Notes
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[1]
Cette contribution reprend et développe, en la recentrant sur la Thaïlande, deux précédentes publications, parues l’une en 2004, en collaboration avec Doryane Kermel-Torrès, aux Indes Savantes dans le volume Intégrations régionales en Asie orientale, l’autre en 2005 chez Karthala dans le volume Le Laos, doux et amer (cf. bibliographie).
1 Au Centre, la Thaïlande, tel était le titre du chapitre de la Géographie Universelle parue en 1995 où Michel Bruneau soulignait la position centrale de ce pays dans la Péninsule indochinoise. Doryane Kermel-Torrès ouvrait en 2005 l’Atlas de la Thaïlande par l’intégration dans une économie mondialisée puis dans une Asie orientale multipolaire et une Asie du Sud-Est continentale en réseaux. La Thaïlande occupe toujours une position centrale mais au sein d’un espace régional élargi, la Région du Grand Mékong [1], qui réunit les cinq pays de la Péninsule et deux provinces du sud de la Chine : le Yunnan et, depuis peu, le Guangxi.
1 Le programme Région du Grand Mékong
2 La Région du Grand Mékong (Greater Mekong Subregion), programme soutenu par la Banque Asiatique de développement (BAD), a réussi à promouvoir l’intégration régionale, là où le Comité International du Mékong avait, en partie, échoué. Le poids du changement géopolitique dans la péninsule ne doit pas être sous-estimé pour expliquer ce succès. Le rassemblement de cinq des six pays dans l’ASEAN, et l’ouverture des frontières de la Chine, ont permis le retour des réseaux dans une région structurée, dans la longue durée, par les routes caravanières qui la sillonnaient, et qui n’ont été interrompues qu’à la période coloniale et post-coloniale, soit un peu moins d’un siècle (Taillard, 2004).
1.1 Un programme d’intégration transnationale
3 Tirant les conséquences de la fin de la Guerre froide, la BAD a en effet proposé en 1992 une initiative de coopération régionale à une autre échelle, avec d’autres objectifs et une autre méthode que ceux utilisés par le Comité International du Mékong. Si l’intitulé du nouveau programme, la Région du Grand Mékong, mentionne le fleuve, c’est à titre symbolique car il ne s’agit plus d’un projet de bassin mais d’une vision stratégique d’intégration transnationale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale. La BAD a donc récupéré à son profit le symbole du Mékong pour nommer son initiative régionale, bien que le fleuve ait, depuis un siècle, plus séparé que réuni. Pour la première fois, ce programme rassemble l’ensemble des 250 millions d’habitants des pays riverains du Mékong. Le Myanmar et le Yunnan n’ont en effet, depuis 1995, que le statut d’observateur à la Commission du Mékong, pour ne pas être liés par les engagements s’imposant aux membres à part entière. La Chine pouvait ainsi conduire son projet d’aménagement hydroélectrique du Lancang, le haut Mékong, sans trop se soucier des pays situés en aval.
4 Le président de la BAD, Mitsuo Sato, présentait ainsi en 1992 sa vision stratégique d’intégration régionale : « le Mékong n’est plus un facteur de division mais un trait d’union, symbole d’un nouvel esprit de coopération » (ADB, 1994). Depuis l’implosion de l’Union soviétique en 1989, la situation géopolitique dans la péninsule indochinoise avait en effet changé. La fracture sur le Mékong entre pays communistes et pays d’économie libérale, établie en 1975, tendait à s’effacer. Le Premier ministre thaïlandais, Chatichai Choonhavan, en avait pris acte le premier en déclarant, dès 1988, qu’il était temps de transformer les champs de bataille en un espace intégré par le marché. De fait, le Viêt-nam en 1995, puis le Laos et le Myanmar en 1997 et enfin le Cambodge en 1999, ont rejoint l’Asean, renforçant le pôle continental de l’organisation régionale de l’Asie du Sud-Est jusqu’alors dominée par les pays du monde insulindien.
5 La méthode choisie croise la vision stratégique proposée par la BAD avec les propositions des six pays de la région, discutées lors des trois réunions ministérielles tenues en 1992, 1993 et 1994. Ces réunions ont permis d’identifier six champs de coopération (transport, commerce, énergie, tourisme, environnement et ressources humaines) qui font l’objet de forums sectoriels annuels, et d’établir des plans de financement par projet avec les principales institutions de coopération internationale et bilatérale. Contrastant avec le Comité International du Mékong (devenu en 1995 la Commission du Mékong) cette approche originale ne nécessite aucun accord international fondateur entre pays membres, et n’exclue donc aucun partenaire potentiel. Elle ne crée pas non plus un nouvel échelon bureaucratique puisque la coopération intergouvernementale est privilégiée. L’engagement de la BAD a suffi pour crédibiliser cette initiative auprès des pays de la région comme des bailleurs de fonds, mais les réalisations ont été retardées par la crise asiatique en 1997. Au cours de la première décennie 1994-2004, la BAD a débloqué 1,2 milliard de dollars de fonds propres et a mobilisé 31 milliards provenant d’autres bailleurs de fonds qui ont permis d’entreprendre 17 projets. Le nouveau programme 2004-2009 comprend 11 projets principaux correspondant à un besoin de financement de 15 milliards de dollars (quatre anciens et sept nouveaux).
6 La stratégie territoriale retenue pour développer la Région du Grand Mékong privilégie le maillage par quatre corridors économiques, méridiens et transversaux, la priorité étant donnée à la reconstruction des infrastructures de transport, mises à mal par les décennies de guerre (Economic Cooperation in the Greater Mekong Subregion : toward implementation, 1994). Toutefois, le pont de l’Amitié, sur le Mékong au sud de Vientiane, financé par l’Australie et achevé en 1994, a montré qu’il ne suffit pas de disposer de l’infrastructure de transport pour libéraliser les échanges (Taillard, 2005). Aussi, la crise asiatique passée, la BAD a-t-elle lié impérativement la reconstruction des infrastructures de transport à la conclusion d’accords de libre échange, corridor par corridor, devançant l’accord généralisé de l’ASEAN (AFTA) qui sera effectif pour les nouveaux membres en 2015 seulement. Elle encourage aussi la création de zones industrielles et commerciales aux principaux nœuds des couloirs, notamment transfrontaliers.
7 Les premiers accords de libre circulation de la région du Grand Mékong, signés en novembre 1999, concernent les trois pays du corridor Est-Ouest (Danang, Savannakhet, Mae Sot, Moulmein). Un accord, signé en 2000 entre le Cambodge et le Viêt-nam, a permis d’engager la reconstruction de la section Phnom Penh-Ho Chi Minh Ville du corridor reliant les métropoles des deltas. La même année, un autre accord entre les quatre pays du quadrilatère de développement du nord, vise à développer le trafic fluvial sur le Mékong entre Simao au Yunnan et Luang Phrabang au Laos (fig. 1). Enfin en 2004, un accord général portant sur le transport transfrontalier dans la Région du Grand Mékong, a été suivi d’une série d’accords bilatéraux en 2005, prévoyant l’inspection douanière unique par une équipe mixte à chaque frontière. Il aura donc fallu cinq années pour que ces accords de libre échange soient finalisés et dix pour qu’ils soient opérationnels, leur application s’étendant entre 2006 et 2010.
2 La redéfinition des stratégies d’intégration régionale
8 Au moment où les pays communistes sont passés d’une économie centralisée à une économie de marché et où la Thaïlande a réajusté son modèle d’insertion dans l’économie mondiale à la suite de la crise asiatique de 1997, la vision stratégique proposée par la BAD fonde l’intégration régionale sur une relance des échanges commerciaux dans la péninsule, interrompus d’abord par la colonisation puis par des décennies de guerre. Cette stratégie profite aussi de la redéfinition des politiques territoriales de cinq des six pays partenaires dans le contexte de l’après Guerre froide. La Chine, le Laos et le Viêt-nam ont opéré un retournement stratégique, alors que le Myanmar et le Cambodge réapparaissaient sur la scène régionale. Seule la Thaïlande maintenait son positionnement au centre de la péninsule, se présentant comme la porte d’entrée principale de la Région du Grand Mékong.
2.1 Les retournements stratégiques
9 Depuis la fondation de la République Populaire de Chine en 1949, le Yunnan et le Guangxi ont été coupés des réseaux précoloniaux puis coloniaux qui les reliaient à la péninsule indochinoise, que symbolisaient les voies ferrées françaises Hanoi-Kunming et Hanoi-Nanning. Ils se sont donc retrouvés encore plus périphériques dans la construction nationale chinoise avec la fermeture des frontières aux échanges internationaux. Cette situation de marche délaissée et contrôlée où primait l’impératif de sécurité intérieure a été atténuée, entre 1964 et 1971, par la stratégie dite du « troisième front ». Des industries stratégiques installées sur le littoral, jugées trop vulnérables lors de la Guerre froide et de la confrontation sino-soviétique, ont été déplacées vers la Chine centrale et du sud-ouest. De cette période date le couloir de hautes technologies liées au complexe militaro-industriel, qui relie le Yunnan au Sichuan. Pour desservir ces isolats industriels dans des provinces essentiellement agricoles, des infrastructures routières et ferroviaires ont relié le Sud-Ouest de la Chine à Pékin, Shanghai et Canton, renforçant l’intégration territoriale du pays.
Le maillage des corridors et couloirs de développement de la région du Grand Mékong. Spatial structures related to corridor linkage in the Greater Mekong Subregion.
Kunming
N
Mé
Ruili
Simao
Mandalay Jing Hong ng
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Kentung Luang- Halong
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Xamneua Haiphong
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Luang- Tanh Hoa
Phrabang
ChMiaanig Chiang Rai Golfe du
Mék Vinh Tonkin
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Sot Tak Khan Savannakhet
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Moulmein Phitsanulok KhonKaen Paksé
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Cha
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Tavoy Ratchasima
Bangkok
Battam-bang
Mer Nha
d'Andaman Trang
PPhennohm Bien Hoa
Kômpong Som Vung Tau
Ho Chi Minh- 10 N
Ville
Golfe
de
Thaïlande
0 250 km
SSoonnggkkhhllaa--HHaatt YYaall Réal (iUsaMtiRonAOD. EPSi) s.soat
Les anciens réseaux Les nouveaux réseaux
caravaniers
Corridor de la Région Hiérarchisation Région du
Piste caravanière du Grand Mékong des nœuds Grand Mékong
Existant Tête de réseau Bassin
Tête de réseau En construction du Mékong
Nœud principal Fleuve
Nœud principal Autre couloir de Limite
développement Nœud secondaire internationale
Nœud secondaire Existant Limite provinciale
En construction Autre ville relai duYunnan
Conception : Ch. Taillard, 2007.
Le maillage des corridors et couloirs de développement de la région du Grand Mékong. Spatial structures related to corridor linkage in the Greater Mekong Subregion.
10 Le contrôle des frontières terrestres a été relâché en 1992, bien après la création des nouvelles zones économiques et des villes ouvertes sur le littoral. Kunming, cinq villes frontalières à gestion étatique et une cinquantaine à gestion provinciale ont été ouvertes au Yunnan et Guangxi. Quatre ont été ensuite transformées en zones économiques transfrontalières pour attirer les investisseurs étrangers du Guangdong et de Hong Kong. Désormais, Yunnan et Guangxi permettent à la Chine de renouer avec le tropisme, dans la longue durée, de l’ouverture vers les mers du sud. Pour ce faire, la Chine a lourdement investi à l’échelle provinciale, dans la modernisation des transports et a réactivé les réseaux commerciaux reliant Kunming aux villes frontalières en direction de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande, et plus récemment du Viêt-nam. On assiste donc à un véritable retournement de la stratégie régionale de la Chine depuis sa participation à la configuration ASEAN plus trois, aux côtés du Japon et de la Corée du Sud, et la signature en 2002 de l’accord de libre échange ASEAN-Chine, prévu à l’horizon 2015. Ces partenariats renforcent la coopération à l’échelle de la Région du Grand Mékong, engagée dix années auparavant.
11 Le retournement des stratégies territoriales au Viêt-nam s’est opéré en sens inverse de celui de la Chine. Pendant un quart de siècle, les enjeux terrestres l’ont emporté, à l’époque des guerres française et américaine. Depuis l’implosion de l’Union soviétique et la réorientation très rapide des échanges extérieurs vietnamiens vers l’Asie orientale, les enjeux, stratégiques et économiques, ont concerné surtout le domaine maritime. On avait oublié que le Viêt-Nam représente un exemple avancé du processus mondial de « littoralisation » des économies, sa population et ses ressources se concentrant dans les deltas reliés par d’étroits bassins coincés entre la cordillère annamitique et la mer. Les relations commerciales maintenues, depuis la période coloniale, avec l’Asie orientale expliquent la rapidité du retournement en 1989 de son commerce extérieur du COMECON vers l’Asie orientale.
12 Le tropisme maritime actuel ne peut cependant pas cacher un autre enjeu vital, dans la longue durée, l’intégration territoriale entre le nord et le sud du pays, et notamment la fonction irremplaçable du Centre dans la construction nationale. En ne considérant que le cadre national, le Centre semble pris en étau par la double métropolisation commandée par Hanoi et Ho Chi Minh-Ville. En revanche, si l’on change d’échelle, il apparaît comme la plus internationale des régions du Viêt-nam. Il peut trouver dans le rétablissement des échanges avec la Thaïlande, grâce au corridor Est-Ouest, comme dans la capture des flux de la route maritime transasiatique qui longe ses côtes, la source d’un dynamisme autonome par rapport aux deux métropoles qu’il sépare (Vu Tu Lap et Ch. Taillard, 1993). La création en 1997 de la zone économique clé Hué-Danang-Dung Quat (pendant de celles d’Hanoi-Haiphong-Halong dans le delta du fleuve Rouge et d’Ho Chi Minh Ville-Bien Hoa-Vung Tau dans le delta de la rivière de Saigon), apporte un arrimage continental. Cette zone, au débouché du corridor Est-Ouest, est la région du Viêt-nam qui peut conjuguer le mieux aujourd’hui enjeux terrestres et maritimes. Enfin, la réactivation de l’axe routier et ferroviaire du Fleuve Rouge vers le Yunnan, dernier corridor mis en œuvre par la région du Grand Mékong, est engagé avec des financements de la BAD.
13 Le Laos a connu aussi un singulier retournement de son insertion dans la péninsule indochinoise au cours des années 1980 (Taillard, 1998). Il est en effet passé de la situation de « marche » à la période coloniale (séparant de la Thaïlande la partie « utile » de l’Indochine, le Viêt-nam) et de la situation « d’enclavement » après l’indépendance (où il ne disposait plus de liaisons privilégiées pour se brancher sur les flux maritimes), à la situation de « carrefour » mettant en relation les pays de l’Asie du Sud-Est continentale, Yunnan compris. Il a ainsi retrouvé une situation qui prévalait à la période précoloniale, où des routes caravanières sillonnaient la Péninsule. Aujourd’hui dans un contexte politique nouveau, il renoue avec sa fonction d’espace intermédiaire à la croisée des corridors de la Région du Grand Mékong. Il cherche désormais à tirer profit du passage d’une logique d’affrontement entre systèmes politiques différents (colonial et siamois, puis communiste et libéral) où l’État-tampon séparait des adversaires potentiels afin d’assurer la paix, à une logique de coopération, où il relie des partenaires rassemblés désormais dans l’ASEAN. Ce retournement, décrit par la BAD comme le passage d’une situation land-locked à land-linked, va lui permettre de tirer parti des flux traversant son territoire, par le prélèvement d’une taxe de transit pour l’entretien des corridors et de dégager des revenus tirés des services accompagnant leur gestion.
2.2 Les retours sur la scène régionale
14 À ces retournements des stratégies territoriales de la Chine, du Viêt-nam et du Laos, s’ajoutent les réintégrations progressives du Myanmar et du Cambodge sur la scène régionale. Le Myanmar a mis fin à des logiques de fermeture liée à la mise en œuvre de la « voie birmane vers le socialisme », et d’éclatement de la construction nationale avec les tentatives d’émancipation armée des états minoritaires périphériques, engagées dès 1962 par un coup d’État militaire et qui ont perduré pendant plus de trois décennies. L’isolement international a été symboliquement interrompu par l’entrée du Myanmar dans l’ASEAN en 1997. Cette relative ouverture birmane est intervenue cependant trop tardivement et les problèmes politiques posés aux partenaires de l’ASEAN par la junte militaire sont trop présents, pour que l’axe Kunming-Rangoun ait pu être inscrit parmi les corridors de la Région du Grand Mékong. Le gouvernement chinois y a remédié en finançant la remise en état de cet axe méridien qui a été ainsi modernisé avant même la mise en œuvre de corridors de la Région du Grand Mékong.
15 L’aventure tragique des Khmers rouges de 1975 à 1979 a isolé le Cambodge du reste de la péninsule indochinoise bien qu’il dispose du seul territoire national, parmi les pays du bassin, centré sur le Mékong. L’intervention vietnamienne a mis fin à cet isolement mais il fallu deux décennies et le ralliement des Khmers rouges pour réintégrer le pays dans la péninsule. Le Cambodge est aujourd’hui un lien entre ses voisins thaïlandais et vietnamiens, au lieu du terrain d’affrontement qu’il a été pour eux dans la longue durée, exception faite de la période coloniale. Aussi, le corridor reliant les métropoles méridionales de la péninsule prend-il aujourd’hui une valeur exemplaire. La section orientale Phnom Penh-Ho Chi Minh-Ville est en cours de reconstruction avec un financement de la BAD, la section occidentale Bangkok-Phnom Penh devrait l’être prochainement. De plus, dans le cadre de la liaison ferrée transasiatique Singapour-Kunming, le maillon manquant entre Phnom Penh et Ho Chi Minh Ville doit être construit et la voie ferrée existante mais fortement dégradée entre la frontière thaïlandaise et la capitale cambodgienne réhabilitée.
2.3 La Thaïlande, seul pays de la région à ne pas avoir modifié son projet régional
16 La Thaïlande est le seul pays de la région, au cours de la dernière décennie, à ne pas avoir redéfini sa stratégie territoriale, elle se place toujours au centre de la péninsule. Cette centralité est ancienne, elle la doit aux souverains modernisateurs Mongkut et Chulalongkorn qui ont lutté au XIXe siècle, contre les entreprises coloniales britanniques et françaises, en ayant recours aux moyens que ces puissances utilisaient. Ils ont dû notamment construire des voies ferrées vers le Nord, le Nord-Est et le Sud péninsulaire pour défendre les périphéries du royaume. Ce faisant, ils ont déclenché une dynamique centralisatrice sans équivalent dans les pays colonisés de la péninsule indochinoise. La primauté de Bangkok s’est diffusée à sa proche région : 13 des 76 provinces, constituant le centre et sa périphérie immédiate, concentrent 65 % du PIB total, 85 % du PIB industriel et 52 % de la population urbaine.
17 Fort d’un PIB en 2003 égal à celui de l’ensemble de ses voisins (143 milliards de dollars) et d’un revenu par tête 5 à 14 fois plus élevé (2 218 dollars en 2003 contre 467 pour le Viêt-nam, 373 pour le Laos, 320 pour le Cambodge et 160 pour le Myanmar), la Thaïlande exerce une influence économique et politique dans une zone correspondant à peu près à celle de ses anciens territoires tributaires des siècles précédents (ils s’étendaient au début du XIXe siècle du Laos à l’État Chan et du Cambodge au sud du Yunnan), le Viêt-nam en plus. Devenus des marchés captifs, ceux-ci ont contribué au décollage économique du pays dans la seconde moitié du XXe siècle, qui s’est accéléré lors de la seconde guerre du Viêtnam. Grâce au soutien des États-Unis et des organisations internationales, puis à partir de 1985 aux investissements massifs du Japon surtout et des nouveaux pays industrialisés asiatiques, la Thaïlande a largement mobilisé les ressources de ses voisins immédiats par la capture de certaines d’entre elles (bois et minerais) et l’établissement de réseaux plus ou moins mafieux (drogue et pierres précieuses). Aujourd’hui, elle assure son approvisionnement énergétique (électricité du Laos, gaz birman) et exporte ses produits manufacturés et ses investissements : en Chine (dès 1979), puis au Laos, au Myanmar et au Viêt-nam (Kermel-Torrès, 2004).
18 Pour conforter son rôle de leader régional, contesté désormais par la Chine, et pour réduire les ressentiments créés chez ses voisins par la domination thaï, le premier ministre Taksin a lancé en 2003 l’Irrouadi-Chao Praya-Mekong Economic Strategy (ACMES) qui prévoit un investissement annuel de 9 à 10 milliards de bahts géré par l’Import-Exort Bank, ouvert aux bailleurs de fonds étrangers. La Thaïlande finance ou cofinance avec d’autres bailleurs (la Chine ou la BAD), au Myanmar, au Laos et au Cambodge, les sections routières des corridors traversant leur territoire, les ponts y donnant accès et les zones économiques frontalières qui permettent aux sociétés thaïlandaises de se déployer et de délocaliser leurs industries à bas coût de main d’œuvre. Pour contrebalancer le partenariat renforcé avec la Chine pour mettre en œuvre le corridor Nord-Sud, la Thaïlande a répondu favorablement en 2002 à la proposition de l’Inde visant à établir un partenariat du même type dans le cadre de la coopération Mékong-Gange. Le principal projet consiste à prolonger jusqu’au territoire indien le corridor Est-Ouest, la Thaïlande finançant la section Mae Sot à Moulmein sur la mer d’Andaman au Myanmar et l’Inde, la section reliant l’État de Manipur à Mandalay.
3 La Thaïlande au centre des corridors de la région du Grand Mékong
19 Les corridors structurants, proposés aujourd’hui dans le cadre de la Région du Grand Mékong, ne sont pas nouveaux ; ils reprennent très largement les réseaux de routes caravanières qui irriguaient, à la période précoloniale, la péninsule (fig. 1) (Taillard, 2000). Ceux-ci, simplement interrompus par la colonisation et les guerres qui l’ont suivie, sont réapparus dès que les conditions politiques ont ouvert de nouvelles perspectives d’intégration régionale. Cette permanence dans la longue durée montre le rôle structurant des routes continentales entre le Yunnan, sur la route méridionale de la soie, et les ports des deltas de la péninsule, comme celles reliant le bassin du fleuve Rouge ou les plaines littorales du Centre Viêt-nam au golfe de Thaïlande, rôle que les spécialistes ont longtemps sous-estimé en privilégiant celui de l’axe maritime transasiatique. Par ces routes caravanières, s’échangeaient des biens mais aussi se diffusaient les civilisations qui, associées aux fonds autochtones, ont forgé les cultures de cette « indochine ». La Thaïlande occupe une position centrale dans le maillage des corridors qui structurent à nouveau la Région du Grand Mékong, elle se positionne à l’intersection des quatre principaux corridors, seul le cinquième reliant Kunming à Hanoi, lui échappe.
3.1 Le corridor routier Nord-Sud
20 Deux axes méridiens concurrents peuvent relier la Chine aux mers du sud, l’un vers le golfe de Thaïlande par le bassin de la Chao Phraya, l’autre vers le golfe de Martaban par le bassin de l’Irrouaddi. La Chine a privilégié, à court terme, ce dernier pour pénétrer le marché birman le plus facilement accessible, et a financé seule, on l’a vu, les infrastructures routières. À moyen terme cependant, l’axe thaïlandais paraît plus prometteur, il ouvre aux deux provinces chinoises un marché solvable pour leur production qui monte rapidement en gamme. De plus, les Sino-Thaï sont des partenaires reconnus figurant parmi les premiers investisseurs de l’ASEAN en Chine en général et au Yunnan en particulier. C’est pourquoi la BAD a retenu le corridor Nord-Sud Bangkok-Kunming, section du corridor transasiatique Singapour-Pékin, qui double la voie maritime longeant la façade orientale du continent.
21 Le corridor Nord-Sud passe par le « quadrilatère de développement », qui a remplacé l’ancien « triangle d’or » et met en relation le Yunnan et la Thaïlande par l’intermédiaire du Myanmar ou du Laos. La branche occidentale du quadrilatère a pris de l’avance puisqu’elle a été achevée en 2004. Elle relie Chiang Rai à Jing Hong au Sipsong Panna, via Mae Sai et Kentung au Myanmar, par une route asphaltée à deux voies, de 375 km. La branche orientale, par Huay Xai et Luang Nam Tha au Laos, semble plus intéressante, d’une part parce qu’elle est bien plus courte, 280 km seulement, et d’autre part parce qu’elle fait l’objet d’un financement triparties, un cas de figure de plus en plus fréquent dans la Région du Grand Mékong. Thaïlande, Chine et Laos investissent chacun 30 millions de dollars pour cette section, la contribution lao faisant l’objet d’un prêt de la BAD. Ces moyens financiers permettent de construire une route à quatre voies, qui a été ouverte en 2007 aux transports lourds alors que la branche birmane sera dédiée aux transports légers et au tourisme. Un autre signe ne trompe pas, la décision conjointe de la Chine et de la Thaïlande de financer, à hauteur de 1,5 milliard de bahts chacun, le quatrième pont sur le Mékong entre Chiang Khong et Huay Xay, mis en chantier en mars 2010, parachevant la branche laotienne du corridor. Le temps de transport entre Kunming et Bangkok, malgré la traversée de deux frontières devrait être ainsi ramené de cinq à deux jours seulement. Cette branche sera longée à l’avenir par la ligne de transport électrique à haute tension qui permettra au futur barrage de Jing Hong (1 500 MW), le quatrième construit sur le Mékong au Yunnan, d’exporter l’électricité à partir de 2015 au mieux vers la Thaïlande. Le Laos, en effet, offre plus de sécurité que le Myanmar car il a livré sans discontinuité depuis plus de 35 ans, l’électricité du barrage construit sur la Nam Ngum près de Vientiane, même au moment de la fermeture de la frontière lors de l’avènement de la RDP Lao en 1975.
3.2 La voie fluviale du haut Mékong
22 Parallèlement à la mise en place du corridor, un accord a été signé en avril 2000 pour développer le trafic fluvial sur le Mékong entre Simao au Yunnan et Luang Phrabang au Laos. Il offre une nouvelle voie de transport à la Chine pour exporter ses produits manufacturés vers les pays de la péninsule, et au Yunnan pour exporter ses productions vers les pays occidentaux. Une polémique s’est engagée sur les effets écologiques des dérochements et dragages prévus pour améliorer la navigation. On oublie que le pouvoir colonial puis le Comité international du Mékong ont procédé à de tels travaux sans dommages majeurs pour l’environnement fluvial sur le bief moyen du fleuve devenu navigable, qui comptait, il est vrai, bien moins de rapides que le cours supérieur. Curieusement, les écologistes thaïlandais ont reçu le soutien des militaires qui font valoir des impératifs de sécurité pour conditionner la poursuite de cet aménagement à la signature d’un accord avec le Laos sur la délimitation de la frontière fluviale. Celle-ci fait objet de conflits depuis la signature du traité franco-siamois de 1893 qui a placé toutes les îles du Mékong sous souveraineté laotienne, quelle que soit leur proximité de la rive thaï. Ils font valoir que le dérochement risque de déplacer la ligne de talweg qu’ils voudraient faire reconnaître comme frontière internationale entre les deux pays. Ce raisonnement cache un mobile non avoué : protéger leur pays d’une possible incursion de la marine chinoise que l’aménagement du fleuve pourrait faciliter.
23 Devant les récriminations des populations en aval, accrues par la sécheresse des deux dernières années et probablement aussi par les rétentions des trois barrages sur le cours supérieur en Chine, et les doutes croissants des gouvernements du bassin inférieur, la Commission du Mékong a confié une étude d’impact en aval à un universitaire australien. Les conclusions négatives ont conduit ces gouvernements à demander en 2003 l’interruption des travaux au terme de la première phase qui permet aux bateaux de 150 tonnes de naviguer entre entre Simao et Chiang Saen, la section qui ouvre à la Chine le marché thaïlandais. Contre toute attente, la Chine a renoncé à engager les deux autres phases qui devaient permettre la navigation de bateaux de 300 puis de 500 tonnes. L’avancement des deux branches routières du quadrilatère permettant l’achèvement du corridor Nord-Sud n’est certainement pas étranger à cette décision car la Chine devait investir cinq millions de dollars pour le dérochement de la section mitoyenne entre le Myanmar et le Laos, un investissement redondant et moins rentable que le financement du couloir routier. De plus, la Région du Grand Mékong est devenue un test, pour les voisins du sud, de la nouvelle stratégie chinoise inaugurée avec le récent accord ASEAN-Chine, substituant la négociation multilatérale aux relations jusqu’alors strictement bilatérales imposées selon l’adage : diviser pour régner.
24 La Thaïlande a cependant pris au sérieux ce projet chinois, pour ne pas manquer l’opportunité d’accroître les échanges commerciaux avec la Chine. Elle a donc reconstruit le port fluvial de Chiang Saen, doté de deux terminaux pouvant accueillir simultanément huit bateaux. La fréquentation est passée de 1 000 à 3 000 bateaux entre 2001 et 2004, et le fret de 169 000 à 235 000 tonnes. Un second port était prévu en 2007, à 30 km en aval, avec une capacité d’accueil de 20 bateaux. L’arrêt du dérochement rend ce nouveau projet inutile, l’avenir de la navigation étant plutôt touristique. Cependant, le projet d’une zone économique sino-thai à Chiang Saen, en partenariat avec National Hightech Industrial Development Zone de Kunming, comprenant une zone franche industrielle, un parc logistique, un parc commercial et un centre culturel, sur le modèle de celles que le Yunnan a construit à Ruili à la frontière birmane, se poursuit (Chia Peng Theng, Chulalongkorn Printing House, 2004). Sa localisation pourrait être déplacée de Chiang Saen vers Chiang Khong à la tête du pont en construction sur le Mékong, parachevant le corridor Nord-Sud. La Thaïlande tente désormais de reproduire le modèle de cette première zone transfrontalière aux débouchés, sur son territoire, des autres corridors et de profiter donc de l’expérience acquise pour conforter sa position dominante sur ses proches voisins.
3.3 Les branches orientale et occidentale du corridor Est-Ouest
25 La Thaïlande se trouve en position centrale sur le corridor Est-Ouest qui, en 1 450 km, relie les deux façades maritimes, orientale et occidentale de la péninsule. Parmi les trois itinéraires étudiés par la BAD entre Khon Kaen, la capitale du Nord-Est thaïlandais, et Vinh, Danang ou Qui Nhon au Viêt-nam, l’itinéraire médian empruntant le col de Lao Bao, le plus bas de la cordillère annamitique, a été retenu. Ce choix a, pour elle, l’avantage de donner à Khon Kaen la radiale qui lui manquait vers Savannakhet à l’est pour conforter le pouvoir régional de la nouvelle capitale du Nord-Est. Pour le Viêt-nam, il renforce le pôle de Hué-Danang, et redonne du poids au Centre Viêt-nam, menacé par la double métropolisation conduite par Hanoi et Ho Chi Minh-Ville. À l’ouest de Khon Kaen, le corridor gagne la plaine centrale et s’articule au corridor Nord-Sud à Phitsanulok qui devient un nœud logistique important, puis gagne la frontière birmane par Mae Sot avant d’atteindre Moulmein et de se raccorder au réseau routier birman donnant l’accès à Rangoun.
26 Ce corridor est le plus grand défi de la Région du Grand Mékong car il ne dessert aucune des capitales de la péninsule. C’est pourtant le plus avancé de tous les corridors prévus, il a été achevé en 2007. Le Japon en effet a privilégié les axes transversaux sur le corridor Nord-Sud dominé par les investissements chinois. Il a financé la section orientale du corridor Est-Ouest (700 millions de dollars sur un total de 1,5 milliard consacré à la Région du Grand Mékong sur la période 2004-2007). Il a financé aussi la modernisation du port de Danang, le percement du tunnel sous le col des nuages entre Danang et Hué (un projet d’intérêt national pour le Viêt-nam de 150 millions de dollars sur la route 1 reliant Hanoi à Ho Chi Minh Ville), la construction du pont sur le Mékong entre Savannakhet et Mukdahan (75 millions de dollars). Avec la BAD et la Banque mondiale, il a cofinancé la reconstruction de la route 9 reliant Quang Tri à Savannakhet et la section de la nationale 1 ralliant Danang pour un montant de 460 millions de dollars. La Thaïlande a investi de son côté 23 millions pour améliorer la liaison routière entre Khon Kaen et Mukdahan. Elle finance, conjointement avec le Laos, la transformation de l’aéroport de Savannakhet en aéroport international partagé desservant les deux rives du Mékong (1,2 milliard de bahts), ce qui constitue une première pour la Région du Grand Mékong. Elle s’intéresse aussi à la zone franche transfrontalière qui devrait relier Mukdahan sur la rive thai, Savannakhet sur la rive lao et Seno, ancienne base militaire située au carrefour entre le corridor et la route nationale 13, colonne vertébrale méridienne du Laos.
27 La Thaïlande investit aussi, on l’a vu, dans la section occidentale du corridor qu’elle finance entre Mae Sot et Moulmein, permettant de rejoindre Rangoun par le réseau routier birman, dans le cadre du programme Mékong-Gange. Elle développe aussi un noeud logistique à Mae Sot et s’intéresse à la zone franche prévue de l’autre côté de la frontière en territoire birman. Par ailleurs, la Thaïlande renforce la position de Bangkok en prolongeant vers la mer d’Andaman le corridor Sud reliant Ho Chi Minh-Ville à Bangkok via Phnom Penh. Une nouvelle route reliera Ratchabury et Tavoy, longeant le gazoduc acheminant le gaz birman vers Bangkok. Toutes ces infrastructures de circulation, logistiques et économiques, sont ou vont donc être en place prochainement. Grâce à cette liaison transversale, la Thaïlande devrait pouvoir accroître ses échanges économiques avec le Viêtnam comme avec le Myanmar, deux anciennes rivales, aujourd’hui largement distancées, même si les réformes économiques entreprises depuis 1986 au Viêtnam lui permettent de rattraper une partie de son retard.
3.4 L’émergence d’un second couloir Est-Ouest au Sud Laos
28 Pour renouer avec l’ambition régionale passée et concurrencer les initiatives thaïlandaises, principalement l’ACMES, avec le soutien du Japon, Hanoi a proposé à ses partenaires indochinois la création du Triangle de développement Cambodge-Laos-Viêt-nam. Ce triangle, d’abord d’une extension limitée, s’est ensuite élargi à l’ensemble des provinces des plateaux du sud-est de la Péninsule : Kontoum, Gia Lai, Dac Lac et Dac Nong au Viêt-nam (seul le Lam Dong, intégré à la plaine orientale, manque), Stungtreng, Rattanakiri et Mondunkiri dans le nord-est cambodgien, Saravane, Sekong et Attopeu au sud du Laos. Lors de la réunion précédant le sommet de l’ASEAN de Vientiane en 2004, le Viêt-nam a proposé de soumettre une série de projets pour lesquels seront lancés des appels à financement aux bailleurs de fonds, car, à la différence de la Chine et de la Thaïlande, le Viêt-nam ne dispose pas d’une capacité de financement. S’inscrivant dans la logique de la Région du Grand Mékong, ces projets privilégient les transports (investissements dans les routes, modernisation de l’aéroport de Pleiku) et le développement des ressources hydroélectriques et des agro-industries.
29 Ce programme pourrait cependant favoriser la réalisation du maillon manquant sur l’itinéraire méridional étudié par la BAD pour le corridor Est-Ouest. Il s’agit de relier la Thaïlande au Viêt-nam, par le pont sur le Mékong construit à Pakse, et de prolonger la route récemment reconstruite Pakse-Attopeu traversant le plateau des Bolovens, jusqu’à la nouvelle route méridienne Ho Chi Minh reliant Danang à la métropole du Sud par les plateaux du Centre Viêt-nam. Outre les échanges entre les plateaux des deux pays, ce couloir permettra de répondre à la demande croissante d’énergie provoquée par le rythme soutenu du développement vietnamien, notamment dans le Centre fortement déficitaire. Il donne en effet accès au bassin de la Xe Kong, et notamment au site du barrage de Xe Kaman 3 (250 MW), son affluent. Ce barrage de 273 millions de dollars qui sera achevé en 2010, est financé, pour la première fois au Laos, par la société vietnamienne Song Da Construction qui disposera d’une concession de 25 ans. Il s’agit du plus grand investissement vietnamien à l’étranger. L’accord bilatéral signé en 2003, prévoyant la livraison de 1 500 MW à partir de 2010, nécessitera la construction de plusieurs autres barrages dans ce même bassin. Avec cet accord, la Thaïlande va perdre le monopole de fait qu’elle avait depuis plus de trente ans sur l’achat d’électricité lao, et le Laos retrouvera une marge de manœuvre pour les négociations relatives au prix de l’électricité produite par les barrages dont le financement est en cours d’étude.
30 Pour ne pas laisser le champ libre au Viêt-nam et valoriser le pont nouvellement construit à Pakse, la Thaïlande a proposé en 2001 à ses partenaires, laotien et cambodgien, la création du Triangle d’Émeraude réunissant les sites touristiques proches des trois pays : Phimay dans le Nord-Est thaïlandais, Phreak Vihar au Cambodge sur l’escarpement dominant la plaine du Grand Lac et Vat Phou au Laos sur la berge du Mékong, auxquels s’ajoutent en aval le site naturel des quatre mille îles du Mékong (Si Phan Done) et les chutes de Khong-Papheng, les plus importantes d’Asie du Sud-Est, à la frontière lao-cambodgienne. Ce triangle touristique est actuellement dominé par la Thaïlande puisque l’on y accède par Ubon Rachasima en arrivant depuis Bangkok. Cependant le nouveau corridor permettra de relier par la route, à travers les plateaux, deux importants bassins touristiques : d’une part les sites du bassin du Mékong précités aux sites classés au patrimoine mondial du Centre Viêt-nam (Hué, Hoi An et My Son). La Thaïlande devrait associer à l’avenir plus étroitement ses partenaires à la réalisation de ce triangle car, avec ce nouveau corridor, son centre de gravité pourrait se déplacer vers Paksé, en position plus centrale, qui dispose désormais d’un aéroport international.
3.5 L’oubli de la diagonale indochinoise
31 Un dernier corridor est susceptible d’un important développement à moyen terme, la diagonale Bangkok-Hanoi prolongeant la Friendship Highway. Cette route stratégique construite par les Thaïlandais dans les années 1960 entre Bangkok et Nongkhai pour protéger le Nord-Est de la menace communiste et soutenir le Gouvernement Royal Lao qui contrôlait la rive orientale du Mékong, débouche depuis 1994 sur le pont de l’amitié, le premier construit sur le Mékong au Laos grâce à un financement australien. Bangkok a désormais intérêt à pouvoir commercer par voie continentale, via le Laos, avec Hanoi comme elle le fait avec le Yunnan. En effet, avec les réformes économiques entreprises au Viêt-nam depuis 1986, la métropole du Nord rattrape une partie de son retard sur Ho Chi Minh-Ville et devient un centre économique qui compte à l’échelle de la Péninsule. De plus, l’encombrement des ports d’Haiphong et de Bangkok favorise le développement des échanges terrestres et donnera à cette diagonale une fonction internationale. Celle-ci permettra aussi au Laos de désenclaver le plateau de Xieng Khouang qui constitue l’une des dernières frontières agricoles de la péninsule indochinoise et dispose d’un important potentiel hydroélectrique, ressources partagées avec le plateau des Bolovens au sud du pays. Enfin, Xieng Khouang possède les mines de fer à forte teneur exploitables à ciel ouvert mais qui nécessitent des investissements dépassant les capacités financières des puissances de la Péninsule. Cette diagonale permettra donc de replacer Vientiane sur un axe international et de valoriser les ressources naturelles du plateau (Bounthavy Sisouphanthong, Taillard, 2000). Cette diagonale, oubliée lors de la première décennie de la Région du Grand Mékong, a été inscrite au programme de la seconde décennie où elle constitue un maillon du nouveau corridor Nord-Est. Ce second corridor structurant méridien reliera Bangkok à Nanning au Guangxi, via Khon Kaen et Vientiane, il se prolongera ensuite jusqu’à Canton et Hong Kong (Taillard, 2009).
32 Maintenant que la partie orientale du corridor Est-Ouest est achevée, le Japon, principal bailleur de fonds des corridors transversaux, pourrait financer dans un premier temps le chaînon manquant entre Vientiane et Phonsavan, la capitale provinciale de Xieng Khouang, et, dans un second temps, l’élargissement de la route déjà réhabilitée Phonsavan-Samneua. Pour la première fois en effet depuis la publication de l’Atlas de la RDPL, la Japan Overseas Development Corporation (Ministry of Economy, Trade and Industry, METI), mentionne cette diagonale Bangkok-Hanoi via Vientiane parmi les axes intégrateurs de la péninsule (Kunihiko Shinoda, Chulalongkorn Printing House, 2004, p. 57). De plus, la Thaïlande et la France qui cofinancent déjà la prolongation de la voie ferrée de Nongkai à Vientiane (5 millions de dollars pour les 3 km de voie ferrée traversant le pont de l’Amitié et 4,6 millions pour l’étude des 25 km restants jusqu’à la capitale lao) pourraient s’associer ultérieurement au projet.
4 Vers un nouveau partenariat stratégique régional
33 La Thaïlande se positionne donc aujourd’hui d’autant plus au centre de la Région du Grand Mékong qu’elle est sollicitée par toutes les puissances concernées par ce programme d’intégration régionale. Elle l’est d’abord par ses voisins immédiats (Myanmar, Laos et Cambodge) qui trouve en elle, dans le cadre de l’ACMES ou du Triangle d’Émeraude..., une source de financement, en association aux bailleurs de fonds extérieurs à la Péninsule, pour construire sur leurs territoires les infrastructures de transport de marchandises, de voyageurs et d’énergie qui achèveront le maillage de la Péninsule. La Thaïlande est aussi sollicitée par les deux nouvelles puissances émergentes asiatiques voisines, l’Inde et la Chine qui, toutes deux, souhaitent se brancher sur les réseaux de la Région du Grand Mékong et qui financent conjointement avec elle certaines des infrastructures régionales. La situation du Viêt-nam paraît beaucoup plus ambiguë. D’une part, ce dernier compte profiter de la dynamique économique de la Thaïlande, grâce aux trois corridors transversaux et au corridor Nord-Est qui vont doper les échanges entre les deux pays. D’autre part, il cherche à retrouver un leadership régional, grâce à la dynamique engagée par le Triangle Cambodge-Laos-Viêt-nam ou par ses investissements hydroélectriques, ce qui le place en concurrent direct de la Thaïlande. En effet, à la différence de l’Inde et la Chine, la Région du Grand Mékong n’a suscité à ce jour aucun financement conjoint de la Thaïlande et du Viêt-nam au profit de leurs voisins.
34 Dans cette nouvelle configuration régionale, la Thaïlande ne peut plus se contenter d’exploiter les ressources naturelles de ses voisins et de profiter des investissement directs étrangers (dont elle a été le principal bénéficiaire dans la Péninsule depuis la seconde guerre d’Indochine) qui lui ont permis, au cours de la seconde moitié du siècle dernier, d’assurer son décollage économique. Elle ne peut même plus se limiter à être un pourvoyeur d’aide bilatérale en faveur de ses proches voisins qui se méfient de ses prétentions hégémoniques, comme l’ont rappelé les émeutes anti-thaï de Phnom Penh en janvier 2003. Pour préserver sa posture régionale, elle doit construire un véritable partenariat stratégique avec ses voisins de la Péninsule fondé sur un juste partage des bénéfices, comme elle en développe avec la Chine et l’Inde. Les investissements directs thaï à l’étranger, principalement concentré sur la Région du Grand Mékong et ses partenaires asiatiques continentaux (figurant sur la carte élaborée par Doryane Kermel-Torrès à la page 17 de l’Atlas of Thailand), montrent que la Thaïlande a les moyens de sa politique. Elle a su dès 1988 prendre la mesure du poids des échanges commerciaux pour déployer sa stratégie régionale. Elle compte désormais sur ses investissements de plus en plus diversifiés, dans le secteur productif mais aussi dans les services, pour préserver le rôle prédominant qu’elle occupe au sein de la Région du Grand Mékong. La crise politique qu’a connu le pays depuis le coup d’État qui a mis fin au gouvernement Taksin en 2006, et la crise économique mondiale qui a touché les exportations thaïlandaises depuis 2008, ont toutefois durablement affaibli le leadership, jusqu’alors incontesté, de la Thaïlande sur la Région du Grand Mékong.
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- Taillard Ch. (2005), « Le Laos à la croisée des corridors de la région du Grand Mékong », in D. Gentil et Ph. Boumard (dir.), Le Laos, doux et amer, 25 ans de pratiques d’une ONG, Paris, Comité de Coopération avec les Laos-Karthala, p. 71-92.
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Mots-clés éditeurs : corridors de développement, géopolitique, intégration transnationale, régionalisation de la mondialisation, Thaïlande, Banque régionale de développement, Région du Grand Mékong
Date de mise en ligne : 22/03/2010
https://doi.org/10.3917/ag.671.0052Notes
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[1]
Cette contribution reprend et développe, en la recentrant sur la Thaïlande, deux précédentes publications, parues l’une en 2004, en collaboration avec Doryane Kermel-Torrès, aux Indes Savantes dans le volume Intégrations régionales en Asie orientale, l’autre en 2005 chez Karthala dans le volume Le Laos, doux et amer (cf. bibliographie).