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Article de revue

Le terrain : l'Arlésienne des géographes ?

Pages 468 à 486

Notes

  • [1]
    Parmi les réussites les plus connues et fort ironiques, du côté du dédoublement des écritures (Barley N., Un anthropologue en déroute en 1983 (trad. fr. Paris, Payot, 1992) ; Le Retour de l’anthropologue en 1986, trad. fr. 1994, Paris, Payot) et de la fiction pure (Lurie A., Des amis imaginaires, Paris, Rivages, 1992).
  • [2]
    Aristote, La Poétique, texte, trad. et notes par Dupont-Roc R. (1980), Paris, Le Seuil, « Rhétorique », I, 1, 1355a 21-b 7.
  • [3]
    Id., 9, 1451a 36-38.
  • [4]
    Vasset Ph. (2007), Un livre blanc. Récit avec cartes, Paris, Fayard. Où l’auteur parti à la découverte des blancs de la carte, découvre qu’ils masquent, « c’était clair, non pas l’étrange, mais le honteux, l’inacceptable, l’à peine croyable ».

Introduction

1 Les talents conjoints d’Alphonse Daudet et Georges Bizet ont construit une image, celle de « l’Arlésienne ». La nouvelle, extraite des Lettres de mon moulin (1866), relate un amour dramatique (parce qu’impossible) entre un jeune campagnard et une jeune Arlésienne, dont le narrateur rapporte la trame, cousue de désillusions et tromperies. Transposé à la scène sur une musique de G. Bizet (1872), le mélodrame d’où l’Arlésienne est physiquement absente, remporta un large succès et généra une expression qui fit florès, pour désigner un point central de l’intrigue que l’on ne voit jamais. Parce que nous faisons ici l’hypothèse que le terrain est (aussi) une « fiction » collective et partagée, qu’hormis celui/celle qui le pratique, il n’est connu que par la relation qui en est faite, nous explorerons quelques uns des ressorts de la métaphore. C’est sur ce couple, présence/absence, que la nouvelle servira à étayer les trois modes d’intelligibilité de l’objet « terrain » et de sa relation que nous développons. Le choix de cette référence, monument littéraire républicain par excellence, et de l’expression, cliché langagier national sans doute un peu daté, suggère également ici que le « terrain » de cet article soit limité aux canons et usages des géographes français, et en particulier ceux qui en ont réglé la normativité de l’usage.

2 Le terrain est relaté sous différentes modalités d’écriture (texte, carte, photographie entre autres) qui expliquent que sa saisie ultime et donc sa seule modalité de partage soient de fait toujours un artifice, et donc une fiction au sens propre du terme. Tel l’Arlésienne, il ne se donne à voir que par la médiation de son écriture par l’auteur-géographe (le seul à l’avoir vécu, ressenti, parcouru), sur le mode de la relation/remémoration d’une expérience passée, d’une co-présence évanouie. La connaissance, d’un lointain ou d’un proche, boîtes à imaginaires d’un ailleurs et d’une altérité plus ou moins évidents, met en jeu un principe de désir (la présence au terrain) et un principe de réalité (irréductibilité de cette présence à la restitution totale), tous deux asymptotes du terrain, de sa séduction et de ses pièges.

3 Présence/absence, fictions en abyme, ressorts psychologiques serviront donc ici de lignes de force pour saisir ce que le « terrain » du géographe peut soulever d’interrogations. La proposition essentielle est de reconnaître toute sa légitimité au « terrain » comme objet de recherche pour les géographes, de participer à la démarche réflexive qui s’en empare aujourd’hui, bien après que d’autres disciplines s’en sont saisies et que nombre de fictions avérées en ont déjà exploré l’intérêt [1]. Les pratiques de terrain pilotées par la mise en œuvre d’une géographie impliquée dans l’action ou l’aménagement ne sont pas ici spécifiquement mobilisées. Non pas que les questionnements qu’elle soulève seraient de nature radicalement différente, mais parce qu’elle engage de surcroît une dialectique efficiente dans le rapport à l’espace. Ce faisant, elle adjoint un pan entier de réflexion qui décentre les finalités du rapport au terrain telles que nous les saisissons ici. Les pratiques de terrain impliquées dans le cadre d’une finalité opérationnelle excèdent le périmètre d’investigation d’un article qui cherche davantage à saisir plus globalement trois horizons d’analyse, celui de la séduction (pathos), celui de la représentation (éthos) et enfin celui du discours (logos), dans le champ épistémologique de la discipline, adjacent à celui de l’explicitation de la démarche de la recherche en géographie (Gumuchian, Marois, Fèvre, 2000).

1 Une Arlésienne épistémologique

4 Tout d’abord un constat d’évidence, celui d’un paradoxe et d’une première présence/absence. La normativité de la pratique « terrain » surdétermine nos pratiques collectives de recherche, exercice invoqué en tous moments de la reproduction collective – de l’acceptation des jeunes chercheurs (rite de passage) au salut d’estime aux plus anciens – et constitue un des critères d’évaluation récurrent collectivement reçus. On saluera ainsi, de façon toute particulière, dans un jury de thèse ou au sein d’une instance d’évaluation, une recherche menée sur un « terrain difficile », la difficulté n’étant d’ailleurs pas nécessairement explicitée tant il est évident, entre géographes, que l’éloignement et les problèmes d’accessibilité ou les dangers encourus sur place participent d’évidence à la valeur du travail effectué. À l’inverse, un terrain « facile » (en accès, en proximité, requérant de moins longues missions ou de moindres apprentissages linguistiques) devra répondre – davantage ? – à des exigences d’autres natures. Un « beau terrain » recouvre aussi bien la qualité et la richesse des matériaux collectés que la pertinence de son choix, convoquant souvent la sagacité du chercheur pour avoir osé « défricher » tel ou tel périmètre innovant. Le « terrain » attribue donc, par son choix et/ou son expérience, une valeur intrinsèque qui permet au géographe d’être reconnu par ses pairs ; son évaluation est elle-même indissociable d’un bouquet de valeurs exprimées mais modérément réfléchies. Sa qualification suggère et instille une mixité entre production scientifique et évaluation morale (courage, détermination...) ou de façon encore plus ambigüe, esthétique (beauté). Nous y reviendrons.

5 Le « terrain » constitue dès lors un truchement de reconnaissance mutuelle ou pour le dire autrement, remplit la fonction d’un objet transitionnel au sein du collectif des géographes. Certes, on rencontre parfois quelques hétérodoxes qui ont pris le risque de leur position. Ils existent, nous en connaissons ! Ils demeurent peu nombreux et les évolutions paradigmatiques de la géographie, en particulier la formulation néo-positiviste de l’analyse spatiale, n’ont guère eu d’impact sur la prévalence collective de cet « objet » (Volvey, 2004). Non plus que la dilatation contemporaine de la géographicité ni l’élargissement des approches/objets mobilisés (Gorrha-Gobin, 2007).

6 Le couple (géographes de terrain/géographes de cabinet) constitue même un point, jusqu’à ce jour obligé, de toute histoire et épistémologie de la géographie. Cette opposition a structuré une histoire de la discipline qui scande ainsi les moments forts de sa formalisation et de son institutionnalisation. La figure fondatrice humboldtienne, d’ailleurs plus saluée en France que réellement et complétement lue (Péaud, 2009), installe le voyage comme pratique nécessaire à l’innovation et les lectures épistémologiques de type kuhnien, fortement discontinuistes en ont fait le seuil historique séminal de l’obligation du terrain. Elle continue de le faire, bien que l’exploration progressive des origines d’une géographie savante européenne semble aujourd’hui en modifier les curseurs en redécouvrant des indices de continuité (Blanckaert, 2006). Au demeurant, de Humboldt à Reclus et Vidal les pratiques sont de fait essentiellement mixtes et le demeureront ultérieurement. Elles ne peuvent que l’être, le terrain ne pourvoyant évidemment pas à la totalité des besoins de l’enquête. Les historiens de la discipline, obéissant ainsi à une grille d’analyse privilégiant les ruptures, ont donc stabilisé cette appellation pour désigner les géographes qui, à l’orée de la modernité scientifique, ont fait le choix d’aller voir, en personne, les lieux dont ils avaient entrepris/ambitionné de rendre compte.

7 En même temps, et c’est là un point important et apparemment paradoxal, peut-être même essentiel, la pratique de terrain recycle la culture de l’explorateur, figure tutélaire de la production originale et originaire des connaissances géographiques, aux temps des terrae encore incognitae, et assure donc une filiation avec ces découvreurs historiques de la première modernité. Ceux-là ont (dé) couvert le Monde, l’ont « vu » pour la première fois. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, protocole positiviste et inductif combinés – le terrain « c’est là où poussent les faits » (Achard, 1981) –, il atteste de la scientificité désirée. Si les voies que choisit un géographe pour saisir et restituer son terrain sont plurielles, si son expérience empirique personnelle ne constitue qu’une approche parmi d’autres, auxquelles elle se combine différemment selon les paradigmes choisis (archives, enquêtes, mathématisation/modélisation), le « terrain » demeure le signe premier de sa légitimité et de sa valeur ajoutée et constitue sans doute alors la première instance où se cousent l’individuel et le collectif scientifiques : « C’est pourquoi les géographes ont toujours estimé que la carte était un instrument d’accès au document, mais que le document géographique en soi était le terrain » (George, 1970 : 24). Le « terrain » participe d’un imaginaire et d’une représentation disciplinaires.

8 Toutefois, et contrairement à d’autres disciplines de « terrain », la réflexivité des géographes est demeurée, jusqu’à peu, bien en deçà. Les mises à plat des enjeux théoriques relevant de cette pratique sont réduites en nombre depuis les prémisses d’Hérodote (Lacoste, 1977) et encore souvent suspectes à ceux-là même qui se déclarent sans ambages de « terrain » (Calbérac, 2008). Alors que des ethnologues (Perrot et Soudière, 1994 ; Denis et Pontille, 2002), des anthropologues (Pritchard, 1969 ; Geertz, 1992) ou des sociologues ont réfléchi et formalisé depuis longtemps la place, le statut et la pédagogie du terrain, du côté des géographes peu de choses encore (Vieillard-Baron, 2005 et 2006 ; Volvey, 2004 ; Baudelle et alii, 2001 ; Robic, 1996), au-delà de l’affirmation récurrente de sa nécessité.

9 Il ne s’agit pas ici d’analyser sur le fond ce décalage et ce retrait des géographes, mais de poursuivre l’effort réflexif sur ce qui demeure encore trop souvent un angle mort de l’apprentissage disciplinaire (Gumuchian, Marois, Fèvre, 2000). Est-ce à dire que l’évidence du terrain est aussi aveuglante pour les géographes qu’il n’est que de bon sens et de souci d’objectivité pour s’en saisir ? Nous faisons l’hypothèse ici qu’il existe une spécificité géographique en la matière, qui ne réside pas uniquement dans le désir de terrain (se rendre là où le monde est autre), ni dans l’écriture de la restitution, mais plus fondamentalement dans la spécificité et la prévalence du critère scientifique initialement élu comme déterminant, le visuel.

2 Le désir du terrain

10 Ce qui meut le géographe au terrain, ce n’est pas seulement le désir d’entrer dans la carrière, c’est le désir tout court de s’approprier un pan du monde et qu’on lui en soit reconnaissant. Tant de géographes ont fait état de leur amour d’enfance pour les atlas que l’on ne peut qu’envisager que, devenus adultes, ils aient intimement souhaité devenir à leur tour ces découvreurs, ces producteurs de cartes, pour traverser le miroir des rêveries géographiques de leur jeune âge. Les cartes les ont enchantés et à leur tour ils en tracent, nouveaux Robinsons s’appropriant en tous points leurs terrains, île/ilot de connaissance (sans que les termes soient ici en rien minorant : on sait que la taille de l’île demeure un vrai problème métagéographique !). L’île ne constitue-t-elle un archétype du terrain géographique (Robic, 2001) ? Cette situation est implicitement valorisée : « je suis sur le terrain, je pars faire du terrain, sur mon terrain... ». Les propos et surtout le bonheur qui s’entend lèvent des imaginaires de découverte, d’importance, de singularité et de valorisation de soi. Si l’exceptionnalité liée autrefois à un espace-temps de fort éloignement est aujourd’hui relativisée par les facilités de la mobilité contemporaine, et même si les terrains du proche se sont multipliés, « sur le terrain », l’expression suggère un monde de différences, de découvertes, de contraintes assumées (familiales, financières) mais aussi de bonheur. « “Être sur le terrain” est un plaisir qui marque profondément le chercheur. L’émerveillement devant le cadre d’un paysage inconnu peut soutenir l’excitation : l’enchantement se reporte sur les hommes et tout semble facile, accueillant. [...]. Comme en amour, c’est le moment où l’étranger devient proche, familier, qui est particulièrement précieux » (Bataillon, 1999 : 114, souligné par nous). Ainsi vécu et exprimé, le rapport au terrain n’engage sûrement pas le seul intérêt intellectuel du géographe, mais toute sa personne, dans ses dimensions psychologiques et intimement personnelles : il « aime marcher, regarder autour de lui, flairer les odeurs et sentir l’atmosphère » (Claval 2001 : 43). « Pour tout dire, il est le moment d’une expérience forte ; il suscite un puissant investissement émotionnel » (Vieillard-Baron, 2006 : 413), mobilisant de profondes énergies affectives.

11 « Il lui faut de la curiosité, de la patience et des capacités d’observation pour acquérir des données qui ne lui sont pas familières et pour noter le trait pertinent à l’endroit où il a été observé » (Claval, 2001 : 41). De la curiosité, de l’appétence, du goût, de l’intérêt pour les choses du monde. Sans cela, pas de parcours de géographe. Pas de découverte. Plus avant, cet « intérêt » met en jeu un rapport au monde intrinsèque qui meut la personne toute entière. « Non pas l’intellect seul, mais ce qui le permet et le soutient : l’intérêt. Que serait le travail de l’esprit sans cet affect primordial ? Sous la volonté de savoir affleure le désir de comprendre et d’être compris, d’aimer et d’être aimé. Désir ? libido ? Il est difficile de la dire ; c’est une sensibilité, un tuf affectif-perceptif sans lesquels se tarit l’humain » (Janicaud, 1985 : 106). Ce « tuf affectif-perceptif » met en jeu des ressorts sensitifs, sensoriels, esthétiques et plus largement synesthésiques que le géographe sur son terrain subit, endure, supporte tautologiquement, avec patience (passion). De la patience donc, mais il n’est pas le seul de ses collègues de sciences sociales à être confronté à l’épreuve de la recherche de preuves : « Qu’on ne se méprenne pas : en envisageant ici le terrain comme épreuve, en privilégiant la part de souffrance qu’il comporte, il ne s’agira pas de plaindre le chercheur, mais son métier : la recherche » (Soudière, 1988). On ne saurait trouver là de singularité géographique.

12 Au demeurant, ces terrains ne sont pas tous si éloignés et encore moins aujourd’hui, où se marque comme une forme de rapatriement de l’exotisme ou son déplacement par redécouverte des quotidiens alentour : « La dilution de l’exotique, le rapatriement des thèmes d’étude, la déterritorialisation de nos objets font que l’on s’interroge sur ce qu’implique le fait de “prendre le métro” » (Durand, 2001). Bien qu’ici ce soit encore un ethnologue qui s’exprime et que la remarque renvoie à une histoire disciplinaire dont l’unique objet fut longtemps de rendre compte des peuples « primitifs » et donc éloignés du « savant », cette distinction n’est pas anodine. Dans le processus constitutif des champs disciplinaires, les cœurs de cible, d’objet et de méthodes, bien identifiés (prés carrés à construire ou à défendre) se sont partagé le monde de la connaissance (Wallerstein, 2006). L’ethnologie et l’anthropologie ont ainsi construit historiquement un rapport particulier au terrain (altérité de civilisations) qui explique sans doute la précocité des retours réflexifs et méthodologiques sur les pratiques du métier (Bonnin, 1982 ; Bromberger, 1987).

13 Il n’est donc pas inutile de distinguer les situations de terrains au regard de leurs distances, et physiques et culturelles. L’altérité la plus forte engage à des postures que les géographes assimilent toujours à une situation particulière. « C’est la situation rencontrée dans les zones qu’occupent des sociétés premières et dans celles qui abritent des civilisations préindustrielles. La configuration de recherche devient triangulaire : le chercheur est face au réel observable qu’il désire expliquer, mais il ne peut y parvenir qu’en sondant les intentions des populations locales, en analysant les moyens qu’elles mettent en œuvre » (Claval, 2001 : 42). L’altérité – culture, modes de vie, rapports à la nature – susciterait donc une posture différente qui rapprocherait alors géographes et ethnologues. Et pourtant la géographie classique, si elle ne méconnaissait pas les recherches au lointain (mais souvent dans des terres « françaises »), a surtout donné des gages sur le territoire métropolitain. Et pour autant, ce sont ces terrains-ci qui en ont fondé l’archétype, normé l’exigence et codifié la démarche. C’est que l’éloignement n’est pas nécessaire et que le proche mérite tout autant cet exercice d’observation : le géographe n’a pas radicalement délimité son périmètre scientifique par l’altérité culturelle des sociétés, mais par la saisie, en étendue, des rapports entre faits de nature et faits de culture, se saisissant des hommes et de la matérialité physique, du substrat géologique comme des faits de mobilité et de commerce. Ce faisant les espaces proches suffisent aussi à son désir, celui d’une intégralité de la prise. Parce que le désir de terrain des géographes est un désir total – « la Terre est un tout » (Vidal) –, le projet holiste constitue définitivement une des pierres de touche des ressorts heuristiques du terrain. De ce fait, l’empirique de la co-présence au terrain est terriblement lesté, par rapport à d’autres projets disciplinaires, d’une ambition démiurgique, à la fois la Nature et les Hommes, le stable et le mobile, le permanent et l’évolutif, le carrefour et l’iconographie...

14 Le terrain, quel que soit son éloignement physique ou culturel, a toujours à voir avec l’étrangeté : où qu’il soit, le chercheur géographe est en position d’extériorité et donc d’hospitalité, toujours assujetti à des situations d’accueil et de réception. En attestent, en début de thèse, les remerciements aux acteurs qui ont permis la bonne menée du travail. Cette dette s’exprime envers les proches (sacrifices personnels et pécuniaires parfois), mais également envers tous ceux qui, sur le terrain, ont permis la familiarisation, les contacts, la connaissance fine... Tous ceux qui ont permis que le chercheur s’acclimate, s’immerge, qu’il apprivoise la bonne distance, la bonne focale, la bonne échelle, qu’il acquiert la familiarité nécessaire à sa compréhension de l’ensemble. La dette et son sentiment se traduisent par le souhait de restituer à la communauté scientifique comme aux groupes/sociétés qui ont reçu et accueilli. Le terrain engage une relation d’hospitalité par rapport aux lieux comme aux personnes et donc une relation de partage et de réciprocité, de sentiment d’adoption aussi. Le géographe peut s’y sentir suffisamment familier et accepté pour que cet espace, initialement étranger, lui devienne un autre chez soi où s’accomplit une part significative et sans doute intime de son existence. Une cartographie des résidences secondaires ou du désir de résidentialité des géographes serait sans doute significative.

15 L’hospitalité induit le don. Tels les xenia antiques, épigrammes ou peintures/mosaïques, reproductions des victuailles à partager et/ou à se remémorer évoquant la co-présence passée, les écritures du terrain sont autant de preuves de ce rapport double, engagé par l’hospitalité (recevoir/rendre). Don (et contre don), les pratiques de terrain suscitent un lien affectif, une « relation » aux deux sens du terme, intersubjectivité et compte rendu, tous deux intriqués sur le principe de la restitution par l’image (imago mundi).

16 Ce dernier terme est pour nous ici moins riche que les termes grecs qui en déclinent plus finement les acceptions : eidôlon, eikôn, phantasma, emphasis, tupos. Plus subtils et plus complexes pour désigner un visible qui en donne un autre à voir, ils attestent des débats grecs antiques autour du réel et du vrai. On retrouve là, en particulier, les deux souches de l’écriture géographique, la carte (eidolon) et le texte (eikon), et plus précisément encore, pour ce dernier, son efficacité puisque dans la tradition de la rhétorique aristotélicienne la persuasion, et ce qu’elle fournit comme vrai-semblable, est la mesure du vrai. On sait la place qu’Aristote accorde à la rhétorique comme force de persuasion pour faire valoir effectivement le vrai et le juste [2]. S’il en est ainsi, c’est que l’eikos, le vraisemblable (semblable au vrai), est toujours susceptible d’être plus vrai que le vrai. C’est même là le ressort et la supériorité de l’invention poétique : « le rôle du poète est de dire, non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir eu lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire. [...]. C’est bien parce que le vraisemblable est pensé du côté du nécessaire et du général et non de la réalité des faits singuliers que la poésie est « plus philosophique et plus vertueuse » que l’histoire [3] ». « En rhétorique comme en poétique, le vraisemblable est la mesure du vrai, autrement dit le ressemblant est la mesure du réel » (Compagnon, 1998). L’écriture du terrain, restitution vrai-semblable de l’expérience empirique, devient alors une poïétique, au sens plein et fort du terme, c’est-à-dire une interprétation créatrice et persuasive d’un réel dont les qualités rhétoriques suggèrent la vérité/véracité. Ces imago mundi, redéployées à chaque lecture du texte ou de la carte, continueront de produire et de nourrir de nouveaux imaginaires du monde et de nouveaux désirs de « réels » géographiques. Ces « terrains de lecture : ce sont d’abord les œuvres mêmes où s’avance le lecteur, avec le sol de leurs mots, leurs reliefs de style, l’espace verbal, en somme, qu’elles ouvrent à la marche mentale – pensée, rêverie, désir. Mais d’autres ouvrages introduisent à une sorte de terrain aussi : ceux qui se fondent de manière plus forte, plus évidente, sur l’existence d’un rapport singulier avec ce que Merleau-Ponty nommait la chair du monde. » (Richard, 1996 : 9).

17 Comme ces xenia qui habitent les lieux et continuent de donner à voir ce qui a été partagé, les écritures du terrain ne sont jamais complètement des natures mortes, appropriées et possédées une fois pour toutes. Le désir du terrain est un désir inépuisable, parce que le projet géographique d’une saisie globale excède de toutes parts les possibles d’un seul. L’expérience du terrain induit ainsi une double jouissance, celle de la nue propriété et celle de l’usufruit.

3 Le géographe comme auteur, le terrain comme représentation

18 L’Arlésienne constitue le vide central d’une intrigue qui, dans la nouvelle de Daudet, est relatée par un narrateur qui la tient lui-même d’ouï-dire de ceux-là qui ont vu.... Par l’agencement choisi, les faits rapportés composent donc une histoire, parmi d’autres possibles, le tout de l’intrigue résultant d’une recomposition a posteriori du narrateur, truchement objectivant de l’écrivain. Ce jeu d’écriture, distances et médiations successives, nourrit l’attente et la tension du récit, tout cela de façon fort classique dans le roman ou la nouvelle réalistes du XIXe siècle (Patron, 2009). De façon analogue, toute écriture d’un terrain est aussi, d’abord, récit – agencé et ordonné – d’une expérience – altérée et traduite – (Ricœur, 1983). Le géographe est toujours un intermédiaire sur le fil, un passeur plus ou moins contrebandier qui cherche à concilier hétéronomie des procédures de recherche et autonomie du chercheur, rationalisation des faits et empiricité de leur « donné ». Les voies de la restitution, à partir du moment où l’évidence de l’autopsie s’est déchirée, ne peuvent alors constituer que des manières de faire et autres procédés à interroger. Nous voudrions ici baliser quelques enjeux de cette approche.

19 À l’instar de ce que les ethnologues ou sociologues expriment pour leur compte, et au sens propre, le géographe est auteur de son terrain : il ne saurait être son enregistreur, dans l’évidence de la simple reconnaissance d’un donné et de son illusion positiviste. Ce statut engage des lectures textualistes, dont l’approche est légitime et féconde à plus d’un titre. Légitime tout d’abord, parce que le géographe produit le terrain, qu’il le trame – « il n’y a pas de géographie sans drame » (Dresch) –, le suscite dans sa spécificité et sa factualité (« récolte » des faits : « La collecte des données attire le géographe sur le terrain » (George, 1970 : 7). Légitime encore, parce que, à l’instar d’un écrivain, il appose son nom sur la page de garde ou sur la référence de l’article, il signe le texte qui consigne son expérience ; ce faisant, « son » terrain devient insigne, pour ainsi dire son pédigree. Il est de la nature académique du terrain d’être pratiqué individuellement. Certes, les pratiques contemporaines évoluent et l’institution évalue positivement la capacité de publier à plusieurs : il n’en reste pas moins que le travail initiatique que constitue la thèse repose toujours sur un labeur personnel. « Le fait que l’on puisse dire « ceci a été écrit par un tel », ou « un tel en est l’auteur », indique que ce discours n’est pas une parole quotidienne, indifférente, [...], mais qu’il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut. (Foucault, 1994 : 798). Comme auteur, le géographe assoit ou conforte une position d’autorité, partie prenante et constitutive de la sphère scientifique (Couturier, 1995 ; Rouaud, 2004).

20 Au demeurant, ces arguments-ci ne sont évidemment pas spécifiques à la géographie. En revanche, le salut à la puissance évocatrice et aux qualités littéraires l’est davantage et déplace significativement la question sur la textualité. La question de l’auteur et de son statut a été fortement débattue dans le champ des études littéraires au tournant des années soixante (Barthes 1967, Foucault 1968). L’annonce structuraliste de la « mort de l’auteur », en revendiquant le dépassement des pratiques interprétatives effectuées par rapprochement entre œuvre et biographie (positivisme biographique), promouvait la pure textualité au rang de seul ressort pertinent pour saisir l’objet littéraire. Ce tournant linguistique ne pouvait alors que déminer l’évidence rhétorique de la restitution du terrain, en mettant en lumière les jeux et enjeux intellectuels de ces écritures (Orain, 2009). Là encore, après que d’autres disciplines en ont éprouvé l’intérêt (Goody, 1979) et après quelques travaux novateurs, le terrain est devenu un levier pour revisiter les manières de faire géographiques : travail sur les carnets de terrain dans lesquels Paul Vidal de La Blache souligne le « plaisir spécial à caractère géographique » qu’il connaît en parcourant « en six semaines, à la volée, une section du globe terrestre », saisie des écritures intermédiaires, mise à jour des intertextualités, statut des notes (Loi, Robic, Tissier, 1988 ; Loi, 1998).

21 Procéder à une analyse par l’auteur soulève dès lors d’autres pistes. La première est en effet celle de l’absence/présence du géographe qui, décalquant la fonction du narrateur (catégorie qui assoit l’effet d’objectivité), avance tout puissant... mais masqué. De ce point de vue et contrairement aux normes requises dans les disciplines cousines des sciences sociales, l’expressivité rhétorique fut longtemps valorisée. Durant la période classique vidalienne, les comptes rendus de thèse, les nécrologies, voire certaines publications précises (Sion, 1934) ne manquaient pas de souligner les qualités rhétoriques des géographes concernés. A contrario, fut régulièrement salué le tour de force que constituaient certains volumes de la Géographie universelle, de grande qualité descriptive et évocatrice, alors même que leurs auteurs ne s’étaient pas rendus sur le terrain ! Les remarques relèvent les capacités suggestives ou « l’art de la description » de tel ou tel. Ces propos n’ont jamais semblé poser de problèmes méthodologiques particuliers à qui que ce soit, alors même que, conjointement, le projet « scientifique » était revendiqué haut et fort. On doit en conclure que l’on considérait alors cette facture littéraire comme partie prenante de l’exercice, qu’on devait même l’ambitionner, et que ses mérites rhétoriques participaient pleinement des qualités du géographe. L’illusion de la transparence entre le mot et la chose évanouie, ces qualités devinrent des défauts, mais pour autant, le souci du littéraire ne disparut pas totalement. En pleine période néo-positiviste, certain dictionnaire rénovateur référence de très nombreuses citations littéraires, véritable innovation, pour mieux étayer le fonctionnement disciplinaire (Brunet, Ferras, Théry (dir.), 1992). Cet ouvrage ingénieux a le grand mérite de ne pas rechigner à un certain usage du poétique, conjointement à des approches autrement formalisées. Le spatialisme et son raidissement théorique, rejetant les usages métaphoriques d’une langue emplie d’influences et de « je ne sais quoi », n’a d’ailleurs pas toujours fait l’économie d’un art consommé de la persuasion (Lefort, 2003). In fine, la littérarité circule tranquillement et n’est pas étrangère à la fabrique géographique. Comme toutes les sciences sociales qui n’ont pas formalisé leur discours selon des technolectes spécifiques, la géographie est problématiquement traversée par ce qu’implique le fait même d’écrire avec les vocabulaires usuels et les tournures discursives communes (Cornilliat et Lockwood (dir.), 2000). Ce cousinage avec l’expression littéraire invite à penser la nécessité, non plus seulement d’exploiter comme corpus et sources littéraires, mais de réfléchir sur sa propre littérarité. Loin de l’aveu d’une faiblesse congénitale à pallier par un volontarisme mathématique, on peut choisir d’affronter la formidable richesse heuristique de nos manières d’écrire et décider d’y déceler les filigranes de nos modes de penser.

22 Or, dans la mise en forme classique du terrain, le géographe/auteur se désire absent et se représente à lui-même comme tel. Absent par les tournures impersonnelles, par l’interdiction du « je », par l’inexistence d’un ressenti personnellement exprimé. Absent parce qu’il gomme les traces de son expérience en même temps qu’il les construit en preuve, à la manière de ces intouchables qui devaient au fur et à mesure de leur déplacement effacer les traces de leur passage. Mais présent, ô combien tout puissant, dans les registres terminologiques, les univers sémantiques, dans les tropes usités, présent plus que tout dans la reconstruction panoptique qui ne tient et ne fait cohérence que par le style même. Présent toujours par l’usage répété, quelles que soient les périodes de la discipline, de la métaphore, ce transport rhétorique, ce déplacement qu’on interpréter comme un transfert d’intelligibilité (organicisme, naturalisation) (Berdoulay, 1988) mais également comme LA figure rhétorique qui permet de convoquer « naturellement » l’ici et l’ailleurs et ainsi de réaliser le vaste projet géographique de comparaison, de distinction, de sélection et de re-connaissance (Ricœur, 2004). Présent toujours dans la pluralité des voix, longtemps phagocytées par le géographe (les verbatim n’ont guère de place dans le paradigme classique), aujourd’hui mieux restituées par connaissance des protocoles ethnologiques, mais toujours disposées et agencées. Présent enfin par la maîtrise de l’ellipse : c’est l’écriture qui recoud l’espace parcouru, qui assure la jonction des points et des lieux, qui produit l’étendue. La linéarité du texte assure la continuité de l’espace, par la performativité même de son discours. Parce que le terrain et son expérience ne sont toujours que des fragments d’espace-temps individuel, seule leur écriture en assure la totalité, la jonction interprétative, par une intention de vérité qui fait reconnaître, c’est-à-dire distinguer, les éléments qui font sens (Ricœur, 2004). A. Demangeon introduit sa thèse (1905) par une longue phrase : une seule et longue phrase pour dire le tout du terrain, pour lister et présenter les différentes rubriques du rangement, une seule et très longue phrase et seulement des points virgules, ponctuation dont la fonction grammaticale est de lier à plat, sans articulation logique... sans point de vue. La relation textuelle du terrain fonctionne donc comme un spectaculaire et efficace renversement chronotopique global (ici-maintenant/ailleurs-avant). Cette notion que l’on doit à l’analyse littéraire (Bakhtine, 1978) constitue d’ailleurs un fort bon outil, opératoire, pour saisir les moments d’un texte et l’articulation des espaces-temps de la description. Présence effacée, mais absence démiurgique et panoptique du géographe dont la tâche est de restituer la « grande synthèse qu’est la nature prise dans son ensemble » (Gallois, 1927). On saisit alors pleinement la prévalence de la seule écriture en surface, celle de la carte, bien que celle-ci fasse l’économie du tout sensoriel, celui-ci même toujours convoqué, toujours incontournable pour attester de la véracité des faits, bien que son écriture même taise beaucoup du terrain. Le « blanc » sur la carte, simplement topographique, est ainsi un fabuleux pourvoyeur d’imagination [4]. Entre effacement et écritures se construit alors la réification de l’espace arpenté en « terrain », réification partielle et frustrante, autrement riche bien qu’insignifiante de cette surabondance même.

23 Plus avant encore, l’approche textualiste et rhétorique soumet l’écriture du terrain au doute de la représentation et de sa crise. Les questionnements postmodernes sur la spécificité du texte scientifique, à l’encontre de la fiction, ont réactualisé les débats sur la représentation. On touche là à la question de l’éthos. Défini comme une construction discursive, l’éthos établit à l’origine une distinction très claire entre l’homme et son image dans le discours (Barthes, 1970 ; Amossy, 2006). Sa nature première est de déterminer la réussite du locuteur dans son entreprise de persuasion : c’est pour cette raison que l’éthos est considéré comme une composante majeure de l’art de la persuasion, de la puissance démonstrative et du principe de crédibilité. Séduction du lecteur, crédibilité de la preuve, l’auteur géographe doit être à la fois démiurge et digne de confiance. Modalité rhétorique, l’éthos pose par conséquent la question du sens et du vrai.

24 Considérer le géographe/auteur, c’est enfin se donner des clefs pour saisir, dans la même intelligence, les ressorts du sensible et de l’esthétique et celui du savoir. Les champs scientifiques (Masseau, 1994) et artistiques, en particulier littéraire (Bénichou, 1973), présentant en effet des chronologies concomitantes, leur émergence quasi parallèle (Bourdieu 1966, 1992) conforte la fonction intellectuelle et professionnelle que remplit le terrain. L’individuation, ressort et modalité majeurs du rapport moderne au monde, trouve là une modalité intéressante dans le champ des sciences humaines. Le principe de la propriété scientifique est en effet significativement contemporain de celui de la propriété littéraire (Edelman 2004). Quoique le principe de la thèse soit évidemment bien antérieur à la modernité, il n’empêche que le sceau nouvellement apposé au sein du contrat vidalien (pratique de terrain) marque le tournant des pratiques de compilation à celles de la création originale. Le temps des assemblages et du recopiage, de la synthèse de deuxième ou troisième main, des arrangements successifs laisse la place à celui de l’investigation personnelle, gage de connaissance (neuve et vraie) et de reconnaissance (institutionnelle et professionnelle). Connaissance et reconnaissance ont fonctionné de concert, le « terrain » constituant l’instance de légitimité individuelle et collective, garant de l’authenticité et du vrai, simultanément original et originaire. Ce faisant, il tient une place essentielle dans le projet épistémologique classique de la géographie, véritable coup de force promotionnel alors que la Pangée des Humanités se disloque en continents de sciences humaines et sociales (Sappiro, 2004). Une place essentielle aussi dans son projet de différenciation, en particulier face à l’histoire mais également à la sociologie (Chartier, 2009).

25 Penser et réfléchir le terrain en géographie engage bien sûr à jauger son évidence (Dumont, 2007), à l’instrumentaliser pour relire les césures historiques de la discipline (cf. supra) et à exploiter pleinement ce que signifie, dans nos temps de mutations réflexives des sciences sociales – biographisme, déconstructions de toutes natures, culturalisme... – « être auteur de son terrain ».

4 L’ordre du discours ou la mise en ordre de l’embarras

26 La référence foucaldienne s’impose ici et l’invitation à la mise en ordre vaut doublement : mise en ordre comme progression de la démarche – ordonnancement et normativité de la pratique – et mise en ordre comme contrôle des pratiques – inclusion/exclusion des objets légitimes – (Foucault, 1971). On ne relate pas le tout du terrain : affinités, émotions, angoisses par exemple n’ont guère de place dans son exploitation savante. Son écriture/restitution fait l’objet de censure, plus exactement le plus souvent d’autocensure, par intériorisation et acceptation des protocoles scientifiques. Même en off, les interdits du terrain font rarement l’objet d’explicitations et circulent sous le manteau, occultés par cet habitus scientifique même qui le survalorise.

27 La mise en ordre et aux normes du discours de terrain se construit donc encore autour du couple indissociable, présence/absence. Le « terrain » est cette Arlésienne, au cœur de l’intrigue/objet et toujours invisible/transcrite, cette « véracité insaisissable » (Achard, 1981). Le terrain et ses doubles, scriptural et iconographique, stabilisent des rapports de co-existence et d’interaction, entre présence empirique et projet d’intelligibilité. La transmutation de la première par les normes du second alchimise la volonté de savoir et donc de puissance du géographe/auteur/professionnel, tout en dépassant la résistance de l’expérience par l’intention de vérité. L’ordre du discours met en ordre et maîtrise le réel mais selon des procédures sans doute plus complexes que les géographes n’en ont souvent la représentation : « la configuration de recherche est simple : d’un côté, le chercheur ; de l’autre, la réalité observable » (Claval, 2001 : 41).

28 Du côté de l’empirique, quelques évidences soulèvent quelques pistes. La hiérarchie des sens, en premier, héritage culturel, du moins occidental de la période moderne, qui fait prévaloir la vue (noble par excellence) au dessus des autres sens (et donc ignobles) et qui, plus idéologiquement encore, construit un principe d’ordre et de classement entre les sexes et les races (Dias, 2004). « L’émergence de l’enquête de terrain fut, à partir du XVIIIe siècle, homologue à la façon dont l’observation est devenue « une connaissance sensible assortie de conditions systématiquement négatives » : « exclusion du ouï-dire » et suppression des intermédiaires ; « privilège presque exclusif de la vue » [Foucault, 1966 : 144] » (Durand, 2001). Nous le savons, la géographie des sons, des odeurs et des goûts n’est advenue que tardivement, et sur les marges de la discipline, profitant d’une dilatation phénoménologique de la géographicité. Si la prévalence du visuel parasite notre perceptuel géographique (Deleuze, 1981), d’une certaine manière aussi, elle a permis de court-circuiter l’embarras et le trop plein des perceptions ordinaires. En tranchant dans leur vif, la domination du visuel rend « évident » l’empirique du terrain, s’appuie sur une mobilisation de la matérialité tangible (parce que vu), facilite une familiarité avec les savoirs sur la terre et la nature préalablement construits sur cette prévalence, construit une certaine unicité disciplinaire par le paradigme de la forme : bref, autorise et conforte le dessin d’un périmètre de scientificité déjà quelque peu balisé.

29 Le choix du paysage, impensé cultuel, comme objet privilégié et central de la démarche géographique relève par conséquent d’une adhésion « naturelle » et naturalisante à des valeurs et codes idéologiques (mais l’évidence est toujours idéologique) et construit le système de validité sur une hiérarchie sensorielle qui valorise l’étendue et qui vaut de manière « évidente » principe de rationalité. Les beaux travaux sur le paysage (Dagognet, Roger, Cauquelin) ont finement montré, dans toute l’épaisseur des enjeux culturels et intellectuels, comment, par l’intermédiaire d’un genre artistique (le pictural) et d’une technique visuelle (la perspective dite légitime... et naturelle) s’étaient construites d’une part une équivalence Nature/Paysage, d’autre part une évidence de notre regard qui nous connecte au monde, en transparence immédiate (Starobinsky). « La perspective met en forme la réalité et en fait une image que l’on tient pour réelle : opération réussie au-delà de toute espérance puisqu’elle reste cachée, que nous ignorons son pouvoir, son existence même, et croyons fermement percevoir selon la nature ce que nous mettons en forme par une « habitude perceptuelle », implicitement. La difficulté même à prendre conscience de cet « aller de soi » implicite qu’est la perception en perspective montre bien la profondeur de notre aveuglement : nous ne pouvons voir l’organe qui nous sert à voir, ni le filtre ni l’écran par lequel et avec lequel nous voyons ». (Cauquelin, 2000 : 100). La perspective, cette « forme symbolique » (Panofsky) qui naît à la Renaissance (les Grecs ne connaissent pas la catégorie « paysage », et d’ailleurs n’ont pas de mot pour le dire. Ce faisant, la nature n’y est pas paysage...), ce coup de force du sujet moderne, a déplacé les enjeux de connaissance et de sa (re)production, a « naturalisé » notre regard, l’a informé. Les géographes ont conséquemment cultivé un paradigme de la forme (morphologie en tous genres) (Robic, 2000) ; leur reconnaissance constitue autant de « signes » (Deleuze, 1981) que la vue (re)trouve. La forme s’appréhende par la vue, d’où d’ailleurs le très juste et troublant questionnement de Reginald Golledge. Si « il n’est pas nécessaire d’y voir pour avoir des visions » : comment être géographe quand on ne voit pas ? (Golledge, 2000 : 102).

30 Contre toute évidence donc, le regard d’un géographe sur son terrain est toujours au moins doublement informé : parce qu’il voit vrai et juste les formes, en perspective, et parce que le terrain n’est jamais vierge. Il est toujours au contraire saturé de déjà su, de déjà construit, de représentations plus ou moins élaborées, de savoirs projetés qui sont autant de filtres perceptifs et imaginaires à la saisie de l’ici et maintenant. Parce que « le véritablement nouveau serait parfaitement inexprimable » (Valéry), le terrain est par là même toujours une véri-fication : l’évaluation de son étendue produit du vrai – fait le vrai – tandis que, dans le même temps, la véracité de l’expérience atteste de sa vérité. Ce faisant il est vérification infalsifiable, puisque son expérience comme sa restitution ne peuvent être que strictement personnelles, passées au tamis des représentations, au sens fort, du sujet géographe.

31 Cette évidence du regard qui, dans la saisie d’un cadre (le périmètre régional, le point de vue d’une place sommitale), assure au géographe le sentiment que le tout s’offre à lui (« Le paysage est pour lui une source d’informations inépuisable et qui lui est directement offerte », Claval, 2001 : 41), a permis au visuel de prendre dans le paradigme positiviste toute son efficience idéologique. Plus encore, la culture de la perspective et de la représentation de la nature qu’elle a construite durant plusieurs siècles, rend comme allant de soi le sentiment de « l’harmonie », vieille antienne de cette géographie, puisqu’il y a adéquation entre la représentation et ce qui est vu.

32 Pour le géographe sur le terrain, la toute puissance du visuel requiert le surplomb, et donc l’éminence, la seule qui permette la saisie panoramique et donc le point de vue. « Ceux-ci (les géographes) ne sont pas des explorateurs, des voyageurs ordinaires ou des touristes qui se contentent de parcourir un itinéraire. Ils désirent passer de l’observation locale à une vue qui ne néglige aucune parcelle de l’espace : l’examen du paysage à la verticale le permet. » (Claval 2001 : 43-45). La recherche du point le plus élevé constitue sans doute le chronotope préféré des géographes ; ils y embrassent le tout, du plus proche au plus lointain et en trois dimensions, distinguent les formes matérielles et les grandes masses en vue cavalière, s’approprient les étendues à perte de vue. Bref, « pour être vraiment géographe, il faut savoir prendre le point de vue d’Icare » (Claval, 2001 : 26).

33 Tant que le paysage tint la place d’objet-document essentiel, tant que le géographe a identifié sa discipline à une science carrefour/science des relations avec l’ambition démesurée de saisir le tout de ce seul palimpseste, l’évidence du terrain entretint une illusion d’optique culturelle essentielle (dont la plus dommageable et la plus lourde épistémologiquement est sans doute l’équation paysage/nature). Mais ce qu’ils en écrivirent n’en fut pas moins vraisemblable et paraissait vrai parce que la rhétorique développée permettait l’effet de réel et l’intelligence des articulations fournissait la cohérence d’ensemble. D’où tautologiquement l’évidence et la vérité du terrain. L’ambition démesurée de cette évidence géographique, articulant objets de nature et objets de culture, est sans doute une des raisons pour laquelle les géographes se sont montrés moins diserts sur leurs gestes de terrain que leurs collègues ethnologues ou anthropologues et ont préféré porter leur souci méthodologique, voire réflexif, sur l’écriture cartographique, traduction panoptique du terrain. La carte restitue le désir du tout, réalise la tentation holiste, la prise de possession totale du morceau d’espace qu’il traduit. Elle permet de mettre en œuvre « la vraie méthode (qui) consiste à prendre du recul pour que se dégagent les ensembles » (Claval, 2001 : 53)... Même si « la carte ne saurait jamais dispenser du recours à la connaissance même du terrain, ne serait-ce que parce qu’elle en donne une image statique, alors que le parcours fait ressentir les éléments de diversité circonstancielle (saisons) et toutes les formes de mouvements » (George, 1970 : 24). Le bricolage de l’observation, voie royale de la démarche, – « Le premier terme de toute démarche géographique est l’observation » (George, 1970 : 19) – est d’autant plus opaque qu’observer ne signifie pas « voir » mais remarquer/distinguer ainsi que, de façon intéressante, surveiller et contrôler. L’observation – nécessairement visuelle – est une pratique d’ordre.

5 L’œil ou comment s’en débarrasser ?

34 Se déprendre de sa propre évidence visuelle requiert une distance réflexive que le projet intellectuel et les modes culturels et techniques de représentations ne donnaient pas les moyens de penser aux géographes classiques. Les débats ultérieurs sur le visible et l’invisible ont (partiellement) démonté l’évidence. « Le visible et l’invisible ont cependant ceci de commun qu’ils sont l’un et l’autre, au moins en partie, justiciables de la mesure. Par ailleurs, il existe une marge d’interférence entre le visible et l’invisible lorsque des situations ou des structures donnent lieu à des affleurements extériorisés, qui tombent sous le coup de l’observation, tout en restant, pour l’ensemble, du ressort de l’enquête, de la statistique ou de la recherche de laboratoire [...]. Le visible est atteint par l’observation, l’invisible par des méthodes spécifiquement appropriées à sa nature – donc différenciées dans la mesure où l’invisible est divers. [...]. Le problème est compliqué, il est utile de le rappeler, par l’imprécision des limites entre le visible et l’invisible » (George, 1970 : 19). Il n’est donc pas anodin que les géographes se saisissent enfin du terrain comme objet à interroger alors même que les innovations technologiques (images de synthèse de tous ordres dont l’affinement scalaire est spectaculaire) sont en train de modifier sans doute radicalement le rapport au visuel et à la véracité de sa perception. « Nous savons seulement de l’image relayée par des caméras, des données numériques sur des écrans, sans point de fuite, et illisible, voire indéchiffrable, pour qui n’est pas averti. La distance que les procédés de la peinture et de la description littéraire se plaisent à maintenir et à gommer tour à tour est devenue un obstacle opaque, nous ne pouvons même pas concevoir intellectuellement qu’il y a sans doute « quelque chose à percevoir », mais par quel sens, par quelle démarche, avec quel outil sensible, quelle prothèse ? » (Cauquelin, 2000 : 163).

35 Ces images de synthèse, résultant uniquement de nouvelles technologies de l’intellect, ne représentent plus, mais présentent et actualisent des étendues, différemment à chaque opération mathématique, selon les protocoles choisis et leurs jeux de contraintes/variables. Plus que la démesurée représentation du monde de la couverture par GoogleEarth, pour autant déjà passablement déstabilisante, ce qui se joue, c’est la transformation culturelle d’un rapport au visuel qui permet non pas de « voir » mais de « visualiser » par exemple les formes sous marines ou celles de Saturne sans que l’expérience en soit jamais permise. Ces visualisations sont les purs produits conceptuels et technologiques d’une intelligence collective et les logiciels les actualisent en dehors de toute co-présence, non plus seulement méthodologiquement écartée (géographie mathématisée) mais radicalement impossible. Les « paysages » (le terme devrait être discuté en la matière) peuvent rester en mémoire : numérique s’entend, plus rétinienne ni sensible. Les protocoles numériques les possibilisent et ont définitivement inversé l’ordre des « évidences » : non plus des phénomènes à des agencements, mais de ces derniers à une apparence mathématiquement possible ou probable, chahutant radicalement l’étymologie « évidente » du visuel.

Conclusion

36 Ces espaces, purs artefacts de l’activité cognitive, engagent épistémologiquement bien autre chose que les modèles numériques de terrains, dont l’expérience reste possible, ou les logarithmes spatialistes. Ils ne relèvent pas non plus des relectures et approches scientifiques, nombreuses dans les sciences sociales qui ont modifié le rapport scientifique au paysage, des courants phénoménologiques aux approches culturelles, culturalistes ou psychanalytiques (approches haptiques par exemple). Ces modes opératoires font advenir non plus des régularités invisibles ou des perceptions différenciées selon les cultures ou les groupes, mais des possibles visuels, des visions envisageables, inatteignables par les sens connus. Ces « terrains », pure écriture logicielle, ne sauraient connaître de traduction sensible de quelque ordre que ce soit. Il y a comme une apesanteur des sens, dans un univers dilaté dans lequel les « formes » sont étudiées par la nécessité de leurs calculs et non plus par une quelconque apparence sensiblement connaissable. Pour être plus juste sans doute, une jouissance subsiste, celle de l’esprit, de l’intelligence cognitive qui s’y reconnaît. Mais la visualisation de ces étendues s’effectue sans l’expérience de l’espace et du temps et la technicité intellectuelle numérique fait alors advenir une écriture géographique de pure fiction. En prendre la mesure invite dès lors à réfléchir théoriquement et épistémologiquement le « terrain » et les catégories que les géographies mobilisent pour s’en saisir, qu’elles soient modernes ou non.

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Mots-clés éditeurs : représentation, terrain, histoire de la géographie, épistémologie, écriture géographique

Mise en ligne 16/01/2013

https://doi.org/10.3917/ag.687.0468

Notes

  • [1]
    Parmi les réussites les plus connues et fort ironiques, du côté du dédoublement des écritures (Barley N., Un anthropologue en déroute en 1983 (trad. fr. Paris, Payot, 1992) ; Le Retour de l’anthropologue en 1986, trad. fr. 1994, Paris, Payot) et de la fiction pure (Lurie A., Des amis imaginaires, Paris, Rivages, 1992).
  • [2]
    Aristote, La Poétique, texte, trad. et notes par Dupont-Roc R. (1980), Paris, Le Seuil, « Rhétorique », I, 1, 1355a 21-b 7.
  • [3]
    Id., 9, 1451a 36-38.
  • [4]
    Vasset Ph. (2007), Un livre blanc. Récit avec cartes, Paris, Fayard. Où l’auteur parti à la découverte des blancs de la carte, découvre qu’ils masquent, « c’était clair, non pas l’étrange, mais le honteux, l’inacceptable, l’à peine croyable ».
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