Notes
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[1]
Mélanie Bourguignon est aspirante FNRS et bénéficie d’une bourse de doctorat financée par le Fonds national de la recherche scientifique (FRS-FNRS).
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[2]
Compte tenu des conditions de mortalité de l’époque en France, le seuil requis pour assurer le renouvellement des générations est estimé à environ 2,8 enfants par femme pour celles nées au début du xxe siècle (Sardon, 1990).
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[3]
Par exemple Landry (1934), Mombert (1929) ou encore Whelpton (1932), cités par Van Bavel (2010).
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[4]
En France, le conflit a entraîné une mortalité de guerre considérable, avec plus d’un million de morts dont une grande partie sont des hommes en pleine force de l’âge (Gilles et al., 2014). En Belgique, la Première Guerre mondiale a eu des effets beaucoup moins dévastateurs, avec une mortalité de guerre environ six fois moins élevée qu’en France (Rohrbasser, 2014).
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[5]
L’impact du conflit sur la nuptialité a plusieurs fois été relativisé : en France, les femmes se sont remariées avec des hommes qu’elles n’auraient pas forcément épousés en période de paix, notamment des hommes plus jeunes ou plus âgés, des migrants venus pour la reconstruction, des divorcés ou des veufs (Henry, 1966).
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[6]
À partir de 1954, la question du nombre d’enfants mis au monde n’est plus posée dans les recensements mais bien dans les enquêtes Famille associées qui ne concernent qu’un échantillon de la population. La première a été organisée conjointement au recensement de 1954, puis se sont succédées celles de 1962, 1975, 1982, 1990, 1999 et 2011. Les trois premières enquêtes n’ont concerné que les femmes déjà mariées.
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[7]
Voir annexe 1 relative à la confrontation des descendances finales obtenues selon les données des recensements de 1961 et de 1981 pour la génération de naissance 1907-1912.
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[8]
Les effectifs par génération et par niveau d’instruction sont disponibles à l’annexe 2.
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[9]
Brevet : Brevet d’études du premier cycle (BEPC), brevet élémentaire ou brevet d’enseignement primaire supérieur (BEPS) ; Baccalauréat : 1re ou 2e partie, y compris bac technique ou brevet supérieur.
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[10]
Diplôme de niveau supérieur au 2e baccalauréat (université, école d’ingénieurs…).
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[11]
Dans le texte, nous utiliserons plus fréquemment les termes « femmes mariées », sous-entendu les femmes qui ont été mariées, qu’elles le soient toujours au moment de l’enquête, ou non.
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[12]
Dans les quelques études mesurant les écarts sociaux de fécondité, l’écart maximal avoisine souvent un enfant par femme. Une étude des bassins industriels de la région de Charleroi (Belgique) montre un écart maximal de 1,2 enfant entre les houilleurs et la petite bourgeoisie, pour la génération qui amorce le déclin, et quelques années plus tard, l’écart n’était plus que de 0,5 enfant (Eggerickx, 2004). Van Bavel (2004) mentionne des écarts similaires entre les femmes les plus instruites et les femmes les moins instruites pour les générations nées au début du xxe siècle.
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[13]
Probablement liée à la faiblesse des effectifs de femmes de niveau d’instruction supérieur (voir figure 1 et annexe 2). Les intervalles de confiance à 95 % des descendances finales sont disponibles à l’annexe 3. Les intervalles de confiance sont obtenus comme suit :
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[14]
Voir annexe 3 pour les chiffres exacts.
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[15]
À plusieurs reprises, nous parlons d’« infécondité ». Ce terme désigne les femmes de parité 0, soit celles sans enfant au terme de leur vie génésique. Il n’est donc pas question d’infertilité en tant que telle puisque des femmes infécondes peuvent n’avoir aucun enfant, soit par choix, soit pour des raisons médicales. Notre propos ne porte pas sur cette distinction que nous ne sommes pas en mesure d’effectuer. L’évolution à la baisse ou la hausse de l’infécondité ne traduit donc ici que l’évolution de la proportion de femmes sans enfant, quelle que soit la raison de ce comportement et sans référence à l’incapacité de procréer.
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[16]
Il est entendu que le célibat des femmes observé se rapporte à une situation de droit et que toute cohabitation hors mariage, de fait, est passée sous silence dans le cadre d’un recensement de population. Ce type de cohabitation reste toutefois impossible à quantifier par le biais de ces données.
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[17]
En France et en Belgique, les indicateurs disponibles en matière de calendrier de fécondité ne concernent que les générations nées à partir du tout début du xxe siècle (à partir de la génération 1902-1906 en Belgique et de la génération 1899-1903 en France). Les comportements de ces femmes ne peuvent donc pas être comparés avec ceux des femmes issues des générations antérieures.
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[18]
Voir annexe 3 pour les chiffres exacts.
- [19]
Introduction
1Au début du xxe siècle, la baisse de la fécondité est déjà bien amorcée en Belgique et en France, comme dans de nombreuses régions d’Europe occidentale (Coale & Watkins, 1986). Elle n’a ensuite cessé de s’accentuer, conduisant à des niveaux de fécondité très faibles durant les années 1920 et 1930 (Festy, 1979), inférieurs au seuil de renouvellement des générations [2] (Sardon, 1990). Les générations de femmes mariées, nées à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle et dont l’essentiel de la vie génésique se déroule durant l’entre-deux-guerres, mettent au monde en moyenne 2,0 enfants en France et 1,9 en Belgique (Brée, Bourguignon, Eggerickx, 2016). Pour ces générations des premières décennies du xxe siècle, ces basses fécondités résultent notamment du report des naissances, d’une augmentation de la proportion de femmes sans ou avec un seul enfant et d’une forte diminution des familles nombreuses (Morgan, 1991 ; Sobotka et al., 2011 ; Brée, Eggerickx, Sanderson, 2017).
2Les démographes contemporains de ces changements ont interprété ces basses fécondités comme le prolongement du mouvement de déclin amorcé quelques décennies auparavant (Van Bavel, 2010), alors que d’autres, plus récemment, y ont plutôt vu une adaptation des comportements aux crises sociales, économiques et politiques qui ont marqué cette époque (Caldwell, 2008 ; Sobotka et al., 2011). Le débat reste malgré tout largement ouvert.
3L’objectif de cet article est de mesurer l’intensité et le calendrier de la fécondité selon la classe sociale des femmes dont la vie reproductive se déroule durant la première moitié du xxe siècle. Cet article se situe dans le prolongement d’une analyse plus globale de la fécondité durant l’entre-deux-guerres publiée dans un volume précédent des Annales de démographie historique (Brée, Bourguignon, Eggerickx, 2016). Les outils d’observation sont identiques dans les deux études : il s’agit des données exhaustives des recensements de population pour la Belgique et des données des enquêtes Famille pour la France. En exploitant rétrospectivement ces bases de données, notamment les questions sur le nombre d’enfants mis au monde et leur date de naissance, il est possible de calculer des indicateurs d’intensité et de calendrier de fécondité pour les femmes nées entre 1870 et 1920. La particularité du présent article est de présenter ces indicateurs selon la classe sociale des femmes, définie à partir de leur niveau d’instruction. Il s’agit d’un exercice exploratoire non exempt de problèmes méthodologiques et conceptuels sur lesquels nous reviendrons plus en détails.
La fécondité durant les premières décennies du xxe siècle (1900-1939)
4La fécondité durant les premières décennies du xxe siècle, et en particulier durant l’entre-deux-guerres, a été relativement peu étudiée pour différentes raisons : l’absence de données appropriées (Kok & Van Bavel, 2010), l’intérêt quasi-hégémonique des chercheurs pour la phase antérieure de déclenchement de baisse de la fécondité et ses cadres explicatifs (Schellekens & Van Poppel, 2012) et probablement le fait que les décennies 1920 et 1930 sont souvent perçues comme le terme de la première transition démographique (Bengtsson & Dribe, 2014) conduisant à une relative uniformisation des niveaux de fécondité. Celle-ci atteint effectivement des valeurs planchers, inférieures au seuil de remplacement des générations dans la plupart des pays occidentaux (Brée et al., 2016a).
Des facteurs structurels…
5Pour les démographes de cette époque [3], ces faibles niveaux de fécondité, qui prolongent le mouvement de baisse amorcé quelques décennies plus tôt, s’inscriraient dans le flux des évolutions socioculturelles – l’individualisme, le consumérisme, le développement de l’instruction, ou encore la sécularisation de la société (Van Bavel, 2010) –, économiques et politiques qui se développèrent à partir de la fin du xixe siècle. Parmi ces dernières, sont notamment évoquées l’amélioration globale du niveau de vie ainsi que les progrès technologiques et les modifications de l’organisation du travail rendant superflu le travail des enfants et ouvrant de nombreux emplois aux femmes (Tilly & Scott, 2002).
6En Belgique, par exemple, la protestation sociale qui se développa durant la crise économique des années 1873-1886, d’abord de manière sauvage, puis encadrée par le mouvement ouvrier socialiste, fut l’un des déterminants des législations sociales mises en œuvre à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle pour favoriser l’intégration de la classe ouvrière dans la société bourgeoise (Deneckere, 2010). Les lois réglementant et restreignant le travail des femmes et des enfants dans l’industrie (1889, 1909, 1914) ainsi que celles instaurant l’instruction obligatoire (1914) contribuèrent à augmenter le coût d’une descendance nombreuse, à modifier l’orientation intergénérationnelle des flux de richesses et à éroder sérieusement la conception de l’enfant comme source de profit pour le ménage (Omnès, 2003). Comme le soulignent E. Gubin et V. Piette (2004, 184), « dans les familles ouvrières, l’enfant-charge succède à l’enfant-richesse. À l’élevage rapide et à la mise au travail précoce succède un projet éducatif et de promotion sociale qui n’est effectivement envisageable que dans une famille réduite. » De même, les lois sur les pensions de vieillesse (1900, 1924, 1925), sur l’assurance chômage (1920) ou encore sur les accidents de travail (1903, 1919, 1929) jetèrent les bases d’un système de sécurité sociale et de pension (Jaumain, 1998 ; Dumoulin, 2010) autrefois au moins partiellement assuré par les enfants vis-à-vis des ascendants (Skirbekk, 2008). Ces facteurs de protection sociale, favorisant l’amélioration du niveau de vie et des parcours de vie moins incertains, ont probablement mené à une prise de conscience des avantages d’une descendance réduite.
7Parallèlement, un autre élément évoqué pour expliquer les faibles fécondités du début du xxe siècle est le travail des femmes et sa transformation (Skirbekk, 2008). En Belgique, en France, comme en Grande-Bretagne, par exemple, les femmes ont toujours travaillé (Omnès, 2003 ; Gardey, 2001). Jusqu’alors, le travail des femmes – surtout dans les secteurs agricole et industriel – dans des structures économiques proches du domicile, offrant parallèlement des opportunités d’emploi aux enfants, n’avait que très peu perturbé le rôle procréateur assigné aux femmes par la société et le maintien d’une fécondité élevée (Omnès, 2003 ; Gubin & Piette, 2004). Mais dès la fin du xixe siècle, le développement économique a entraîné une tertiarisation de la société, accompagnée de la création d’emplois ouverts aux femmes dans le commerce, avec l’essor de la grande distribution, dans les bureaux et l’administration publique, avec la révolution bureautique et la diffusion de la machine à écrire, dans l’enseignement, le secteur de la santé, etc. (Gubin & Piette, 2004 ; Beaupré, 2012 ; Marissal, 2018). Ces nouveaux besoins de l’économie en emplois féminins entraient pourtant en contradiction avec le discours familialiste bourgeois défendant l’image traditionnelle de la femme au foyer, épouse et mère de famille (Jaumain, 1998 ; Gubin & Piette, 2004). Durant l’entre-deux-guerres, le travail des femmes a même été progressivement perçu comme une menace pour l’ordre social, la moralité publique et la fécondité (Gubin & Piette, 2004 ; Marissal, 2018). Pour D. Gardey (2001), travail de bureau et éducation des enfants étaient difficilement conciliables pour une jeune employée, alors que la domesticité et l’enseignement interdisaient le mariage (Marissal, 2018). Par ailleurs, l’usine et le bureau étaient perçus comme des lieux dangereux où les femmes pouvaient échanger des informations sur les pratiques contraceptives et abortives.
8Ce modèle familial bourgeois, qui assigne aux hommes et aux femmes des tâches familiales différenciées et exclusives et qui valorise une descendance nombreuse, ne correspond que très imparfaitement à la réalité des faits et des chiffres, puisque la baisse de la fécondité s’accélère durant l’entre-deux-guerres. Le contrôle des naissances et la très faible fécondité de cette période s’inscrit à contre-courant des législations mises en place et des injonctions natalistes qui imprègnent la plupart des courants politiques et qui suscitent même une forte adhésion auprès des féministes (Marissal, 2018).
… aux facteurs conjoncturels
9Les basses fécondités du début du xxe siècle peuvent toutefois difficilement être dissociées du contexte de crises de l’époque. La Première Guerre mondiale a été considérée comme « un moment de rupture dans les comportements et les pratiques des individus » (Faron, 2002, 5), à l’origine d’un effet dépréciatif sur la natalité et la fécondité, d’autant qu’elle a touché essentiellement des jeunes gens d’âges féconds [4] (Mamelund, 2004). La nuptialité, principale porte d’entrée de la fécondité, a également souffert de la première guerre, avec de nombreux mariages empêchés par l’absence (temporaire ou définitive) des hommes en âge de procréer, et/ou différés par les conditions de vie difficiles et l’incertitude du lendemain (Henry, 1966 ; Festy, 1984 ; Desplanques & Chesnais, 1988) [5]. Il est évident que les séparations de longue durée qu’ont subi les couples pendant le conflit ont pu affecter les relations entre conjoints. Si de nombreux couples ont correspondu, tentant de faire survivre un semblant de quotidien (Vidal Naquet, 2014 ; Hanna, 2019), nombre d’entre eux ont été très perturbés et ont même fini par divorcer (Brée, 2019). Hommes et femmes ont aussi dû faire face aux infidélités – réelles ou supposées – de leur conjoint, comme en témoigne l’augmentation des demandes de divorce pour adultère dans l’immédiat entre-deux-guerres (Phillips, 1988 ; Sohn, 1996). Ces infidélités, avec des prostituées pour un certain nombre d’hommes aux fronts, ont entraîné une augmentation des maladies vénériennes après la première guerre mondiale qui, accompagnées d’infertilités temporaires ou définitives (Szreter, 2014), peuvent aussi avoir contribué aux basses fécondités (Cahen & Minard, 2019).
10Si la décennie 1920 est socioéconomiquement plus florissante, du fait notamment des effets de la reconstruction d’après-guerre et d’une croissance économique importante, elle donne lieu, à partir des années 1929-1930 à une crise économique sans précédent, plusieurs fois mise en lien avec les basses fécondités de l’entre-deux-guerres (Sobotka et al., 2011). Il n’est pas rare que des bas niveaux de fécondité et/ou des ruptures dans les tendances correspondent à des périodes de crise et d’instabilité économiques. C’est également le cas de la grande dépression économique des années 1873-1892, perçue comme un catalyseur du déclin de fécondité et de natalité en Belgique (Eggerickx, 2004 ; Eggerickx et al., 2016). De la même manière, la dépression économique qui s’enclenche en 1929-1930 a été présentée comme un facteur aggravant les basses fécondités observées en Belgique (Julin & Lesoir, 1943a, b) et en France (Schor, 2004), ayant entraîné un report temporaire des mariages et des naissances. Les répercussions démographiques liées à ces évènements étaient à peu près semblables aux États-Unis, avec des niveaux de fécondité qui n’auraient probablement jamais été atteints en l’absence de crises majeures (Caldwell, 2006, 2008). Comportements attentistes, appréhension de l’avenir dans un contexte d’inflation, poussée du chômage et dégradation globale du niveau de vie… autant d’évolutions qui marquent au fer rouge les comportements démographiques des populations.
11Ainsi, les faibles niveaux de fécondité observés durant les premières décennies du xxe siècle se situeraient dans le prolongement du mouvement de baisse amorcé au xixe siècle et marqueraient la fin de la transition de la fécondité dans les pays d’Europe de l’Ouest. Ils seraient l’une des conséquences d’un ensemble d’évolutions socioculturelles (individualisme, sécularisation, développement de l’instruction), économiques (consumérisme, tertiarisation de l’économie, progrès technologique) et politiques (cadres législatifs réglementant le travail des femmes et des enfants et fixant les prémices de la sécurité sociale) ayant marqué la société de cette époque. Ces évolutions consacrèrent la prise de conscience des avantages d’une famille réduite et légitimèrent d’une certaine manière la généralisation des attitudes contraceptives. Et ce, en dépit de l’obsession nataliste – exacerbée durant l’entre-deux-guerres et qui touche tous les milieux politiques – consacrant le modèle familial traditionnel et patriarcal de la femme au foyer, épouse et mère avant tout.
Fécondité différentielle selon le statut socioéconomique
12Observe-t-on des différences sociales en termes de comportements reproductifs durant les premières décennies du xxe siècle ? Les études empiriques portant sur cette question sont peu nombreuses, notamment du fait des problèmes de disponibilité des données et de la complexité des enjeux théoriques sous-jacents (Oris, 2008). La constitution de catégories sociales ou socioprofessionnelles est au centre des problèmes que rencontrent les études d’histoire sociale et/ou de démographie différentielle. Il n’existe pas de système de classification universel, exploitable tel quel dans le temps comme dans l’espace (Hubscher, 1980 ; Desrosieres & Thévenot, 2002). La mesure et la définition de l’appartenance sociale se heurtent au type de sources de données dont dispose le chercheur et à leur qualité (Oris, 2008). Ainsi, dans les sources classiques que sont les registres paroissiaux, d’état civil et de population, les principaux problèmes concernent le sous-enregistrement de la profession des femmes et leur imprécision (Oris, 2008 ; Manfredini & Breschi, 2008). Il est probable que ces obstacles touchent également les recensements de la population (Schweitzer, 2002). Nous reviendrons brièvement sur ces aspects dans la section « Aspects méthodologiques ».
13Le rôle précurseur des élites dans la modification des comportements reproducteurs constitue l’un des piliers du modèle de la diffusion culturelle de l’innovation (Rogers, 2003). Dans ce cadre, « l’idée de la famille réduite, ou l’acceptabilité des moyens pour réaliser cette fin » (Van de Walle, 1969) serait une innovation, transmise des élites vers les autres classes sociales (Friedlander et al., 1991 ; Dribe et al., 2014). Au-delà de cette notion d’innovation, toujours contestée, notamment parce qu’elle semble implicitement renvoyer à un schéma élitiste et linéaire, de nombreuses études empiriques ont démontré qu’au xixe siècle, en Europe occidentale, la fécondité des milieux aisés, de l’aristocratie aux classes moyennes, est plus faible que celle des classes les plus pauvres, qu’il s’agisse des travailleurs agricoles ou du prolétariat industriel (Haines, 1992 ; Dribe et al., 2014 ; Klüsener et al., 2016). Il en va de même pour la méta-analyse de V. Skirbekk (2008) qui étudie le passage d’une relation positive à une relation négative entre fécondité et classe sociale et suppose, en comparant cependant des contextes historiques et géographiques très différents, que les groupes qui occupent le sommet de la pyramide sociale se caractérisent initialement par des niveaux plus élevés de fécondité, ce qui s’inverse au cours du temps. La relation entre l’intensité de la fécondité et la classe sociale n’en est pas pour autant linéaire, le niveau de la fécondité n’évoluant pas forcément (toujours) selon un gradient social.
14Dans les premières décennies du xxe siècle, la baisse de la fécondité peut être considérée sous l’angle à la fois d’un processus d’adaptation des comportements reproducteurs aux nouvelles donnes socioéconomiques et d’un processus de diffusion de l’innovation sous la forme de nouvelles attitudes et valeurs. Pour cette période, le champ de la fécondité socialement différenciée dans les sociétés transitionnelles est encore largement en friche. Dans le prolongement des quelques théories existantes, notre objectif consiste à analyser l’interrelation entre la classe sociale des populations et leurs comportements de fécondité. En particulier, deux questions sont posées. D’une part, l’intensité de la fécondité varie-t-elle selon la classe sociale mesurée à partir du niveau d’instruction des femmes ? Et d’autre part, les « mécanismes » de la restriction de la fécondité, tels que la contraception d’arrêt, le report des naissances ou encore le recours au célibat définitif, diffèrent-ils selon la classe sociale des femmes ? Nous posons l’hypothèse de comportements différenciés selon la classe sociale des femmes, comportements qui seraient notamment fonctions de différences sociales observées en matière de diffusion du processus de transition de fécondité et d’arbitrage entre « qualité » et « quantité » d’enfants. Dans ce cadre, les écarts sociaux de fécondité résulteraient notamment de degrés d’avancement différents dans le processus de transition de fécondité. Notre hypothèse est donc que le changement culturel affectant les attitudes a pris naissance dans les classes supérieures, s’est progressivement diffusé dans les classes moyennes, puis dans la classe ouvrière (Lesthaeghe & Surkyn, 1988 ; Livi-Bacci, 1986).
Aspects méthodologiques
Les données rétrospectives des recensements de la population en Belgique et des enquêtes Famille en France
15L’analyse de la fécondité durant les premières décennies du xxe siècle se heurte d’emblée au problème de la disponibilité des données. L’utilisation de données individuelles de moins de 100 ans, extraites par exemple des registres d’état civil et des registres de population, n’est autorisée ni en Belgique, ni en France. Au mieux, ne pourraient donc être couvertes que les deux premières décennies du xxe siècle. En outre, ces données n’étant ni informatisées, ni centralisées, elles ne permettent en pratique que des études portant sur de petites populations, compte tenu de l’ampleur des tâches de dépouillement et d’encodage. Enfin, les données agrégées provenant d’une part des statistiques de l’état civil (nombre de naissances) et, d’autre part, des recensements de la population (structures par âge des femmes mariées ou non) permettent au mieux de calculer les indices de fécondité de Coale et n’autorisent aucun croisement avec des variables socioéconomiques.
16La solution proposée dans le cadre de cet article consiste à utiliser de façon rétrospective les données individuelles plus récentes extraites des enquêtes Famille (France) et des recensements de la population (Belgique). Plus précisément, il s’agit des questions posées aux femmes sur leur vie féconde, telles que le nombre d’enfants mis au monde et leur date de naissance respective. Il est donc possible de reconstituer la vie génésique de générations de femmes interrogées au moment de l’enquête ou du recensement et de produire une série d’indicateurs de fécondité – descendance finale, parités atteintes, âges aux différentes naissances, etc. – qui ne peuvent généralement être calculés pour des générations anciennes que par l’intermédiaire de la méthode classique de reconstitution des familles et pour des populations de taille réduite, avec les problèmes de représentativité qui en découlent. Les données d’enquête sont représentatives de l’ensemble de la population de la France alors que les données des recensements couvrent la totalité de la population de la Belgique. Enfin, un dernier avantage et non des moindres : ces données individuelles permettent de croiser les paramètres de fécondité avec d’autres variables, telles que la situation matrimoniale ou encore le niveau d’instruction, et donc de produire des analyses de démographie différentielle.
17Si ces données individuelles et rétrospectives offrent un potentiel d’analyse intéressant, elles ne sont pas exemptes d’une série de problèmes qui ont été présentés et analysés en détails dans un article de la revue Population (Brée et al., 2016). Il s’agit des erreurs de mémoire, des non-réponses et de biais de sélection induits par la mortalité et l’émigration internationale. Les tests réalisés valident l’utilisation des données rétrospectives des recensements de la population belge et des enquêtes Famille en France pour une analyse longitudinale de la fécondité. Les travaux de Neels (2006), de Van Bavel (2014) et d’Andersson et Sobolev (2013) confirment cette conclusion.
18En matière de sources de données, les recensements de 1961 et 1981 sont utilisés dans le cas de la Belgique pour analyser la fécondité des femmes nées, respectivement, entre 1872 et 1902 et entre 1902 et 1931 (tableau 1). Seul un échantillon au dixième de la population recensée en 1961 est disponible, soit plus de 900 000 personnes, alors que pour 1981, nous disposons de l’ensemble de la population recensée (près de 10 millions d’individus). Par ailleurs, dans le recensement de 1961, nous connaissons le nombre d’enfants que les femmes ont eus au cours de leur vie féconde mais pas les dates de naissance de ces enfants, ce qui ne permet pas de connaître leur rang de naissance et donc de différencier l’âge à la maternité par rang. Dans le cas de la France, les données proviennent des enquêtes Famille réalisées en 1954 (qui portent sur les femmes non célibataires nées entre 1899 et 1908) et 1975 (femmes non célibataires nées entre 1910 et 1924). Ces premières enquêtes Famille [6] permettent d’analyser la fécondité des générations de femmes fécondes durant l’entre-deux-guerres.
Identification des sources de données et description des échantillons d’analyse*
Identification des sources de données et description des échantillons d’analyse*
* Femmes non célibataires pour lesquelles les données sur le niveau d’instruction sont disponibles.Le niveau d’instruction comme indicateur proxy de la classe sociale
19Dans le cas de la France, les générations sélectionnées concernent des femmes qui sont encore en âge d’activité au moment des enquêtes. Ce n’est pas valable pour le cas de la Belgique qui porte, pour toutes les générations, sur des femmes âgées de 60 ans et plus au moment des recensements et pour lesquelles aucune information sur leur activité antérieure n’est disponible. L’objectif étant de constituer quelques grandes catégories sociales présentant chacune une certaine homogénéité, tout en assurant une comparabilité entre la France et la Belgique et entre les différentes générations, la seule option consiste à utiliser le niveau d’instruction des femmes comme marqueur de l’appartenance sociale. Le niveau d’instruction est défini comme le plus haut niveau de diplôme obtenu et déclaré au moment de la collecte des données. Si cette variable n’est quasiment jamais utilisée comme proxy de l’appartenance sociale dans les études relatives au xixe siècle, son usage, comme mesure différentielle de la fécondité, apparaît au début du xxe siècle pour ensuite s’intensifier (Skirbekk, 2008 ; Brzozowska, 2015). Est-ce pour autant une mesure valable pour illustrer la classe sociale ?
20En France comme en Belgique, au début du xxe siècle, les différents niveaux du système scolaire sont encore socialement très cloisonnés. En Belgique, la démocratisation scolaire, qui débute en 1914 avec l’introduction de l’instruction obligatoire jusqu’à 14 ans, s’arrête à l’école primaire et ne concerne pas l’enseignement moyen (secondaire) et universitaire, réservé à certains groupes sociaux (Hardewyn, 2016). Après l’école primaire, il existe trois grandes voies scolaires, socialement étanches : « Les structures scolaires en vigueur à l’aube du xxe siècle sont organisées en voies parallèles, ne communiquant pas entre elles, et étant destinées chacune à un public d’origine sociale déterminée : aux enfants du peuple, l’école primaire et son quatrième degré ; aux enfants de la petite bourgeoisie (employés, artisans, commerçants), l’école moyenne offrant le degré inférieur des humanités modernes ; aux enfants de la bourgeoisie et des professions libérales, les collèges et athénées offrant les humanités modernes complètes et les humanités latines. » (Grootaers, 1998, 90.) Durant l’entre-deux-guerres, ce système ne se modifie pas fondamentalement ; la sélection sociale à l’entrée des différentes voies persiste, même si des passerelles favorisant, en nombre restreint, la promotion des enfants les plus doués des classes populaires vers les différentes voies de l’enseignement moyen, sont mises en place (Grootaers, 1998). En France également, l’accès aux différents niveaux d’instruction demeure fortement stratifié en fonction de l’origine sociale : l’enseignement primaire et les écoles professionnelles sont réservées au peuple et les études secondaires à la bourgeoisie et aux notables (Prost, 1968).
21Le niveau d’instruction semble donc un marqueur social pertinent durant les premières décennies du xxe siècle. Il présente un autre avantage par rapport à la profession ou au statut socioprofessionnel : après 25 ans, le niveau d’instruction des individus n’évolue généralement plus, ce qui n’est pas forcément le cas des autres variables citées. Qu’en est-il cependant de la mobilité sociale, indépendamment d’un niveau d’instruction stable ? Selon J. Falcon (2016, 4), « les nombreuses études menées sur ces questions au niveau international soulignent néanmoins que dans l’ensemble, il n’y a pas eu depuis le début du xxe siècle d’augmentation majeure de la mobilité sociale dans la plupart des sociétés occidentales. L’accès inégal à l’éducation en fonction du milieu social constitue généralement le principal obstacle à l’égalisation des chances entre les individus, puisque le niveau d’étude d’une personne dépend toujours sensiblement de son milieu social d’origine. » En ce qui concerne les employés, un groupe appartenant à la classe moyenne, la mobilité sociale était peu fréquente au sein d’une même génération, durant l’entre-deux-guerres en Belgique (Vanhooren, 2016).
22Une des autres limites de notre approche est de ne pouvoir prendre en considération le niveau d’instruction de l’homme qui, combiné avec celui de la femme, fournirait une meilleure estimation de l’appartenance sociale du couple et une mesure plus pertinente de la fécondité différentielle. Dans l’état actuel des bases de données, il n’est pas encore possible d’établir un lien entre la femme et son conjoint, et donc d’identifier le niveau d’instruction de ce dernier qui joue pourtant un rôle déterminant dans les apports socioéconomiques et l’identification sociale du couple. Par ailleurs, notamment dans le cas belge, les femmes considérées sont âgées de 60 ans et plus au moment de l’observation ; les plus âgées sont donc souvent veuves, et l’on ne dispose d’aucune information sur leur ancien conjoint. On peut néanmoins supposer que le début du xxe siècle se caractérise par une homogamie sociale. C’est ce qu’avait démontré A. Girard (1964) avec son étude célèbre sur les couples formés entre 1914 et 1959 en France. En d’autres termes, la distance sociale et culturelle entre mari et femme serait faible et le niveau d’instruction de l’épouse correspondrait peu ou prou à celui du mari.
23Pour poursuivre la validation du choix du niveau d’instruction comme proxy de l’appartenance sociale, il reste à vérifier d’éventuels effets de sélection dus aux sorties d’observation par décès ou émigration en fonction du niveau d’instruction. Pour cela, ont donc été confrontées les descendances finales obtenues selon les données des recensements de 1961 et de 1981 pour la génération de naissance 1907-1912 [7]. Pour le niveau d’instruction primaire, les descendances finales sont respectivement de 2,12 et de 2,20 enfants, soit un écart de 4 %. Pour le niveau secondaire, les indices sont de 1,80 et 1,93 enfant, soit une différence de 7 %. Enfin, pour le niveau universitaire, les valeurs sont de 1,76 et 1,91 enfant, soit une différence de 8 %. Ces différences sont acceptables d’autant que le recensement de 1961 n’est disponible qu’au 1/10e, ce qui accroît les intervalles de confiance des indices calculés (annexe 3). On peut dès lors considérer que l’hypothèse d’indépendance est satisfaite : quel que soit le niveau d’instruction, la fécondité des femmes décédées ou émigrantes est identique à celle des survivantes au moment des recensements et des enquêtes.
24L’évolution des indices de fécondité calculés peut aussi être affectée par un effet de composition des différentes générations de femmes : une femme née en 1880 et diplômée de l’enseignement secondaire n’a pas forcément les mêmes caractéristiques qu’une femme née en 1915 en possession du même diplôme. En l’état, il nous est impossible de contrôler cet effet de composition puisqu’aucune information socioéconomique autre que le niveau d’instruction n’est disponible. Deux arguments nous confortent toutefois dans l’idée que cet effet de composition pourrait être modéré : d’une part, la démocratisation de l’enseignement, qui entraîne une généralisation progressive de l’accès à l’éducation, ne survient réellement qu’à partir de 1914 et affecte de façon probablement marginale nos générations de femmes ; d’autre part, on peut légitimement supposer que ces changements de composition ont d’autant plus d’impact qu’ils concernent une longue période d’observation ; nos analyses se bornent grosso modo à l’analyse de la fécondité durant trente années, soit une période probablement insuffisante pour que ces effets de composition puissent agir de façon marquée.
25Enfin, nous avons été contraints d’opérer des regroupements de niveaux d’instruction atteints et donc de simplifier la typologie présentée. Les nomenclatures d’instruction sont variables d’un pays à l’autre et d’une année de collecte à l’autre. La classification internationale standard des niveaux d’instruction (ISCED) propose un cadre commun comparable et applicable pour tous les pays (tableau 2). Les femmes sont ainsi réparties en trois groupes [8] : (1) celles disposant au mieux d’un diplôme de l’enseignement primaire, correspondant à la classe populaire ; (2) celles ayant un diplôme de l’enseignement secondaire, regroupant les classes moyennes et la bourgeoisie ; et (3) celles diplômées de l’enseignement supérieur et correspondant aux élites sociales et culturelles (figure 1). Faute d’effectifs suffisants, ne seront prises en considération que les générations de femmes diplômées de l’enseignement supérieur nées à partir de 1882.
Répartitions des femmes non célibataires par génération de naissance et par niveau d’instruction telles qu’observées dans les données des recensements belges et des enquêtes françaises « Famille »
Répartitions des femmes non célibataires par génération de naissance et par niveau d’instruction telles qu’observées dans les données des recensements belges et des enquêtes françaises « Famille »
26Par souci de comparabilité entre les deux pays, l’article porte exclusivement sur la population des femmes non célibataires [11], c’est-à-dire celles qui se déclarent mariées, veuves ou divorcées au moment de la collecte de données. Les analyses porteront autant sur des indicateurs d’intensité (descendance finale, parités atteintes) que de calendrier de fécondité (âge moyen à la première ou à la dernière naissance).
Résultats
Des déclins de fécondité aux allures variables
27Au début du xxe siècle, le déclin de la fécondité est déjà bien amorcé. En Belgique, il s’enclenche à l’échelle nationale à partir des années 1870-1880, tandis qu’en France, le mouvement survient avec au moins un demi-siècle d’avance. Dès le début du xxe siècle, la Belgique et la France présentent par contre des niveaux similaires, avec des fécondités basses, inférieures au seuil requis pour le remplacement des générations.
28Le mouvement de déclin concerne toutes les tranches de la population, quelle que soit la classe sociale des femmes, mais survient avec des temporalités et des intensités différentes (figure 2). En Belgique, le gradient social est marqué, avec un déclin de fécondité bien avancé parmi les générations les plus anciennes de femmes plus instruites. Des niveaux de fécondité très bas – 1,5 enfant par femme d’instruction supérieure et 1,8 enfant par femme d’instruction secondaire – sont atteints pour les générations de femmes nées entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle. Du côté des femmes moins instruites, la fécondité décline aussi, même si elle se situe pour les générations les plus anciennes à des niveaux supérieurs et atteint moins rapidement (dès les générations nées vers 1900) un minimum de l’ordre de 2 enfants par femme. Par la suite, les indices de fécondité des différents groupes convergent, du fait d’une reprise anticipée et plus vive de la fécondité parmi les plus diplômées et d’un déclin de fécondité encore marqué chez les femmes moins instruites. Pour les générations nées à la fin du xixe siècle, l’écart est d’environ 0,5 enfant entre les femmes les moins instruites et les femmes les plus instruites [12] ; pour les femmes nées une vingtaine d’années plus tard, les écarts, même s’ils restent statistiquement significatifs, n’avoisinent désormais plus que 0,2 enfant par femme.
29Du côté de la France, les écarts sociaux de fécondité sont plus élevés qu’en Belgique pour les générations du tout début du xxe siècle (plus de 0,8 enfant d’écart contre 0,3 à 0,5 pour la Belgique). Cela s’explique principalement par le fait qu’en France, les femmes sans diplôme sont isolées des femmes d’instruction primaire et pas en Belgique. Si on exclut, dans un premier temps, les femmes les plus instruites, la relation entre niveau d’instruction et fécondité est négative. La fécondité des femmes d’instruction supérieure se situe à des niveaux inférieurs à celle des femmes n’ayant aucun diplôme. L’amplitude importante des intervalles de confiance [13] ne permet toutefois pas de conclure à des niveaux de fécondité significativement différents entre les femmes les plus instruites et celles diplômées de l’enseignement primaire ou secondaire.
Descendance finale (avec intervalle de confiance à 95 % de part et d’autre) des femmes non célibataires par génération de naissance et niveau d’instruction [14]
Descendance finale (avec intervalle de confiance à 95 % de part et d’autre) des femmes non célibataires par génération de naissance et niveau d’instruction [14]
Les changements d’intensité de fécondité résultent essentiellement de l’évolution des familles sans enfant et des familles « très » nombreuses
30La descendance finale reste une moyenne classique ; la répartition des femmes par niveau de parité atteint, c’est-à-dire en distinguant les femmes ayant zéro, un, deux, trois ou quatre enfant(s) et plus en fin de vie génésique apporte des éléments complémentaires (figure 3).
31En Belgique, la baisse de la fécondité observée jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale résulte surtout de la diminution des familles nombreuses : plus de 30 % des femmes nées durant la décennie 1870 ont quatre enfants et plus, tandis que cela concerne moins de 20 % des femmes nées au tout début du xxe siècle. La diminution de la fécondité résulte aussi de l’augmentation parallèle de familles de plus petites tailles (parités 0, 1 et 2), avec la progression la plus spectaculaire des femmes ayant un seul enfant (une femme sur six nées vers 1870 contre plus d’une sur quatre nées après 1900). Cela est vrai quel que soit le niveau d’instruction des femmes, excepté pour les femmes les plus instruites qui, en début d’observation, se situent à un stade plus avancé de leur transition de fécondité. Chez ces dernières, les proportions de familles nombreuses (parité 4 et plus) se situent déjà à des niveaux très bas, inférieurs à 10 % chez les femmes nées vers 1900 tandis qu’ils avoisinent encore 15 ou 16 % chez les femmes moins instruites nées au même moment. L’évolution à la hausse de l’infécondité [15] constitue une particularité des générations actrices du déclin de fécondité. Elle révèle notamment l’adoption d’un mode de vie novateur (Coale, 1973), chez des femmes que l’on considère comme pionnières d’un « modern life style » différent du mode de vie « traditionnel » (Van Bavel & Kok, 2010).
32La rupture avec la période qui suit est nette. Avec les générations nées après 1900, la fécondité stagne puis remonte, tant en France qu’en Belgique. Dans les deux pays, ce mouvement résulte non seulement de la perte de vitesse du modèle conjugal sans enfant, mais aussi de l’affirmation du modèle familial à deux enfants, accompagnée d’une légère augmentation des familles nombreuses (parité quatre et plus). C’est aussi pour ces générations fécondes durant l’entre-deux-guerres que les écarts entre niveaux d’instruction sont les moins importants, reflets d’une homogénéisation des comportements de fécondité, quelle que soit la classe sociale des femmes.
33En Belgique le « refus de l’enfant », très présent parmi les premières générations observées, quel que soit le niveau d’instruction mais plus prononcé encore chez les femmes les plus instruites, s’accompagne d’un « refus du mariage » également plus marqué chez ces dernières. Les données collectées lors du recensement de 1981 portent autant sur les femmes non célibataires que sur les célibataires [16]. Ces dernières sont proportionnellement très nombreuses chez les diplômées du supérieur. Parmi les femmes nées au début du xxe siècle, plus d’une sur dix est restée célibataire, tous niveaux d’instruction confondus. Cela concerne jusqu’à quasiment une femme sur deux diplômées de l’enseignement supérieur parmi celles nées en 1902-1912. Pour les générations suivantes, cette proportion diminue, mais reste sensiblement plus importante chez les femmes d’instruction supérieure. Compte tenu du nombre important d’hommes jeunes décédés ou déplacés durant la première guerre mondiale, on pourrait supposer l’existence d’un célibat définitif « forcé » (on ne se marie pas, faute de prétendants disponibles). Ce célibat forcé ne devrait toutefois pas uniquement concerner les femmes les plus instruites. En période de crise, il est aussi possible que les jeunes gens préfèrent reporter leur mariage à une période plus propice, voire l’annuler, faute de pouvoir s’établir économiquement en nouveau ménage. Là encore toutefois, il paraît surprenant que le célibat définitif, pour cause de crise, affecte de façon plus prononcée les femmes plus instruites. Faut-il alors percevoir le célibat définitif comme moyen volontaire de contrôler sa vie matrimoniale et, par conséquent, sa vie féconde ? Cela serait-il particulièrement vrai chez les femmes les plus instruites qui, en Belgique, adoptent de façon encore plus brutale, rapide et précoce des comportements radicaux en matière de fécondité, spécialement en période de crises et de fragilisations ? À ce stade, rien ne permet toutefois d’affirmer que ces événements conjoncturels ont favorisé de tels changements ou les ont simplement renforcés.
Des périodes de vie reproductive très courtes, surtout au sommet de la pyramide sociale
34Parallèlement aux différences en matière d’intensité de fécondité, il existe aussi des décalages par niveau d’instruction dans les calendriers de fécondité [17] (figure 4). Le gradient social est visible tant en France qu’en Belgique, avec des âges à la première et à la dernière maternité plus élevés chez les femmes les plus instruites. Dans les deux pays, les femmes les moins instruites nées avant la première guerre mondiale ont leur premier enfant vers 25 ans, contre environ 29 ans en moyenne chez les plus diplômées. Il est évident que les études peuvent retarder l’entrée des femmes instruites dans la vie féconde. Mais ce facteur n’explique certainement pas toutes les différences, étant donné que les âges à la première maternité se situent bien au-delà de l’âge de fin des études. Toujours est-il que transparaît au travers d’un âge moyen à la première maternité plus tardif, une période de temps avant la première naissance sensiblement plus longue chez les femmes plus instruites, qui peut découler de différents événements liés par exemple au travail de la femme ou à d’autres projets de vie, avant qu’elles ne s’engagent réellement dans la maternité.
Distribution de la descendance finale par parité et niveau d’instruction, femmes non célibataires
Distribution de la descendance finale par parité et niveau d’instruction, femmes non célibataires
Âges moyens à la première et dernière maternité et durées de vie féconde des femmes non célibataires, par génération de naissance et niveau d’instruction
Âges moyens à la première et dernière maternité et durées de vie féconde des femmes non célibataires, par génération de naissance et niveau d’instruction
35L’âge à la dernière maternité oscille quant à lui entre 30 et 34 ans selon la génération et le niveau d’instruction, ce qui suppose un contrôle de la fécondité très efficace et volontaire, la période de vie féconde pouvant théoriquement s’étendre jusqu’à 45 ou 50 ans (Feller, 1998). Il en résulte des durées de vie génésique très courtes, variant selon la génération de 5 à 6 ans en Belgique et de moins de 5 années en France chez les plus instruites, jusqu’à 7 à 8 ans en Belgique et autour de 6 ans en France chez les moins diplômées. La durée de vie reproductive un peu plus longue de ces dernières, combinée à une descendance finale plus élevée, pourraient-elles révéler un risque d’« échec contraceptif » plus élevé que pour les autres statuts sociaux ? Cette piste, qui reste à explorer, nécessite l’analyse plus fine des durées des intervalles intergénésiques, notamment entre l’avant-dernière et la dernière naissance ; une stratégie d’arrêt imparfaite, liée à une inefficacité partielle des modes de contrôle de la fécondité, peut se traduire par l’allongement du ou des deux derniers intervalles intergénésiques (qui peuvent prendre des valeurs supérieures à celles attendues dans le cadre d’une fécondité naturelle) (Van Bavel, 2004, 121).
36Quoiqu’il en soit, ces différentes tendances mettent en évidence des comportements de contrôle de la fécondité davantage orientés vers une contraception d’arrêt de la fécondité plutôt qu’un espacement des naissances, dès que la parité désirée est atteinte. Quelle que soit leur classe sociale, ces femmes prennent en main leurs destins féconds et les « arrangent » selon les contraintes imposées par leurs parcours de vie individuels.
Conclusions
37Globalement, un gradient social est perçu dans les comportements de fécondité du début du xxe siècle : les générations de femmes les moins instruites ont plus fréquemment des descendances finales plus élevées que les femmes les plus instruites. Au-delà de ces différences, la profondeur temporelle des données utilisées ne permet pas d’observer les prémices du déclin pour tous les groupes de femmes, et donc de conclure avec certitude que le décrochage de la fécondité a été observé en premier lieu pour une classe sociale particulière. Pour ces générations de femmes, l’écart maximum observé entre classes sociales est de 1 enfant en Belgique et d’un peu plus de 0,5 enfant en France.
38Quel que soit la classe sociale, en Belgique comme en France, ce sont les générations nées à la charnière des xixe et xxe siècles qui mettent au monde le moins d’enfants. La réduction de la fécondité, qui atteint un plancher durant l’entre-deux-guerres, résulte à la fois de l’augmentation du poids relatif des modèles familiaux de taille réduite à un enfant ou sans enfant et de la diminution de la part des familles nombreuses de 4 enfants et plus. Ces évolutions, plus perceptibles dans le cas belge, compte tenu d’un recul temporel plus important, sont observées pour toutes les femmes, même si celles, très instruites, présentent pour ces générations charnières les situations les plus radicales avec des modèles familiaux sans enfant ou à un enfant très dominants et des modèles à 3 enfants ou à 4 enfants et plus très minoritaires.
39Des différences apparaissent aussi en matière de calendrier de fécondité. Les femmes très instruites ont des âges à la première et à la dernière maternités plus élevés, combinés à des durées de vie reproductives légèrement moins longues que les femmes les moins instruites. Mais de manière générale, les comportements de fécondité de toutes les classes sociales sont davantage orientés vers une contraception d’arrêt que vers un espacement des naissances, avec une maîtrise de plus en plus efficace du destin génésique.
40Les écarts sociaux, au demeurant assez faibles même si statistiquement significatifs, s’inscrivent dans un contexte de contrôle généralisé de la fécondité. Celui-ci découle d’une série d’évolutions ou de transformations socioéconomiques, culturelles et politiques amorcées au cours des dernières décennies du xixe siècle et probablement renforcées par l’instabilité économique et politique qui caractérise l’entre-deux-guerres.
41Notre contribution, surtout exploratoire, est loin d’avoir clarifié les débats en cours, et de nombreuses questions restent encore en suspens. L’objectif était avant tout d’analyser la situation de deux pays en combinant plusieurs sources d’observation. Il en a résulté l’agrégation de générations (quinquennales) et des niveaux d’instruction afin d’assurer la comparabilité des données et d’éviter, dans la mesure du possible, le problème des petits nombres. Grâce à son exhaustivité, il conviendrait d’exploiter plus en profondeur les potentialités du recensement belge de 1981. Il s’agirait par exemple de resserrer la chronologie des faits en retraçant l’évolution de la fécondité à partir de générations annuelles de naissance plutôt que de générations quinquennales. Il en résulterait inévitablement une meilleure juxtaposition des tendances démographiques et des événements socioéconomiques, culturels et politiques. Par ailleurs, il serait intéressant de calculer rétrospectivement des taux de fécondité par âge qui permettrait de mieux évaluer l’impact des événements conjoncturels (crise économiques, guerre) sur le calendrier de la fécondité. Enfin, nous aimerions affiner la typologie des niveaux d’instruction en distinguant l’enseignement secondaire inférieur de l’enseignement secondaire supérieur, ou l’enseignement secondaire général de l’enseignement secondaire technique ou professionnel. Cela permettrait d’approcher la situation des classes moyennes, noyées, dans le cas de cette étude, dans un agrégat plus large de femmes détentrices d’un diplôme de l’enseignement secondaire.
Évolution de la descendance finale des femmes non célibataires en Belgique. Comparaison des résultats des recensements de 1961 (pointillés) et de 1981 pour les mêmes générations
Effectifs de femmes non célibataires au moment de l’enquête par génération de naissance et niveau d’instruction
Descendance finale (et intervalle de confiance à 95%) des femmes non célibataires par génération de naissance et niveau d’instruction
Proportions de femmes non célibataires par génération, parité atteinte et niveau d’instruction
Âges moyens aux première et dernière maternités et durées de vie féconde des femmes non célibataires, par génération de naissance et niveau d’instruction
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Notes
-
[1]
Mélanie Bourguignon est aspirante FNRS et bénéficie d’une bourse de doctorat financée par le Fonds national de la recherche scientifique (FRS-FNRS).
-
[2]
Compte tenu des conditions de mortalité de l’époque en France, le seuil requis pour assurer le renouvellement des générations est estimé à environ 2,8 enfants par femme pour celles nées au début du xxe siècle (Sardon, 1990).
-
[3]
Par exemple Landry (1934), Mombert (1929) ou encore Whelpton (1932), cités par Van Bavel (2010).
-
[4]
En France, le conflit a entraîné une mortalité de guerre considérable, avec plus d’un million de morts dont une grande partie sont des hommes en pleine force de l’âge (Gilles et al., 2014). En Belgique, la Première Guerre mondiale a eu des effets beaucoup moins dévastateurs, avec une mortalité de guerre environ six fois moins élevée qu’en France (Rohrbasser, 2014).
-
[5]
L’impact du conflit sur la nuptialité a plusieurs fois été relativisé : en France, les femmes se sont remariées avec des hommes qu’elles n’auraient pas forcément épousés en période de paix, notamment des hommes plus jeunes ou plus âgés, des migrants venus pour la reconstruction, des divorcés ou des veufs (Henry, 1966).
-
[6]
À partir de 1954, la question du nombre d’enfants mis au monde n’est plus posée dans les recensements mais bien dans les enquêtes Famille associées qui ne concernent qu’un échantillon de la population. La première a été organisée conjointement au recensement de 1954, puis se sont succédées celles de 1962, 1975, 1982, 1990, 1999 et 2011. Les trois premières enquêtes n’ont concerné que les femmes déjà mariées.
-
[7]
Voir annexe 1 relative à la confrontation des descendances finales obtenues selon les données des recensements de 1961 et de 1981 pour la génération de naissance 1907-1912.
-
[8]
Les effectifs par génération et par niveau d’instruction sont disponibles à l’annexe 2.
-
[9]
Brevet : Brevet d’études du premier cycle (BEPC), brevet élémentaire ou brevet d’enseignement primaire supérieur (BEPS) ; Baccalauréat : 1re ou 2e partie, y compris bac technique ou brevet supérieur.
-
[10]
Diplôme de niveau supérieur au 2e baccalauréat (université, école d’ingénieurs…).
-
[11]
Dans le texte, nous utiliserons plus fréquemment les termes « femmes mariées », sous-entendu les femmes qui ont été mariées, qu’elles le soient toujours au moment de l’enquête, ou non.
-
[12]
Dans les quelques études mesurant les écarts sociaux de fécondité, l’écart maximal avoisine souvent un enfant par femme. Une étude des bassins industriels de la région de Charleroi (Belgique) montre un écart maximal de 1,2 enfant entre les houilleurs et la petite bourgeoisie, pour la génération qui amorce le déclin, et quelques années plus tard, l’écart n’était plus que de 0,5 enfant (Eggerickx, 2004). Van Bavel (2004) mentionne des écarts similaires entre les femmes les plus instruites et les femmes les moins instruites pour les générations nées au début du xxe siècle.
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[13]
Probablement liée à la faiblesse des effectifs de femmes de niveau d’instruction supérieur (voir figure 1 et annexe 2). Les intervalles de confiance à 95 % des descendances finales sont disponibles à l’annexe 3. Les intervalles de confiance sont obtenus comme suit :
-
[14]
Voir annexe 3 pour les chiffres exacts.
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[15]
À plusieurs reprises, nous parlons d’« infécondité ». Ce terme désigne les femmes de parité 0, soit celles sans enfant au terme de leur vie génésique. Il n’est donc pas question d’infertilité en tant que telle puisque des femmes infécondes peuvent n’avoir aucun enfant, soit par choix, soit pour des raisons médicales. Notre propos ne porte pas sur cette distinction que nous ne sommes pas en mesure d’effectuer. L’évolution à la baisse ou la hausse de l’infécondité ne traduit donc ici que l’évolution de la proportion de femmes sans enfant, quelle que soit la raison de ce comportement et sans référence à l’incapacité de procréer.
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[16]
Il est entendu que le célibat des femmes observé se rapporte à une situation de droit et que toute cohabitation hors mariage, de fait, est passée sous silence dans le cadre d’un recensement de population. Ce type de cohabitation reste toutefois impossible à quantifier par le biais de ces données.
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[17]
En France et en Belgique, les indicateurs disponibles en matière de calendrier de fécondité ne concernent que les générations nées à partir du tout début du xxe siècle (à partir de la génération 1902-1906 en Belgique et de la génération 1899-1903 en France). Les comportements de ces femmes ne peuvent donc pas être comparés avec ceux des femmes issues des générations antérieures.
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[18]
Voir annexe 3 pour les chiffres exacts.
- [19]