacuer les « campements illicites ». Largement déterminées par la situation – l’existence de troubles supposés ou avérés à l’ordre public et les statuts fonciers –, les procédures appliquées sont d’autant plus efficaces que les habitants des campements n’engagent pas d’actions en recours, à la fois parce qu’ils sont conscients d’avoir transgressé la loi et qu’ils confondent généralement les procédures d’évacuation et les procédures pénales, craignant, par conséquent d’être fichés ou de se retrouver en prison, voire reconduits dans leur pays d’origine, pour une affaire de terrain. Dans ce contexte, l’entrée en scène des soutiens extérieurs change évidemment la donne, pour peu que ces derniers arrivent, comme ce fut le cas au campement de Stains, à convaincre les occupants sans droit ni titre de mandater un avocat pour assurer leur défense lors de l’audience au tribunal.
1.2 L’ouverture d’une arène judiciaire et ses effets
13 Cette prise en charge de la défense s’inscrit dans une stratégie conjointe de l’ERRC et du Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) [10] qui, en décidant d’engager systématiquement des recours contre les évacuations, cherchent à combiner deux modes de faire : d’une part, le contentieux stratégique [11], qui est largement pratiqué par l’ERRC, dans le domaine du droit des minorités, et par le GISTI, dans celui du droit des étrangers ; d’autre part, le contentieux de masse [12], davantage mobilisé par la CIMADE-service œcuménique d’entraide [13], toujours dans le cadre du droit des étrangers. L’ERRC et le GISTI ou, pour être plus précis, le collectif « Européens pauvres » qui réunit des représentants de ces deux associations, cherchent par ailleurs à mobiliser les avocats-militants par le biais de listes de diffusion dans l’objectif de multiplier les contentieux juridiques contre les OQTF et contre les évacuations de terrain.
14 En Seine-Saint-Denis, les chargés de mission droits de l’homme de l’ERRC ont adopté une stratégie assez simple. En soutien aux familles C... et D... menacées d’expulsion, ils ont d’abord cherché à produire des certificats de présence de plus de 48 heures, afin que le passage devant le juge soit obligatoire. Afin de connaître les procédures engagées et, sur cette base, d’intenter des recours dans les délais impartis par le législateur, ils ont également essayé de consigner les horaires et les dates de visite des agents de police et des huissiers sur le terrain. Devant le référé déposé par l’AFTRP, il a ainsi été décidé, avec l’accord des familles, d’engager une démarche d’obstruction en défense puis, une fois l’ordonnance d’expulsion prononcée, de relancer une demande de délais supplémentaires devant le Juge de l’exécution [14]. Dans ce cas précis comme dans de nombreux autres, les chargés de mission de l’ERRC et l’avocat mobilisé à l’occasion ont mis en balance la défense de la propriété mise en avant par le requérant avec d’autres droits : l’« intérêt supérieur de l’enfant » (art. 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant) et le droit au logement, qui est un principe à valeur constitutionnel, c’est-à-dire qu’il place les autorités publiques dans l’obligation d’agir pour remédier au mal-logement. Toujours dans le mémoire, les baraques et autres abris de fortune sont volontairement assimilés à des locaux à usage d’habitation, ce qui peut, dans certains cas, ouvrir des droits à des délais supplémentaires d’occupation. Enfin, le fondement même du référé, c’est-à-dire l’urgence d’agir, ou plutôt d’évacuer pour cause de trouble manifestement illicite, est attaqué au motif de l’absence d’usage des terrains occupés par les propriétaires, ce qui est difficilement contestable dans le cas des délaissés routiers par la DIRIF comme dans celui des réserves foncières de l’AFTRP. Outre ces questions de fond, les soutiens font référence à des aspects spatiaux, tels que l’absence de mise en valeur et l’isolement du terrain occupé, ce qui limite les risques de désordre. Cependant, ils se concentrent surtout sur des points de procédure : le respect du principe du contradictoire est à chaque fois vérifié, de même que de la capacité d’agir des requérants. Enfin un dernier argument de type procédural est développé : la compétence des différents juges étant déterminée par les statuts fonciers. La relative indétermination des statuts des espaces occupés rend cette controverse particulièrement centrale [15].
15 Informé du dossier par l’ERRC, le Défenseur des Droits [16] présente ses conclusions devant le juge de l’exécution du TGI de Bobigny le 20 décembre 2012. Il met en avant des motifs similaires à ceux évoqués par l’avocat des familles tout en mobilisant d’autres ressources : la circulaire du 26 août 2012, qui requiert la « mise en place de mesures protectrices » en préalable « à l’usage de la force publique destinée à mettre un terme à l’occupation illégale d’un terrain » et les « textes européens [qui] interprétés à la lumière de la jurisprudence, renforcent l’idée selon laquelle les campements de fortune doivent être considérés comme un abri pouvant bénéficier de la protection dévolue au domicile, laquelle implique notamment que des solutions d’hébergements ou de relogements soient mises en œuvre avant toute expulsion [17] ». Dans les deux cas, il ne s’agit donc pas de s’opposer à l’évacuation, ce qui reviendrait à contester le droit de propriété, mais plutôt de retarder l’évacuation et, si possible, de faire valoir un droit à l’hébergement/relogement par différents moyens : l’assimilation des abris de fortune à des domiciles, le droit à la scolarité et le suivi médical.
16 En fin de compte, la cour d’appel de Paris confirmera l’ordonnance d’évacuation du 3 octobre 2012 et le terrain de la rue Mandela sera évacué avec le concours des forces de l’ordre le 22 août, quelques jours après un incendie qui aura détruit la moitié du campement selon les médias (Le Parisien, 17 août 2013). La stratégie des défenseurs n’aura pas été inutile cependant puisqu’elle aura retardé l’évacuation de plusieurs mois, ce qui est déjà remarquable car « seules 6,5 % des décisions de justice concernant les squatters leur accordent des délais véritables, c’est-à-dire excédant trois mois », écrit F. Bouillon (2009, p. 138) sur la base d’une enquête réalisée par le Centre de recherches critiques sur le droit (CERCRID) en 2003. À Stains, les délais obtenus ont permis aux squatters d’amorcer un processus d’intégration à l’échelle locale tout en autorisant les soutiens extérieurs, un peu plus nombreux sur le terrain désormais, à entamer les discussions avec la mairie.
1.3 De nouveaux espaces de négociation avec les pouvoirs locaux
17 Au gré des mois, les leaders du campement vont établir des relations plutôt cordiales avec les policiers qui patrouillent aux abords du terrain occupé. Ces relations vont permettre l’établissement de règles tacites, par exemple sur le stationnement des véhicules aux alentours du campement ou alors sur le fait d’empêcher, en tout cas de limiter autant que possible, l’installation de nouvelles familles. Si les « campements illicites » peuvent susciter la création d’un « ordre juridique localisé » au sens de Patrice Melé, c’est-à-dire « fondé sur la négociation des conditions d’application des dispositions juridiques, mais aussi sur la mise en œuvre de procédures administratives et de police » (Melé, 2009, p. 34), c’est bien dans ces échanges discrets qui relèvent plus de la transaction que de la négociation officielle. En cela, les campements ne diffèrent pas des autres illégalismes dont le maintien dépend dans de nombreux cas des petits arrangements que leurs auteurs sont parvenus à passer avec la sphère politico-administrative locale.
18 Les délais supplémentaires obtenus par les défenseurs ont par ailleurs permis l’entrée en scène de trois nouveaux acteurs : le Secours catholique ; l’ONG Première Urgence – Aide Médicale Internationale (PU-AMI) ; et l’association culturelle et artistique rom Terne Roma. Les militants du Secours catholique apportent des soutiens matériels aux familles, tandis que les salariés du PU-AMI assurent un accompagnement médical. Les représentants de l’association Terne Roma vont, quant à eux, concevoir un projet intitulé « Terre et Roma » qui comporte un volet hébergement avec la mise en place de constructions modulaires et un volet insertion avec un projet de maraîchage bio (Terne Roma, 2013). Présenté aux familles ainsi qu’aux acteurs associatifs et à la mairie au début de l’été 2013, ce projet constituera un objet de négociation avec les autorités locales. Début août 2013, le projet a même été accepté par la municipalité selon le responsable de Terne Roma. Si l’on ajoute les organisations déjà présentes auprès des familles, c’est un petit réseau associatif qui a fini par se constituer autour du petit bidonville de la rue Mandela.
19 Malgré des conditions plutôt propices à la négociation, les familles et leurs soutiens ne sont pas parvenus à convaincre les autorités de s’engager sur la voie de l’hébergement et de l’insertion. Les hypothèses que l’on peut avancer pour expliquer la position des pouvoirs locaux sont nombreuses, qu’il s’agisse du faible poids politique d’associations qui sont extérieures à la localité, ou encore de l’approche des élections municipales et des directives ministérielles en faveur du démantèlement des « campements illicites ». Dans d’autres situations, les associations ont eu plus d’influence, surtout si les élus locaux se sont personnellement impliqués dans le soutien aux occupants sans droit ni titre comme cela a pu être observé à Sénart dès le début des années 2000 (Lurbe i Puerto, 2014), ou, plus récemment, à Helemmes, dans la banlieue lilloise (Windels, 2014). Dans tous les cas cependant, il faut souligner le fait que les négociations n’ont jamais porté sur la régularisation des occupations sans droit ni titre, mais sur la mise en place de « projets », comme les nomment les habitants du campement de Stains, c’est-à-dire des dispositifs d’hébergement et d’insertion.
20 Tant que le primat, historique, du droit de propriété sur les droits fondamentaux ne sera pas remis en cause, les procédures judiciaires devraient suffire à faire évacuer les « campements illicites » et, plus largement, les occupations sans droit ni titre. Et si elles ne suffisent pas, les pouvoirs locaux peuvent toujours engager des procédures administratives au nom de la défense de l’ordre public. Très efficaces par conséquent pour libérer des terrains publics ou privés de leurs occupants, les procédures d’évacuation peuvent également être instrumentées par les pouvoirs publics à des fins de contrôle territorial.
2 L’évacuation instrumentée à des fins de contrôle territorial
21 Comme on a pu le montrer dans d’autres travaux (Legros, Vitale, 2011 ; Cousin, 2013a), les campements illicites ont fini, en Seine-Saint-Denis comme ailleurs, par constituer un nouveau « problème public » à l’échelle locale, c’est-à-dire un « état de fait [|qui est devenu] un enjeu de réflexion et de protestation et une cible pour l’action publique » (Gusfield, 2003, p. 71). Certes, alors qu’il venait d’être nommé ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy s’est très vite engagé dans la lutte contre les campements illicites : lors d’une visite à Choisy, le 3 octobre 2002, il déclarait ainsi vouloir « traiter l’ensemble de la question des campements sauvages de Roms dans le Val-de-Marne d’ici la fin novembre » (Libération, 4 décembre 2002). Mais dans les faits, les pouvoirs en place ont généralement opté pour un traitement différencié des campements en différant dans certains cas des évacuations, voire en négociant la sortie des terrains avec les occupants et leurs soutiens. La Seine-Saint-Denis se distingue toutefois des autres départements car à partir de 2007, l’État territorial va y expérimenter un nouveau dispositif d’action, à l’échelle du département cette fois-ci. Si ce dispositif fortement territorialisé prévoyait des hébergements et un accompagnement social pour une petite minorité des personnes expulsées, la tendance est aujourd’hui plutôt à l’évacuation « sèche » comme on le précise dans le milieu associatif, c’est-à-dire sans relogement à l’exception d’hébergements provisoires à l’hôtel ou en foyer.
2.1 Le traitement différencié par les autorités locales
22 Chargé d’appliquer la loi, le préfet n’a, à première vue, pas d’autre choix que celui d’exécuter les décisions de justice. De fait, c’est ce qu’il fait le plus souvent quand il s’agit d’évacuer un squat (Bouillon, 2009) et a fortiori un « campement illicite », comme l’indique le sous-préfet de Saint-Denis lors d’un entretien réalisé à la fin du printemps 2009. Il y a toutefois des exceptions car, dans certains cas, le représentant de l’État décide manifestement de surseoir à l’exécution des décisions de justice, et ce pendant plusieurs années parfois. À Saint-Ouen, par exemple, le préfet a attendu au moins deux ans avant d’évacuer un gros bidonville implanté à deux pas de la Seine [18]. Dans d’autres situations, ce sont les propriétaires des terrains qui refusent manifestement d’engager des procédures d’évacuation. Ainsi, Catherine Peyge, l’ancien maire communiste de Bobigny, était connue pour son refus d’évacuer des campements situés sur des terrains communaux. Enfin, des élus peuvent adopter une attitude relativement tolérante. À Saint-Denis, le maire communiste Patrick Braouezec a, dès 2003, proposé une convention d’occupation temporaire aux habitants du Hanul, un campement installé dans le secteur ouest de la commune, sous l’A 86. À Aubervilliers, l’ancien maire a eu un comportement similaire selon nos interlocuteurs. À Stains aussi, l’élu local semblait plutôt ouvert à la discussion. Il s’était d’ailleurs associé aux autres élus de Seine-Saint-Denis pour exiger l’organisation d’une table ronde régionale sur les campements sous la tutelle de l’État (Legros, Olivera, 2014).
23 Comme les préfets, les élus locaux ne sont donc pas systématiquement hostiles aux migrants roms en situation précaire. En fin de compte, cette diversité des positions personnelles des décideurs politiques explique peut-être autant l’existence de différences dans le traitement des campements que d’autres critères comme les rapports de force au sein de l’arène politique locale, la médiatisation des campements, l’ampleur des mobilisations de soutien, ou encore le manque de moyens des pouvoirs publics, qui fait que les décideurs politiques préfèrent parfois retarder l’évacuation d’un terrain plutôt que d’exécuter immédiatement une décision de justice. Sur le plan spatial, ce traitement différencié des campements renforce les disparités entre les territoires locaux. En effet, ces disparités territoriales dépendent non seulement de la présence de friches industrielles ou de délaissés sur lesquelles des familles en situation précaire peuvent s’installer, mais également, comme on vient de le voir, de l’attitude plus ou moins tolérante ou, au contraire, hostile des autorités locales à l’égard des familles en question.
2.2 La Seine-Saint-Denis, laboratoire des politiques territoriales en direction des campements illicites
24 En Seine-Saint-Denis, la situation est d’autant plus compliquée que les « campements illicites » sont nombreux. C’est sans doute pour cette raison que l’État territorial a essayé d’innover en mettant sur pied un plan d’action à l’échelle départementale. Ce plan sera exposé par la préfecture en mai 2009 dans une Note sur la situation des Roms dans le département de Seine-Saint-Denis.
25 L’évacuation des terrains constitue le premier volet de la stratégie administrative. Les évacuations ne sont plus effectuées au cas par cas mais font l’objet d’une programmation selon les termes même de la Note qui indique en effet qu’« à partir d’un recensement systématique et analysé chaque semaine lors d’une réunion en préfecture, une programmation des évacuations des campements illicites est arrêtée ».
26 La Note fait en outre mention de la mise au point d’un « mode opératoire » spécialement dédié aux campements. Le dispositif a ceci d’original qu’il combine les mesures de reconduite à la frontière, c’est-à-dire la distribution d’Obligations de quitter le territoire (OQTF), et l’aide au retour humanitaire [19] avec l’exécution des procédures d’évacuation. S’agit-il là d’une innovation à proprement parler ou de l’institutionnalisation de pratiques existantes ? Si les informations recueillies par les associations de soutien dans d’autres situations valident plutôt la seconde hypothèse, la Note de la préfecture de Seine-Saint-Denis sur les campements reste cependant à notre connaissance l’un des premiers, sinon le premier texte administratif, à mentionner le couplage systématique de la police des étrangers avec des procédures d’évacuation à l’endroit des occupations sans droit ni titre. Cette coordination entre police des étrangers et évacuation des « campements illicites » n’est toutefois plus vraiment d’actualité. En effet, depuis que le ministre Valls a mis un terme à l’aide au retour humanitaire en décembre 2012 [20], les candidats au retour sont de moins en moins nombreux ; par conséquent, les OQTF ont perdu leur pouvoir incitatif.
27 Enfin, la Note fait état de la mise en place, à titre expérimental, de « villages d’insertion » à destination « des familles volontaires que les profils et motivations qualifient pour rejoindre le projet d’insertion ». Véritables instruments de pouvoir puisqu’ils permettent aux pouvoirs locaux de sélectionner leurs « hôtes » parmi les habitants des bidonvilles, de les soumettre à un règlement spécial tout en leur permettant de bénéficier de mesures dérogatoires, par exemple l’accès aux structures locales d’insertion (Legros, 2010), ces « villages » font de surcroît l’objet d’un arrangement tacite entre le représentant de l’État et les collectivités locales, comme l’indique le sous-préfet de Saint-Denis :
« Notre plan sur le territoire [de l’arrondissement], c’est de construire trois villages d’insertion. En contrepartie, j’ai une politique soutenue et ferme d’exécution des décisions de justice, c’est-à-dire d’éradication des bidonvilles sauvages » (le sous-préfet de Saint-Denis à son bureau, juin 2009).
29 Trois « villages » contre l’évacuation de tous les campements sur le territoire de l’arrondissement préfectoral ; c’est presque un dispositif de gouvernance territoriale que les pouvoirs locaux semblent donc en train de discuter pour venir rapidement à bout des « campements illicites ».
30 Ces expérimentations locales ont manifestement préfiguré les politiques nationales. Ainsi la circulaire du 24 juin 2010 sur la lutte contre les « campements illicites » combine étroitement les procédures d’évacuation et la police des étrangers. Il est même demandé aux agents de l’État d’outrepasser leur rôle d’exécutant des décisions de justice en informant les propriétaires des terrains occupés et en les invitant « à saisir le juge compétent pour obtenir une décision d’expulsion » [21]. Deux ans plus tard, après une série d’évacuations très médiatisées, le gouvernement Ayrault assortit l’évacuation des « campements illicites » de mesures d’accompagnement qui rappellent les principes appliqués dans le cadre des « villages d’insertion » de l’arrondissement de Saint-Denis : un diagnostic social en amont de l’évacuation ; la sélection des familles ; l’identification de parcours d’insertion dans le droit commun ; la mise en place de structures ad hoc si les dispositifs d’hébergement existants sont saturés. Enfin, comme dans les « villages », le réseau d’action publique, qui comprend les collectivités locales, les services de l’État et éventuellement les associations, est articulé autour du préfet.
31 Dans les faits cependant, la circulaire n’a pas été vraiment appliquée. Le délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) qui a été chargé d’une mission « campements illicites » par le Premier ministre en août 2012, reconnaît même, au printemps 2013, que « l’insuffisance d’anticipation et de proposition de solutions en amont des démantèlements [a mis] en échec le travail d’accompagnement et d’insertion qui a pu être engagé ainsi que la scolarisation des enfants » (cité par le Défenseur des Droits, 2013) [22].
2.3 Vers l’évacuation systématique des campements
32 À défaut de mesures d’accompagnement social, la « pratique gouvernementale » (Aguilera, 2012, p. 104) en direction des « campements illicites » se résume donc aux évacuations. Cela s’explique d’autant plus facilement que la lutte contre les « campements illicites » est réaffirmée comme politique nationale après la victoire de François Hollande aux élections présidentielles de 2012. Quelques mois après sa nomination au poste de ministre de l’Intérieur, Manuel Valls fait plusieurs déclarations devant la Commission des Lois du Sénat et aux médias pour justifier les évacuations de campements. Comme le ministre Sarkozy une dizaine d’années plus tôt (Damiens, 2005), M. Valls use d’une rhétorique marquée par la criminalisation des migrants roms en situation précaire. Dans une tribune publiée dans le quotidien Libération en date du 14 août 2012, il dénonce non seulement « la multiplication et l’enracinement des campements insalubres, dangereux », mais aussi l’existence d’« organisations criminelles » et la présence de « certains clans familiaux » qui organisent l’exploitation de la misère et la mise en coupe réglée d’une partie de ces migrants » appartenant aux « minorités Roms d’Europe de l’Est ». Plus tard, il déclarera aux journalistes du Figaro que « les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays, pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution » (Le Figaro, 14 mars 2013). Largement relayé par les médias, cet argumentaire forme un véritable « modèle interprétatif » (Lascoumes, Le Galès, 2005, p. 34) fondé sur la stigmatisation des Roms.
33 En outre, l’évacuation des « campements illicites » est devenue un enjeu politique local. Ainsi, en Seine-Saint-Denis, le démantèlement est une promesse de l’opposition dans les communes d’Aulnay, du Blanc-Mesnil et de Bobigny lors des dernières élections municipales. Une fois au pouvoir, les nouveaux élus passent vite à l’action : Stéphane de Paoli, le candidat centriste élu maire de Bobigny à la place de Catherine Peyge, engage immédiatement les procédures judiciaires nécessaires pour évacuer les terrains municipaux ; à Aulnay et au Blanc-Mesnil, les élus de droite (UMP) font valoir leur pouvoir de police administrative en prenant deux arrêtés d’évacuation fondés sur la menace du trouble à l’ordre public afin de démanteler un grand campement à cheval sur les deux communes. Enfin, les campements ne sont pas que la cible des municipalités passées à droite aux dernières élections. Dès l’été 2012, en effet, alors qu’il était pris à parti par la société civile et par quelques acteurs politiques en raison de la multiplication des opérations d’évacuation, le ministre Valls pouvait compter sur le soutien d’« élus locaux de gauche » qui, le 14 août 2012, signaient une tribune intitulée « Le gouvernement a raison de démanteler les campements illicites de Roms » sur Le Monde.fr.
34 En deux ans, l’évolution est donc radicale. Alors qu’en 2010, les propos sécuritaires et stigmatisants sur les Roms et les Gens du Voyage prononcés par le président Sarkozy à Grenoble en 2010 (Sallé, 2010) avaient incité certains élus de l’opposition à freiner les évacuations, voire, comme ce fut le cas à Saint-Denis, à prendre des mesures de protection en faveur des familles expulsées par les forces de l’ordre [23], deux ans plus tard, la lutte contre les campements fait à peu près consensus. C’est pourquoi les évacuations se multiplient sans rencontrer de véritable résistance, hormis de la part de la société civile : selon les sources associatives, ce sont 18 évacuations forcées qui ont été effectuées entre janvier et mars 2014, soit en plein pendant la trêve hivernale ; et à l’échelle de la Seine Saint-Denis, le préfet peut même déclarer à la presse qu’« il y aura une évacuation quasiment chaque semaine » (Le Parisien, 18 avril 2014). Si les évacuations ont pris un tour systématique, l’État central prévoit cependant d’autres mesures, telles que la mise à disposition du parc de logements de la Société ADOMA, spécialisée de longue date dans la lutte contre les bidonvilles et le logement des travailleurs immigrés (Bernardot, 2008) et, plus récemment encore, la mise sur pied, à l’échelle de la région métropole, de la première plateforme d’orientation d’habitants des « campements illicites » vers des structures d’hébergement, sur le modèle des Services intégrés de l’accueil et de l’orientation (SIAO) mis en place au milieu des années 2000.
35 Au fil des années et sur la base des expériences engagées localement, c’est un véritable régime d’hospitalité que l’État conçoit spécialement pour les habitants des « campements illicites », l’hospitalité étant entendue au sens d’Anne Gotman (2004), c’est-à-dire un ensemble de règles et de pratiques qui permettent tout à la fois de sélectionner des « hôtes » parmi les habitants des campements illicites, d’encadrer leur séjour et d’éloigner les indésirables. Sauf que pour l’instant, à l’exception des projets menés ici ou là à l’initiative des acteurs locaux, les mesures d’hébergement autres que ponctuelles à l’hôtel ou en foyer sont inexistantes. Par conséquent, c’est bien l’éviction systématique des habitants des campements qui tient lieu de politique publique.
3 L’impact des évacuations sur les trajectoires résidentielles
36 L’évacuation des campements en lieu et place d’une politique publique ne peut avoir que des répercussions majeures sur les habitants des campements. Même si les politiques de rejet sont évidemment des facteurs de marginalisation (Nacu, 2010), il ne faut pas surestimer l’impact des évacuations de campements sur les populations visées. En effet, les évacuations n’ont pas vraiment influencé les choix résidentiels des personnes expulsées qui continuent d’accorder plus d’importance à des paramètres comme les opportunités économiques ou le regroupement familial. Combinée à la fermeture progressive des marges urbaines où sont construits la plupart des bidonvilles, la lutte contre les « campements illicites » devrait malgré tout obliger les migrants roms en situation précaire à revoir leurs stratégies résidentielles dans les années à venir.
3.1 L’ancrage plutôt que la mobilité
37 Jusqu’à présent les évacuations n’ont pas vraiment réussi à décourager les familles enquêtées à quitter les secteurs qu’elles avaient choisis pour s’installer en France. De ce point de vue, le cas de la famille D... est exemplaire puisqu’en une dizaine d’années, elle a, malgré les expulsions répétées, réussies à se maintenir dans un territoire assez restreint – une quarantaine de kilomètres carrés, à cheval sur l’ouest de la Seine-Saint-Denis et le sud du Val-d’Oise. Il en va de même pour la famille C... et d’autres qui les accompagnent. Et le constat peut être étendu à d’autres familles encore, comme ces familles mentionnées par Martin Olivera qui « circulent » en Essonne depuis de longues années (Legros, Olivera, 2014), ou encore ces groupes de migrants aperçus à Marseille ou à Milan et qui, malgré les pressions exercées par les autorités locales, cherchent à rester sur place (Pasta, Presico, 2011, à propos de Milan).
38 Ces exemples suffisent à montrer l’enjeu que la stabilité résidentielle et l’ancrage territorial peuvent représenter pour les individus en question, et ce combien même ces personnes s’inscrivent, comme tant d’autres migrants, dans un schéma circulatoire (Tarrius, 2002 ; Arab, 2008). Mais cette préférence pour l’ancrage a un prix, en raison des évacuations justement. D’abord, les migrants doivent intégrer les coûts que représente, après chaque évacuation, le fait de chercher de nouveaux terrains, de construire de nouveaux abris et d’avoir perdu une partie des biens personnels (matelas, tapis, etc.), dans bien des cas détruits en même temps que les baraques. Les familles les plus expérimentées parviennent toutefois à assurer leurs arrières en anticipant les évacuations ; le plus souvent, elles ont « un squat d’avance » et ont déjà déménagé une partie de leurs effets avant la démolition des baraques. En fin de compte, ce sont les familles les plus isolées ou les plus démunies qui restent sur le terrain jusqu’à l’arrivée des forces de l’ordre (Terne Roma, 2014).
39 Souvent, les familles doivent aussi s’installer plus loin en périphérie. Observée en Seine-Saint-Denis au milieu des années 2000 (Radenez, Rémion, 2007), cette stratégie d’exurbanisation est peut-être plus remarquable encore à Marseille où de nombreuses familles ont rejoint des campements installés dans les environs d’Aix-en-Provence, d’Arles et d’Aubagne. Comme les travailleurs précaires, ces derniers doivent alors envisager de nouvelles « tactiques de mobilité » (Jouffe, 2010, p. 141), c’est-à-dire « des choix d’activités et de déplacements associés, autrement dit l’agenda journalier et les chaînes de déplacement » (ibid.). L’hypothèse vaut en tout cas pour ceux dont les lieux d’activités sont restés inchangés, à l’image de cette mendiante rencontrée à Saint-Denis qui déclare :
« Je vais toujours devant le Franprix de Saint-Denis, même lorsqu’on était sur une platz à Sarcelle, les gens à Saint-Denis ils sont gentils, ils me disent bonjour, demandent des nouvelles, et donnent souvent un petit quelque chose. »
41 Enfin, les familles expulsées peuvent décider d’aller louer des baraques ou d’acheter des droits à construire sur des terrains tenus par les « chefs de platz », comme on les nomme sur les terrains occupés. Migrants eux-mêmes ces derniers se sont spécialisés dans l’ouverture de squats, le plus souvent en raison de la connaissance des territoires locaux acquise au gré des années passées en Seine-Saint-Denis. Quoi qu’il en soit, ces terrains qui sont ouverts à ceux qui en ont les moyens et pas seulement aux parents ou aux personnes originaires de la même région comme c’est le cas dans les autres bidonvilles, fonctionnent comme des lieux d’hébergement temporaire, le temps, pour les personnes expulsées, d’ouvrir une nouvelle platz réservée à la famille et aux proches.
42 Pour l’instant, les évacuations de terrain ne semblent donc pas avoir eu d’effets majeurs : les familles évacuées restent dans les parages tant qu’elles y ont intérêt, continuant d’explorer les marges urbaines en quête de terrains à occuper. La seule évolution remarquable concerne peut-être la structuration, plus marquée qu’auparavant, des campements avec, depuis quelques années déjà, le développement de ces terrains tenus par les chefs de platz, terrains qui fonctionnent un peu comme des sas entre les terrains évacués, sans doute aussi les régions d’origine, et les platz plus petites que privilégient, d’une manière générale, les familles roms en quête de tranquillité.
3.2 Des choix de mobilité déterminés par d’autres critères que les politiques répressives
43 Qu’il s’agisse de partir ou de rester, quelles sont alors les considérations qui motivent les choix des personnes et des familles ? Plus que les politiques répressives, il semble que ce soient principalement des raisons économiques et familiales, ainsi que les possibilités d’insertion locale.
44 La recherche d’opportunités économiques est un critère majeur. En ce qui concerne le recyclage des métaux par exemple, la connaissance des chantiers de démolition et des entreprises locales auprès desquelles on peut s’approvisionner, ainsi que la maîtrise des circuits parallèles de revente, expliquent dans bien des cas l’attachement aux territoires locaux. Sauf que depuis quelque temps, la « ferraille » comme on dit souvent, est une activité peu rentable et très concurrentielle. Rencontré sur un terrain de la Courneuve en décembre dernier, A.T... explique ainsi :
« La ferraille ne rapporte plus rien, tout le monde la fait : les Chinois ; les Arabes ; même les employés municipaux. En ce moment c’est très difficile. J’ai tourné toute la semaine avec le camion et ce que j’ai ramassé ne paie pas le gasoil. »
46 Cette concurrence accrue ne concerne pas que la ferraille mais également le travail non déclaré sur les chantiers et même la mendicité. Par conséquent, les migrants décident de prospecter d’autres régions. Le beau-fils d’A.T... « est parti avec les autres jeunes à Birmingham ». Rencontré un an plus tôt sur un terrain de Saint-Denis, C.C... a quant à lui comme projet de rejoindre Clermont-Ferrand, toujours pour des raisons économiques :
« Je pense qu’on va essayer d’aller à Clermont-Ferrand, j’ai une tante là-bas qui m’a dit qu’il n’y avait pas encore de Roms et qu’il y aurait de la ferraille. »
48 Pour les personnes enquêtées, le regroupement familial est un facteur de mobilité au moins aussi déterminant que la recherche d’opportunités économiques. Une fois installés, nombreux sont ceux qui font venir leurs familles. De la même façon, les déplacements en province se font rarement au hasard : il y a généralement des parents qui, comme la tante de C.C... dont il était question plus haut, jouent un rôle de pionniers. En cela, nos observations rejoignent celles de Chadia Arab qui note en effet que « les passages d’une ville à une autre, d’un pays à un autre [...] semblent répondre à une logique de savoir-migrer et savoir-circuler que développe le migrant qui s’appuie sur les réseaux. » (Arab, 2008, p. 21). Selon cette perspective, la dispersion de la famille élargie permet aux migrants de disposer tout au long de leur parcours migratoire d’un réseau de lieux d’hébergement ou d’ancrage qui sert pour la recherche d’opportunités économiques et qui procure des solutions de repli en cas de problème. Et ce constat vaut à l’échelle de la localité où les migrants peuvent mobiliser non seulement les chefs de platz mais également leurs parents installés dans d’autres campements, comme à l’échelle internationale, dans le cadre de la « famille transnationale » (Razy, Baby-Collin, 2011), cette fois-ci.
49 Un dernier critère revient fréquemment dans les déclarations des enquêtés : ce sont les possibilités d’intégration locale. Ainsi la famille D... a finalement décidé de s’installer à Montreuil dans l’espoir d’intégrer l’un des deux dispositifs d’hébergement de Montreuil grâce aux bonnes relations que l’une de leurs belles-filles entretient ou semble entretenir avec l’équipe municipale. C’est pour des raisons similaires d’ailleurs que des membres de la famille C... ont, pour leur part, choisi de rester sur le territoire de Stains car ils sont persuadés qu’un « projet » devrait voir le jour suite aux discussions entre l’association Terne Roma et la mairie. Aussi ne veulent-ils pas courir le risque de laisser passer leur chance en s’installant ailleurs. D’autres familles font le choix inverse et décident de partir, soit parce qu’elles estiment qu’elles sont trop connues de la police locale pour pouvoir bénéficier de l’hospitalité des autorités locales, soit parce qu’elles pensent qu’elles auront plus de chances ailleurs. Ainsi Poitiers est une ville relativement attractive depuis quelques années déjà, notamment pour les familles résidant à Marseille. Les témoignages réunis par Céline Bergeon et les soutiens locaux montrent que de l’avis des migrants récemment arrivés, les conditions sont globalement meilleures à Poitiers qu’à Marseille tant en ce qui concerne l’habitat, même s’il s’agit de squats, que l’accès aux services sociaux et à l’école. Plus que les mesures répressives, c’est bien, dans ce cas précis comme dans d’autres probablement, la possibilité d’une vie meilleure qui reste le critère déterminant dans les décisions de mobilité ou, au contraire, d’ancrage des familles rencontrées ces dernières années.
3.3 La fermeture progressive des marges et ses conséquences
50 Même si cela n’a pas été le cas jusqu’à présent, il est fort probable qu’à plus ou moins long terme, les habitants des campements soient obligés de revoir leurs stratégies. D’abord, il faut tenir compte de l’intensification des évacuations dont le résultat immédiat est la diminution rapide du nombre de terrains occupés. En Seine-Saint-Denis, sur les 135 « campements illicites » que recensait la préfecture en 2012, il n’en reste plus qu’une petite cinquantaine en avril 2014 selon les déclarations du préfet à la presse (Le Parisien, 18 avril 2014). Et cette tendance devrait se maintenir dans les prochains mois puisque plusieurs évacuations sont d’ores et déjà programmées, toujours selon le préfet. Dans ces conditions, les personnes expulsées ont moins de solutions de rechange bien sûr, et ce d’autant plus que les grands bidonvilles qui pouvaient servir d’espaces de rebondissement ont été ou sont sur le point d’être démantelés, et que les chefs de platz sont probablement dans le collimateur des autorités publiques. Les informations fournies par les familles connues de G. Cousin indiquent en effet que sur la dizaine de chefs connus d’elles, trois sont désormais en prison tandis qu’un autre est suivi de près par la police qui l’empêche systématiquement d’ouvrir de nouveaux squats. Bref, l’évacuation n’est qu’un élément du dispositif de la lutte contre les « campements illicites » qui, depuis quelque temps en tout cas, semble viser directement les personnes.
51 De fait, après les évacuations, les personnes expulsées font généralement l’objet d’un contrôle policier serré ainsi qu’en témoignent de nombreux migrants en situation précaire et leurs soutiens. Si la pratique est ancienne, il semble que la police nationale soit plus prompte désormais à expulser les familles dans les 48 heures suivant leur réinstallation, ce qui permet d’éviter les procédures. Le contrôle accru n’empêche pas cependant les chefs de platz de tenter leur va-tout en cherchant à négocier avec les forces de police : « Trois policiers sont venus avec un représentant du propriétaire, je leur ai dit que j’ai un petit bébé, et puis je connaissais bien un policier... alors j’ai pu rester. », déclare A.S... lors d’un entretien à Saint-Denis en 2013.
52 Outre l’intensification des évacuations et les pratiques policières, les terrains évacués font désormais l’objet de mesures de sécurisation systématique. Aux techniques habituelles semblent succéder des pratiques plus sophistiquées. Généralement utilisés pour éviter aux véhicules d’accéder à un terrain, les enrochements sont désormais plus denses, afin de dissuader toute tentative de construction d’abris. Les grands terrains plats peuvent être modelés avec des bosses en forme de vagues pour éviter, une fois de plus, les installations de fortune. Mais comme les squatters parviennent malgré tout à occuper les lieux en nivelant le sol, les propriétaires des lieux décident parfois d’intégrer de gros blocs de béton pour empêcher ce genre d’opérations.
Les dispositifs de sécurisation installés sur des délaissés routiers à Saint-Denis : l’enrochement (fig. 2) et les terrains modelés avec des bosses (fig. 3) Securing measures implemented on deserted roadside areas in Saint-Denis : rock installation (fig. 2) and ground landscaped with bumps (fig. 3).
Les dispositifs de sécurisation installés sur des délaissés routiers à Saint-Denis : l’enrochement (fig. 2) et les terrains modelés avec des bosses (fig. 3) Securing measures implemented on deserted roadside areas in Saint-Denis : rock installation (fig. 2) and ground landscaped with bumps (fig. 3).
53 Une autre technique consiste encore à laisser en place les vestiges des baraques une fois les bulldozers passés. Ces vestiges, qui gênent la construction de nouveaux abris, ont également une fonction de marqueur territorial et d’avertissement à l’endroit des squatters éventuels.
54 C’est ainsi que, progressivement, les habitants des bidonvilles voient leurs possibilités d’installation se restreindre, et ce d’autant plus que les anciennes marges urbaines ont généralement été valorisées dans le cadre d’opérations de renouvellement urbain. Ainsi, l’espace de mobilité résidentielle de la famille D... a considérablement évolué ces dernières années, avec, dans le sillage de la reconversion des friches industrielles autour du Stade de France (Plaine Saint-Denis), la réalisation de grands projets comme le Campus Condorcet (Paris-Aubervilliers) ou le quartier Millénaire (Aubervilliers) et de nombreuses Zones d’Aménagement Concerté (ZAC) destinées notamment au logement des classes moyennes (Raad, 2012).
55 Comment, dans ces conditions marquées par la fermeture progressive des territoires urbains, les migrants roms en situation précaire pourront-ils demeurer dans la région-capitale ? Pour Éric Fassin, la réponse est sans appel : « l’errance imposée aux Roms, dont l’implantation locale est constamment bouleversée, ne peut avoir pour effet que d’empêcher toute vie normale », écrit le sociologue pour qui les politiques répressives devraient, de façon presque mécanique, forcer les migrants pauvres à pratiquer l’« auto-expulsion », c’est-à-dire à partir d’eux-mêmes, dans leurs pays d’origine ou ailleurs (Fassin, 2014, p. 44).
56 Un détour par les autres grandes villes européennes invite toutefois à nuancer ce point de vue qui sous-estime probablement les capacités d’adaptation des migrants en question. Ainsi, en Belgique ou en Angleterre, il n’y a pas de bidonville ou de campement, or la présence de Roumains ou de Bulgares roms y est attestée comme en France, les migrants recourant au squat ou bien à la sous-location et aux marchands de sommeil pour se loger. Mieux encore : les familles modifient leurs stratégies selon le contexte. Par exemple, des migrants originaires de Tanderei, une petite ville située à 80 km du port de Constan?a sur la mer Noire, vivent dans des campements quand ils séjournent en Seine-Saint-Denis alors qu’ils louent des appartements quand ils sont à Manchester (Constantin et al., 2014). De plus, un nombre assez important de personnes a accédé à des emplois après la levée des mesures transitoires, à l’image de G. D... qui a fini par se faire embaucher par un entrepreneur avec lequel il était en contact quand il « faisait la ferraille ». Doté d’un contrat de travail en bonne et due forme, G. D... devrait bientôt disposer d’un logement dans lequel il pourra accueillir sa famille.
57 La fin des « campements illicites » n’implique donc pas forcément la fin de l’expérience migratoire pour les migrants qui, à l’image de la famille D..., disposent de solides relais dans les territoires d’accueil. Quant aux autres, ils sont sans doute déjà retournés au pays, mais pour combien de temps ? Rencontré récemment sur l’un des campements toujours en place, S. C... déclarait à propos de ses parents retournés en Roumanie : « ils attendent que nous ouvrions une platz ».
Conclusion
58 Bien que figurant dès le début des années 2000 parmi les priorités du ministre de l’Intérieur, l’évacuation systématique des « campements illicites » aura mis une dizaine d’années à s’imposer à la place du traitement différencié qui avait pu prévaloir jusqu’alors. En cela rien de surprenant : comme l’ont montré depuis longtemps les sociologues et les politologues, la construction des politiques publiques ne suit pas un schéma linéaire mais correspond à un processus itératif à l’issue toujours incertaine car dépendant des rapports de force entre les différents acteurs impliqués, en l’occurrence le pouvoir central, l’État territorial, les collectivités locales, le pouvoir judiciaire et les grands propriétaires fonciers. En outre, il faut bien admettre qu’en matière d’évacuation, l’État est limité dans ses capacités d’action puisque les procédures mises en œuvre sont principalement déterminées par les qualifications juridiques de l’espace et, à l’exception des procédures administratives, toujours à l’initiative des propriétaires.
59 Quoi qu’il en soit, l’évacuation est devenue ces dernières années un véritable instrument d’action publique. « Dispositifs concrets » de l’action publique (Lascoumes, Le Galès, 2005 p. 14), les procédures juridiques sont désormais bien maîtrisées par les différentes administrations et par les grands propriétaires fonciers. De plus, les discours de cadrage se sont étoffés avec le temps, la lutte contre la délinquance et les réseaux mafieux et la protection du voisinage venant désormais s’ajouter à la défense de la propriété et la préservation de l’ordre public pour justifier le démantèlement systématique des campements. Enfin, toujours dans le cadre de la lutte contre les campements, les procédures d’évacuation sont dotées d’une finalité « intermédiaire » (ibid. p. 14) – en l’occurrence le contrôle territorial –, en plus de leur vocation première qui est l’expulsion des occupants sans droit ni titre et la défense de l’ordre public.
60 Pour terminer, il nous faut bien revenir à notre question de départ : que gouverne-t-on au juste par l’évacuation ? S’agit-il des illégalismes en matière d’habitat ? Ce n’est pas sûr, sauf si les évacuations sont suivies d’une mise en valeur immédiate ou d’une sécurisation durable des terrains anciennement squattés comme on a pu le constater. Sont-ce les mobilités alors ? La réponse est également mitigée car les politiques répressives restent jusqu’à aujourd’hui un facteur secondaire dans les choix résidentiels des personnes expulsées. En fin de compte, si l’on excepte la libération des terrains de leurs occupants indésirables, l’évacuation des terrains contribue surtout à la communication politique et par conséquent à la formation de l’opinion publique, les Roms constituant l’une des figures les plus récentes du paria (Varikas, 2007) dans la société française actuelle. De ce point de vue, le « dire » de l’action publique compte assurément plus que le « faire ». On peut même se demander si, en fin de compte, cette activité de mise à jour de l’idéologie dominante n’est pas, avec la mise en scène de la puissance de l’État, la principale contribution de la lutte contre les « campements illicites » au fonctionnement politique de notre société.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
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[1]
Nous avons conservé les guillemets quand nous employons la catégorie administrative de « campements illicites ». Dans les autres cas, nous désignons indifféremment par campement ou par bidonville les habitats de fortune construits par les migrants roms en situation précaire.
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[2]
Soutenue par les institutions internationales et des fondations privées, l’ERRC est une ONG spécialisée en droit, qui œuvre, comme son nom l’indique, pour la défense des droits des Roms en Europe.
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[3]
Voir notamment les rapports annuels du Collectif Droits de l’Homme Romeurope, disponibles sur le site du collectif : http://www.romeurope.org/
-
[4]
Selon les sources officielles, à la fin de l’été 2013, il y avait en effet 62 campements abritant 3400 personnes environ, ce qui représentait 20 % de la population vivant dans des « campements illicites » sur le territoire français (DIHAL, 2013).
-
[5]
Les résultats de cette enquête ont notamment fait l’objet d’un article sur la dimension spatiale de l’action publique dans les bidonvilles roms (Legros, 2010).
-
[6]
Nous remercions Céline Bergeon, Guillaume Marsallon et Mélanie Forestier pour les informations qu’ils nous ont aimablement communiquées au sujet des familles installées à Poitiers.
-
[7]
TA Montreuil, ordonnance de référé du 31 janvier 2012.
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[8]
TGI Bobigny, ordonnance de référé du 3 octobre 2012.
-
[9]
L’article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales indique en effet que le préfet peut se substituer au maire si nécessaire après mise en demeure ou si le territoire concerné est à cheval sur plusieurs communes.
-
[10]
Créé en 1972, le GISTI est spécialisé dans la défense des droits des personnes étrangères en France.
-
[11]
Le contentieux stratégique a pour objectif de faire évoluer la jurisprudence en portant les affaires judiciaires au niveau des cours suprêmes.
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[12]
Le contentieux de masse a le même objectif que le contentieux stratégique, c’est-à-dire faire évoluer la jurisprudence, mais par un biais différent qui est de porter toutes les affaires recensées devant le tribunal.
-
[13]
Fondée en 1939, la CIMADE figure parmi les principales associations françaises de soutien aux étrangers. Elle remplit notamment des missions de défense des droits et d’assistance juridique aux personnes en détresse.
-
[14]
Comme son nom l’indique, le juge de l’exécution, communément dénommé « JEX », statue sur les difficultés liées à l’exécution des décisions de justice.
-
[15]
Nous pouvons illustrer cette indétermination en prenant le cas de l’occupation des délaissés routiers : si le délaissé a une fonction particulière (passage d’engin, contrefort de la route), la compétence appartient au TA ; dans le cas contraire c’est le TGI qui statue.
-
[16]
Créé en 2008, le défenseur des droits est une autorité constitutionnelle indépendante chargée de veiller aux droits et libertés individuelles. Il a le pouvoir d’enquêter, de publier et d’ester en justice.
-
[17]
Décision du défenseur des droits n° MLD/2012-180, 8-9 décembre 2012.
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[18]
Propos recueillis à la mairie de Saint-Ouen en juin 2009.
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[19]
Instaurée en 2007, l’aide au retour humanitaire consiste en la prise en charge des frais du transport-retour avec en sus une aide financière d’un montant de 300 euros par adulte et de 100 euros par enfants.
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[20]
Si les frais du transport retour sont toujours pris en charge par l’État, les aides financières ont été abaissées à 50 euros par adulte et à 30 euros par enfant.
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[21]
Circulaire du 24 juin 2010 relative à la lutte contre les campements illicites, p. 2.
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[22]
Sur l’effectivité de la circulaire du 26 août 2012, voir Cousin, 2013b et les rapports annuels de Romeurope.
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[23]
Cf. la communication de M. Costil et E. Roche « Construire la ville acceptable : la fabrication du minimum du logement en réponse aux bidonvilles » lors de la journée d’études jeunes chercheurs du Réseau français « Habitat-Logement » (REHAL), organisée à l’École normale supérieure de Lyon le 22 novembre 2012.