Notes
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[1]
L’expression honeymoon est apparue en Angleterre à la fin du xvie siècle. Elle est employée sous sa forme traduite en France à partir du xviiie siècle, mais est surtout diffusée à partir du deuxième quart du xixe siècle (Venayre, 2009, 759).
-
[2]
Les procédures sont entreprises au départ devant l’officialité, c’est-à-dire le tribunal ecclésiastique diocésain. Mais les archives des officialités françaises produites après 1792 sont privées et ne sont pas ouvertes à la consultation (contrairement aux archives des officialités produites sous l’Ancien Régime, qui ont été versées pendant la Révolution française aux archives publiques, et qui sont aujourd’hui conservées aux Archives nationales et dans les archives départementales. Toutefois, les causes matrimoniales portées devant les officialités font dans la moitié des cas environ l’objet d’une procédure en appel portée devant les tribunaux du Vatican. Ces procédures en appel, conservées à l’Archivio Apostolico Vaticano [AAV] sont librement consultables quand elles sont antérieures à 1921 (fonds de la Congrégation du Concile [SCC] jusqu’en 1908, puis après la constitution apostolique Sapienti Consilio, fonds du tribunal de la Rote [SR]). Les Archives apostoliques vaticanes sont donc les seules qui permettent d’appréhender les séparations religieuses en France au xixe siècle et au début du xxe siècle. En raison de leur contenu sensible, qui touche à la vie intime des personnes, la citation de ces archives est soumise à un strict respect de confidentialité et d’anonymat. C’est pourquoi ne figure pas ici la cote précise des archives étudiées [remplacées par un x]. Les initiales des noms ont été modifiées et seule la date du mariage est précisée (et non la date exacte de la procédure) ; par exemple : AAV, SCCx, Élisabeth N. et Honoré X. [mariage en 1875].
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[3]
Les journaux personnels féminins s’arrêtent bien souvent au jour du mariage. En s’appuyant sur l’exemple de Caroline Brame, qui se marie le 19 avril 1866 avec Ernest d’Orville, Michelle Perrot montre que même quand la jeune fille devenue femme continue à écrire, elle ne se livre pas à une description de la nuit de noces ou à une explication des sensations ou des sentiments éprouvés pendant ou après l’acte (Perrot, 1998, 62 et 102).
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[4]
À propos de l’histoire de la séparation et du divorce au xixe siècle, notamment dans ses aspects institutionnels et sociaux : Feydeau, 2009, 743-749 ; Gaudemet, 1987, 398-405 ; la troisième partie de Gougelmann et Verjus, 2016 ; Ronsin, 1992 ; Schnapper, 1978.
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[5]
La séparation de corps peut être demandée pour excès, sévices ou injures graves, adultère et condamnation à une peine infamante. Bernard Schnapper rappelle dans son article consacré à la séparation de corps qu’elle « entraînait la séparation des biens et permettait aux deux conjoints d’avoir des domiciles distincts. En revanche, et c’était une différence capitale, conformément à la tradition catholique, elle distendait mais ne supprimait pas le mariage, ne permettait pas le remariage des séparés même adultères et au xixe siècle n’abolissait pas l’incapacité de la femme mariée qui, même séparée, devait demander le concours de son mari pour les principaux actes de sa vie juridique (Schnapper, 1978, 454). »
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[6]
À la différence du droit canonique qui n’emploie que le terme de nullité, le droit civil utilise aussi bien les mots « nullité » et « annulation », même si le Code civil de 1804 n’emploie que le terme de « nullité ». Les civilistes distinguent toutefois les mariages nuls des mariages annulables. Les mariages sont nuls pour trois raisons : l’identité de sexe entre les conjoints, le défaut absolu de consentement (par exemple en cas de trouble psychique aliénant toute faculté de jugement de la personne) et le manque absolu de célébration. Ils sont annulables pour toutes les autres causes de nullité, qui sont des empêchements dirimants : défaut de nubilité, existence d’un mariage précédent (donc polygamie), parenté ou alliance à un degré prohibé, défaut de publicité ou incompétence de l’officier, vice ou défaut de consentement (Davost, 1875, 16-26).
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[7]
Ces procédures, anciennes, existent depuis le Moyen Âge. À ce sujet, voir Lefèbvre-Teillard (1982) ou Madero (2015).
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[8]
Depuis les Articles organiques pour le culte catholique de 1801, le mariage exclusivement religieux devient illégal et doit être précédé obligatoirement du mariage civil : « Ils [les curés] ne donneront la bénédiction nuptiale qu’à ceux qui justifieront, en bonne et due forme, avoir contracté mariage devant l’officier civil (titre III, art. 54). »
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[9]
La loi Naquet de 1884 admet le divorce pour trois causes : l’adultère d’un des époux, les excès, sévices ou injures graves et la condamnation d’un des époux à une peine « afflictive et infâmante » (Langlois, 2005, 404).
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[10]
Auguste Boudinhon, professeur de droit canonique à l’Institut catholique de Paris, s’impose au début du xxe siècle comme le spécialiste des nullités de mariage religieux. Il conseille les époux et les accompagne dans leurs démarches auprès de l’officialité quand il estime que cela est pertinent au regard de leur vie conjugale passée. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le mariage, et en particulier sur la nullité du mariage religieux.
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[11]
Par exemple, un mari déjà divorcé explique à un juge ecclésiastique pourquoi il tient à obtenir de l’Église une constatation de nullité en bonne et due forme : « Depuis qu’elle [son ancienne épouse] s’est remariée civilement, moi aussi j’ai fait de même. Cela m’a brouillé avec ma mère qui est fervente chrétienne. Je désire vivement, tenant moi-même beaucoup aux principes de notre religion, que tout puisse se régulariser. » AAV, SCCx, Marie P. et Étienne K. [mariage en 1881].
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[12]
Constater la nullité d’un mariage consiste à considérer que le lien conjugal n’a jamais existé, tandis que la dissolution du mariage est autorisée par dispense exceptionnelle pour mettre fin à un mariage canoniquement valide, quand il n’y a pas eu de consommation (matrimonium ratum et non consummatum).
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[13]
Il s’agit d’une contraction incontrôlable du vagin qui rend la pénétration très douloureuse, voire impossible (voir par exemple Lutaud, 1874, ou Gillard, 1884).
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[14]
Félix Spring décrit ainsi la folie postnuptiale (ou postconnubiale) : « Il faut dire quelques mots d’une variété de crise qui se déclare dès la première nuit des noces et que l’on pourrait appeler : Folie post-nuptiale. Cette monomanie est caractérisée par l’aversion que l’un des époux ressent soudainement pour l’autre. Chez l’homme, elle est fort rare ; chez la femme, elle est plus fréquente et surtout plus grave ; elle peut aller jusqu’à l’aliénation mentale et, voire, jusqu’au suicide (Spring, 1885, 13-14). »
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[15]
La publication de L’Ami des femmes date de 1864 mais la préface date de 1869. Alexandre Dumas fils y alterne propos empathiques à l’égard des femmes et considérations misogynes.
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[16]
Le cas évoqué par L. Bonneau (Bonneau, 1879) a fait l’objet d’un article intitulé « Tribunal civil de la Seine (1re chambre). Demande en nullité de mariage », et paru dans La gazette des tribunaux le 26 avril 1861. L’article « Le divorce et les élections prochaines », publié dans Le petit Parisien le 22 juillet 1881, qui prend parti pour le rétablissement du droit au divorce, revient également sur cette affaire.
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[17]
Plus d’une trentaine d’articles et d’interviews paraissent dans la presse à ce sujet. Par exemple : « Lapin matrimonial » dans La lanterne du 3 juillet 1893, ou « Derrière la toile », dans Le rappel du 30 juin 1893.
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[18]
Pour un éclairage sur ce point : « La mariée d’Asnières » paru en 1896 dans la Revue des grands procès contemporains (241-265).
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[19]
Avant l’élaboration du Code de droit canonique de 1917, qui simplifie et clarifie le droit canonique en ce qui concerne le mariage, les juges ecclésiastiques et les canonistes s’appuient sur le Corpus Iuris Canonici pour observer la validité du lien matrimonial. Ce recueil de textes constitue la base du droit canonique en vigueur entre 1582 et 1917. Sur le droit canonique sur le mariage au xixe siècle : Esmein (1891) ; l’article de A. Bride sur le Code de 1917 fait également des rappels historiques utiles sur le droit canonique avant cette date (Bride, 1935).
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[20]
Comme un certain nombre d’affaires sont examinées plusieurs fois, ceci correspond en réalité à 166 affaires contenant des récits de nuit de noces.
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[21]
AAV, SCCx, Élisabeth N. et Honoré W. [mariage en 1875].
-
[22]
Par exemple, voici la définition qu’en donne l’évêque Jean-Baptiste Bouvier dans sa Dissertatio sur le mariage, en 1827 : « L’essence du mariage est l’acte charnel. Le mariage est consommé par l’écoulement de la semence dans le vase naturel de la femme, par l’accouplement de l’homme et de la femme de telle manière qu’ils ne forment qu’une seule et même chair, selon ces paroles de la Genèse : “Et ils seront deux dans une même chair.” Toutes les fois que le membre viril ayant pénétré, l’écoulement de la semence a eu lieu, le mariage est réputé consommé (Bouvier, 1821, 2.1, L’empêchement par impuissance. Notions préliminaires). »
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[23]
Sur l’impuissance masculine, voir l’ouvrage de Pierre Darmon intitulé Le tribunal de l’impuissance, qui s’appuie surtout sur des sources de l’époque moderne (Darmon, 1979), les travaux d’Alain Corbin (notamment Corbin, 2008, 191-211 ; 2011) et les travaux de Marie Walin qui travaille sur l’impuissance en Espagne au xixe siècle (par exemple Walin, 2018).
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[24]
Le médecin légiste Ambroise Tardieu, sollicité par le mari, y a consacré une étude (Tardieu, 1870). L’affaire est un cas d’école, évoqué dans des ouvrages de vulgarisation comme celui du Docteur Caufeynon [Jean Fauconney] (1903), L’hermaphrodisme. Bi-sexués, féminins, infantiles, viragos, hommes à mamelles, Paris, C. Offenstadt. Voir les travaux de Gabrielle Houbre qui a analysé ce cas dans plusieurs articles (Houbre, 2016 et 2019).
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[25]
Gabrielle Houbre montre ainsi qu’en France, la nullité de mariage a été prononcée trois fois seulement au cours du siècle pour cette raison d’erreur sur le sexe de la personne (sur 24 procès engagés), et à chaque fois contre les épouses (Houbre, 2016, 138).
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[26]
AAV, SCCx, Lucie T. et Maurice H. [mariage en 1898].
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[27]
AAV, SCCx, Laura P. et Gilbert W. [mariage en 1876].
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[28]
AAV, SCCx, Marie P. et Étienne K. [mariage en 1881].
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[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
AAV, SCCx, Andrée de La F. et Gabriel de V. [mariage en 1903].
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[32]
Sur les attentes de la virginité féminine par les hommes et l’injonction à la virginité féminine au xixe siècle : Corbin (2014, 30-36) ; Knibiehler (2012, 154-159) ; Mortas (2017) ; Segalen (1981) ; Cabantous et Walter (2020).
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[33]
AAV, SCCx, Andrée de La F. et Gabriel de V. [mariage en 1903].
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[34]
AAV, SCC, Libri decretorum, a. 190x, Ludovica F. et Albert K., cas 92 [mariage en 1896]. Témoignage de Madame Pierrion, invitée à la noce.
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[35]
Ibid. Ici le fait qu’elle considère cela comme une injure est peut-être dû au fait qu’elle estime injuste d’être condamnée par le tribunal civil alors qu’elle considère que c’est son mari qui a le tort de lui avoir caché son état.
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[36]
AAV, SCCx, Pauline de K. et Ignace de W. [mariage en 1881].
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[37]
Ibid.
-
[38]
Sur la peur de la transmission héréditaire des maladies, voir notamment Carol (1995, 115-136) et sur la crainte exprimée à ce sujet en particulier pendant la nuit de noces : Salmon (2017b et 2021).
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[39]
Sur les débats sur le certificat prénuptial : Carol (1995, 312-318).
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[40]
AAV, SCCx, Ludovic Z. et Henriette L. [mariage en 1905].
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[41]
« Lapin matrimonial », La lanterne, 3 juillet 1893. Cet article porte sur l’affaire de la mariée d’Asnières, évoquée en note .
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[42]
Cette notion de consentement est aujourd’hui discutée par les philosophes et féministes, qui remettent en cause la pertinence de l’expression, tout comme celle de « zone grise » qui dans le contexte précis du couple légitime est employée dans des situations où la notion de devoir conjugal est intériorisée (Mathieu, 1985 ; Fraisse, 2017).
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[43]
J’entends par « viol conjugal » une relation sexuelle contrainte dans le cadre du mariage. Cette expression n’est presque jamais employée au xixe siècle ; et le viol conjugal n’est reconnu en France comme une infraction que depuis 1992. Cependant au xixe siècle, même si elle n’est pas punie par la loi, cette réalité est évoquée par des victimes et par des médecins, des essayistes et des observateurs du monde social, qui désignent le viol conjugal par des périphrases ou emploient l’expression de « viol légal ». Voir l’ouvrage dirigé par Patrick Chariot sur le viol conjugal aux presses du CNRS en 2019, et en particulier la contribution de Victoria Vanneau (Vanneau, 2019).
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[44]
Sur le devoir conjugal au xixe siècle : Langlois (2005, 93-95) ; Muller (2019, 171-172) ; Salmon (2021, 544-594) ; Sohn (1996a, 780-790).
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[45]
Claude Langlois rappelle, en s’appuyant sur les écrits du sulpicien Labrunie, que le mot « viol » est employé par les théologiens du xixe siècle dans un sens restrictif pour désigner « le commerce avec une fille qui était demeuré vierge » (Langlois, 2005, 68).
-
[46]
AAV, SCCx, Catherine E. et Georges F. [mariage en 1875]. Les époux ont un enfant ensemble mais se séparent au bout de quelques années. Ils divorcent à Genève en 1883, à la faveur de la loi suisse sur le divorce mais n’entament la séparation religieuse qu’au début du xxe siècle. Elle affirme que ce n’est que bien longtemps après qu’elle a appris la possibilité d’une séparation religieuse : « Il y a dix-huit mois seulement que, conduisant ma fille au catéchisme, j’entendis M. l’Abbé de Channac énumérer un certain nombre de cas de nullité de mariage. Il cita en particulier la “contrainte”. Ce fut une lumière pour moi. […] Bref, ce fut munie des renseignements nécessaires que je vins exposer ma triste histoire à Monsieur l’Abbé Boudinhon, et que j’introduisis une demande en nullité de mariage devant le Tribunal de l’officialité. »
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[47]
Ibid.
-
[48]
Ibid.
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[49]
AAV, SCCx, Oscar du Z. et Sophie P. de F. [mariage en 1865].
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[50]
Ibid.
1À la fin du xixe siècle, les images figurant de jeunes mariés heureux de se retrouver enfin seuls dans la chambre nuptiale pour leur première nuit d’amour connaissent un grand succès : pendant la Belle Époque, elles circulent par milliers, notamment sous forme de cartes postales. Cette iconographie reflète une vision largement partagée dans la société à propos des premiers jours de l’union matrimoniale, qui, dans l’imaginaire collectif, seraient marqués par une période douce et agréable, durant laquelle les nouveaux époux découvrent les joies de la vie à deux et les plaisirs charnels qui leur sont désormais autorisés. C’est aussi ce à quoi renvoie l’expression anglaise « lune de miel » (honeymoon), devenue populaire en France au cours du xixe siècle, qui désigne les félicités du premier mois de la vie conjugale [1].
2Cependant, si une partie des discours sur la nuit de noces, plaisants, célèbrent en chants, en images et en textes légers les joies du début de la vie matrimoniale, d’autres décrivent la première nuit du mariage comme une épreuve dont l’échec pourrait aller jusqu’à mettre en péril la viabilité du couple. Par exemple, dans un article publié à la une du quotidien Gil Blas le 28 novembre 1890, la journaliste féministe Séverine décrit la nuit de noces comme « l’épreuve suprême de cette vague attirance où tant sont trompés ; le soleil du lendemain éclaire l’union exquise de deux êtres heureux, ou le couplement atroce de deux forçats qui vont se haïr, s’injurier – qui se tueront peut-être, si le divorce ne vient casser leur chaîne ! » (Séverine, 1890.) Cette représentation de la nuit de noces comme le début de la fin du couple n’est pas tout à fait nouvelle : en 1829, Honoré de Balzac évoquait déjà, dans sa Physiologie du mariage, le cas de ces couples infortunés « dont le malheur a été décidé par la première nuit » et qui n’ont même pas eu de « lune de miel ». Il ajoute : « S’il faut s’étonner d’une chose, c’est que les déplorables absurdités accumulées par nos mœurs autour d’un lit nuptial fassent éclore si peu de haines (Balzac, 1829, 146). » À la fin des années 1820, ces considérations sont doublement isolées : peu de sources évoquaient alors la nuit de noces, et encore plus rares étaient celles qui établissaient un lien direct entre la première nuit du mariage et des difficultés conjugales qui pourraient en découler. Les choses changent toutefois progressivement, et à partir du second xixe siècle, des sources de plus en plus nombreuses identifient la nuit de noces comme une cause directe ou indirecte de la désunion des couples.
3C’est à ces discours du second xixe siècle qui associent paradoxalement nuit de noces et rupture matrimoniale que cet article s’intéresse. Il s’agira tout autant d’observer les raisons expliquant que la nuit de noces est appréhendée sous l’angle de la rupture qu’elle peut entraîner, dans un certain nombre de textes qui alertent sur les dangers d’une nuit de noces insatisfaisante ; que d’examiner pourquoi certaines procédures de séparation, au civil comme au religieux, entraînent la production de témoignages sur la nuit de noces. Une importance particulière sera accordée aux procédures de séparation portées devant les tribunaux ecclésiastiques, en particulier celles qui nous sont connues par les archives de la Congrégation du Concile, le tribunal d’appel romain pour les causes matrimoniales canoniques pendant la seconde moitié du xixe siècle, et jusqu’en 1908 [2] : leur fonctionnement suscite la production de récits nuptiaux exceptionnellement riches et détaillés.
4Cette étude débute par une présentation des conditions de production des témoignages sur la nuit de noces, qui au xixe siècle renseignent presque toujours des expériences négatives, et sont en partie liées à un contexte législatif et culturel qui tend à établir un lien direct entre l’échec de la première nuit et la rupture conjugale. Elle montrera ensuite que présenter sa nuit de noces comme l’élément déclencheur du dysfonctionnement conjugal peut relever pour les époux d’une stratégie établie dans le but de parvenir plus facilement à la séparation, notamment dans les causes matrimoniales canoniques. Enfin, elle s’intéressera aux deux configurations principales évoquées par les époux lorsqu’ils désignent la nuit de noces comme la cause de leur rupture : l’absence de consommation sexuelle et les violences conjugales morales ou physiques exercées par le conjoint.
Les conditions de production de témoignages sur la nuit de noces au xixe siècle
5Au xixe siècle, le sujet de la nuit de noces est abordé dans des sources variées (romans, pièces de théâtre, chansons, écrits médicaux, images, etc.), mais celles qui permettent d’éclairer les modalités concrètes du tout début de l’entrée dans la vie conjugale, de la façon dont elle a été vécue par les époux, ou des conséquences qu’elle a pu avoir sur leur relation, restent peu nombreuses. Les époux ne produisent que très rarement des témoignages au sujet de leur propre nuit de noces, l’évocation de la sexualité conjugale relevant de la plus grande intimité : ils écrivent et se confient peu à ce sujet, même dans leurs écrits personnels [3]. Sauf exception, ils ne le font que pour raconter une nuit de noces qui s’est mal passée, dans la perspective de résoudre le problème qu’elle leur pose, c’est-à-dire soit pour améliorer la qualité de leur vie de couple mise à mal par ces premières difficultés, soit au contraire pour parvenir à une séparation, lorsqu’ils considèrent que la vie commune n’est plus envisageable. Outre les confidents qu’ils trouvent parmi leurs proches, certaines personnes sont les dépositaires privilégiés de leurs paroles : médecins, prêtres, avocats ou juges, qui parfois donnent à connaître dans leurs écrits ces témoignages, anonymisés pour respecter le secret professionnel. Essais médicaux, ouvrages de médecine légale, études jurisprudentielles, archives judiciaires, mais aussi articles de presse, quand les conflits conjugaux s’achèvent par un procès, rapportent ces récits de nuits de noces décrites comme le symptôme précoce ou la cause d’un dysfonctionnement conjugal, menant à des conflits se soldant parfois par une séparation.
L’influence du contexte législatif
6Ces sources sur les pratiques des couples pendant la nuit de noces sont très rares pendant la première moitié du xixe siècle. De manière générale, la sexualité nuptiale est rarement abordée dans les ouvrages du premier xixe siècle, à la fois dans les écrits fictionnels et non-fictionnels. Mais le faible nombre de témoignages produits sur la nuit de noces peut également s’expliquer par le contexte législatif sur le mariage et les minces possibilités de séparation. Au xixe siècle, en France, il existe deux types de séparation conjugales, liées aux deux formes de mariage existantes : celles qui mettent fin au mariage civil, et celles qui mettent fin au mariage religieux.
7Du point de vue du droit civil, les époux peuvent avoir recours à la séparation de corps, la nullité et le divorce. Ces trois procédures diffèrent, même si cela revient dans tous les cas, pour un couple marié, à cesser de vivre ensemble : la séparation de corps met fin à la vie commune tout en conservant les liens matrimoniaux, le divorce signifie la rupture totale de liens matrimoniaux qui ont existé, tandis que l’annulation ou la nullité du mariage civil consistent à considérer rétroactivement que ces liens matrimoniaux n’ont jamais existé. Or, depuis l’abolition du droit au divorce, avec la loi du 8 mai 1816 [4], les séparations de corps, qui n’autorisent pas le remariage du vivant du conjoint, sont peu fréquentes [5], et la nullité ou l’annulation du mariage reste vraiment exceptionnelle [6], puisque très peu de causes l’autorisent : le défaut de consentement, la bigamie, ou des vices de procédure. Avant 1884 et le rétablissement du droit au divorce, des couples entreprennent des actions en nullité devant les tribunaux civils quand la situation le leur permet, car c’est la seule exception au principe d’indissolubilité du mariage. Gabrielle Houbre indique que ce sont « dix à vingt-cinq époux [qui] se risquent à la réclamer devant les tribunaux civils » pour des raisons diverses (défaut de consentement, bigamie, vice de forme) : « Dans les histoires esquissées lors d’audiences publiques […], c’est souvent la première nuit qui précipite le couple dans la tourmente (Houbre, 2019, §13). » Par ailleurs, la possibilité pour les époux catholiques de recourir au tribunal diocésain pour se séparer religieusement existe même si elle concerne également des cas exceptionnels : il arrive que l’Église catholique, qui ne reconnaît pas le divorce, accorde sous condition la nullité du mariage religieux, notamment en cas de vice de forme ou de défaut de consentement des époux, et délivre aussi des dispenses qui permettent la dissolution du mariage religieux quand celui-ci n’a pas été consommé sexuellement [7]. Mais depuis 1816, ces procédures sont extrêmement rares : quand bien même le tribunal ecclésiastique leur accorde la nullité ou la dispense du premier mariage religieux, les époux séparés restent unis civilement, ce qui leur empêche tout remariage à l’église avec un second conjoint [8]. Ceci limite grandement l’intérêt d’entreprendre cette démarche exceptionnelle auprès d’une officialité, d’autant plus que la procédure est longue et coûteuse.
8Dans ces circonstances, les époux, inexorablement unis par les liens d’un mariage indissoluble, se sentent peut-être condamnés à ravaler leurs rancœurs en cas de mauvaise expérience durant le soir inaugural et estiment sans doute qu’il est vain de s’épancher sur leurs déboires conjugaux. Toutefois, les choses changent durant la seconde moitié du xixe siècle, une période marquée par des évolutions législatives et sociales importantes en ce qui concerne les séparations matrimoniales. Le nombre des séparations conjugales augmente considérablement en France à partir des années 1850, même si elles restent modestes. Bernard Schnapper montre que la loi du 30 janvier 1851 sur l’assistance judiciaire entraîne une hausse des séparations de corps : vers 1880, au moment où elles sont les plus nombreuses, les séparations de corps concernent environ 4 000 ménages français par an (Schnapper, 1978, 454). Mais c’est surtout le rétablissement du droit au divorce, avec la loi d’Alfred Naquet promulguée le 27 juillet 1884, qui change la donne, dans la mesure où il autorise le remariage civil [9]. Le taux de divortialité reste assez faible (73 ‰ au début des années 1890, soit 3 880 divorces par an ; 164 ‰ au début des années 1910, soit 13 655 divorces par an) car le divorce, condamné par l’Église, est considéré « comme un comportement déviant » (Fine et Segalen, 1988, 430). Toutefois, les divorces sont un moyen bien plus simple de se séparer que les procédures exceptionnelles de demande de nullité civile, et ils deviennent beaucoup plus nombreux que les séparations de corps, que certains couples continuent néanmoins de choisir pour des raisons morales et religieuses (Schnapper, 1978, 457).
9Par ailleurs, à partir de 1884, on observe la progression du nombre de procédures d’une autre nature : les demandes de séparation religieuse effectuées auprès de l’officialité augmentent, puisque le remariage civil permet d’envisager le remariage religieux. À la différence du tribunal civil, le tribunal ecclésiastique ne punit pas les époux : aucune des deux parties n’est reconnue coupable, les juges se prononçant uniquement sur la validité du lien conjugal. Désormais, une quarantaine de demandes sont adressées aux tribunaux diocésains chaque année en France (Boudinhon, 1892 [10] ; Pisani, 1904, 24), par des époux catholiques qui souhaitent pouvoir se remarier à l’église avec un nouveau conjoint : pour une partie des fidèles concernés, le remariage civil serait en effet impensable si dans le même temps ils étaient encore considérés par l’Église comme mariés avec leur ancien conjoint [11] ; d’autres attendent d’obtenir la nullité religieuse pour entamer et justifier moralement une procédure de divorce au civil. Deux types de procédures existent : la demande de nullité du mariage, ou la demande de dispense qui dissout le mariage non-consommé [12]. Les juges peuvent constater la nullité d’un mariage pour lequel le non-consentement d’un conjoint a été prouvé, même si l’union a été consommée. Inversement, que les époux aient été consentants ou non lors de l’échange des vœux, leur union peut être dissoute si la non-consommation est attestée. Comme dans les procédures de divorce (Ronsin, 1992 ; Brée, 2020), ce sont surtout les femmes qui sont à l’initiative des procédures de nullité ou de dissolution des mariages religieux. Sur 148 procédures instruites par la Congrégation du Concile, les femmes entament la démarche de séparation dans 82 % des cas. Il est cependant difficile de savoir réellement qui des deux époux est désireux d’obtenir la séparation, ou d’établir si la séparation fait l’objet d’un commun accord entre les parties : en effet, il est d’usage que ce soit la femme qui entame formellement la procédure, même quand c’est le mari qui souhaite la rupture. Pour cette raison, on ne peut pas directement faire des procédures entamées à la demande des épouses un indicateur qui montrerait que les nuits de noces sont moins bien vécues par les femmes que par les hommes, même si, à la lecture des témoignages, il ressort qu’en général, les femmes expriment plus volontiers leur désarroi ou leur déception.
10À ce contexte législatif propre à l’institution matrimoniale, il faut ajouter celui qui concerne la liberté d’expression : la censure et la pression morale se relâchent au cours de la seconde moitié du xixe siècle, à la faveur de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et de l’évolution des mœurs, plus libérales sous la Troisième République (Mollier, 2009, 332). Le déploiement de la parole à propos de la vie privée et en particulier de la vie conjugale, y compris en ce qui concerne la sexualité, est plus facile, même si le délit d’« outrage aux bonnes mœurs » promulgué en 1819 reste en vigueur.
Des discours qui établissent plus volontiers un lien direct entre la nuit de noces et la faillite de l’union matrimoniale
11Concomitamment à ces nouvelles dispositions institutionnelles et aux nouvelles pratiques judiciaires, une production de textes sur la vie conjugale se fait jour de la part de médecins, d’essayistes, d’écrivains et d’autres observateurs du monde social (Ronsin, 1992 ; Cusset, 2009, 873-874). Ils réfléchissent à l’institution matrimoniale, prennent position pour ou contre le droit au divorce, ou apportent conseils et expertise sur la façon de préserver l’entente dans les couples qui, plus que jamais, sont exposés aux dangers de la séparation. Ces auteurs illustrent parfois leurs réflexions par des anecdotes de nuits de noces, qui sont mobilisées pour des raisons différentes.
12Ce sont en premier lieu des ouvrages de nature médicale qui rapportent des témoignages sur les échecs de la nuit de noces. Les médecins les tiennent de leurs patients et en rendent compte dans des écrits dédiés aux savoirs sur la sexualité humaine, en vogue à partir des années 1850 (Chaperon, 2012). Les spécialistes destinent leurs études à leurs confrères, tandis que des vulgarisateurs rédigent des manuels adressés aux futurs époux, à qui ils prodiguent des conseils pratiques d’« hygiène conjugale » (Corbin, 1991 ; Chaperon, 2012). Le but est d’alerter les lecteurs sur les dangers de la nuit de noces et les drames personnels que celle-ci peut occasionner quand elle n’est pas réussie, afin de garantir l’harmonie conjugale et d’éviter les ruptures. Cette inquiétude sur les conséquences désastreuses d’une nuit de noces ratée qui condamnerait le couple dès ses débuts est davantage exprimée à partir du moment où le droit au divorce est rétabli, en 1884. Le titre du manuel conjugal de Félix Spring, L’art d’éviter le divorce, résume bien cette préoccupation et insiste sur les terribles conséquences d’une vie conjugale mal engagée : il met moins en avant la perspective de réussite du mariage, que la volonté de ne pas aller jusqu’à la séparation du couple (Spring, 1885). Le docteur Spring y donne notamment des conseils aux maris afin qu’ils suscitent chez leurs compagnes « le sixième sens », c’est-à-dire le désir d’avoir une relation sexuelle, sans lequel le couple court à sa perte. En 1889, le docteur Pierre Darblay, dans sa Physiologie de l’amour qui s’adresse « exclusivement aux maris », met aussi en garde ses lecteurs sur l’importance de la réussite de la première nuit, qui apparaît déterminante pour que les époux soient heureux ensemble : « La première nuit des noces est en effet un des passages de l’existence des plus difficiles et des plus délicats à franchir. […] De cette première nuit dépendent souvent le bonheur et l’avenir d’un ménage (Darblay, 1889, 118-119). » Les médecins préviennent ainsi de certains dangers qu’il faut savoir désamorcer : « Sur ce point les médecins sont tous d’accord, et les citations ne présentent que l’embarras du choix. C’est à la lueur sinistre que projettent les écrits des spécialistes qu’il faut regarder ces lunes de miel si chaleureusement chantées, une fois levé un coin du voile qui dérobe au profane ces délices mystérieuses, où l’absinthe amère se substitue traîtreusement au miel savoureux (Bourgas, 1923, 85). »
13Il s’agit d’éviter ce qui pour les époux ferait de la nuit de noces à la fois leur première et leur dernière nuit. La peur de la défloration éprouvée par la jeune mariée et la douleur qu’elle peut occasionner, la crainte du mari de ne pas être à la hauteur de la tâche qui lui incombe, la maladresse ou la gêne manifestées lors de ce qui, en principe, constitue le premier rapport sexuel du couple, sont des difficultés habituelles, prévisibles et souvent passagères. Mais pour les médecins, il ne faut pas les prendre à la légère : ils constatent qu’elles peuvent aussi conduire à des dysfonctionnements dans lesquels les couples s’enlisent. Ils montrent qu’une femme traumatisée ou qu’un mari impressionné par une nuit de noces ratée deviennent définitivement incapables d’avoir des relations sexuelles avec leur conjoint : parmi les affections subséquentes au fiasco de la première nuit, ils recensent les cas d’impuissance, d’hystérie, de vaginisme [13] ou de folie postnuptiale [14] qui condamnent le couple à l’abstinence et à la stérilité, voire à la désunion ou la mort.
14Les conséquences irrémédiables des premières approches insatisfaisantes semblent problématiques individuellement pour chaque ménage concerné, mais collectivement pour la société tout entière, alors que le nombre de séparations ne cesse d’augmenter depuis la seconde moitié du xixe siècle, et que la fécondité est particulièrement faible en France (Bardet, Le Bras, 1988, 354-355) : dès lors que l’absence de progéniture, les disputes conjugales et la désunion se profilent, les spectres de la dépopulation et de l’effondrement moral de la société ne sont pas loin. Soucieux de traiter à la fois les aspects physiques et moraux du mariage, les médecins préconisent ainsi de préparer convenablement les époux à la nuit de noces, pour éviter le divorce. Ils rejoignent ainsi d’autres essais non-médicaux qui portent sur les relations entre les hommes et les femmes ou sur la place des femmes dans la société, et réclament une meilleure éducation des époux à ce qui les attend le premier soir après le mariage : les jeunes hommes doivent apprendre à avoir plus d’égards pour leur compagne, en évitant les paroles et les gestes brutaux ou maladroits, tandis que les jeunes femmes doivent être davantage instruites à propos des relations sexuelles, afin de ne pas arriver au mariage totalement ignorantes comme celles qu’on surnomme à la fin du xixe siècle les « oies blanches », qui avant la nuit de noces ne savent absolument pas à quoi s’attendre, et qui méconnaissent la nature sexuelle des relations conjugales (Bernos et al., 1983, 91-117 ; Houbre, 2018, 276). Ainsi, Alexandre Dumas fils, dans la préface de 1869 à sa comédie l’Ami des femmes, évoque « le viol légal et consacré » de « cette jeune fille ignorante [livrée] à ce jeune homme impatient » qui a lieu au cours de la nuit de noces (Dumas fils, 1869 [15]) ; Léon Blum déplore dans son essai Du mariage, en 1907 « l’ignorance de la femme » à l’arrivée au mariage et « l’inexpérience de la sensualité » qui sont « le commencement et la cause ordinaire de la désharmonie physique » (Blum, 1907, 45-46).
15Par ailleurs, des textes portant sur l’institution matrimoniale et la séparation conjugale mobilisent les histoires de nuits de noces malheureuses comme autant d’exemples éloquents des difficultés qui touchent certains époux, accablés dès le premier soir par les réalités du mariage. Certains textes antérieurs au rétablissement du droit au divorce évoquent le cas des époux condamnés à rester ensemble, sans possibilité de fonder un foyer plus heureux avec un autre conjoint. Les auteurs privilégient alors les récits où la disharmonie conjugale est criante dès la première nuit, ce qui renforce le caractère tragique de la situation, surtout quand les torts ne semblent pas partagés. Ainsi, L. Bonneau, expliquant dans un ouvrage datant de 1879 les drames du mariage civil indissoluble, illustre son propos en prenant l’exemple d’un marquis dont la vie est brisée depuis sa nuit de noces en 1852 [16]. Dès le premier soir, son épouse refuse toute relation sexuelle avec lui : le marquis obtient du tribunal ecclésiastique la dissolution du mariage religieux en raison de la non-consommation du mariage. Il entreprend également, auprès du tribunal civil, une demande de nullité, seul moyen de dissoudre définitivement le lien conjugal civil en l’absence du droit au divorce ; mais les juges ne lui donnent pas raison : il reste lié contre son gré à sa femme, sans possibilité de fonder une famille et de se remarier. Dans son essai anticlérical sur La question du divorce, paru en 1880, Alexandre Dumas fils lui aussi prône le rétablissement du droit au divorce en évoquant la déception d’un époux qui découvre pendant la nuit de noces que sa femme n’est pas vierge : « Le lendemain […], le mari, qui a passé sa nuit de noces à interroger sa femme, qui l’a menacée et qui a obtenu enfin d’elle la révélation de la vérité, le mari vient trouver le père et la mère et leur rend leur fille en disant tout ce que peut dire un homme trompé, irrité, désespéré, dont toute la vie est brisée parce qu’il a commis une action loyale, parce qu’il a voulu aimer honnêtement, légalement, éternellement. […] Voilà ce mari veuf, sans avoir été marié et sans pouvoir contracter un autre mariage, bien que la première condition du mariage, la virginité de l’épouse ait manqué aux premières noces (Dumas fils, 1880). »
16L’absence de virginité de l’épouse n’est pas une raison admise par les tribunaux, qu’ils soient civils ou religieux, pour annuler un mariage : pour l’essayiste, le droit au divorce permettrait au mari floué de se défaire d’une femme qui à ses yeux est défaillante, moralement et physiquement. De façon paradoxale, c’est ici un argument moraliste et rétrograde sur la non-virginité féminine qui est mobilisé pour convaincre son lectorat du bien-fondé d’une loi pourtant progressiste.
17Après 1884, le divorce est autorisé, mais les débats portant sur l’institution matrimoniale font encore couler beaucoup d’encre jusqu’au début du xxe siècle. De plus, la presse rend régulièrement compte dans la rubrique des faits divers et dans les chroniques judiciaires de conflits conjugaux. Dans les rares cas où ils remontent à la nuit de noces, la situation intéresse les journalistes pour son caractère vaudevillesque : Juliette Baraton, une jeune actrice qui le soir de ses noces a déserté la chambre nuptiale, couvrant de honte Aristide Geslin, le mari éconduit, et demandant immédiatement le divorce, fait l’objet d’une importante couverture médiatique [17] : l’histoire de la « mariée d’Asnières » est même jouée au théâtre [18]. En 1908, le quotidien Le matin, dans le cadre d’une grande enquête sur la conjugalité menée par le journaliste Gustave Téry, reçoit plusieurs lettres de lecteurs et de lectrices établissant un lien immédiat entre l’échec de la nuit de noces et la rupture (Téry, 1908 ; Salmon, 2017a). Huit d’entre elles sont ensuite publiées dans un recueil intitulé Les divorcés peints par eux-mêmes, qui rassemble plusieurs centaines de témoignages sur la séparation conjugale.
18Le contexte législatif et l’attention plus grande portée au sujet de la conjugalité concourent à l’augmentation de la production des textes qui abordent le sujet des difficultés de la vie conjugale, qui parfois commencent dès la nuit de noces, et de témoignages d’époux qui parfois racontent leur première nuit quand ils sont en conflit.
Raconter sa nuit de noces pour se séparer
19Il arrive que les procédures ecclésiastiques donnent à connaître la décision du tribunal civil quand les époux qui comparaissent sont déjà séparés civilement : des extraits du jugement sont reproduits et des explications sur la teneur des débats sont apportées par les époux et leurs témoins. La possibilité de comparer les motifs de séparation dans les deux procès civils et religieux fait ressortir le fait que les récits de nuits de noces sont orientés dans le but de gagner des procès.
20Pourquoi revenir sur l’échec de la nuit de noces dans le cadre d’une séparation conjugale, alors qu’il s’agit d’un moment pourtant délicat à évoquer, surtout devant des personnes étrangères et impressionnantes, comme les juges ? D’une part, alors que les raisons qui permettent le divorce civil ou la séparation religieuse sont limitées, les époux racontent avant tout ce qui est susceptible de correspondre à un cas prévu par les lois (civiles ou canoniques) et de convaincre les juges. De plus, il semble que la volonté de se séparer juste après le début du mariage soit une circonstance qui suscite davantage la compréhension de la part de l’opinion publique. En effet, même si le Code civil envisage les mariages contractés civilement mais non suivis de relations sexuelles comme tout à fait valides, il est admis dans la population que les unions restées blanches ne sont pas considérées comme de véritables unions, mais comme une abstraction : le souhait de séparation n’en apparaît que plus légitime aux yeux de la société (Salmon, 2017b). Par ailleurs, puisque de nombreux discours, notamment médicaux, insistent sur la nécessité de réussir sa nuit de noces pour garantir les conditions d’un mariage harmonieux, ceux et celles qui réclament la séparation s’estiment dans leur bon droit quand leur première nuit a été un fiasco : la désunion en est alors la suite logique, décrite avec complaisance par les médecins.
21Les archives judiciaires gardent également des traces, aussi rares que précieuses, de nuits de noces malheureuses. En ce qui concerne la justice civile, proportionnellement au nombre de procédures judiciaires où la conjugalité est un enjeu, elles sont peu nombreuses : l’historienne Anne-Marie Sohn, qui a étudié la vie privée des femmes à travers les archives de la justice civile et pénale, montre qu’au cours des procès, la conjugalité peut être évoquée jusque dans ses aspects les plus intimes ; elle précise toutefois que la nuit de noces n’y est presque jamais abordée : elle n’a en effet trouvé, parmi les 2 000 dossiers consultés au cours de ses longues recherches, que cinq cas où il en est question (Sohn, 1996a et 1996b, 220). Ce sont les procédures matrimoniales canoniques qui suscitent particulièrement les récits de nuits de noces. L’échec de la première nuit de noces n’est pas nécessairement la seule cause de séparation d’un couple, mais c’est souvent ainsi que les choses sont présentées lors des procès. Les juges ecclésiastiques ne prennent pas en considération l’ensemble de la liste des déboires conjugaux d’un couple, non parce qu’ils sont insensibles aux problèmes matrimoniaux des fidèles, mais parce qu’ils ne doivent tenir compte que des motifs prévus par le droit canonique (dont le défaut de consentement à l’union et la non-consommation sexuelle sont les plus fréquents) pour que la sentence soit valide [19]. C’est ce qui explique que la nuit de noces, plus que le reste, fasse l’objet d’une attention particulière des juges, et qu’elle suscite des descriptions plus détaillées de la part des conjoints et de leurs témoins. À partir de 1880 et jusqu’en 1908, les Libri decretorum de la Congrégation du Concile font état de 274 examens de causes matrimoniales françaises, dont 223 évoquent la nuit de noces, soit 81 % des cas [20] (voir fig. 1).
Présence de récits de nuits de noces dans les causes matrimoniales portées en seconde instance devant la Congrégation du Concile et inscrites dans les Libri decretorum (de 1880 à 1908)
Présence de récits de nuits de noces dans les causes matrimoniales portées en seconde instance devant la Congrégation du Concile et inscrites dans les Libri decretorum (de 1880 à 1908)
22L’accent est donc mis sur la nuit de noces par les juges, et en amont, les époux prennent soin de préparer un récit qui puisse susciter leur attention. Prenant l’exemple des femmes qui affirment « devant le tribunal civil […] ou en cour de Rome » avoir gardé leur virginité après le mariage, l’acerbe professeur de médecine légale Georges Morache met en doute certaines d’entre elles qui, déçues du mariage et influencées « trop facilement [par] les conseils d’amis ou de parents, plus ou moins intéressés à la rupture du mariage », échafaudent de faux témoignages : « On leur suggère toute une série de fables, bâtie sur un point de départ plus ou moins justifié ; vaguement inconscientes, elles viennent les raconter, avec la plus naïve impudeur à un avoué, à un avocat, au président, aux juges, à tous ceux qui les veulent écouter ! Bien heureuses si, comme dans un cas récent, une grossesse inattendue ne vient pas faire tomber tout le roman, et rétablisse un peu d’ordre dans un esprit déséquilibré (Morache, 1902, 180). »
23Outre le fait que la construction des récits obéit parfois à des stratégies individuelles pour obtenir gain de cause, d’autres facteurs jouent, comme la différence de perception individuelle de la relation sexuelle et plus largement des interactions entre les membres du couple, et la distorsion éventuelle due au temps écoulé entre le mariage et la demande de séparation – des mois, voire des années plus tard.
24Certains époux montrent leur volonté d’interrompre, dès le lendemain, le mariage quand celui-ci a bien mal commencé : ils sont confortés dans leur résolution par le fait que, dans le cas où l’union n’a pas été consommée, le mariage n’est pas encore considéré comme pleinement valide aux yeux de la société et de l’Église (Salmon, 2017b). Un quart des affaires est porté à la connaissance de la Congrégation du Concile seulement trois ans après la bénédiction nuptiale. Mais le temps qui s’écoule entre la nuit de noces et la séparation est parfois longue : plus d’un tiers des procédures sont entreprises dix ans après le début du mariage. Durant les premières années qui suivent le droit au divorce, à la fin des années 1880, on observe un rattrapage des demandes provenant de couples malheureux formés bien avant mais qui jusqu’à 1884 étaient condamnés à rester unis. Le délai s’explique aussi par le fait que dans certains cas, les époux ne réagissent pas immédiatement, soit parce qu’ils se disent qu’il est déjà trop tard pour renoncer, puisque les registres sont signés, soit parce qu’ils ne connaissent pas la possibilité religieuse de se séparer, ou n’osent pas pour d’autres raisons, comme la peur de contrevenir à l’ordre social ; ils ne se décident finalement que bien plus tardivement à entreprendre les démarches de séparation. Par exemple, Elisabeth N. attend ainsi plus de vingt ans avant de s’adresser à l’officialité pour demander la dissolution de son mariage non-consommé avec Honoré W., épousé en 1875. Elle montre qu’elle a été mal conseillée par ses proches qui, comme elle, méconnaissaient la procédure canonique. Marie Brocher, qui avait logé le couple pour leur nuit de noces, et appelée à témoigner lors du procès, confirme les explications de l’épouse : « Le lendemain du mariage, après la 1re nuit des noces, la jeune femme me confia que son mari était impuissant ; et elle m’a d’autres fois, à plusieurs reprises, répété que sa situation était extrêmement pénible à cause de l’état physique de son mari. […] Je ne soupçonnai pas qu’il y avait là un empêchement dirimant au mariage, et je lui conseillai de se résigner à son malheur et de supporter cette croix. Je ne trouvai rien de mieux à lui dire [21]. »
25Le délai ici est mis sur le compte de la prise de conscience tardive des époux que la séparation religieuse est une possibilité qui s’offre à eux. Ce type d’explication suscite parfois la méfiance : les époux se voient reprocher de mobiliser des faits anciens pour obtenir une séparation que d’aucuns imputeraient davantage à l’usure du couple qu’à une nuit de noces problématique.
26Les raisons pour lesquelles des époux considèrent que leur nuit de noces a été un échec sont variées et subjectives. Les deux membres d’un couple ne présentent pas toujours les premières interactions conjugales de façon identique, soit parce qu’ils n’ont pas perçu les choses de la même façon, soit parce qu’ils altèrent volontairement leur témoignage dans le but de gagner le procès : leurs récits sont parfois divergents, voire contradictoires. Dans le cas où ils sont concordants, cela ne permet pas de conclure que leur nuit de noces s’est réellement passée telle qu’ils la décrivent : les époux se concertent parfois pour délivrer des témoignages susceptibles de convaincre le juge du bien-fondé de la séparation, ou parce qu’ils souhaitent ménager leur honneur, qui peut être mis à mal, par exemple si un cas d’impuissance était révélé au grand jour. Parmi les premières difficultés désignées comme rédhibitoires et expliquant la séparation, les différends « autour du lit nuptial », pour reprendre la formule de Balzac, sont les plus nombreux, mais ne sont pas les seuls. L’absence de consommation sexuelle est le motif invoqué le plus souvent ; mais d’autres problèmes sont également rapportés, comme ceux qui ont trait à des violences exercées par un des conjoints dès le premier soir.
L’absence de consommation sexuelle pendant la nuit de noces, signe d’un différend conjugal précoce
27Les lois civiles ne proposent pas de définition de la consommation du mariage ; en revanche, le droit canonique en apporte une, très précise : la copulatio carnalis implique la pénétration du vagin de la femme par le pénis de l’homme, puis l’émission du sperme à l’intérieur du vagin [22]. Cette définition est importante car pour l’Église, si le mariage est valide dès l’expression du consentement des époux pendant la cérémonie nuptiale, c’est sa consommation sexuelle qui le rend définitif et indissoluble. L’absence de relation sexuelle est tout aussi bien une cause initiale et directe du conflit conjugal (en cas d’impuissance) qu’une conséquence des premières dissensions qui, lorsqu’elles apparaissent le jour du mariage, se soldent par la volonté d’un des époux de ne pas consommer l’union. Dans les deux cas, si la situation persiste, elle peut se solder par une séparation.
L’impuissance révélée au cours de la première nuit
28L’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité physique d’un des époux de mener une relation sexuelle considérée comme complète, c’est-à-dire potentiellement féconde, est un motif qui revient souvent. L’impuissance masculine [23], qui consiste en l’impossibilité de parvenir à une érection suffisante pour le coït et/ou d’obtenir une éjaculation, est un cas plus fréquemment rapporté que l’impuissance féminine, qui concerne des femmes qu’il est impossible de pénétrer sexuellement, par exemple en cas d’oblitération ou d’absence du vagin. Dans certains cas, le problème rencontré le premier soir n’est pas rédhibitoire, et la consommation du mariage est rendue possible ultérieurement, soit parce qu’après la nuit de noces, les raisons psychologiques qui expliquent une incapacité provisoire chez certains hommes impressionnés ou inquiets lors de la première fois se dissipent, soit parce que les défaillances sont soignées par la prise de médicaments ou après une intervention médicale (opération d’un phimosis chez l’homme, incision ou dilatation progressive du vagin chez la femme, etc.). Mais parfois les soins médicaux sont inefficaces ou refusés par les époux : confrontés à l’impossibilité de consommer leur union, les couples se déchirent.
29L’impuissance n’est pas considérée dans le Code civil comme une cause de nullité du mariage civil, ni comme une raison directe de divorcer, mais la dissimulation au conjoint de l’état d’impuissance, alors révélé pendant la nuit de noces, peut justifier aux yeux des juges la demande de séparation (Salmon, 2018). Au civil, les procès évoquant l’impuissance sont donc rares : si c’est pour cette raison que les époux souhaitent se séparer, ils en invoquent d’autres pendant le procès, d’abord parce que l’impuissance n’est pas un motif légalement valable au xixe siècle, mais aussi parce qu’ils tentent de ménager leur honneur. Mais certains procès n’épargnent pas le conjoint défaillant. C’est ce qu’il arrive à Justine Jumas, mariée à Antoine Darbousse en 1866 : pendant la nuit de noces, la consommation est impossible ; le mari découvre que son épouse se trouve dépourvue de vagin [24]. Après une visite médicale qui ne laisse pas d’espoir sur la possibilité de remédier au problème, Antoine Darbousse entreprend une demande de nullité du mariage, dans l’espoir de pouvoir se remarier ensuite. Le facteur déclencheur de sa demande est l’impuissance féminine découverte au début du mariage, mais puisque l’impuissance n’est pas considérée en tant que telle comme une cause de nullité par le droit civil, la stratégie de l’avocat du mari est de présenter l’anomalie physique comme une erreur sur le sexe du conjoint. Ceci permet d’annuler le mariage, qui par définition, au xixe siècle, unit deux personnes de sexes opposés, selon l’article 144 du Code civil. Cette affaire est exceptionnelle, non pas du fait de la malformation de l’épouse, mais en raison de l’issue du procès civil, que le mari gagne, à la suite d’un combat judiciaire qui s’étend entre 1869 et 1873, grâce à la requalification sexuelle de l’épouse, désignée après coup comme une personne dépourvue des attributs du sexe féminin (vagin, utérus, etc.), et donc comme un homme [25].
30L’impuissance découverte au soir des noces est bien plus souvent au centre des débats dans les procédures que les époux entreprennent devant le tribunal ecclésiastique, dans la mesure où la dispense est assez facilement accordée par les juges quand l’impuissance – masculine comme féminine – est « absolue et perpétuelle », c’est-à-dire antérieure au mariage, et impossible à soigner. C’est l’occasion, pour les époux qui déplorent l’impuissance de leur conjoint, de livrer un récit très détaillé de la nuit de noces qui a permis la découverte de la défaillance. Dans le but de faciliter la prise de décision des juges, les femmes se soumettent parfois à un examen gynécologique pour prouver leur virginité qui atteste alors leurs dires ; mais l’impuissance masculine est souvent contestée par les maris qui la nient ou prétendent que leur faiblesse n’était que passagère. C’est le cas d’Alphonse H., rédacteur au Journal des débats : accusé par sa femme d’impuissance, il se fait au contraire très insistant sur ses premiers succès lors de sa nuit de noces, qui a eu lieu en 1898. Dans sa déposition devant les juges ecclésiastiques, ses commentaires portent tant sur la quantité des rapprochements que sur leur qualité, et prétend que son épouse Lucie T. en a retiré de grandes satisfactions : « Ma femme s’est prêtée sans aucune difficulté à l’accomplissement du devoir conjugal. Elle y prenait un plaisir tel, que le rapprochement avait lieu jusqu’à quatre fois !!! dans les vingt-quatre heures !!! […] En d’autres termes, il y a eu introduction complète [26] !! » Mais ces protestations outrées de virilité ne convainquent pas les juges, et la dispense est accordée à Lucie T. On pourrait penser que les contestations d’impuissance sont liées à la mauvaise foi des époux, mais il ne s’agit pas toujours d’un mensonge : parfois, l’incompréhension entre les deux époux ou entre les époux et les juges naît plutôt d’une divergence de vue sur ce que recouvre la consommation du mariage, dont le droit canonique sur lequel s’appuient les juges ecclésiastiques pendant les procès donne une définition précise et restreinte, que méconnaissent parfois les mariés. Aussi, beaucoup d’époux considèrent que leur seule capacité à obtenir une érection, à pénétrer ou à éjaculer sont suffisantes, alors que les canonistes attendent un coït complet, suivi d’une éjaculation dans le vagin de l’épouse (semen in vas) sans quoi le mariage n’est pas considéré comme consommé.
31Parfois aussi, des maris profitent de l’ignorance de leurs épouses qui ne comprennent pas qu’ils sont impuissants. Ils ne se risquent pas à proposer le devoir conjugal, en espérant que l’épouse ne sache rien de ce qui est habituellement exigé. À la question « Dès la première nuit de vos noces, monsieur X. vous a-t-il proposé de remplir le devoir conjugal ? Y avez-vous consenti sans la moindre difficulté ? Quel a été le résultat de ces premières tentatives ? », Laura P. répond simplement : « Il ne m’a rien proposé en fait de devoir conjugal dès la première nuit, ni depuis. Il m’a lu des vers sur l’amour, c’est tout. Il ne m’a pas demandé autre chose et je n’ai eu rien à lui refuser [27]. » L’épouse comprend quelques jours plus tard, en se confiant à ses parents, que sa nuit de noces fut anormale. Le couple marié en 1876 effectue les démarches de séparation progressivement : séparation de corps en 1881, divorce en 1887 et demande de dispense pour non-consommation dans les années 1890.
32Outre les dysfonctionnements érectiles, les malformations génitales et autres ambiguïtés sur le sexe du conjoint, la disproportion des organes des deux époux peut également être mise en cause. C’est la difficulté que rencontrent Marie P. et Étienne K., qui se sont mariés en 1881, sans avoir jamais pu consommer sexuellement leur union. L’épouse raconte : « J’ai connu Étienne K. trois mois avant notre mariage ; il était ouvrier boulanger ; nous nous aimions beaucoup […] : nous étions très-épris l’un de l’autre. Le soir des noces, nous allâmes à Avignon, notre domicile conjugal, et nous avons couché ensemble pour exercer nos devoirs conjugaux. Malgré tous les efforts que fit mon mari et toute la bonne volonté que je mettais à y correspondre, nous ne pûmes aboutir à rien. Le lendemain matin j’étais tout en sang, bien qu’aucune infirmité ni autre cause n’ai irrité mes organes [28]. »
33Les époux divorcent et se remarient civilement chacun de leur côté ; cependant pour se mettre en conformité avec les lois divines, ils se tournent également vers le tribunal ecclésiastique afin que leur union soit dissoute. Les experts médicaux sollicités par les juges ecclésiastiques expliquent après avoir examiné les deux époux que « cette répulsion s’expliquait par une étroitesse considérable de la vulve, qui ne permettait pas l’introduction d’un membre viril dont la grosseur est […] bien au-dessus de la moyenne [29] ». Marie P. a finalement trouvé son bonheur avec son second mari, un homme au « membre viril […] très-petit [30] » et compatible physiquement, comme l’a démontré la naissance de leur enfant peu de temps après leur mariage.
34Toutefois, l’échec de la nuit de noces dépasse le seul enjeu de la capacité des époux à consommer le mariage. L’absence de relation sexuelle est parfois le résultat d’une abstention volontaire de la part d’un des époux, qui sanctionne par son refus une situation découverte le jour même de l’union, et qui le détermine dès la première nuit à ne pas entrer plus avant dans la conjugalité pour pouvoir plus aisément obtenir une séparation.
Des déconvenues précoces qui amènent à refuser la consommation du mariage
35Alors que le dol n’est pas recevable en matière de mariage, les premières désillusions surviennent parfois peu de temps après la signature des registres. La nuit de noces est l’occasion de diverses révélations sur le passé du conjoint, et notamment sur son passé sexuel ou sentimental. Des témoignages rapportent des nuits de noces au cours desquelles des hommes et des femmes refusent de consommer le mariage, pour rester fidèles à leur amant ou à leur maîtresse. Certains vont jusqu’à quitter la chambre nuptiale au cours de la nuit pour rejoindre l’être aimé (Brouardel, 1900, 35). Il arrive également que, à l’occasion du premier rapprochement physique, des époux découvrent (ou croient découvrir) la non-virginité de leur épouse et n’acceptent pas cette situation. C’est le cas de Gabriel de V. qui presse son épouse Andrée de La F. de questions sur ses connaissances en matière de sexualité dans la cabine du train dans laquelle ils passent leur nuit de noces, en 1903 : « Mon mari me demanda un peu subitement en quoi consistait le mariage. Je répondis que je le savais. Il fut surpris de ma réponse. […] Quoi qu’il en soit, à sa première question, il en ajouta une autre et me demanda comment j’avais été instruite de ces questions. Très émue, affolée même, je lui avouai qu’une nuit un homme était entré dans ma chambre et m’avait prise de force. Le fait s’était passé deux ans avant mon mariage. […] Ainsi instruit, M. de V. me déclara que je ne serais pas sa femme et que dès le lendemain il me renverrait à ma famille [31]. »
36Le mari, sans compassion pour son épouse qui lui révèle avoir été violée, demande le divorce immédiatement quand il apprend qu’elle n’est pas vierge [32]. Lors du procès civil, les époux s’accordent pour fournir au juge une même version des faits : c’est ce qu’explique a posteriori Andrée de La F. aux juges ecclésiastiques lors de la seconde procédure en séparation, religieuse cette fois : « Le divorce a été prononcé en sa faveur. Pour ménager mon honneur, mon mari avait convenu avec mon père qu’il fonderait sa demande sur l’injure grave que je lui aurais faite la nuit même de nos noces en lui interdisant la porte de ma chambre, à la suite d’une dispute éclatée entre nous dans le train [33]. » Devant le tribunal ecclésiastique, les époux, soumis plus que jamais au devoir religieux de dire la vérité, expliquent finalement ce qui s’est réellement passé. L’Église leur accorde alors la dispense de non-consommation, dans la mesure où il n’y a eu aucun rapprochement physique entre eux : il ne s’agit en aucun cas de sanctionner la non-virginité de l’épouse, qui n’est pas exigée par le droit canonique. Dans les deux procès qui les occupent, la nuit de noces est mobilisée, mais les époux en offrent des récits complètement différents. Les dossiers des archives vaticanes, qui joignent parfois une retranscription du jugement civil et interrogent les époux sur la nature des faits avancés pour obtenir le divorce, révèlent donc qu’il peut y avoir une distorsion entre ce que les époux racontent lors d’une séparation au civil et une séparation au religieux. Ils montrent également que la concordance des versions des époux ne garantit pas nécessairement que les témoignages soient fidèles à la réalité des faits.
37Des déconvenues sont liées en partie au contexte de la journée du mariage, riche en émotions. Certaines personnes, submergées par la fatigue et l’anxiété, font des crises graves : épisodes épileptiques, crises névrotiques ou psychotiques… En découvrant juste après la cérémonie que leur conjoint est en fait atteint d’une maladie nerveuse ou psychiatrique, des hommes et des femmes réagissent immédiatement. Par exemple, Ludovica F. se marie avec Albert K. en 1896 mais se sépare aussitôt de lui, comme elle l’explique devant le tribunal ecclésiastique quelques années plus tard : « Le soir de notre mariage, au dîner, mon mari a été pris d’un tremblement nerveux, les yeux renversés et injectés de sang, la bouche remplie d’écume, dans cet état il a glissé sous la table, j’ai remarqué une goutte de sang sur son couvert. Que s’est-il passé ensuite, je ne saurais le dire. On nous a séparés, et quand je suis revenue près de lui, il avait les yeux hagards et ne se souvenait de rien. C’était environ ¾ d’heure après la crise. »
38Une témoin de la scène résume la situation ainsi : « le jeune homme s’est raidé [sic], est tombé sous la table, avec contraction du visage et des membres, la figure décomposée, en un mot avec toutes les marques de l’épilepsie [34]. » Le père de l’épouse prend alors soin de séparer les époux, qui passent leur nuit de noces chacun de leur côté, dans leur famille respective. C’est le mari qui, s’estimant délaissé par son épouse, entreprend la demande de divorce au tribunal civil, mais c’est l’épouse qui fait la démarche auprès de l’officialité pour obtenir la dispense religieuse pour non-consommation, qu’elle justifie en avançant les raisons suivantes : « La première, c’est l’état de santé de mon mari, et ensuite la faculté pour moi de me remarier. Enfin, une dernière raison, c’est qu’il a obtenu le divorce du tribunal de Romorantin, ce qui est pour moi une nouvelle injure [35]. » Ainsi, dans cette affaire, les époux sont chacun à l’origine d’une procédure, l’un au civil, l’autre au religieux, et produisent des récits de leur nuit de noces qui n’insistent cependant pas sur les mêmes aspects : l’un reproche à sa femme de ne pas lui avoir pas rendu le devoir conjugal, tandis que l’autre reproche à son mari son état de santé qui par ailleurs lui avait été dissimulé, revendiquant ainsi son abstention.
39Mais c’est surtout la proximité nouvelle et obligatoire des époux dans la chambre nuptiale durant la première nuit qui occasionne des déconvenues, qui ne sont pas nécessairement liées à une inaptitude au coït. La répugnance extrême qu’inspire le conjoint peut être désignée comme l’origine de la rupture. C’est ce que montre par exemple une affaire portée devant la Congrégation du Concile à propos d’un mariage contracté en 1881 : Pauline de K. se plaint de ce que son mari le comte Ignace de W. ne lui a pas « accordé les droits d’épouse, n’ayant jamais rempli ni même cherché à remplir les devoirs d’époux ». Mais un médecin de famille rapporte l’explication du mari : « La raison était la répugnance, et les motifs physiques et personnels. Il avait l’intention d’accomplir son devoir, mais il a été arrêté par les constatations qu’il a faites. » L’avocat d’Ignace de W. précise que c’est la vue de son épouse « couverte d’eczéma » ainsi que sa « dentition mauvaise » qui l’empêchent d’aller plus loin [36]. L’Église accorde la dispense pour non-consommation du mariage. Pour les juges, peu importe en fin de compte ce qui a déterminé le mari à s’abstenir : ce qui compte est d’avoir la certitude de la non-consommation, ce que permettent les rapports des médecins légistes, qui ont conclu après l’observation des « parties sexuelles et l’hymen en particulier, dans un état d’intégrité complète [qu’il] n’y avait point eu consommation de l’acte de mariage [37] ».
40Mais généralement, les époux tâchent de mettre en avant des motifs plus sérieux quand ils se plaignent de leur conjoint en mauvaise constitution physique. Pour justifier leur demande, ils expriment une forte inquiétude à propos de la santé des enfants qui pourraient naître d’unions avec un conjoint malade [38]. Par exemple, le recueil Les Divorcés peints par eux-mêmes contient le témoignage d’un mari alerté par la mauvaise odeur de son épouse, constatée après avoir passé quelques heures dans l’espace confiné de la chambre nuptiale : « J’ai été fiancé pendant deux mois avec une demoiselle des environs de Paris. Durant ces deux mois, à table, en voiture, en promenade, on me plaçait toujours très soigneusement à la gauche de ma fiancée. “Côté du cœur !”, pensais-je. Le soir de mes noces, me trouvant à son côté droit, je fus suffoqué par une odeur pestilentielle qui émanait de son oreille droite. Elle avait une otite suppurante, que, pendant nos fiançailles, elle avait pu dissimuler, grâce à des injections oxygénées qu’elle s’administrait une heure avant mes visites, très « ponctuelles ». Le jour du mariage, comme elle n’avait pas trouvé le temps de prendre sa petite injection, j’ai passé ma nuit de noces dans une odeur de crémerie. Ma femme avait une otite tuberculeuse. On aurait eu de jolis enfants. Ses parents pensaient : “Quand il l’aura, il la gardera !” Non, merci. Et je suis bien content que le divorce m’ait permis de me défaire de cette marchandise avariée (Téry, 1908, 195). »
41Alors que l’union matrimoniale est contractée dans le but de fonder une famille et d’avoir des enfants, la santé apparaît comme est un critère primordial de choix du conjoint, et la découverte d’une maladie occasionne un choc de nature à remettre en cause l’engagement des époux. C’est une des raisons qui poussent les milieux eugénistes à réclamer à partir des dernières années du xixe siècle la mise en place d’un certificat prénuptial obligatoire, qui nécessiterait une visite médicale des deux fiancés destinés à attester de leur bonne santé avant qu’ils ne consomment le mariage [39].
42Il arrive que les faits dissimulés semblent encore plus surprenants, comme dans cette procédure au cours de laquelle un mari explique que sa femme, qui s’était retirée de la chambre nuptiale au cours de la nuit parce qu’elle avait mal au ventre, avait en réalité accouché discrètement d’un enfant [40]. Dans ce dernier cas, s’estimant trahi et floué, il se sépare immédiatement d’elle, et obtient sans difficulté le divorce ; mais l’Église ne lui donne pas pour autant raison, car les preuves de non-consommation ne sont pas suffisantes, d’autant plus que les époux ont commencé leur nuit de noces dans le même lit, et reconnaissent s’être prodigué des caresses. Ce qui paraît inacceptable aux yeux de la société (des relations avant le mariage, qui plus est avec un autre homme que son futur mari, et un accouchement au cours de la nuit de noces) ne l’est pas nécessairement pour l’Église qui ne fait pas de la virginité ou de l’absence de gravidité des conditions sine qua non pour la validité du sacrement de mariage.
43Ces situations semblent extraordinaires, mais elles ne sont peut-être pas si rares qu’on pourrait le penser : comme le suggère l’auteur d’un article paru en 1893 dans le journal La lanterne, qui évoque quelques cas de figure de mariages mort-nés, à la suite de révélations faites immédiatement après la cérémonie : « L’histoire n’est pas nouvelle des mariages rompus presqu’au sortir de la mairie et où il n’y a eu de consommé que le repas de noces. Mais presque toujours la rupture s’explique par une raison plausible : c’est une scène qui a éclaté entre les époux récemment unis et qui révèle une incompatibilité d’humeur irrémédiable ; c’est la découverte tardive d’un embonpoint suspect qui a échappé jusque là aux yeux trop confiants d’un fiancé trop épris ; ou bien encore la révolte d’une victime innocente, sacrifiée par des volontés égoïstes et impérieuses à une union qui n’a pas le consentement intime de son cœur [41]. »
44Cet article confirme la représentation de la nuit de noces comme un moment de révélation qui dépasse de loin le champ de la sexualité. Toutes ces affaires révèlent la pauvreté des interactions et la méconnaissance du corps de l’autre avant le mariage, qui est l’occasion d’une confrontation brutale à l’altérité. Les récits de déception montrent aussi, de la part de celui ou de celle qui a dissimulé une situation problématique, la persistance de la vision du mariage comme une union définitive et indissoluble qui explique l’espoir que le conjoint se résigne face à la découverte, une fois le mariage signé ; ce que démentent ces démarches précoces de séparation.
Des violences conjugales dès le premier soir
45Une deuxième configuration fréquente dans les procès de séparation concerne non pas les cas de non-consommation du mariage, mais ceux où la première relation sexuelle, aboutie ou non, ou même la seule perspective qu’elle puisse avoir lieu, sont l’occasion d’interactions conjugales marquées du sceau de violences physiques ou morales, ou entraînent chez au moins un des conjoints des sensations ou des sentiments négatifs très intenses.
Le problème du consentement sexuel
46Lors de la nuit de noces, un grand nombre de femmes sont confrontées à la peur du premier rapport sexuel. Beaucoup de jeunes filles, surtout celles qui sont issues des classes aisées ou de familles très pratiquantes, n’ont bénéficié d’aucune éducation à la sexualité et n’ont pas été éveillées au désir. Des épouses, dont certaines, totalement ignorantes des réalités du mariage, ne savent pas du tout ce qui les attend, sont ainsi abruptement soumises au devoir conjugal, subissant ce que les féministes et les plus progressistes appellent déjà parfois au xixe siècle le viol légal (Salmon, 2021, 557-576). Ceci concerne aussi bien les victimes de mariage forcé que celles qui ont désiré leur mariage sans savoir ce qu’il recouvrait au juste, ou sans que leur inclination pour leur « futur » ne s’assortisse d’un désir sexuel. Ce manque d’éducation à la sexualité touche aussi les hommes : s’ils ont pour la plupart déjà eu des expériences sexuelles avant le mariage, ils ne sont que rarement sensibilisés à l’importance du consentement sexuel [42] ou du désir féminins, et aux conséquences désastreuses d’un coït brutal. Pour toutes ces raisons, qu’il s’agisse d’un viol conjugal [43] caractérisé ou d’un acte sexuel au départ consenti mais qui s’avère cependant traumatisant, l’injonction du rapprochement physique inhérent à la nuit de noces s’avère être une véritable violence, physique ou morale, qui s’exerce sur les femmes. La journaliste Séverine, mariée en 1871 puis divorcée dès que la loi le permet, en 1885, dénonce notamment le fait que, lorsque l’épouse ne découvre que durant la nuit de noces en quoi consistent concrètement les « réalités du mariage », il s’agit d’une situation d’absence de consentement caractérisée. Après un premier texte paru en 1890 dans le quotidien Gil Blas (cité en introduction), elle fait paraître deux ans plus tard dans le même journal un témoignage (sans préciser aux lecteurs qu’il s’agit de sa propre expérience), qui établit un lien direct entre traumatisme du viol matrimonial et dégoût de la vie conjugale : « Je ne me suis pas donnée, je n’ai pas consenti, ce n’est pas vrai ! On m’a volée à moi-même, on m’a trompée, on m’a menti ! J’ai promis obéissance – je ne savais pas à quoi ! J’ai juré fidélité – je ne savais pas pourquoi ! » (Séverine, 1892.)
47Les divorces sont entrepris après quelques années de mariage par des épouses qui, un peu plus âgées, ont gagné en assurance et osent se plaindre afin de se défaire du lien matrimonial dès le début subi comme un joug. Ces démarches sont parfois accompagnées de demandes de nullité auprès de l’Église pour non-consentement lors de l’échange des vœux. Dans certains cas, la contrainte est attestée par des témoins dès avant le mariage : les coups, blessures, intimidations, privations, chantages au suicide exercés par les parents peuvent être confirmés par des domestiques, des amis ou des membres de la famille. L’attitude du marié ou de la mariée lors de la cérémonie ou pendant les festivités est aussi un indice : les pleurs, l’immobilité, la prostration, le mutisme, le refus de manger ou de danser laissent deviner la contrariété ou le désespoir qui touche la personne sommée de se marier. Mais il arrive que les contraintes soient exercées avec discrétion, ou qu’elles soient intériorisées par les époux qui n’osent exprimer leur refus d’une union qui leur déplaît. Les juges sont donc attentifs aux manifestations du refus de l’union qui s’expriment même après la cérémonie et l’échange des consentements. C’est la raison pour laquelle, dans les causes matrimoniales canoniques où les épouses évoquent un cas de mariage forcé, il est presque toujours fait référence à la première nuit, et au caractère subi de la relation sexuelle qu’elle implique. Les théologiens du xixe siècle ne reconnaissent pas la notion de viol conjugal en raison du principe du debitum : le devoir conjugal [44] est dû de façon symétrique par chacun des époux à son conjoint et l’absence de consentement à la relation sexuelle n’est pas un motif de nullité religieuse, mais si le refus s’est manifesté dès le début de la relation, il peut être considéré par les canonistes comme un indice de l’absence de consentement au moment de l’administration du sacrement, difficile à prouver, puisque c’est devant des témoins que les époux ont prononcé leur accord à l’église. Ainsi, le debitum n’est envisageable que dans le cadre d’un mariage valide, et il ne concerne que certaines pratiques sexuelles, c’est-à-dire le coït potentiellement reproducteur. Ceci explique que les juges soient donc attentifs aux témoignages où la contrainte sexuelle est évoquée, et posent des questions en ce sens, sans toutefois jamais utiliser le mot de « viol [45] ». Dans les dépositions des époux – mais surtout des épouses –, la nuit de noces apparaît comme le moment critique où même ceux ou celles qui ont tenté jusque-là de faire bonne figure éprouvent leur désarroi avec plus de force. Par exemple, dans une affaire portée devant le tribunal ecclésiastique au début du xxe siècle, une trentaine d’années après son mariage contracté en 1875, des juges demandent à Catherine E. : « Avez-vous témoigné à votre mari, après votre mariage, que vous l’aviez épousé contrainte et forcée ? Lui avez-vous refusé le droit de vous traiter comme sa femme ? Lui avez-vous du moins redit votre répugnance pour sa personne et pour son procédé peu délicat à l’égard d’une jeune fille épousée malgré elle ? Pensiez-vous pouvoir, en conscience, le traiter comme votre mari, étant donné la nature du consentement donné au jour du mariage [46] […] ? »
48L’épouse avait dix-huit ans au moment de sa nuit de noces, sur laquelle elle s’explique : « Après le mariage […] nos rapports et surtout nos rapports conjugaux se ressentirent immédiatement de la froideur que mon mari m’inspirait ; je pourrais même dire que j’éprouvais du dégoût pour lui. Je ne pouvais pas lui refuser d’exercer ses droits de mari ; […] je me croyais obligée, par le “oui” sacramentel, à lui donner ce qu’il me demanderait, mais à l’église, je n’avais pas soupçonné ce qui me serait demandé dans la vie commune, en vertu de l’engagement que je prenais. Quand je compris en quoi consiste le mariage, tout protesta en moi contre l’idée de me livrer à un homme qui ne m’inspirait, je le répéterai toujours, que froideur et dégoût. Monsieur F. le constata bien [47]. »
49Catherine E. affirme catégoriquement son aversion pour son mari mais évoque aussi l’intériorisation de l’injonction du devoir conjugal, alors même qu’elle ne savait pas, comme nombre de jeunes filles élevées dans l’ignorance de la sexualité, en quoi il consistait quand elle est entrée pour la première fois dans le lit nuptial. C’est aussi comme une obligation que le mari perçoit la consommation qu’il tente de lui imposer. Ainsi, à la question « Votre femme s’est-elle prêtée volontiers à l’accomplissement du devoir conjugal ? Semblait-elle fuir ou désirer votre présence ? », Georges F. répond, sûr d’être dans son bon droit : « J’ai rencontré beaucoup de résistance chez ma femme quand j’ai voulu user de mes droits d’époux, ce qui m’exaspérait naturellement [48]. »
50Le motif de la « contrainte » est surtout mobilisé par les femmes qui, après avoir été obligées de se marier, se retrouvent pendant la nuit de noces menacées ou confrontées au viol conjugal. Les hommes, quant à eux, ne se posent pas comme victimes de viol conjugal, mais peuvent se voir reprocher par l’épouse ou sa famille de n’avoir pas rendu le debitum. Dans la mesure où les normes de la sexualité conjugale prévoient que l’homme soit à l’initiative du rapport sexuel, les hommes qui subissent la pression familiale pour se marier ne se retrouvent toutefois pas réellement confrontés à l’absence de consentement sexuel : il leur est aisé de simplement se refuser à leur épouse en n’amorçant aucun rapprochement physique. Toutefois, les épouses peuvent ensuite se plaindre d’avoir été délaissées.
Coups, blessures et vexations
51Hormis la violence que constitue la relation sexuelle imposée, les sources évoquent les coups et blessures infligées par le conjoint dès la première nuit. Le médecin légiste Paul Brouardel rapporte dans son Cours de médecine légale deux cas de violences physiques exercées par des maris sur leurs épouses, qui ont immédiatement porté plainte, et ont obtenu une séparation prononcée en leur faveur par les tribunaux civils : « Cependant, deux fois j’ai eu, commis par la justice, l’occasion d’intervenir à la suite de faits s’étant passés pendant la première nuit des noces. Le premier cas se rapporte à un médecin, c’était même l’un de mes anciens élèves, qui, étant parti en voyage de noces aussitôt après son mariage, en tenta la consommation dans le wagon du sleeping qui emmenait sa femme et lui dans le Midi. Aux environs de Valence, le gardien du wagon, entendant des cris, pénétra dans le compartiment et eut beaucoup de peine à maîtriser mon ancien élève, qui rouait sa femme de coups. […] La femme s’était rendue de bonne grâce aux désirs de son mari, mais, après plusieurs essais infructueux d’intromission, elle s’était refusée à continuer, prétextant une douleur par trop violente. La persuasion n’ayant pas réussi, notre confrère, pris de colère, s’était livré sur sa jeune épouse à des actes de brutalité qui amenèrent une séparation. La seconde affaire […] avait eu aussi son début sur la ligne de Lyon. Tout s’était passé comme dans le premier cas : le mari battait sa femme et le gardien du sleeping dut intervenir. Le seul point différent était la cause de la colère du mari ; dans ce cas, l’hymen corolliforme avait facilement permis le rapprochement et l’époux prétendait que sa femme n’était pas vierge. Le divorce fut prononcé contre le mari (Brouardel, 1900, 195-196). »
52Dans ces deux affaires, les cris ont alerté l’entourage, et les marques de coups restées visibles après la nuit ont pu être constatées par des médecins. La séparation est demandée ici par les épouses au motif des violences conjugales subies, et non par les maris déçus dans leurs attentes : de toutes façons, l’absence de virginité n’est pas un motif pris en considération par les tribunaux, qu’ils soient civils ou religieux, pour accorder une séparation.
53Les faits de violence sont habituellement reprochés aux maris. Il arrive néanmoins que le comportement de l’épouse soit mis en cause, comme dans cette affaire où, au cours de leur nuit de noces en 1865, Sophie P. de F. s’élance sur Oscar du Z., entre « dans une fureur épouvantable », et le mord à l’épaule jusqu’au sang. Les proches du mari le plaignent : il a dû « passer la nuit sur [son] fauteuil ». Lors des procès civil et religieux, c’est l’épouse qui est incriminée. Vingt ans après le mariage, lors du procès civil en 1885, le jugement du tribunal retient la version des faits donnée par le mari : « Les enquêtes démontrent […] que Madame du Z. s’est portée aux excès les plus graves contre son mari ; qu’après l’avoir mordu à l’épaule, la nuit de ses noces, alors qu’il voulait user de ses droits, elle l’a, depuis lors, accablé d’humiliations et d’injures [49]. » Ici, la violence féminine, d’autant plus inhabituelle qu’elle s’exerce au moment symbolique de la nuit de noces, est mise en avant comme la raison qui justifie la séparation, et ce en dépit des protestations de l’avocat de l’épouse qui explique l’attitude de sa cliente par la violence antérieure exercée par le mari, qui voulait lui imposer le devoir conjugal : « Outragée dans sa dignité d’épouse, traîtés [sic] comme une fille publique par un mari bestial, et par lui brutalisée à cause de la résistance qu’elle apposait [sic] à ses exigences ignobles, elle dût lutter en désespérée contre les violences qu’il employait vis-à-vis d’elle pour parvenir à ses fins. Pendant la lutte que presque aussitôt entrée dans la chambre nuptiale, elle eut ainsi à soutenir, affollée [sic] de douleur, terrassée par le sieur du Z., qui lui tordait les poignets, elle ne put lui faire lâcher prise qu’en le mordant à l’épaule gauche qu’il tenait appuyée sur la bouche de la victime [50]. »
54Fait suffisamment rare pour être signalé, la cause religieuse est menée à la suite d’une requête du mari : cette configuration suppose que le mari s’estime sûr de son bon droit.
55La justice ne prend pas seulement en considération les violences physiques, mais aussi les vexations et la violence psychologique. Le divorce peut ainsi être accordé pour « excès ou injures graves ». Le docteur Georges Morache raconte par exemple l’humiliation subie par une épouse, dont la vertu est mise en doute par son mari jaloux (Morache, 1902, 191). Après avoir observé sa femme pendant le bal des noces, et l’avoir trouvée beaucoup trop proche de son cousin, le mari décide de ne pas consommer le mariage et la conduit dès le lendemain chez un confrère pour lui faire vérifier l’intégrité de son hymen. Quelques mois plus tard, le tribunal civil accorde le divorce à l’épouse ; parmi les griefs reprochés au mari dans le jugement figure le fait que l’époux a « le lendemain de son mariage conduit sa jeune femme chez un médecin à l’effet de faire constater si elle était vierge ou non ». « Le divorce fut prononcé contre le mari… et ce fut justice », conclut le médecin légiste (Morache, 1902, 191). Le tribunal là encore ne se préoccupe pas d’enquêter sur la virginité de l’épouse et considère plutôt le grave affront subi par cette dernière dès la nuit de noces. Il en est de même dans le cas de ce mari qui quitte la chambre nuptiale pendant la nuit de noces pour aller rejoindre sa maîtresse (Brouardel, 1900, 156) ; ou dans cette affaire où dès le soir des noces, un mari interdit à sa femme de lui parler : « Il y a quelques années, le comte de X. se marie et part aussitôt en voyage de noces avec sa femme. Pendant le trajet, entre l’hôtel et la gare, la jeune femme adresse à plusieurs reprises la parole à son mari qui ne lui répond rien et qui, au moment d’arriver à la gare, lui dit simplement qu’à partir de ce moment il lui interdisait de lui adresser la parole la première et qu’elle devait se contenter de répondre à ses questions. La jeune femme fut profondément blessée par cette injonction, et, pendant que son mari allait prendre les billets, elle se fit immédiatement reconduire dans sa famille. Les magistrats admirent que le fait d’interdire à sa femme de lui parler, et que le refus de répondre aux questions posées, constituait, de la part du mari, une injure grave, et prononcèrent le divorce au profit de la femme (Brouardel, 1900, 35). »
56Pour compléter ses explications, Paul Brouardel précise que le mariage n’ayant pas été consommé, l’épouse « put même faire casser le mariage religieux ». Mais ce ne sont pas les mêmes événements nuptiaux qui sont mis en avant par les époux et pris en considération par les juges : au tribunal civil c’est le silence injurieux du mari, dans l’autre c’est la non-consommation à l’initiative de la femme. Les éléments constitutifs des récits de nuit de noces sont ici encore façonnés par les époux en fonction de l’horizon que constitue le jugement de séparation.
Conclusion
57Au-delà des aspects stratégiques qui participent à lui donner une place prépondérante – et parfois disproportionnée – dans les récits de déboires conjugaux, la nuit de noces qui ne se réduit pas seulement à la réussite ou l’échec de la première relation sexuelle, apparaît comme un moment crucial de construction ou de dislocation du lien conjugal. Elle peut occuper une place déterminante dans le passif d’un couple et dans sa décision de se séparer. Les détails cocasses de certains récits peuvent parfois nous faire sourire aujourd’hui : c’est également avec bonhomie que les journaux ou les études médicales rapportaient certains faits qui auraient aisément trouvé leur place dans des scénarios de vaudevilles. D’autres témoignages sont poignants, en particulier ceux qui portent sur le viol légal. Dans les procédures d’examen de la validité du lien conjugal, la prise en considération des témoignages sur la contrainte, notamment dans le contexte de la nuit de noces, fait de l’Église une institution qui permet le déploiement de la parole des victimes, voire la reconnaissance de leurs souffrances. C’est aussi l’investissement émotionnel propre à la première nuit du mariage qui explique les références à son échec et aux déceptions qu’elle a pu causer : alors qu’au cours de la seconde moitié du xixe siècle, le modèle du mariage d’amour s’impose progressivement, une première nuit caractérisée par la disharmonie conjugale fait ressortir l’anormalité de la situation, et la dramatise.
58Les différentes situations évoquées dans cet article ne sont sans doute pas représentatives de la majorité des couples qui se séparent à la fin du xixe siècle. Elles sont même présentées parfois comme des cas extraordinaires ; et c’est pour cette raison qu’on en trouve aussi la trace dans les journaux ou les ouvrages médicaux friands d’anecdotes. Mais au-delà de leur exceptionnalité, ces récits confirment des préoccupations fréquemment exprimées à propos des enjeux sociaux et moraux du mariage à la fin du xixe siècle. L’association incongrue entre nuit de noces et divorce, qui met en lumière des récits d’échecs matrimoniaux cuisants, a sans doute une conséquence sur la façon dont l’intimité conjugale se construit, dans le secret de la chambre : c’est peut-être la possibilité de la séparation qui pousse certains époux à craindre d’être quittés dès le début de leur mariage, et donc à faire des efforts dès la nuit de noces, pour donner les meilleures chances de réussite à leur vie conjugale.
59De façon paradoxale, c’est par l’étude de la séparation conjugale qu’une histoire de la nuit de noces est rendue possible : ce n’est presque que par l’intermédiaire des archives judiciaires que les expériences nuptiales sont renseignées ; et la connaissance du contexte législatif et des enjeux de la séparation conjugale est importante pour comprendre la façon dont la majorité des témoignages de nuits de noces qui sont accessibles aujourd’hui ont été construits.
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Notes
-
[1]
L’expression honeymoon est apparue en Angleterre à la fin du xvie siècle. Elle est employée sous sa forme traduite en France à partir du xviiie siècle, mais est surtout diffusée à partir du deuxième quart du xixe siècle (Venayre, 2009, 759).
-
[2]
Les procédures sont entreprises au départ devant l’officialité, c’est-à-dire le tribunal ecclésiastique diocésain. Mais les archives des officialités françaises produites après 1792 sont privées et ne sont pas ouvertes à la consultation (contrairement aux archives des officialités produites sous l’Ancien Régime, qui ont été versées pendant la Révolution française aux archives publiques, et qui sont aujourd’hui conservées aux Archives nationales et dans les archives départementales. Toutefois, les causes matrimoniales portées devant les officialités font dans la moitié des cas environ l’objet d’une procédure en appel portée devant les tribunaux du Vatican. Ces procédures en appel, conservées à l’Archivio Apostolico Vaticano [AAV] sont librement consultables quand elles sont antérieures à 1921 (fonds de la Congrégation du Concile [SCC] jusqu’en 1908, puis après la constitution apostolique Sapienti Consilio, fonds du tribunal de la Rote [SR]). Les Archives apostoliques vaticanes sont donc les seules qui permettent d’appréhender les séparations religieuses en France au xixe siècle et au début du xxe siècle. En raison de leur contenu sensible, qui touche à la vie intime des personnes, la citation de ces archives est soumise à un strict respect de confidentialité et d’anonymat. C’est pourquoi ne figure pas ici la cote précise des archives étudiées [remplacées par un x]. Les initiales des noms ont été modifiées et seule la date du mariage est précisée (et non la date exacte de la procédure) ; par exemple : AAV, SCCx, Élisabeth N. et Honoré X. [mariage en 1875].
-
[3]
Les journaux personnels féminins s’arrêtent bien souvent au jour du mariage. En s’appuyant sur l’exemple de Caroline Brame, qui se marie le 19 avril 1866 avec Ernest d’Orville, Michelle Perrot montre que même quand la jeune fille devenue femme continue à écrire, elle ne se livre pas à une description de la nuit de noces ou à une explication des sensations ou des sentiments éprouvés pendant ou après l’acte (Perrot, 1998, 62 et 102).
-
[4]
À propos de l’histoire de la séparation et du divorce au xixe siècle, notamment dans ses aspects institutionnels et sociaux : Feydeau, 2009, 743-749 ; Gaudemet, 1987, 398-405 ; la troisième partie de Gougelmann et Verjus, 2016 ; Ronsin, 1992 ; Schnapper, 1978.
-
[5]
La séparation de corps peut être demandée pour excès, sévices ou injures graves, adultère et condamnation à une peine infamante. Bernard Schnapper rappelle dans son article consacré à la séparation de corps qu’elle « entraînait la séparation des biens et permettait aux deux conjoints d’avoir des domiciles distincts. En revanche, et c’était une différence capitale, conformément à la tradition catholique, elle distendait mais ne supprimait pas le mariage, ne permettait pas le remariage des séparés même adultères et au xixe siècle n’abolissait pas l’incapacité de la femme mariée qui, même séparée, devait demander le concours de son mari pour les principaux actes de sa vie juridique (Schnapper, 1978, 454). »
-
[6]
À la différence du droit canonique qui n’emploie que le terme de nullité, le droit civil utilise aussi bien les mots « nullité » et « annulation », même si le Code civil de 1804 n’emploie que le terme de « nullité ». Les civilistes distinguent toutefois les mariages nuls des mariages annulables. Les mariages sont nuls pour trois raisons : l’identité de sexe entre les conjoints, le défaut absolu de consentement (par exemple en cas de trouble psychique aliénant toute faculté de jugement de la personne) et le manque absolu de célébration. Ils sont annulables pour toutes les autres causes de nullité, qui sont des empêchements dirimants : défaut de nubilité, existence d’un mariage précédent (donc polygamie), parenté ou alliance à un degré prohibé, défaut de publicité ou incompétence de l’officier, vice ou défaut de consentement (Davost, 1875, 16-26).
-
[7]
Ces procédures, anciennes, existent depuis le Moyen Âge. À ce sujet, voir Lefèbvre-Teillard (1982) ou Madero (2015).
-
[8]
Depuis les Articles organiques pour le culte catholique de 1801, le mariage exclusivement religieux devient illégal et doit être précédé obligatoirement du mariage civil : « Ils [les curés] ne donneront la bénédiction nuptiale qu’à ceux qui justifieront, en bonne et due forme, avoir contracté mariage devant l’officier civil (titre III, art. 54). »
-
[9]
La loi Naquet de 1884 admet le divorce pour trois causes : l’adultère d’un des époux, les excès, sévices ou injures graves et la condamnation d’un des époux à une peine « afflictive et infâmante » (Langlois, 2005, 404).
-
[10]
Auguste Boudinhon, professeur de droit canonique à l’Institut catholique de Paris, s’impose au début du xxe siècle comme le spécialiste des nullités de mariage religieux. Il conseille les époux et les accompagne dans leurs démarches auprès de l’officialité quand il estime que cela est pertinent au regard de leur vie conjugale passée. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le mariage, et en particulier sur la nullité du mariage religieux.
-
[11]
Par exemple, un mari déjà divorcé explique à un juge ecclésiastique pourquoi il tient à obtenir de l’Église une constatation de nullité en bonne et due forme : « Depuis qu’elle [son ancienne épouse] s’est remariée civilement, moi aussi j’ai fait de même. Cela m’a brouillé avec ma mère qui est fervente chrétienne. Je désire vivement, tenant moi-même beaucoup aux principes de notre religion, que tout puisse se régulariser. » AAV, SCCx, Marie P. et Étienne K. [mariage en 1881].
-
[12]
Constater la nullité d’un mariage consiste à considérer que le lien conjugal n’a jamais existé, tandis que la dissolution du mariage est autorisée par dispense exceptionnelle pour mettre fin à un mariage canoniquement valide, quand il n’y a pas eu de consommation (matrimonium ratum et non consummatum).
-
[13]
Il s’agit d’une contraction incontrôlable du vagin qui rend la pénétration très douloureuse, voire impossible (voir par exemple Lutaud, 1874, ou Gillard, 1884).
-
[14]
Félix Spring décrit ainsi la folie postnuptiale (ou postconnubiale) : « Il faut dire quelques mots d’une variété de crise qui se déclare dès la première nuit des noces et que l’on pourrait appeler : Folie post-nuptiale. Cette monomanie est caractérisée par l’aversion que l’un des époux ressent soudainement pour l’autre. Chez l’homme, elle est fort rare ; chez la femme, elle est plus fréquente et surtout plus grave ; elle peut aller jusqu’à l’aliénation mentale et, voire, jusqu’au suicide (Spring, 1885, 13-14). »
-
[15]
La publication de L’Ami des femmes date de 1864 mais la préface date de 1869. Alexandre Dumas fils y alterne propos empathiques à l’égard des femmes et considérations misogynes.
-
[16]
Le cas évoqué par L. Bonneau (Bonneau, 1879) a fait l’objet d’un article intitulé « Tribunal civil de la Seine (1re chambre). Demande en nullité de mariage », et paru dans La gazette des tribunaux le 26 avril 1861. L’article « Le divorce et les élections prochaines », publié dans Le petit Parisien le 22 juillet 1881, qui prend parti pour le rétablissement du droit au divorce, revient également sur cette affaire.
-
[17]
Plus d’une trentaine d’articles et d’interviews paraissent dans la presse à ce sujet. Par exemple : « Lapin matrimonial » dans La lanterne du 3 juillet 1893, ou « Derrière la toile », dans Le rappel du 30 juin 1893.
-
[18]
Pour un éclairage sur ce point : « La mariée d’Asnières » paru en 1896 dans la Revue des grands procès contemporains (241-265).
-
[19]
Avant l’élaboration du Code de droit canonique de 1917, qui simplifie et clarifie le droit canonique en ce qui concerne le mariage, les juges ecclésiastiques et les canonistes s’appuient sur le Corpus Iuris Canonici pour observer la validité du lien matrimonial. Ce recueil de textes constitue la base du droit canonique en vigueur entre 1582 et 1917. Sur le droit canonique sur le mariage au xixe siècle : Esmein (1891) ; l’article de A. Bride sur le Code de 1917 fait également des rappels historiques utiles sur le droit canonique avant cette date (Bride, 1935).
-
[20]
Comme un certain nombre d’affaires sont examinées plusieurs fois, ceci correspond en réalité à 166 affaires contenant des récits de nuit de noces.
-
[21]
AAV, SCCx, Élisabeth N. et Honoré W. [mariage en 1875].
-
[22]
Par exemple, voici la définition qu’en donne l’évêque Jean-Baptiste Bouvier dans sa Dissertatio sur le mariage, en 1827 : « L’essence du mariage est l’acte charnel. Le mariage est consommé par l’écoulement de la semence dans le vase naturel de la femme, par l’accouplement de l’homme et de la femme de telle manière qu’ils ne forment qu’une seule et même chair, selon ces paroles de la Genèse : “Et ils seront deux dans une même chair.” Toutes les fois que le membre viril ayant pénétré, l’écoulement de la semence a eu lieu, le mariage est réputé consommé (Bouvier, 1821, 2.1, L’empêchement par impuissance. Notions préliminaires). »
-
[23]
Sur l’impuissance masculine, voir l’ouvrage de Pierre Darmon intitulé Le tribunal de l’impuissance, qui s’appuie surtout sur des sources de l’époque moderne (Darmon, 1979), les travaux d’Alain Corbin (notamment Corbin, 2008, 191-211 ; 2011) et les travaux de Marie Walin qui travaille sur l’impuissance en Espagne au xixe siècle (par exemple Walin, 2018).
-
[24]
Le médecin légiste Ambroise Tardieu, sollicité par le mari, y a consacré une étude (Tardieu, 1870). L’affaire est un cas d’école, évoqué dans des ouvrages de vulgarisation comme celui du Docteur Caufeynon [Jean Fauconney] (1903), L’hermaphrodisme. Bi-sexués, féminins, infantiles, viragos, hommes à mamelles, Paris, C. Offenstadt. Voir les travaux de Gabrielle Houbre qui a analysé ce cas dans plusieurs articles (Houbre, 2016 et 2019).
-
[25]
Gabrielle Houbre montre ainsi qu’en France, la nullité de mariage a été prononcée trois fois seulement au cours du siècle pour cette raison d’erreur sur le sexe de la personne (sur 24 procès engagés), et à chaque fois contre les épouses (Houbre, 2016, 138).
-
[26]
AAV, SCCx, Lucie T. et Maurice H. [mariage en 1898].
-
[27]
AAV, SCCx, Laura P. et Gilbert W. [mariage en 1876].
-
[28]
AAV, SCCx, Marie P. et Étienne K. [mariage en 1881].
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
AAV, SCCx, Andrée de La F. et Gabriel de V. [mariage en 1903].
-
[32]
Sur les attentes de la virginité féminine par les hommes et l’injonction à la virginité féminine au xixe siècle : Corbin (2014, 30-36) ; Knibiehler (2012, 154-159) ; Mortas (2017) ; Segalen (1981) ; Cabantous et Walter (2020).
-
[33]
AAV, SCCx, Andrée de La F. et Gabriel de V. [mariage en 1903].
-
[34]
AAV, SCC, Libri decretorum, a. 190x, Ludovica F. et Albert K., cas 92 [mariage en 1896]. Témoignage de Madame Pierrion, invitée à la noce.
-
[35]
Ibid. Ici le fait qu’elle considère cela comme une injure est peut-être dû au fait qu’elle estime injuste d’être condamnée par le tribunal civil alors qu’elle considère que c’est son mari qui a le tort de lui avoir caché son état.
-
[36]
AAV, SCCx, Pauline de K. et Ignace de W. [mariage en 1881].
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Sur la peur de la transmission héréditaire des maladies, voir notamment Carol (1995, 115-136) et sur la crainte exprimée à ce sujet en particulier pendant la nuit de noces : Salmon (2017b et 2021).
-
[39]
Sur les débats sur le certificat prénuptial : Carol (1995, 312-318).
-
[40]
AAV, SCCx, Ludovic Z. et Henriette L. [mariage en 1905].
-
[41]
« Lapin matrimonial », La lanterne, 3 juillet 1893. Cet article porte sur l’affaire de la mariée d’Asnières, évoquée en note .
-
[42]
Cette notion de consentement est aujourd’hui discutée par les philosophes et féministes, qui remettent en cause la pertinence de l’expression, tout comme celle de « zone grise » qui dans le contexte précis du couple légitime est employée dans des situations où la notion de devoir conjugal est intériorisée (Mathieu, 1985 ; Fraisse, 2017).
-
[43]
J’entends par « viol conjugal » une relation sexuelle contrainte dans le cadre du mariage. Cette expression n’est presque jamais employée au xixe siècle ; et le viol conjugal n’est reconnu en France comme une infraction que depuis 1992. Cependant au xixe siècle, même si elle n’est pas punie par la loi, cette réalité est évoquée par des victimes et par des médecins, des essayistes et des observateurs du monde social, qui désignent le viol conjugal par des périphrases ou emploient l’expression de « viol légal ». Voir l’ouvrage dirigé par Patrick Chariot sur le viol conjugal aux presses du CNRS en 2019, et en particulier la contribution de Victoria Vanneau (Vanneau, 2019).
-
[44]
Sur le devoir conjugal au xixe siècle : Langlois (2005, 93-95) ; Muller (2019, 171-172) ; Salmon (2021, 544-594) ; Sohn (1996a, 780-790).
-
[45]
Claude Langlois rappelle, en s’appuyant sur les écrits du sulpicien Labrunie, que le mot « viol » est employé par les théologiens du xixe siècle dans un sens restrictif pour désigner « le commerce avec une fille qui était demeuré vierge » (Langlois, 2005, 68).
-
[46]
AAV, SCCx, Catherine E. et Georges F. [mariage en 1875]. Les époux ont un enfant ensemble mais se séparent au bout de quelques années. Ils divorcent à Genève en 1883, à la faveur de la loi suisse sur le divorce mais n’entament la séparation religieuse qu’au début du xxe siècle. Elle affirme que ce n’est que bien longtemps après qu’elle a appris la possibilité d’une séparation religieuse : « Il y a dix-huit mois seulement que, conduisant ma fille au catéchisme, j’entendis M. l’Abbé de Channac énumérer un certain nombre de cas de nullité de mariage. Il cita en particulier la “contrainte”. Ce fut une lumière pour moi. […] Bref, ce fut munie des renseignements nécessaires que je vins exposer ma triste histoire à Monsieur l’Abbé Boudinhon, et que j’introduisis une demande en nullité de mariage devant le Tribunal de l’officialité. »
-
[47]
Ibid.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
AAV, SCCx, Oscar du Z. et Sophie P. de F. [mariage en 1865].
-
[50]
Ibid.