Notes
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[1]
Probablement Philibert Commerson (1722-1773) qui doit sans doute la confiance que lui accorde Buffon, par ailleurs très regardant sur la qualité des informations contenues dans les récits de voyage, au fait qu’il a réduit à néant le mythe des « géants Patagons ».
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[2]
La description de Commerson est reprise à partir de la page 510.
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[3]
On notera aussi, pour illustrer l’influence de la pensée naturaliste chez Célérier, qu’il attribue l’arabisation différentielle des populations berbères à une influence montagnarde et aux modes de vie qui lui correspondent. Ainsi, il oppose « les groupes qui se laissaient amollir par l’influence de la plaine, par la soumission à l’ordre makhzen, donc par l’arabisation… » (p. 158) et les Berbères de l’Atlas qui, « entraînés par la dure existence de la montagne (…) sont des guerriers nés » (p. 173). En cela, Célérier est aussi un digne représentant de la géographie de l’École Française.
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[4]
Ce Forum est plus généralement appelé Mountain Forum ou Forum de la Montagne. Le contexte de naissance de ce Forum est présenté plus loin dans cet article.
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[5]
On désignera sous ce terme, l’impératif que les êtres humains ont de composer avec leur condition terrestre, et les arrangements matériels et symboliques qui en résultent.
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[6]
Principalement dans Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1961). Mais aussi dans sa correspondance et, dans une moindre mesure, Les origines du totalitarisme (1984).
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[7]
« Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui fournissent le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel je peux essayer de déterminer, d’un cas à l’autre, ce qui est bon ou qui a de la valeur, ou bien ce que l’on devrait faire, ou bien encore ce que j’approuve ou ce à quoi je m’oppose. Autrement dit, c’est l’horizon à l’intérieur duquel je suis capable de prendre position » Charles Taylor (1998, p. 27).
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[8]
De semblables inondations et des politiques publiques comparables sont intervenues en Italie, en Espagne, en Autriche, mais aussi en Suisse. Sur ce sujet, Françoise Gerbaux (1994) et Bernard Kalaora et Antoine Savoye (1986).
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[9]
Tout comme l’appellation « mountain men » désigne en Amérique du nord, non les tribus améridiennes de l’ouest, mais les colons qui explorent ces régions et vivent du trafic avec les premiers occupants des lieux (Nash, 1967).
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[10]
Pour une histoire des politiques fédérales relatives à la montagne, contenant quantité de citations très révélatrices de la prévenance publique à l’égard des montagnards, voir Gilles Rudaz (2005).
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[11]
Maurice Strong, le secrétaire de la conférence, a fait l’essentiel sa carrière dans la diplomatie canadienne.
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[12]
La plupart des initiatives ont été portées par Jean-François Giovannini, le directeur-adjoint de la DDC, et Olivier Chave, alors à la représentation suisse à l’ONU.
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[13]
Fausto Sarmiento est un universitaire d’origine équatorienne, exerçant aux États-Unis. Sur les modalités de la discussion scientifique relative à la délimitation de ce champ de connaissances, voir Lorenza Mondada (2001).
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[14]
À titre d’exemple : P. S. Ramakhrisnan (2000), Erwin Bernbaum (1998), ainsi que le travail de l’ONG Panos Institute (www. mountainvoices. org).
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[15]
On trouvera ce type d’analyse dans plusieurs des textes rassemblés à l’issue de la conférence d’Autrans de 2000, notamment chez Catherine Aubertin d’une part, Michèle Dominy et David Barkin d’autre part : Ces deux derniers écrivaient ensemble qu’un travail visant à « renforcer la capacité des peuples des montagnes à résister à la transformation massive de leurs régions (…) ne peut aboutir qu’à condition de renoncer à prétendre parler au nom des peuples des montagnes, qu’à condition de renoncer à enfermer leurs représentations dans des images figées et stéréotypées, qu’à condition enfin de rester vigilant à l’égard des risques des contraintes potentielles générées par des interventions permanentes sur leurs activités traditionnelles. En effet, nous devons rester conscients des dangers de la vision idéalisée, et largement imposée par des personnes extérieures, selon laquelle les montagnes constituent un environnement naturel de grande pureté, qu’elles sont habitées par des populations d’une grande originalité culturelle, cette vision faisant abstraction du rôle complexe joué par les peuples des montagnes et des transformations qui les traversent » (Barkin, Dominy, 2001).
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[16]
On trouvera dans la revue Mountain Research and Development de nombreux articles et documents présentant ces divers réseaux.
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[17]
Sur cette question, on peut se reporter à Alison Brysk (2000), Gerardo Otero (2004) et pour une synthèse à Manuel Castells (1999).
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[18]
Tous les détails relatifs à cette opération peuvent être trouvés dans Bernard Debarbieux (2004).
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[19]
On peut se reporter à un des textes fondateurs : Peter Berg et R. Dasmann (1978), à la proposition synthétique de Kirkpatrick Sale (1985), et aux publications issues des « North American Bioregional Congresses » qui se tiennent tous les deux ans depuis 1984.
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[20]
« An ecocentric approach to identity invites individuals to perceive themselves not simply as members of various human social groupings but as an integral part of a much larger whole, as components of a fundamentally interlinked, and interdependent, “web of nature” (…) Seeing the self as part of the cosmos would entail a widening of the sense of self, and an expansion in the scope of identity. This would be similar to but much greater than that experienced through identification with a people or nation » (Bretherton, 2001).
1 Trois auteurs en quête de personnages
1 En 1749, Buffon consacre un volume de son Histoire naturelle générale et particulière à l’espèce humaine (Buffon, 1749). Certains historiens des sciences humaines y voient un des textes fondateurs de l’anthropologie (Blanckaert, 1993), voire une contribution importante à la pensée géographique (Broc, 1974). Comme beaucoup de ses contemporains, Buffon y postule l’unité fondamentale de l’espèce humaine ; les variations anatomiques et culturelles de l’humanité, appréhendées à l’aide du concept de « race » comme il se doit alors, y sont expliquées par la variété des « climats ». Dans un volume des Suppléments qu’il fait paraître en 1778, il reproduit un long extrait d’un texte d’un certain Commerson [1] sur les « demi-hommes qui habitent les hautes montagnes de l’intérieur dans la grande île de Madagascar, & qui forment un corps de nation considérable appelée Quimos ou Kimos » (Buffon, 1778) [2]. L’auteur les dit blancs de peau et de petite taille. Buffon discute le témoignage, s’étonne que si près de l’équateur, donc dans un climat chaud, l’on trouve des gens si petits. Mais en rapprochant des observations faites sur des plantes et sur « des hommes dont le climat a rendu les races semblables » (Buffon, 1778, p. 463), dans les Andes, en Éthiopie et en Laponie, il en conclut que partout où un gradient de température permet de comparer des individus d’une même espèce, ceux qui vivent sous un climat relativement plus froid présentent des formes de nanisme. Quant à la couleur blanche de la peau des Quimos, elle s’explique selon lui par le fait que les descendants des premiers représentants de l’espèce, blancs eux aussi et originaires des montagnes d’Asie Centrale, ont conservé leur couleur originelle quand ils sont restés sous climat relativement tempéré. Inversement ceux qui se sont installés dans des climats chauds ont vu leur épiderme se foncer en réaction aux rayons du soleil. Par ailleurs, les « mœurs » des populations dont il rend compte se seraient diversifiées en vertu du même principe d’acclimatation aux différents milieux ainsi qu’en fonction du type de nourriture que chacun rendait possible.
2 Dans un texte édité en 1936 à l’occasion du 9e congrès de l’Institut des Hautes Études Marocaines, Jean Célérier propose une réflexion rare pour son époque sur la notion de montagne (Célérier, 1938, p. 109-180). Certes il y exprime des préoccupations de la géographie de son temps, notamment le couplage des phénomènes naturels et sociaux et les effets de l’environnement naturel sur le tempérament des populations locales [3]. Mais il y développe aussi une analyse politique du rôle des représentations du territoire marocain dans la façon de penser et de structurer la société marocaine. Il estime notamment que l’hypothèse d’un refoulement des populations berbères dans la montagne à la suite des invasions successives, hypothèse largement adoptée dès l’occupation française, est infondée. Selon lui, les Berbères de l’Atlas ne constituent que la part non arabisée de ce peuple autrefois distribué à l’échelle de l’ensemble du territoire, ce que les travaux ultérieurs confirmeront largement. Il estime aussi que l’entité Atlas n’a pas de sens pour la majorité de ses habitants, davantage soucieux de circonscrire les aires de proximité qu’ils fréquentent régulièrement. Il conclut que l’identification d’un massif de montagne désigné par un terme unique, l’Atlas, procède d’une lecture naturaliste adoptée par le pouvoir colonial pour mieux organiser sa gestion de la société marocaine et le contrôle de son territoire.
3 En 1998, Elizabeth A. Byers, responsable d’un organisme visant à attirer l’attention sur la spécificité des régions de montagne de par le monde, le Mountain Institute, publie dans la revue de l’Organisation mondiale pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO) un article présentant le Forum sur la Montagne (Byers, 1998, p. 13-19) [4]. Elle introduit son article de la façon suivante : « Les habitants des montagnes et les organisations qui s’occupent de montagne ont de nombreux points communs, notamment l’isolement, à la fois les uns par rapport aux autres et par rapport au reste du monde ». Elle explique que ce Forum, créé en 1996, « est un réseau de réseaux » (Byers, 1998, p. 13) dans la mesure où il met en communication, essentiellement par l’intermédiaire d’une plateforme électronique, des réseaux d’acteurs régionaux organisés à l’échelle des continents, l’Europe par exemple, et des principaux massifs de montagne, notamment les Andes. Les objectifs de ce Forum « sont triples : tout d’abord, il est un lieu d’échange d’idées ; ensuite, il se veut l’avocat des habitants et des environnements de montagnes ; enfin, il cherche à renforcer l’entraide au sein des populations de ces régions » (Byers, 1998, p. 13). Sur la plateforme électronique du Forum, on trouve des bases de données, des forums et des conférences électroniques, une librairie en ligne, des études de cas et des recommandations sur les politiques et les initiatives à conduire. Par ailleurs, le Forum organise à l’échelle régionale des ateliers de travail et d’échanges d’expériences. L’article d’E. Byers est essentiellement factuel ; il n’adopte aucune posture analytique. Il propose seulement de rendre compte d’une initiative qui se poursuit aujourd’hui encore avec un certain succès.
2 Problématiser les rapports entre culture, identité et territorialité
4 Les trois textes auxquels il vient d’être fait référence ont pour caractéristique commune de s’intéresser à des populations dites de montagne ; on aura compris qu’il s’agit de l’illustration principale de cet article. Par contre, ils se différencient de façon radicale par les paradigmes sur lesquels ils reposent. Ils se différencient plus spécifiquement par la façon de postuler ou de penser la singularité de leurs objets et de leurs sujets, et de problématiser les rapports entre espace, culture et identité, en un mot de problématiser la territorialité [5] de chacun des groupes dont ils parlent.
- Pour Buffon, sur la foi de Commerson, la singularité des Quimos repose sur une conception partitive de l’espace, un registre bio-physique de la territorialité et une acception naturaliste de la culture et de l’identité : la surface de la Terre est composée d’entités disjointes dont les qualités et les attributs sont en relation causale les uns avec les autres ; la territorialité de ce groupe humain résulte des processus d’ajustement des phénomènes biologiques, y compris humains, et physiques les uns aux autres ; la culture de ce groupe, comprise comme l’ensemble des artefacts, des traits objectifs et des « mœurs » qui le spécifient, est le produit de l’entité naturelle dans laquelle elle se constitue, les « hautes montagnes » de Madagascar ; l’identité de ce groupe et de l’aire sur laquelle il se déploie est à comprendre comme le produit objectivé, singulier et durable, de ces processus.
- Pour Célérier, les Berbères du Maroc ne sont pas tant spécifiés par leur environnement de vie immédiat que par la désignation par l’État colonial puis par l’État marocain, d’une entité naturelle, l’Atlas marocain, auquel seul un ensemble de tribus est rapporté. Le raisonnement spatial ne diffère pas au premier abord de celui qui vient d’être identifié dans le paradigme partitif ; sauf qu’ici, il est motivé par des considérations politiques et stratégiques. Dans ces conditions, on propose d’y reconnaître un registre institutionnel de territorialité. On désigne ainsi le registre par lequel les institutions sociales — ici l’État — par un jeu de symboles et des formes de régulation, organisent les modes de désignation (sociale et géographique) et d’action sur l’environnement du collectif correspondant. Ce registre institutionnel de la territorialité procède essentiellement par définition d’identités sociales. Par identité sociale on entend ici le produit de l’identification d’un groupe par des individus qui lui sont extérieurs, identification sur la base d’une série d’identifiants dont certains sont culturels (langue, pratique religieuse, coutumes, etc.), et qui permet de situer ce groupe dans une représentation d’ensemble de la société. Selon la thèse de Célérier, la construction de l’identité sociale des Berbères passe par l’identification d’une entité géographique qui lui correspond, l’Atlas, et d’une entité politique qui établit la correspondance.
- Pour Byers, les acteurs du Forum sur la Montagne sont des individus mobilisés autour d’un projet d’échelle planétaire, sur la base d’un engagement commun de leurs habitants et de ceux qui se présentent comme leurs avocats. Les sociétés montagnardes, bien qu’à distance les unes des autres, sont jugées suffisamment proches pour justifier de tels échanges. Le type d’identité qui domine ici est ce que l’on appelle le plus souvent l’identité personnelle et l’identité collective. La seconde désignera ici le sentiment et la volonté partagés par plusieurs individus d’appartenir à un même groupe et d’agir en conséquence, ce groupe pouvant correspondre à celui circonscrit au préalable par une identité sociale exogène, ou à une configuration nouvelle et endogène ; l’identité personnelle ressortira moins de son acception psychologisante (la conscience de soi) que de son acception politique telle qu’elle a été définie par Hannah Arendt (1961 ; 1984) [6] et Charles Taylor [7]. L’adhésion au Forum sur la montagne est donc principalement pensée par Byers comme l’expression d’une identité collective d’individus situés à distance mais en relation les uns avec les autres, qui partageraient des représentations, des savoirs et des expériences — donc une certaine forme de culture — relatifs à un même type d’environnement. On proposera de parler, dans ce cas, de registre subjectif et auto-référentiel de la territorialité, registre par lequel chaque individu s’inscrit simultanément dans un groupe affinitaire et un système de pratiques spatiales correspondant.
6 Bien qu’aucun de leurs auteurs ne puisse être raisonnablement présenté comme représentant d’une façon de faire de la géographie culturelle, ces textes évoquent donc autant de façons de problématiser le concept de culture en géographie, chacun mobilisant de façon préférentielle des formes d’identités et des registres de territorialité différents.
7 Il serait même tentant de reconnaître, dans l’enchaînement chronologique de ces trois textes, le signe du renouvellement des approches de la culture : de la culture comme fait de nature à la culture comme construction intersubjective, en passant par la culture comme fait institutionnel. Ce renouvellement aurait procédé par invalidation des problématiques antérieures, soit parce que les faits leur donnaient tort — Les Quimos tels que les décrit Commerson et Buffon sont une fiction — soit parce qu’elles négligeaient des facteurs et des processus que l’on considère plus tard comme décisifs — par exemple le rôle de l’action collective et de la représentation de soi dans les approches contemporaines de la culture. On pourrait être tenté aussi de mettre ce modeste échantillon de textes au service d’une analyse historique de la modernité : la modernité aurait conduit les communautés locales à s’émanciper des formes bio-physiques de la territorialité, à la faveur de l’élaboration de formes institutionnelles, sophistiquées mais normatives, avant de laisser la place, en ces temps d’affaiblissement des institutions de régulation, à des formes affinitaires.
8 Le présent article souhaite adopter une posture différente à l’égard de cette diversité de problématiques. Plutôt que de considérer qu’un point de vue sur les rapports entre identité (sociale, collective et personnelle), culture et territorialité chasse nécessairement le précédent, il se propose de considérer la structure de chacun des récits correspondants comme une illustration d’imaginaires différents de la territorialité qui peuvent coexister et être combinés dans des logiques d’action qui tendent à singulariser les entités (sociales et géographiques) correspondantes. Dans le contexte du présent dossier thématique, cet article suggère donc qu’une modalité de renouvellement des approches culturelles en géographie réside dans l’identification dans les sociétés contemporaines de plusieurs conceptions de la territorialité qui s’enracinent dans plusieurs moments et plusieurs paradigmes de la géographie et des disciplines voisines.
9 Pour défendre cette thèse, on approfondira l’illustration montagnarde en étudiant les formes contemporaines de pratiques, d’actions et d’identifications relatives à ce qui est convenu d’appeler, depuis Buffon et ses contemporains, la « montagne ».
3 La construction des identités sociales et collectives des « montagnards » (mi XVIIIe-mi XXe siècles)
10 De nombreux historiens ont bien montré, de façon bien plus fine et détaillée que le premier paragraphe de cet article, que la catégorie du « montagnard » devait bien peu à ses représentants, mais beaucoup au discours philosophique et naturaliste du XVIIIe siècle (Broc, 1991 ; Walter, 2004). En effet, à l’image de Buffon, quantité d’auteurs du siècle des Lumières et du siècle suivant se sont attachés à construire une conception du monde qui combinait une représentation de la diversité des formes naturelles, les montagnes devenant alors une catégorie essentielle, et une représentation de la diversité des hommes et des nations. On voit donc se multiplier au XVIIIe siècle les énoncés visant à circonscrire le contenu des deux catégories de « montagne » et de « montagnard » et à penser leurs rapports de façon systématique. La catégorie « montagne » se voit définie sur des critères de volume, de pente, d’altitude ou d’étagement des climats et de la végétation, et pensée comme la trace tantôt originelle, tantôt tardive de l’histoire du globe (Broc, 1991). Le « montagnard » tend alors à devenir un type humain dont les attributs — physiques, psychiques, cognitifs, etc. — sont rapportés à un type de milieu, lui aussi qualifié de « montagnard ». Mais pendant longtemps, les personnes désignées par ce qualificatif ne s’y reconnaissent pas, préférant largement les appellations locales et régionales.
11 Cette identité, naturalisée, connaît une forte diffusion dans les sociétés modernes à la faveur du développement de la littérature populaire et touristique, et des travaux de vulgarisation, notamment pour les publics scolaires (fig. 1). Pour cette raison, le « montagnard » a donc participé de ces types sociaux — aux côtés des « ouvriers », de la « bourgeoisie », des « paysans », etc. — que les sociétés européennes adoptaient pour penser leur diversité, et construire leurs mythologies populaires et nationales.
12 Mais cette façon de faire, parce qu’elle était associée à des valeurs morales et politiques, a aussi acquis une fonction normative et prescriptive, déjà perceptible chez Célérier. La singularité des groupes et des peuples circonscrits de la sorte s’est alors trouvée subordonnée à des rôles sociaux et des projets politiques par lesquels les sociétés correspondantes se pensaient comme telles. Mais les termes de cette fonction normative et descriptive ont pu varier en fonction des contextes politiques. Appliquée à des populations dont la mythologie nationale célèbre les vertus, par exemple en Suisse (Walter, 2004 ; Zimmer, 1998), en Écosse (Trevor-Roper, 1983) et, à partir de 1918, en Autriche, la catégorie des « montagnards » a souvent désigné des modèles à suivre et encouragé des interventions publiques destinées à en louer les traits culturels et les modes de production. Appliquée à des populations dont on jugeait les caractères étrangers au modèle social de référence ou les comportements inadaptés à une modernité que l’on cherche à promouvoir en Occident, elle motive une critique sociale et une remise en cause des modes d’existence de ces montagnards. C’est cette représentation qui a motivé en France, les politiques forestières de la fin du XIXe siècle [8] et la politique de construction de stations de ski dites de la « Troisième génération » dans les années 1960 et 1970 (Guérin, 1984). C’est une représentation analogue qui a prévalu aux États-Unis pour la population appalachienne, dont on a dit qu’elle était « the less understood and the most underappreciated culture in the United States » (Evans, Santelli, George-Warren, 2004). La construction de ces identités sociales, les représentations dépréciatives qu’elle a justifiées, et les formes d’aménagement radical qu’elles ont motivé, ont suscité, à partir des années 1960, un repositionnement d’une partie du monde académique et des interprétations en termes de rapports de classe (Whisnant, 1980 ; Matthews Lewis, Johnston, Askins, 1978) et de « colonisation » (Cognat, 1973).
13 Malgré la diversité des textes qui en ont fait usage tout au long des derniers siècles, le substantif « montagnard » a donc essentiellement servi à désigner des populations appréhendées de l’extérieur. Il a permis de dessiner une des figures privilégiées de l’altérité par laquelle on a pensé la diversité de l’humanité, altérité pensée en fonction d’un milieu de vie, qui, tout en étant progressivement domestiqué par la pensée, restait conçu comme fon- damentalement différent de celui d’où parlent la majorité des producteurs de ces représentations. Toutefois, à partir du milieu du XIXe siècle, on observe l’adoption du terme « montagnard » à des fins d’auto-désignation par deux types de protagonistes : d’abord les alpinistes et autres adeptes de sports dits « de montagne » ; ensuite par les représentants des populations elles-mêmes.
Camille Guy et Marcel Dubois, Album géographique, planche « monta gnards », Armand Colin, 1896.
Camille Guy et Marcel Dubois, Album géographique, planche « monta gnards », Armand Colin, 1896.
3.1 L’appropriation de l’identité montagnarde par les alpinistes et les clubs alpins
14 Le processus d’auto-désignation à l’aide du terme « montagnard » intervient d’abord chez les alpinistes. Certes, aux premiers temps de l’alpinisme et avant même que le terme soit d’usage courant, ce furent les guides de haute montagne, habitants des hautes vallées alpines les plus recherchées par les touristes, dans lesquels on a vu des « montagnards » par excellence (Tissot, 2004). Mais l’apparition d’un alpinisme plus sportif, parfois qualifié d’héroïque, et la montée en force des clubs alpins, britannique puis continentaux, à partir des années 1850, a conduit une nouvelle génération de touristes à revendiquer le titre (Clark, 1953 ; Lejeune, 1988). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les termes « montagnard », ou « mountaineer » en anglais, désignent plus souvent les touristes alpinistes, de leur propre initiative, que les populations résidentes [9].
15 Cette façon de faire s’explique de plusieurs façons à la fois. Il y a un évident souci de distinction sociale dans le fait de pratiquer la montagne selon des modalités qui diffèrent de celles du touriste contemplatif dont la littérature commence à se moquer, comme avec le Tartarin de Daudet. Il y a aussi, comme chez Edward Whymper (1900), une forme de disqualification symbolique des populations locales qui n’offrent pas toujours des compétences techniques à la hauteur des attentes des alpinistes. Il y a enfin le souci de circonscrire un système de valeurs, sinon une morale, qui constitue le socle idéologique des clubs alpins d’alors et dont la diffusion dans la société devient un de leurs objectifs (Lejeune, 1988).
16 Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer dans ce processus d’appropriation de l’appellation, l’influence des relations souvent étroites que les alpinistes et les clubs alpins entretiennent avec les milieux scientifiques et l’administration. L’activité sportive recrute ses adeptes parmi les catégories les plus aisées, les plus éduquées et les plus proches de la haute administration des sociétés de leur temps (Lejeune, 1988). Les clubs alpins se targuent aussi de contribuer à l’avancement des sciences, tantôt en suscitant des travaux scientifiques, tantôt en leur donnant une large place dans leurs propres publications. Dès lors, ils se veulent porteurs autant de représentations savantes de la montagne que de pratiques modernes de cette dernière. Les représentations populaires et les pratiques traditionnelles ne font qu’exceptionnellement l’objet d’une curiosité comparable de leur part, du moins jusqu’au milieu du XXe siècle. Cet état d’esprit permet aussi, durant cette période, une réelle collaboration des clubs alpins avec l’administration forestière, dont ils partagent les objectifs au nom d’une conception naturaliste et progressiste de la montagne. Il permet aussi aux alpinistes de jouer un rôle important dans la promotion de l’idée de protection de la nature montagnarde que les États reprennent très tôt à leur compte, sans grand égard pour les populations locales et sans tenir compte de leur hostilité fréquente vis-à-vis de ces politiques publiques émergentes.
17 Cette réappropriation par les membres des clubs alpins de l’appellation de montagnard doit être interprétée sur le mode des identités personnelles et collectives, bien plus que sur celui des identités sociales. Ils associent leur image personnelle et collective à un type d’environnement — en l’occurrence la « haute montagne » — qu’ils investissent de leurs pratiques et de leurs initiatives (en matière d’équipement touristique notamment). On reconnaît là la manifestation de ce que nous avons proposé d’appeler le registre subjectif et auto-référentiel de la territorialité. Mais, il serait réducteur de s’en tenir à cette lecture et à ce seul registre. En effet, leur proximité avec les administrations nationales et leur adhésion à des projets étatiques font que leur identification et leurs actions ne peuvent être pensées comme indépendantes du registre institutionnel de la territorialité. Enfin, le rôle qu’ils ont joué dans la définition et la mise en œuvre des premières politiques publiques dans les régions de montagne, politiques forestières et conservationnistes notamment, a eu des effets considérables sur la réalité bio-physique des hautes montagnes, dans les Alpes en particulier. Largement reboisées, allégées de la pression des troupeaux, aménagées en fonction de pratiques touristiques nouvelles, les hautes montagnes européennes ont été amenées à de nouveaux équilibres biophysiques. Les trois registres de territorialités distingués ici s’avèrent donc éminemment complémentaires dans la construction de ce groupe très particulier que sont les membres des clubs alpins, à condition qu’aucun, contrairement à ce qu’écrivait Buffon, ne soit considéré comme déterminant à lui tout seul.
3.2 L’inflexion des modalités d’auto-désignation des populations locales
18 La reprise par les populations locales de l’appellation « montagnard » apparaît à la fois plus tardive et plus lente, mais aussi largement subordonnée à des enjeux de reconnaissance politique dans des contextes nationaux pourtant hétérogènes. En effet, bien que l’on manque de travaux spécifiques sur ce point, il semble que ces populations ne commencent à revendiquer l’appellation qu’à la fin du XIXe siècle, et encore dans les seules régions touristiques où elles protestent contre l’indifférence manifeste de certains touristes à leur égard (Tissot, 2004). Ce processus intervient aussi plus ou moins tôt selon que l’imaginaire des États-nations avait tendu à célébrer ou, au contraire, à discréditer la figure du montagnard. L’auto-référence vise alors à influer sur la capacité d’une catégorie à permettre de dépasser l’hétérogénéité des singularités locales quand le niveau d’organisation sociale et politique, celui des États-nations principalement, le justifie. Les cas, assez différents, de la Suisse, de la France et de l’Union Européenne permettent d’en rendre compte.
19 La montagne commence à devenir un objet de politiques publiques en Suisse dès les années 1920. Le dépeuplement des régions correspondantes, observé depuis le milieu du XIXe siècle, devient alors une source d’inquiétude et suscite des propositions de lois destinées à en atténuer les causes et les effets. La Suisse a adopté alors, au nom d’une certaine conception des qualités de ses montagnes et des vertus de ses montagnards, les premières mesures publiques destinées à maintenir les populations sur place [10]. Peu de temps après, plusieurs lobbies se sont institués comme interlocuteurs privilégiés des élus et de l’administration de la Confédération pour les questions relatives à la gestion des Alpes et du Jura, notamment, à partir de 1943, une association, le Groupement suisse des paysans de montagne, qui se présentait comme l’émanation officielle des populations montagnardes de Suisse. L’organisation d’une représentation des populations de montagne fut donc postérieure à l’adoption des premières politiques publiques visant à venir en aide aux régions correspondantes. L’une et l’autre se justifiaient par le souci de corriger les déséquilibres sociaux et territoriaux engendrés par le développement économique de la période industrielle.
20 Une configuration comparable advient aussi en France, mais près d’un demi-siècle plus tard. Une vingtaine d’années après l’adoption de mesures en faveur de l’agriculture de montagne, la France se dote d’une « Loi Montagne » (1985) visant à traiter un large éventail de problèmes sociaux et économiques (Gerbaux, 1994). Une Association Nationale des Élus de la Montagne (ANEM) voit le jour aussitôt après, se présentant comme la représentation des populations de montagne et s’instituant comme interlocuteur des pouvoirs publics au niveau national. Née au lendemain de polémiques virulentes sur le bien-fondé et les modalités de l’aménagement touristique et de la protection de la montagne française, au lendemain aussi des lois de décentralisation de 1982-1983 qui reconnaissent aux élus locaux de France des compétences en matière d’urbanisme dont d’autres textes limitent l’application pour les communes de montagne, cette association adopte un discours visant à restaurer la légitimité des élus de montagne : « nous sommes un “lobby territorial”, sur un territoire très complexe qu’est la montagne. Cela engendre un ensemble de problématiques induites par la société des montagnards. Notre objectif est d’être l’expression de cette population de montagne » (Remy, 2001). Dans les années qui ont suivi sa création, cette association a fait la preuve de son activisme et de son efficacité à faire prendre en compte la singularité proclamée des régions de montagne dans le cadre législatif national.
21 Le transfert progressif de compétences en matière de politiques publiques au niveau de l’Union Européenne conduit à une structuration comparable des lobbys et de groupes de pression politiques (Gerbaux, 2004). Dans le cadre des discussions sur la politique agricole commune, un groupe de travail, Euromontana, rassemblant des associations et des représentants du monde agricole, est créé en 1974 pour promouvoir une politique communautaire spécifique pour l’agriculture de montagne. Ce groupe, devenu association en 1996, élargit progressivement le cercle de ses membres, en s’ouvrant aux nouveaux pays de l’Union, mais aussi en ouvrant l’éventail de ses préoccupations. Depuis le milieu des années 1990, il concentre ses actions sur la promotion d’un développement rural durable et sur des opérations de coopération transnationales à l’échelle des « massifs » de la montagne européenne. Des membres du Parlement Européen et des associations nationales d’élus de la montagne, l’ANEM et son alter ego italienne, l’UNCEM, notamment, ont mis sur pied en 1993 une Association des Élus Européens de la Montagne (AEM). La Commission Européenne, encouragée en cela par les associations existantes, a aussi réfléchi un temps à l’opportunité et à la possibilité de spécifier des mesures pour les régions de montagne dans le cadre de la refonte de la politique régionale pour la période 2007-2012 (Price, Lysenko, Gloersen, 2004). Au même moment, la référence à la montagne dans les traités de l’Union apparaît pour la première fois dans le projet de Constitution comme illustration privilégiée d’une politique de cohésion territoriale à promouvoir. Si ces deux initiatives ont échoué, la Commission, l’AEM et Euromontana travaillent aujourd’hui de concert pour susciter des formes d’organisation à l’échelle des différents massifs. Elles s’appuient, quand c’est possible, sur les grandes régions européennes mises en place dans les années 1990. La Convention Alpine, traité qui depuis 1991 associe les États alpins et l’Union Européenne dans la définition et la mise en œuvre de politiques de développement durable, a servi de laboratoire pour ce genre d’initiatives qui touche aujourd’hui les Carpates et les Pyrénées, demain peut-être le Caucase et l’Asie Centrale.
22 L’ensemble de ces initiatives participent de deux processus identifiés depuis longtemps par les sciences sociales : un processus social de conversion d’identité sociale dépréciative en identité collective d’affirmation, l’auto-définition identitaire de groupes concernés transformant les motifs de la stigmatisation en source d’identification et de fierté collective ; un processus politique d’institutionnalisation, notamment sous la forme de lobbys, visant à peser dans les processus démocratiques et délibératifs au nom d’une légitimité acquise à l’aide des identités sociales largement partagées. Dans ces conditions, les registres subjectifs et institutionnels de la territorialité sont fortement mobilisés. Mais l’attention portée aux processus socio-politiques ne doit pas faire perdre de vue l’importance, ici aussi, du registre bio-physique ; en effet, les initiatives mentionnées visent en particulier à défendre ou à promouvoir des types d’usage de la montagne susceptibles d’en infléchir les caractères. Ainsi, quand elles revendiquent plus d’autonomie dans la gestion des territoires administratifs de leurs membres, les associations d’élus cherchent en particulier à alléger le poids des contraintes environnementales ; inversement, la Convention Alpine et quantité d’acteurs qui s’en réclament cherchent à généraliser à l’échelle de la chaîne un mode de développement durable respectueux de l’environnement, proposition motivée par une certaine représentation de la qualité de l’environnement alpin et susceptible d’en infléchir les formes de gestion et les caractères écologiques.
4 La reformulation des identités sociales et collectives dans le cadre de la mondialisation des enjeux montagnards (1990-2007)
23 Depuis une quinzaine d’années, un processus similaire à celui observé en Europe tout au long du XXe siècle se déploie à l’échelle du globe qui suscite la requalification des « montagnards » et de nouvelles attitudes dans les modes d’auto-désignation des populations concernées (Debarbieux, Price, 2008). En 1992, la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement (UNCED) organisée à Rio de Janeiro mentionne, pour la première fois dans ce genre de conférences, la montagne comme un enjeu planétaire. Un chapitre complet de l’Agenda 21, le chapitre 13, lui est consacré. Les montagnes y sont présentées comme le cadre privilégié d’une mise en œuvre exemplaire des politiques de développement durable que la conférence cherchait à promouvoir. L’attention qui leur est consacrée alors culmine en 2002 avec l’organisation, décidée par l’ONU, de l’Année Internationale des Montagnes. Dans le cadre de la Conférence sur le Développement Durable de Johannesburg qui intervient la même année, est décidée la création d’un Partenariat pour la Montagne (Mountain Partnership) qui regroupe des membres très divers (États, organisations internationales, ONG, associations d’élus, équipes scientifiques, etc.) désireux de coordonner leurs initiatives.
24 L’UNCED place au premier plan les organisations internationales — notamment la FAO qui s’est vue confier la mise en œuvre et le suivi du chapitre 13, puis l’animation du Partenariat — et les États qui s’impliquaient le plus vigoureusement dans la négociation. La Suisse, qui s’apprête alors à entrer à l’ONU, joue un rôle décisif dans la discussion, animant un groupe de pays montagneux majoritairement situés au Sud (Éthiopie, Bolivie, Népal, etc.). Ces pays, qui s’associent l’aide de quelques ONG, se constituent en lobby, particulièrement actif lors des séances annuelles de la Commission pour le Développement Durable (CSD). Mais — et le fait est ce qui constitue l’intérêt principal de cette succession d’événements pour la thèse défendue par cet article — ces acteurs institutionnels se sont efforcés de s’attacher la participation et l’implication active d’experts scientifiques d’une part, et des populations locales d’autre part. L’analyse qui suit portera donc principalement sur cette nouvelle configuration de protagonistes, les modalités de désignation et de qualification des populations « montagnardes » qui en résultent, et les registres de territorialité impliqués.
4.1 Le statut attribué à la communauté scientifique et ses initiatives
25 Très tôt dans le calendrier de préparation de l’UNCED, le secrétariat général de cette conférence et les administrations des pays les plus motivés approchent des scientifiques pour disposer d’une expertise adéquate et pouvoir s’en prévaloir. À l’initiative du secrétariat général de la conférence [11] et de l’administration suisse de la coopération (DDC) [12] est constitué dès 1991 un groupe de travail autour de quelques personnes, notamment Bruno Messerli. À cette date, ce dernier est encore professeur à l’Université de Berne, responsable du groupe « Géographie des montagnes » à l’Union Géographique Internationale ; il en deviendra le président peu après. Ce groupe d’experts est chargé de réfléchir au contenu du chapitre 13. Cette expérience préfigure une collaboration de longue durée qui permet la constitution de ce que Peter Haas a proposé d’appeler une « communauté épistémique ». Ce politologue désigne de la sorte « a network of professionals with recognized expertise and competence in a particular domain and an authoritative claim to policy-relevant knowledge within that domain or issue-area » (Haas, 1992). Les membres de cette communauté épistémique peuvent dès lors penser, représenter et promouvoir la montagne selon des modalités similaires, sinon identiques.
26 Dans le même temps, la communauté scientifique s’organise à l’échelle planétaire dans le double objectif de constituer un corpus de connaissances adapté à l’enjeu et de faciliter la mise en œuvre des opérations locales et régionales qui en découlent. Plusieurs conférences avaient préparé le terrain dans ce domaine, notamment à Munich en 1974 et au lac Mohonk (État de New York) en 1986. Le travail de synthèse des connaissances disponibles au début des années 1990 prend la forme d’une série de publications scientifiques, largement financées par la conférence, la DDC et l’Université des Nations-Unies (Stone, 1992 ; Messerli, Ives, 1997 ; Price, Jansky, Iatsenia, 2004). Le travail de diffusion élargie de ces connaissances prend la forme de brochures luxueuses, financées par la DDC, qui alimentent année après année les travaux de la CSD sur une série de thématiques (l’eau, le tourisme, etc.) qui concernent les régions de montagne. En parallèle à cet effort de synthèse, les scientifiques s’organisent en associations régionales (Andes, Afrique, etc.) dans le but de constituer des communautés régionales destinées à devenir les interlocuteurs privilégiés des États et des ONG oeuvrant à cette échelle.
27 On notera que l’organisation de cette communauté scientifique et certaines de ses activités ne semblent pas exempts de préoccupations identitaires, les concernant eux cette fois. On mentionnera trois indices pour en attester : d’abord, s’est posée à plusieurs reprises la question de savoir si le champ de connaissances investi par des chercheurs venus de divers horizons disciplinaires, méritait, comme le proposait l’un d’eux, Fausto Sarmiento, d’être identifié en tant que tel sous le nom de « montology » [13]. Ensuite, les assemblées de scientifiques ont fréquemment permis, notamment à des chercheurs originaires des Andes, de faire l’éloge de la connaissance intime et personnelle des montagnes dont ils font l’analyse, associant dès lors la connaissance produite à une trajectoire personnelle érigée comme condition de validité (Debarbieux, Gillet, 2000). Enfin, plusieurs des géographes les plus en vue de cette communauté, profitant d’une séance de travail à Quito en décembre 1998, ont organisé un « field pilgrimage » (Sarmiento, Romero, Messerli, 1999) au Chimborazo, déposant au sommet une plaque rendant hommage à Alexandre de Humboldt. Le géographe allemand, figure emblématique de la géographie et de la science de terrain dans les Andes, en avait conduit la première ascension en quasi-intégralité en 1802. La construction d’une connaissance des montagnes à l’échelle de globe et d’un dispositif de production de cette connaissance est donc allée de paire avec un processus de singularisation et d’auto-désignation de nombreux chercheurs impliqués.
4.2 Le statut attribué aux populations dites de montagne
28 Dans le même temps, cette communauté épistémique construite autour de la promotion de politiques de développement durable dans les régions de montagne élabore un discours spécifique sur les populations locales que l’on cherche à associer au processus. En effet, les différentes conférences internationales sur le développement durable organisées dans ces années avaient déjà souligné l’intérêt des connaissances et des compétences des populations locales et l’importance de leur implication ; l’article 26 de l’agenda 21 stipulait en l’occurrence que les populations autochtones disposent d’une « connaissance holistique de leurs terres, de leurs ressources naturelles et de leur environnement (…) Les efforts nationaux et internationaux déployés en vue d’un développement durable et écologiquement rationnel devraient reconnaître, intégrer, promouvoir et renforcer le rôle de ces populations et de leurs communautés ». L’intérêt porté aux populations de montagne est confirmé à Johannesburg. Dans cette perspective, les organisations internationales ont insisté sur l’importance d’une reconnaissance par les États concernés de la spécificité de ces régions et d’une autonomie conçue comme garante d’une bonne gestion. La déclaration issue de la conférence de Bishkek qui clôt l’Année Internationale des Montagnes met au premier rang de ses préconisations la promotion d’un « local stewardship » : « We support local governance and ownership of resources, individual freedom, cultural self-determination, and traditional belief systems, which lie at the core of sustainable development in mountain areas, especially where the economic influence of external forces is high ». La mondialisation des enjeux montagnards constitue donc une illustration de ce que l’on appelle parfois la glocalization, c’est-à-dire « l’institutionnalisation du local par le global » (Robertson, 1995). Dans le cas étudié ici, cette glocalisation s’exprime par le souci de reconnaissance au niveau mondial de singularités écologiques et culturelles et la promotion de l’autonomie locale comme condition d’existence de « communautés durables » (sustainable communities).
29 Signe de l’existence et du fonctionnement d’une communauté épistémique, les scientifiques et les ONG adoptent une rhétorique comparable. Parce qu’ils se font les promoteurs de politiques participatives du développement durable, ils problématisent la prise en compte des cultures et des savoir-faire locaux eux-mêmes : « Programmes of sustainable mountain development need to take cultural values, traditions, and preferences into account : if they do not, they will fail to engage local communities and other stakeholders whose support they need to be truly sustainable over the long term » (Messerli, Bernbaum, 2004). Parce qu’ils visent des objectifs de conservation naturaliste, ils célèbrent d’une même voix la diversité biologique et la diversité culturelle : « (mountain) biodiversity can only be conserved when equal attention is given to cultural diversity » (Ives, 2002). Dans cette perspective, sont engagés des travaux de recherche visant à collecter et diffuser les connaissances traditionnelles et les valeurs culturelles des environnements des populations résidentes [14].
30 La promotion et l’installation des montagnes sur la scène internationale désignent donc les populations montagnardes comme les principaux partenaires et bénéficiaires de cette mobilisation. L’enjeu relatif à la désignation commune de ces populations est donc considérable. Les scientifiques parlent alors rarement de « montagnards » (mountaineers) et plus souvent de « populations de montagne » (mountain people) ; Leurs publications des années 1990, à l’image des travaux de géographie régionale du milieu du siècle, évitent de donner à penser que ces populations, dont la diversité est fortement soulignée et valorisée, partageraient des attributs fondamentaux. Mais beaucoup de ces publications, parce qu’elles cherchent à circonscrire un état de la situation concernant ces populations, suggèrent qu’elles ont en commun de devoir composer avec un type d’environnement très spécifique (Messerli, Ives, 1997 ; Funnell, Parish, 2001). La définition de la montagne comme catégorie de milieux naturels constitue donc un préalable et une façon d’orienter l’analyse. Certes, la communauté scientifique sait de longue date que cette définition représente une difficulté logique considérable et plusieurs auteurs suggèrent de s’en tenir à des acceptions assez floues (Debarbieux, Gillet, 2001). Pourtant, une délimitation officielle des montagnes du monde, travaillée par les scientifiques, et mise au point par les services du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) est adoptée par les organisations internationales (Kapos et alii, 2000). Au vu des critères retenus, de pente et d’altitude, on s’autorise alors à déclarer qu’un cinquième de l’humanité vit aujourd’hui dans des montagnes qui toutes ensemble couvrent un quart de la surface de la terre.
31 Mais une fois encore, l’identité montagnarde des populations est construite de l’extérieur, dans le cadre d’un argumentaire savant dont l’objectif consiste à circonscrire les montagnes et y promouvoir des politiques de développement durable ; une identité sociale donc, indépendante des représentations que ces populations se donnent d’elles-mêmes. En effet des travaux de terrain montrent que peu d’entre elles, dans les pays du sud notamment, se pensent de la sorte. Dans ces conditions, des chercheurs de science sociale ont vu dans ce prisme naturaliste par lequel les populations étaient appréhendées un dévoiement de leurs cultures et l’expression d’une volonté politique de subordonner leurs identités et leurs pratiques à des objectifs de conservation environnementale [15]. Scientifique et politique dans ses principes et ses justifications, la définition et la qualification de la montagne et des populations montagnardes s’avèrent très vite sujets de controverse politique et scientifique.
4.3 Les modalités d’ajustement des populations locales à la mondialisation des enjeux montagnards
32 Comment se sont positionnées les populations concernées face à l’invitation qui leur était faite de se penser comme montagnardes et de contribuer à ce titre à des politiques de développement durable conçues à l’échelle mondiale ? Elles ont de fait adopté plusieurs attitudes très différentes.
33 Une première attitude a consisté à tirer profit de ce contexte nouveau pour conduire des initiatives locales en partenariat avec des organisations intergouvernementales, des ONG ou des administrations de la coopération. Ainsi, la DDC suisse a accompagné quantité de projets locaux de développement de par le monde, projets présentés ensuite dans la communication officielle de l’administration, comme autant de contributions à cette mobilisation internationale (fig. 2).
Brochure de présentation des actions de la DDC auprès des populations de montagne, 2002.
Brochure de présentation des actions de la DDC auprès des populations de montagne, 2002.
34 Une deuxième attitude a consisté pour ces populations à s’impliquer dans des partenariats à distance et à s’organiser dans des réseaux régionaux et transnationaux mis sur pied par les initiateurs de ce processus de mondialisation des enjeux montagnards. Des programmes d’échanges entre habitants de différentes chaînes de montagne (HimalAndes et SANREM notamment) ont ainsi été montés par des scientifiques à l’aide d’un financement de l’organisme de coopération états-unien USAid. Des réseaux d’échanges d’information, à l’image du Forum sur la Montagne évoqué dès les premières lignes de cet article, ont été montés par des ONG soucieuses d’optimiser la communication entre des populations rencontrant des problèmes jugés similaires. Enfin des centres de ressources ont été mis sur pied à l’échelle régionale, ICIMOD pour la grande région himalayenne, CONDESAN pour les Andes [16], avec le souci d’impliquer dans leurs activités les populations de ces mêmes régions. Des initiatives similaires ont été prises dans les régions de montagnes européennes : dans le sillage de la Convention Alpine, et à l’initiative du secrétariat de cette convention et d’une association transnationale très active dans la promotion du développement durable à l’échelle de la chaîne (la CIPRA), une association de communes, forte de quelques 240 membres en 2007, Alliance dans les Alpes, s’est donnée pour objectif de promouvoir le développement durable à leur échelle. Des associations comparables ont récemment vu le jour dans les Carpates et en Asie Centrale. Par ailleurs, quantité de communes et de régions de montagne en Europe ont multiplié les jumelages et autres formes d’échanges culturels (fig 3) avec d’autres communes et régions de montagne dans le monde, souvent avec l’aide d’administrations nationales soucieuses de coordonner ce genre d’initiatives.
35 Une troisième attitude a consisté pour certains à s’organiser en réaction aux initiatives mondiales décrites plus haut. L’Association des Populations de Montagne du Monde (APMM) illustre ce cas de figure. À l’origine, cette association, créée en 2001, à l’initiative de personnes impliquées par ailleurs dans des associations d’élus de la montagne en Europe (ANEM, UNCEM, AEM) vise clairement à se poser comme interlocuteur privilégié des organisations internationales afin de garantir le droit de parole et l’autonomie de décision des principales populations concernées. Les associations fondatrices marquaient alors leur souci de reproduire à l’échelle planétaire ce qu’elles avaient réussi à faire à l’échelle française, italienne et européenne au plus fort de l’élaboration des politiques nationales et des discussions communautaires relatives à la montagne. D’abord perçue comme une force visant à contrecarrer les initiatives relatives à la mondialisation des négociations relatives aux montagnes du monde, l’APMM est finalement reconnue dans son rôle de représentation en devenant membre du Partenariat de la Montagne. Une fois cette reconnaissance acquise, ses objectifs ont été élargis à la promotion des produits agricoles et artisanaux de montagne en créant des labels et en mettant sur pied des circuits de commercialisation spécifiques, ainsi qu’à la conservation et à la promotion des cultures et des identités montagnardes.
Affiche de l’édition 2000 du Festival des Hautes Terres, « rencontre des cultures de montagne ».
Affiche de l’édition 2000 du Festival des Hautes Terres, « rencontre des cultures de montagne ».
4.4 Retour sur les formes d’identité et des registres de territorialités
36 Dans ce processus aussi global que complexe, est-il possible de faire la part des formes d’identité et des registres de territorialités distingués jusqu’ici ? Durant les quinze dernières années, une énergie et des moyens considérables ont été dédiés à l’identification et à la qualification des régions et des milieux de montagne à travers le monde. Cette mobilisation avait pour visée explicite de contribuer à des objectifs de développement durable et de conservation de la diversité biologique et culturelle dans ces régions. Il s’agissait donc de cultiver la spécificité des régions de montagne, notamment dans ses dimensions bio-physiques.
37 Les principaux initiateurs de ce processus — scientifiques, diplomates et acteurs associatifs — partagent un même engagement pour la cause des montagnes, au point parfois de se définir par elle, à l’image de ceux qui se disent « montologistes ». Et tous ensembles ils désignent par leurs actions un ensemble de populations de montagne présentées à la fois comme garantes de l’intérêt de la cause qu’ils défendent, et comme les bénéficiaires légitimes des politiques publiques qui pourraient en résulter. On a donc affaire ici encore, à l’image de ce qui s’est passé en Europe de l’ouest et du sud à la fin du XIXe siècle, à la construction d’une identité sociale du montagnard qui est subordonnée à des objectifs de gestion de la montagne en tant que telle, l’objectif de développement durable primant cette fois sur celui de reforestation.
38 Les populations concernées se sont positionnées de façon très variable vis-à-vis des termes à l’aide desquels elles ont été désignées, notamment « montagne » et « montagnard ». Certaines se sont montrées très indifférentes, quand d’autres les ont reprises à leur compte sous la forme d’identités collectives, parfois pour repenser leur singularité et leur place dans le monde, souvent pour en faire un instrument d’action, pour accéder à des moyens spécifiques, pour monter ou actionner des réseaux spécialisés, ou encore pour coordonner leurs revendications à l’aide d’une forme d’identification porteuse. Ce constat recoupe en partie celui auquel sont arrivés les analystes du mouvement indigéniste sur le continent américain [17] : l’affichage d’une identité commune, ici montagnarde, là amérindienne, participe de stratégies culturelles et politiques très variées, mais qui consistent souvent à combiner des référents identitaires hétérogènes, mobilisés le cas échéant de façon circonstancielle. À titre d’illustration, il est particulièrement intéressant de constater que ce sont parfois les mêmes leaders andins qui jouent tantôt de leur identité amérindienne, tantôt de leur identité montagnarde, quand ce ne sont pas les Andes, leur peuple ou leur village qui sont invoqués. Inversement, on connaît des peuples amérindiens qui n’ont jamais exploité le registre de l’identité montagnarde : c’est le cas des indiens du Chiapas localisés dans une des régions les plus montagneuses du Mexique. La révolte néo-zapatiste, qui a rendu leur cause célèbre de par le monde, a joué un rôle majeur dans la montée en puissance du mouvement amérindien à l’échelle du continent ; mais elle n’a jamais instrumentalisé une quelconque forme de référence à la montagne, se trouvant peut-être trop éloignée des objectifs et des modes d’action des communautés qui le faisaient.
39 Mais cette façon, sélective, de faire référence à la montagne dans la construction de nouvelles identités collectives, manifestement liée à la mondialisation des enjeux montagnards, ne doit pas conduire à penser que le registre stato-national, institutionnel donc, de la territorialité montagnarde est devenu obsolète. L’analyse qui précède et quelques éléments supplémentaires nous conduisent à une conclusion contraire. En effet, on a observé que certains pays, pour lesquels la référence à la montagne constitue un élément important de leur propre identité ou un enjeu intérieur décisif en matière de développement, la Suisse notamment, avaient joué un rôle décisif dans ce processus de mondialisation.
40 Ensuite, le processus lui-même, parce qu’il s’appuie sur les organisations inter-gouvernementales repose d’abord et avant tout sur l’engagement des États-membres de ces organisations. Ainsi l’Année Internationale de la Montagne (AIM) a pris la forme d’un ensemble d’événements dont beaucoup avaient une visée nationale. La France illustre bien cet état de fait : l’État français a souhaité que l’AIM permette à la fois de promouvoir l’Agenda 21 et le développement durable dans les régions de montagne, d’actualiser sa propre politique « montagne », de promouvoir une politique montagne à l’échelle européenne [18] et de susciter quantité d’initiatives d’acteurs locaux. La mobilisation des acteurs locaux et institutionnels a surpris — 382 projets soumis et 188 labellisés — tout comme la diversité des projets (culturels, économiques, environnementaux, pédagogiques, etc.) et de leurs cadres spatiaux (locaux, interrégionaux, transnationaux, partenariats à distance, etc.).
41 Compte tenu du rôle joué par quelques États, la France et la Suisse parmi d’autres, et par des organisations intergouvernementales dans cette recomposition des modes d’identification de la montagne et à la montagne à l’échelle mondiale, on ne peut minimiser dans ce cas précis l’importance des registres institutionnels de la territorialité. Mieux, plusieurs des promoteurs de ces initiatives, au premier rang desquels figurent les organisations intergouvernementales elles-mêmes, se sont donnés pour objectif d’obtenir une reconnaissance de la spécificité des populations et des environnements de montagne par les États réticents à le faire, en général pour garder les mains libres dans leurs politiques d’exploitation des ressources naturelles ou de (non-) reconnaissance des minorités culturelles. Loin d’être une initiative propre à quelques activistes, la mondialisation des enjeux montagnards atteste donc de la capacité de protagonistes très hétérogènes — individus, groupes culturels et professionnels, organisations intergouvernementales, États — à construire une complémentarité d’identifications (géographiques, sociales, collectives), de motivations et d’actions susceptibles de redessiner le champ des discours et des actions légitimes sur la montagne.
42 Reste à déterminer dans quelle mesure le registre bio-physique de la territorialité participe de l’ensemble de ce processus. Il a souvent été évoqué par des protagonistes de ce processus pour attester de la spécificité des environnements montagnards ou des modes de vie et de production de leurs habitants. Il a aussi été utilisé, mais plus rarement, pour appuyer les attentes et les revendications de certaines communautés : on a pu voir resurgir alors l’image du montagnard libre et fier à laquelle la littérature des Lumières nous avait habituée. Mais outre qu’il constitue une des figures de l’imaginaire territorial, le registre bio-physique de la territorialité intervient au travers de l’ensemble des actions et ajustements concrets auquel donnent lieu les initiatives pratiques qui découlent de cet imaginaire. Les banques de données des centres de ressources mentionnées plus haut et quantité d’études de terrain rendent compte de ces initiatives pratiques qui, parce qu’elles s’appuient sur un discours sur la spécificité montagnarde, participent de la singularisation, y compris bio-physique, des régions et des lieux correspondants. Pour illustrer ce point, on retiendra l’exemple précis des massifs de montagne que l’on tend à circonscrire comme autant de « biorégions » ou d’ « écorégions » pour mieux concevoir et mettre en œuvre des formes d’action et de régulation à leur échelle. Cette façon de procéder a été d’abord adoptée par les associations environnementales comme le WWF et la CIPRA, parfois reprise par les États concernés comme dans le cas de la Convention Alpine. Elle tend à l’être par des groupes d’habitants qui défendent l’idée que de nouveaux collectifs sociaux doivent émerger et s’organiser à l’échelle des massifs de montagne dont ils relèvent ; cette idée est sous-jacente aux activités de l’association Alliance dans les Alpes. Elle est manifeste chez les tenants du mouvement bio-régionaliste en Amérique du nord [19] : ses adeptes promeuvent les entités naturelles (essentiellement des bassins-versants et des massifs de montagne) non plus seulement comme aires de gestion, mais aussi et surtout comme entités administratives et politiques et comme cadre de recomposition des identités collectives. Les promoteurs et les analystes de ce mouvement parlent d’un processus de recomposition territoriale sur la base d’une « “aire de conscience” relative à un lieu et aux idées que l’on adopte sur les façons d’y vivre » (Berg, Dasmann, 1978, p. 218), d’ « identités (personnelles) écocentriques » [20], voire d’une « écologie des identités partagées » (McGinnis, 1998). La confusion délibérée des registres subjectifs, institutionnels et bio-physiques de la territorialité est même parfois revendiquée : « La planification biorégionale (est) un cadre qui permet (…) de parvenir à combiner des objectifs de conservation à long terme de la nature et des styles de vie humains » (Brunckhorst, 1995).
Conclusion : quelques perspectives pour les approches culturelles en géographie
43 La proposition exposée en début de cet article et l’étude de cas qui l’illustre nous conduisent aux constats suivants susceptibles de dessiner quelques directions possibles pour les approches culturelles en géographie :
- La succession des paradigmes dominants dans les approches culturelles — naturalistes, institutionnels et intersubjectifs — ne doit pas oblitérer le fait qu’ils correspondent aussi à des figures de l’imaginaire social et géographique, mobilisées simultanément et souvent de façon complémentaire. Dans ces conditions, la question de la culture en géographie mérite certes d’être travaillée conformément à des postures épistémologiques explicites, souvent exclusives les unes des autres ; mais elle mérite aussi d’être appréhendée du point de vue des imaginaires sociaux et géographiques qui se combinent ou s’excluent selon des logiques différentes de celles de l’argumentation académique.
- Nos sociétés travaillent ainsi des imaginaires de la territorialité différents, tantôt naturalistes et déterministes, tantôt institutionnels, tantôt sub-jectifs et auto-référentiels, qui loin de s’exclure nécessairement, sont souvent mis ensemble au service de projets collectifs. Les problématiques et argumentations savantes dans lesquelles ces figures imaginaires de la territorialité trouvent leurs contrepartie sont donc désormais très largement présentes dans nos sociétés, co-présentes même. Un chantier des approches culturelles en géographie pourrait être de suivre la circulation sociale des modèles interprétatifs produits dans les milieux académiques.
- Ces imaginaires de la territorialité ne sont pas des formes symboliques étrangères à l’action et à la transformation des espaces correspondants. Elles sont motivées par des projets concrets, en constituent souvent la justification, et s’expriment alors dans un ensemble de pratiques sociales et environnementales. Tous ensemble, imaginaires et pratiques de la territorialité contribuent alors à la singularisation des groupes sociaux et des entités spatiales qu’ils investissent.
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Mots-clés éditeurs : régions et populations de montagne, Identités sociales et collectives, territorialité, politiques de l'environnement, communauté épistémique
Date de mise en ligne : 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/ag.660.0090Notes
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[1]
Probablement Philibert Commerson (1722-1773) qui doit sans doute la confiance que lui accorde Buffon, par ailleurs très regardant sur la qualité des informations contenues dans les récits de voyage, au fait qu’il a réduit à néant le mythe des « géants Patagons ».
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[2]
La description de Commerson est reprise à partir de la page 510.
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[3]
On notera aussi, pour illustrer l’influence de la pensée naturaliste chez Célérier, qu’il attribue l’arabisation différentielle des populations berbères à une influence montagnarde et aux modes de vie qui lui correspondent. Ainsi, il oppose « les groupes qui se laissaient amollir par l’influence de la plaine, par la soumission à l’ordre makhzen, donc par l’arabisation… » (p. 158) et les Berbères de l’Atlas qui, « entraînés par la dure existence de la montagne (…) sont des guerriers nés » (p. 173). En cela, Célérier est aussi un digne représentant de la géographie de l’École Française.
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[4]
Ce Forum est plus généralement appelé Mountain Forum ou Forum de la Montagne. Le contexte de naissance de ce Forum est présenté plus loin dans cet article.
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[5]
On désignera sous ce terme, l’impératif que les êtres humains ont de composer avec leur condition terrestre, et les arrangements matériels et symboliques qui en résultent.
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[6]
Principalement dans Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1961). Mais aussi dans sa correspondance et, dans une moindre mesure, Les origines du totalitarisme (1984).
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[7]
« Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui fournissent le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel je peux essayer de déterminer, d’un cas à l’autre, ce qui est bon ou qui a de la valeur, ou bien ce que l’on devrait faire, ou bien encore ce que j’approuve ou ce à quoi je m’oppose. Autrement dit, c’est l’horizon à l’intérieur duquel je suis capable de prendre position » Charles Taylor (1998, p. 27).
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[8]
De semblables inondations et des politiques publiques comparables sont intervenues en Italie, en Espagne, en Autriche, mais aussi en Suisse. Sur ce sujet, Françoise Gerbaux (1994) et Bernard Kalaora et Antoine Savoye (1986).
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[9]
Tout comme l’appellation « mountain men » désigne en Amérique du nord, non les tribus améridiennes de l’ouest, mais les colons qui explorent ces régions et vivent du trafic avec les premiers occupants des lieux (Nash, 1967).
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[10]
Pour une histoire des politiques fédérales relatives à la montagne, contenant quantité de citations très révélatrices de la prévenance publique à l’égard des montagnards, voir Gilles Rudaz (2005).
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[11]
Maurice Strong, le secrétaire de la conférence, a fait l’essentiel sa carrière dans la diplomatie canadienne.
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[12]
La plupart des initiatives ont été portées par Jean-François Giovannini, le directeur-adjoint de la DDC, et Olivier Chave, alors à la représentation suisse à l’ONU.
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[13]
Fausto Sarmiento est un universitaire d’origine équatorienne, exerçant aux États-Unis. Sur les modalités de la discussion scientifique relative à la délimitation de ce champ de connaissances, voir Lorenza Mondada (2001).
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[14]
À titre d’exemple : P. S. Ramakhrisnan (2000), Erwin Bernbaum (1998), ainsi que le travail de l’ONG Panos Institute (www. mountainvoices. org).
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[15]
On trouvera ce type d’analyse dans plusieurs des textes rassemblés à l’issue de la conférence d’Autrans de 2000, notamment chez Catherine Aubertin d’une part, Michèle Dominy et David Barkin d’autre part : Ces deux derniers écrivaient ensemble qu’un travail visant à « renforcer la capacité des peuples des montagnes à résister à la transformation massive de leurs régions (…) ne peut aboutir qu’à condition de renoncer à prétendre parler au nom des peuples des montagnes, qu’à condition de renoncer à enfermer leurs représentations dans des images figées et stéréotypées, qu’à condition enfin de rester vigilant à l’égard des risques des contraintes potentielles générées par des interventions permanentes sur leurs activités traditionnelles. En effet, nous devons rester conscients des dangers de la vision idéalisée, et largement imposée par des personnes extérieures, selon laquelle les montagnes constituent un environnement naturel de grande pureté, qu’elles sont habitées par des populations d’une grande originalité culturelle, cette vision faisant abstraction du rôle complexe joué par les peuples des montagnes et des transformations qui les traversent » (Barkin, Dominy, 2001).
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[16]
On trouvera dans la revue Mountain Research and Development de nombreux articles et documents présentant ces divers réseaux.
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[17]
Sur cette question, on peut se reporter à Alison Brysk (2000), Gerardo Otero (2004) et pour une synthèse à Manuel Castells (1999).
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[18]
Tous les détails relatifs à cette opération peuvent être trouvés dans Bernard Debarbieux (2004).
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[19]
On peut se reporter à un des textes fondateurs : Peter Berg et R. Dasmann (1978), à la proposition synthétique de Kirkpatrick Sale (1985), et aux publications issues des « North American Bioregional Congresses » qui se tiennent tous les deux ans depuis 1984.
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[20]
« An ecocentric approach to identity invites individuals to perceive themselves not simply as members of various human social groupings but as an integral part of a much larger whole, as components of a fundamentally interlinked, and interdependent, “web of nature” (…) Seeing the self as part of the cosmos would entail a widening of the sense of self, and an expansion in the scope of identity. This would be similar to but much greater than that experienced through identification with a people or nation » (Bretherton, 2001).