Notes
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[1]
Chiffre calculé sur la base des signatures de soixante chefs de famille qui avaient contribué à un impôt en 1821.
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[2]
Le système des Capitulations réglait jusqu’au xixe siècle la vie des Européens dans les pays du Levant. La Capitulation, octroyée pour la première fois à François Ier par Soliman le magnifique en 1534 et ensuite appliquée au fur et à mesure aux autres nations européennes, garantissait un statut privilégié aux ressortissants européens, notamment la protection consulaire pour tout affaire juridique (Ulbert, 2006, 14).
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[3]
Le droit matrimonial des Livournais était effectivement très avancé pour son époque : il restreignait la bigamie au seul cas de stérilité constatée de la femme après dix ans de mariage (mais la qualité de sujets européens rendait la bigamie inapplicable même dans ce cas) et la soumettait au consentement exprès et écrit de la première épouse ; il prévoyait en outre, en cas de décès du mari, la restitution intégrale de la dot à sa femme.
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[4]
Quatre cas entre 1788 et 1798.
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[5]
L’influence mémorielle a pu se répandre en raison du vide d’analyses scientifiques. En effet, si l’histoire des Juifs tunisiens a désormais fait l’objet de nombreux ouvrages, la trajectoire des Juifs livournais de la Régence a bénéficié de moins d’attentions. Minorité dans une minorité religieuse, cette population a longtemps payé le prix d’une position sociale inconfortable, ni pleinement assimilable aux colonisateurs ni aux colonisés.
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[6]
L. Levy rappelle que parmi les Twansa l’usage du mot « livournais » ou « grana » impliquait automatiquement l’acception de « juif », ainsi qu’on évitait l’expression « Juif livournais », car il y aurait eu un pléonasme. (Levy, 1999, 218).
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[7]
L’accord réglant la coexistence entre Juifs tunisiens et livournais établissait que tout nouveau Juif venu d’un pays de foi chrétienne aurait été automatiquement absorbé par la communauté livournaise. (Ayoun, 1983, 679).
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[8]
Ce qui a porté, dans le langage commun de l’époque, à utiliser les termes des « Juif italien » et de « Juif livournais » comme synonymes. La réalité était plus complexe, et s’il est vrai que pendant le Protectorat l’écrasante majorité des Grana était de citoyenneté italienne, la population juive italienne et la population juive livournaise ne coïncidaient pas. Certains Juifs italiens originaires de la Libye et émigrés en Tunisie, par exemple, n’étaient pas inscrits à la communauté livournaise. De même, certaines familles juives d’origine livournaise avaient choisi la nationalité française ou britannique, tout en restant au sein de la même institution.
-
[9]
ISTAT, Statistique générale de la Tunisie, années 1922, 1926, 1931, 1936.
-
[10]
Loi sur les archives du 17 juillet 1978 applicable aux enquêtes des services de police judiciaire, dossiers des juridictions (sauf dispositions particulières aux jugements), actes notariés, registres d’état civil (à compter de leur clôture), statistiques sur des données d’ordre privé (recensement).
-
[11]
Loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008.
-
[12]
La loi sur les archives de 1963 permet la consultation des documents d’archive après une période de 70 ans depuis leur création. Pourtant, en 1996, l’Ispettorato Centrale Servizi archivistici del Ministero dell’Interno (Service central pour l’inspection aux services d’archive du Ministère de l’Intérieur) a classé les registres de l’état civil dans un régime spécial de « secret pérenne » qui a été aboli en 2003 (art. 177, comma 3, décret-loi 196/200). Les chercheurs peuvent donc obtenir une copie des actes, mais sans jamais accéder directement aux documents, dont la digitalisation n’a pas encore été amorcée.
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[13]
Dans le détail, 9 postulants étaient Juifs originaires de Libye, et 1 était originaire du Maroc.
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[14]
Des 6 mariages restants, 2 avaient été contractés avec un conjoint anglais, 2 avec un conjoint roumain, 1 avec un portugais et 1 avec un algérien. Cf. Cad Courneuve, CPC, P-Tunisie, dossiers de naturalisation.
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[15]
La plupart des noms de famille du conjoint révèlent en effet une origine juive tunisienne. À exclusion de six cas où le nom du conjoint n’est pas spécifié, les époux repérés dans les dossiers sont les suivants : Lapreste Jean, Belhioul Maurice, Haik David, Nataf Hanna Odette, Sarfati Joseph, Nahon Jeanne, Cattan Elie, Mifsud Felix, Brignone Marie, Massa Lucien, Fhal Daniel, Donio Salomon, Cassuto Fernand, Renoux Marguerite Augustine, Silvera Aldo, Azan Albert, Trubelle Louis Marius Hyacinthe, Chiabrando Henri, Scemama de Gialluli Jacques, Sequeval Louise, Bonan Samuel, Attal Darius, Cohen Boulakia Benjamin et Amar Esther.
-
[16]
Soit 9 cas sur 20 pour les mariages avec un(e) Français(e) et 15 cas sur 34 pour les mariages avec un(e) tunisien(ne).
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[17]
Chiffres issus des statistiques élaborées par la Demorazza en octobre 1938, lors du recensement des Juifs en Italie. Cf. ACS, Demorazza - Affari diversi, carton 22.
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[18]
L’analyse de Paul Sebag (1991) sur l’évolution des noms de famille entre xviiie et xixe siècles est très éclairante. Tandis que les Juifs d’ancienne implantation séfarade portaient des noms de famille d’origine ibérique (Errera, Moreno, Nunez, Cardoso, Paz), les noms des nouveaux émigrés étaient le plus souvent liés aux villes de l’Italie : Castelnuovo, Finzi, Funaro, Modigliani, Montefiore.
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[19]
L’union entre une Italienne et un Tunisien était réglée ainsi : « Aux termes de l’art. 14 du C. Civ. Italien, la femme italienne qui se marie à un étranger ne devient étrangère qu’à la condition que le mariage lui fasse acquérir la nationalité de son mari. Cette condition n’est pas réalisée par le mariage en Tunisie d’une Italienne avec un Israélite tunisien ». L’union entre une Tunisienne et un Italien impliquait en revanche l’octroi automatique de la nationalité italienne à l’épouse : « Le mariage contracté en Tunisie par une Israélite tunisienne avec un sujet italien suivant la loi religieuse des époux est valable en vertu de la règle locus regit actum. Il confère, en conséquence, à la femme la nationalité de l’époux, aux termes des art. 9 et 14 du C. Civ. Italien) ». (Tibi, 1923, 56).
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[20]
ISTAT, statistiques de la Régence.
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[21]
Cf. l’entretien avec le Dr Jacques Fiorentino, réalisé à Paris le 27 février 2016.
-
[22]
Archivio di Stato di Livorno, Archivio della famiglia Moreno.
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[23]
Témoignage publié sur le site http://nostalgies-ensoleillees.blogspot.fr/2009/02/lepopee-tounsi-grana-lettre-de-mme.html.
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[24]
Cf. l’entretien avec Giacomo Nunez, réalisé à Paris le 25 octobre 2014.
« Q : Les rapports entre Twansa et Grana étaient-ils donc si tendus ? Il n’y avait pas, par exemple, des alliances matrimoniales ? R : Non, elles étaient très rares, voire exceptionnelles. Même ma sœur, quand elle s’est mariée, on était choqués parce que son mari s’appelait Chemama [nom de famille tunisienne], mais sa mère était une Enriquez, donc il était au moins [sic] livournais par moitié. »
1L’histoire des Juifs de Tunisie se caractérise par une présence de longue durée (les premières traces documentées remontent au moins au iie siècle av. J.C.) et, depuis le xviiie siècle, par la coexistence de deux populations juives distinctes, dont la séparation fut sanctionnée officiellement en 1710. D’un côté les Juifs locaux, dits juifs tunisiens ou Twansa, de l’autre les Juifs séfarades issus d’un courant d’immigration de la péninsule italienne, notamment de Livourne. Cette deuxième population, dont les membres prirent le nom de « Livournais » ou Grana (du nom arabe Leghorn, Livourne), constituait une minorité dans une minorité : elle comptait environ 400 personnes [1] au début du xixe siècle (Avrahami, 1984, 770), sur une population juive globale de plusieurs milliers de personnes. Bien intégrés dans un réseau de commerce méditerranéen et forts de la protection du Grand-duché de Toscane par le système des capitulations [2], les Livournais consolidèrent une image d’élite informelle au sein de la population juive de Tunisie et un fort sens de la cohésion interne. La politique matrimoniale endogame a été longtemps considérée comme l’une des manifestations les plus évidentes de cette attitude, au point que, dans le langage de l’époque, l’expression « élite livournaise » s’accompagnait souvent de celle de « caste », renvoyant à une communauté orgueilleuse, cloisonnée et réfractaire au mélange avec les autres acteurs de la société. L’historiographie a largement contribué à consolider ce jugement. André Chouraqui, pionnier dans les études sur le judaïsme magrébin, reconnut dans la différence de droit matrimonial l’élément déterminant du schisme entre Grana et Twansa au xviiie siècle, notamment en ce qui concernait le statut de la femme [3] (Chouraqui, 1987, 123). Claude Hagège – et beaucoup d’autres avec lui – souligna la « stricte endogamie » pratiquée par les Grana (Hagège, 1980, 38). Parmi les Juifs livournais eux-mêmes, cette différence juridique fut invoquée pour s’opposer aux projets de fusion entre les deux communautés au xxe siècle, comme le firent remarquer certains observateurs de l’époque (Tibi, 1923, 89-90).
2À partir des années 1990, plusieurs historiens ont contribué à nuancer l’image d’une communauté juive tunisienne imperméable à toute mixité jusqu’au milieu du xxe siècle. Paul Sebag, notamment, observa que la scolarisation des Juifs tunisiens avait poussé à un rapprochement avec les Juifs européens, qui se traduisait par une augmentation des unions intercommunautaires (Sebag, 1991, 146). Lionel Levy, lui-même issu d’une famille juive livournaise, théorisa une certaine porosité entre les Juifs tunisiens et européens dans les strates les plus humbles de la société juive (Levy, 1999, 63). Néanmoins, l’absence d’une base documentaire solide a empêché de contrecarrer l’idée selon laquelle les échanges matrimoniaux entre Grana et Twansa représentaient, au sein de la population livournaise, un phénomène marginal. Itshaq Avrahami, dans une enquête partielle sur les registres de mariage de la communauté livournaise, ne repéra que huit cas de mariages « mixtes » entre Grana et Twansa entre 1867 et 1879 (Avrahami, 1984, 736). Les études successives de Lionel Levy ne permirent de repérer que quelques mariages de ce type à la fin du xviiie siècle [4], et une dizaine seulement entre 1808 et 1871 (Levy, 1999, 78). D’ailleurs, dans son autobiographie, l’auteur lui-même admit qu’encore au début du xxe siècle les unions matrimoniales dans sa famille livournaise se faisaient « selon une vieille tradition d’endogamie » (Levy, 1996, 35). Le choix de l’exogamie semblait donc concerner une portion très limitée de la population livournaise. Récemment, ce stéréotype a trouvé un nouveau terrain de diffusion dans les ouvrages autobiographiques des anciens membres de cette communauté, particulièrement enclins à souligner moins les convergences que les aspects de différenciation – voire de séparation – entre Grana et Twansa [5].
3La question reste pourtant ouverte, en raison de l’importance des enjeux politiques, économiques et sociaux qu’elle soulève. L’étude des pratiques matrimoniales des Juifs livournais de Tunisie permet en effet de repenser la rigidité du dualisme Grana/Twansa, en posant la question de la porosité des deux populations. L’idée d’une endogamie stricte au sein de la communauté livournaise s’accorde assez mal, en effet, avec d’autres indices de rapprochement avec les Juifs tunisiens, qui culminèrent en 1944 avec la fusion pacifique des deux communautés. En transformation constante au fil des siècles, les pratiques matrimoniales des Grana sont donc révélatrices, quoiqu’à une échelle réduite, d’une évolution culturelle et sociale plus générale qui traversa l’ensemble des Juifs de la Régence entre xixe et xxe siècles (Sebag, 1991, 156).
Comment quantifier la mixité matrimoniale ? Sources et acteurs sociaux, un enjeu crucial
4S’interroger sur les pratiques matrimoniales des Juifs livournais implique de se poser une question préalable : comment définir et distinguer les sujets pris en considération ? Il s’agit d’un nœud essentiel, d’ordre méthodologique, mais aussi d’un problème empirique, surgissant lors du repérage des sources censées permettre de quantifier et définir les pratiques matrimoniales. La notion de « Juif livournais » ou de « Livournais » tout court [6] définissait un membre de la Nation Israélite Livournaise, officiellement reconnue en 1710 comme institution séparée de celle des Juifs tunisiens ; elle fut définitivement abolie en 1944. La distinction se fondait sur des critères juridiques (soumission au régime des capitulations), ethniques (origine séfarade) et culturels (usage de la langue espagnole, habits). Toutefois, le statut de « Livournais » n’était pas uniquement acquis par la naissance, mais aussi par l’élection ou la cooptation : on pouvait naître Livournais ou le devenir. Dans ce dernier cas, les trois parcours juridiquement codifiés pour un Juif extérieur au groupe étaient le ballottage (ballotazione), qui passait par un vote des chefs de famille au sein de l’assemblée communautaire livournaise ; l’immigration en Tunisie en provenance d’un pays chrétien [7], et le mariage avec un membre de la communauté. De cette façon, la Nation livournaise de Tunis s’enrichit entre les xviiie et xixe siècles d’éléments non originaires de Livourne, qui n’étaient parfois même pas séfarades, ce qui impliquait à la fois, par la suite, un brassage culturel et un renforcement des liens commerciaux avec les ports européens. De la même manière, certains Juifs tunisiens purent devenir Livournais grâce à un mariage avantageux ou par une assimilation culturelle culminant dans la ballottazione. L’apport de l’immigration se transforma en enjeu identitaire durant le xixe siècle, lorsque la Tunisie devint la destination d’un courant d’émigration politique fuyant la péninsule italienne pendant les luttes du Risorgimento. Parmi les exilés, un nombre important de Juifs (1 300 environ pour la période 1825-65, selon les estimations de El-Houssi) s’intégra dans la communauté livournaise, en contribuant à répandre une solide conscience nationale. Avec la création du Royaume d’Italie en 1861, les Juifs placés sous l’autorité du consul toscan obtinrent la citoyenneté italienne [8] : la stratification démographique s’accompagna donc d’une stratification sémantique, dans la mesure où les catégories « Juif livournais » et « Juif italien » étaient employées en Tunisie comme synonymes, aussi bien par la population que par les autorités. Évidemment, cette superposition n’était en réalité pas absolue, même si les Juifs possédant un passeport italien constituaient l’écrasante majorité de la population livournaise. Certains notables livournais possédaient la nationalité française, y compris Raymond Valensi, président de la Communauté entre 1919 et 1942 (Boccara, 2012, 260-264). La citoyenneté italienne était également partagée par des Juifs différents des Livournais par la culture et l’origine, comme les Juifs libyens, qui alimentèrent un petit courant d’immigration dans la Régence pendant les années 1930 (Kazdaghli, 2010, 25).
5La catégorisation des Livournais a longtemps représenté un obstacle à une étude quantitative de cette population, surtout lorsqu’il s’agissait de repérer les unions matrimoniales dans les sources. En effet, la recherche de bases quantitatives pour l’étude des mariages de la communauté livournaise de Tunisie a longtemps butté sur une série d’obstacles relatifs à l’élaboration et à la conservation des sources elles-mêmes, surtout dans le contexte colonial.
6Toute étude sur les pratiques matrimoniales des Juifs livournais de la Régence se heurte au silence des recensements des autorités civiles françaises. Les statistiques sur la population, dressées tous les quatre ans à partir de 1922 jusqu’à la fin du Protectorat, distinguaient en effet la population tunisienne selon une logique colonialiste divisant nettement la population en deux catégories : d’un côté, la population définie comme « indigène » et, de l’autre, les sujets européens [9]. Les sujets tunisiens étaient distingués à leur tour entre musulmans et Juifs, en suivant un critère de division ethnique et religieuse négligeant toute partition nationale. Les Européens étaient au contraire classifiés selon un critère d’appartenance nationale, mais sans prendre en compte la pluralité religieuse interne à chaque population. Cette catégorisation était négligeable dans certains cas, mais pas dans celui de la communauté italienne, caractérisée par une structure bicéphale où le groupe des Livournais se démarquait de façon assez nette du reste de la population. De cette manière, ces derniers n’étaient pas assez « Juifs » et trop « Italiens » aux yeux des autorités, et échappaient aux mailles des recensements officiels, devenant les témoins invisibles d’une division prétendument objective. Si, au début des années 1990, la recherche historique a dressé un tableau exhaustif de l’évolution sociale des Juifs tunisiens sur la base des données officielles (Sebag, 1991, 135-140), aucune opération comparable n’a pu être réalisée sur les Juifs italiens de la Régence, faute de sources. D’autres fonds documentaires indispensables à une analyse sérielle de l’évolution du mariage – soit les registres de l’état civil consulaires et municipaux – sont soumis à de lourdes restrictions de consultation qui les ont rendus pratiquement inaccessibles jusqu’au présent. Classifiés comme sensibles, les registres d’état civil de la Régence sont communicables au public une fois passé un délai de 100 ans après leur création [10] : l’abaissement du délai à 75 ans en 2008 [11] a toutefois ouvert la voie à la possibilité d’une étude pour la première moitié du xxe siècle, mêmes si des restrictions perdurent. Les registres d’état civil du consulat italien de Tunisie, contenant les actes de mariage impliquant les Juifs livournais de citoyenneté italienne, ont également souffert de règles d’accès particulièrement strictes (partiellement modifiées en 2003), ce qui a longtemps découragé des recherches de nature quantitative sur ces données [12].
7Si nous abandonnons le critère de l’appartenance nationale pour embrasser celui de l’appartenance communautaire, les obstacles matériels à l’étude sur les mariages apparaissent moins lourds. Faisant partie d’une institution reconnue officiellement par les autorités publiques, les membres de la « Communauté israélite livournaise » étaient inclus dans une structure sociale définie, censée organiser et contrôler sa population. Le mariage n’échappait pas aux mailles de ce contrôle : chaque union impliquant au moins un membre de la communauté juive livournaise passait par les rabbins-notaires du beth-din, le tribunal rabbinique qui enregistrait chaque contrat de mariage (ketoubba) dans les registres matrimoniaux (Boulu, Nedjar, 2015, 17). En théorie, donc, l’analyse de ces registres permettrait de pallier le vide des archives étatiques italiennes et françaises. En fait, la question est plus complexe, car plusieurs obstacles linguistiques et archivistiques ont longtemps entravé la consultation de ces sources. Les registres étaient rédigés en grande partie en dialecte judéo-arabe ou en cursive hébraïque. Certains volumes ont été perdus ou considérés comme tels pendant longtemps et la période de rédaction des registres (estimée à 163 ans, soit de 1753 à 1917) ne couvrait de toute manière pas l’ensemble de l’histoire de la communauté (1710-1943). Cette situation résulte d’ailleurs de la réorganisation du judaïsme de Tunisie par les autorités françaises, qui aboutit en 1888 à unifier les institutions de bienfaisance des deux communautés, tunisienne et livournaise (Sebag, 1991, 165). L’existence, après cette date, d’une « section livournaise » tolérée de manière informelle, a ainsi conduit à la dispersion des archives et des registres matrimoniaux, qui restent encore à découvrir pour la période 1881-1917.
8Malgré ces obstacles, les registres de la communauté ont été les premières sources quantitatives à être étudiées pour éclaircir les enjeux des pratiques matrimoniales. Au début des années 1980, une première enquête d’Itshaq Avrahami aboutit à la découverte de deux mémoriaux de la Communauté Israélite Livournaise de Tunis. Les résultats furent publiés en hébreu et en français, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles recherches. Robert Attal et Joseph Avivi publièrent, entre 1989 et 2000, trois nouveaux registres. Tout récemment, les généalogistes Gilles Boulu et Alain Nedjar ont accompli un important travail d’unification, en intégrant aux études précédentes deux nouveaux registres permettant de couvrir avec continuité la période comprise entre 1788 et 1881 (Boulu, Nedjar, 2015). Au total, 1 922 ketubbot ont été inventoriées et sont réparties en 5 registres.
9La découverte de ces contrats de mariage a permis d’explorer le terrain des pratiques matrimoniales juives livournaises entre le xviiie et le xixe siècle, sans pourtant permettre d’étendre l’enquête à la période suivante. Pour la première moitié du xxe siècle, donc, l’absence de ce type de documents nous a obligé à explorer des sources alternatives. Une réponse partielle, mais susceptible d’indiquer de nouvelles pistes de recherche, a été trouvée dans le corpus des dossiers de naturalisation française rédigés en Tunisie entre 1918 et 1940, un fonds très récemment ouvert à la consultation. Pendant l’entre-deux-guerres, les autorités françaises poursuivirent une politique d’assimilation des autres communautés nationales européennes qui porta environ 16 000 citoyens italiens à demander la citoyenneté française.
10Notre recherche, accomplie entre 2015 et 2016 sur les 78 cartons conservés au Centre des Archives Diplomatiques de La Courneuve (Cad, 1918-1940), a permis de repérer 168 demandes de naturalisation réalisées par des Juifs italiens. Ceux-ci ont été identifiés grâce à une analyse onomastique sur la base de la liste des noms de famille de la communauté livournaise en 1932, publiée par Lionel Levy (Levy, 1999, 336). Chaque dossier, compilé par la Résidence et envoyé au Ministère des Affaires étrangères, dressait un profil minutieux du postulant, en indiquant ses nom, prénom, lieu et date de naissance, son domicile, la nationalité du père, sa profession et, dans certains cas, le nom de ses parents, avec leurs lieux et la dates de naissance. Dans le cas où la demande de naturalisation impliquait un couple, les mêmes renseignements étaient fournis pour le conjoint. Finalement, l’analyse des dossiers de naturalisation a permis de créer une base de données comprenant 134 mariages : un échantillon, sinon représentatif, au moins illustratif des pratiques matrimoniales des Juifs livournais pendant l’entre-deux-guerres, suffisant pour intégrer à l’analyse des facteurs comme la religion, la nationalité et le statut social dans les choix matrimoniaux.
11Si ce corpus permet de combler en partie les lacunes des fonds communautaires et les problèmes de consultation de l’état civil du consulat italien, il présente des limites dont il faut impérativement tenir compte. En premier lieu, s’appuyant sur une source démographique de type collectif, mais non synchronique, l’étude des dossiers de naturalisation ne permet pas d’analyser dans le détail, année par année, l’évolution de pratiques matrimoniales. De plus, la demande de naturalisation intervenant toujours après le mariage (dont la date n’est pas indiquée dans le document), le tableau issu de notre analyse comprend une période potentiellement plus vaste que l’entre-deux-guerres, sans délimitation exacte de ses bornes chronologiques. Finalement, le critère d’appartenance nationale qui définit l’échantillon ne doit pas faire oublier la non-coïncidence des catégories de « Juif livournais » et « Juif italien » : tous les Juifs italiens recensés n’appartiennent pas à la communauté livournaise, et le corpus de Juifs livournais identifiés exclut les membres non-italiens. Toutefois, cette discordance ne constitue pas un obstacle majeur : ainsi, parmi les 168 demandes de naturalisation analysées, dans 10 cas seulement le nom du Juif italien concerné indiquait une origine autre que livournaise, soit 6 % du total [13].
12En dépit de ces limites, l’analyse des dossiers de naturalisation permet de conduire une enquête sur les politiques matrimoniales des Livournais de Tunisie dans une période – la première moitié du xxe siècle – pratiquement inexplorée.
Des pratiques en transformation entre xixe et xxe siècles
13L’étude des contrats matrimoniaux entre 1788 et 1881 réalisée par Gilles Boulu et Alain Nedjar a montré, au sein de la Communauté juive livournaise, une augmentation linéaire du mariage exogamique au fil du xixe siècle avec des juifs extérieurs au groupe. Si, autour de l’année 1800, le choix d’un conjoint juif tunisien concernait un mariage sur vingt, en 1850 il touchait déjà un mariage sur quatre, et, à la veille du Protectorat, un mariage sur trois. Le graphique 1 aide à saisir l’importance de cette hausse :
14Il reste à comprendre, sur la base de ces résultats (fig. 1), si cette tendance se poursuivit sous le Protectorat français, dans un contexte politique et social inédit. L’historiographie a généralement accepté l’idée d’un raffermissement du mariage « mixte » pendant l’entre-deux-guerres (Levy, 1999, 188), mais dans des proportions qui demeurent imprécises. La base de données des mariages construite grâce aux dossiers de naturalisation permet pour la première fois de proposer une quantification, quoique partielle, du phénomène.
Croissance de l’exogamie au sein de la communauté juive livournaise (1788-1881)
Croissance de l’exogamie au sein de la communauté juive livournaise (1788-1881)
15La première caractéristique qui émerge de l’analyse des dossiers est que l’écrasante majorité des mariages (128, soit 96 % du total) furent contractés avec une personne de nationalité italienne, française ou tunisienne [14]. Ce résultat s’accorde bien avec la composition de la population juive de Tunisie, partagée entre un noyau ibérique-livournais, essentiellement de nationalité italienne, et une vaste majorité de Juifs tunisiens, dont une minorité (10 % entre 1921 et 1940, selon les estimations de Sebag), depuis les décrets sur la naturalisation de 1921, avait demandé et obtenu la citoyenneté française. Cela permet également de comprendre la distribution par nationalité des conjoints. Sur les 128 mariages repérés, 49 à peine concernaient une union entre un(e) Juif(ve) italien(ne) et un(e) conjoint(e) de la même nationalité, tandis que dans 49 autres cas le conjoint était de nationalité tunisienne et dans les 30 derniers cas de nationalité française. L’observation des noms de famille permet d’affiner ce résultat et de montrer l’ampleur de l’exogamie intrareligieuse. En premier lieu, la quasi-totalité des mariages entre sujets italiens impliquait deux Juifs livournais (sauf trois cas avec un conjoint catholique). Deuxièmement, la totalité des sujets tunisiens impliqués était des Juifs, et parmi les conjoints indiqués comme français, l’écrasante majorité était d’origine juive tunisienne [15] et n’avait aucun lien généalogique avec la métropole, comme l’analyse des noms de famille et de la nationalité des parents le confirme. À la lumière de ces résultats, il apparaît que seulement 37 % des Livournais recensés s’étaient mariés avec un conjoint de la même communauté, soit un peu plus d’un tiers du total. En tenant compte de la dimension très réduite de l’échantillon pris en considération, on peut tout de même tenter une estimation globale de l’ampleur des mariages exogames parmi les Livournais, soit une centaine d’unions de ce type environ, ce qui constitue un chiffre important pour une population composée de quelques milliers d’individus seulement. Certes, il s’agit d’une évaluation à prendre avec beaucoup de prudence, du fait de la nature particulière de la source examinée. Dans la demande de naturalisation d’un sujet italien, en effet, le mariage avec un Français, ou un Juif de nationalité tunisienne déjà francisé, constituait souvent un élément préalable, voire la cause première conduisant à abandonner la citoyenneté italienne. Au contraire, un couple formé par deux Italiens avait moins d’intérêt à demander la naturalisation : non signalée dans le corpus des dossiers, son existence restait invisible. De ce point de vue, le fonds examiné interdit toute conclusion trop hâtive. Néanmoins, il est incontestable que, dans la première moitié du xxe siècle, le mariage exogamique au sein de la communauté livournaise n’était plus un phénomène marginal et que l’ouverture à la mixité matrimoniale prolongeait l’évolution observée dans les décennies précédentes.
16Cette évolution progressive est également identifiable dans l’échantillon de mariages du xxe siècle. Comme nous l’avons signalé, les dossiers de naturalisation indiquaient la nationalité des parents du postulant et de leur conjoint dans 119 cas sur 168 : cela a permis de comparer les pratiques matrimoniales au fil d’une génération, dans une perspective diachronique. Les résultats obtenus ont montré au passage que, d’une génération à l’autre, les unions avec un conjoint étranger étaient passées de 42 à 78, soit de 35 % à 62 %. Puisque la nationalité définissait une appartenance communautaire assez nette, il est raisonnable de voir dans la baisse du nombre de mariages des Juifs italiens avec des concitoyens (de 65 % à 40 %) une diminution des mariages avec des membres de la même communauté ibérique-séfarade. De même, la hausse de mariages avec un conjoint français ou de tunisien renforce l’image d’une ouverture croissante au mariage mixte intrareligieux d’une génération à l’autre (fig. 2).
Évolution du choix du conjoint entre la génération des postulants et celle de leurs parents (dossiers de naturalisation, 1921-1940)
Évolution du choix du conjoint entre la génération des postulants et celle de leurs parents (dossiers de naturalisation, 1921-1940)
17L’accroissement remarquable du nombre des conjoints juifs de citoyenneté française témoigne, d’un côté, du passage d’une portion de la population juive tunisienne à la nationalité française pendant l’entre-deux-guerres, et, de l’autre, de l’attraction exercée par les Twansa naturalisés dans la politique matrimoniale des Grana.
18L’analyse des dossiers fournit aussi des renseignements précieux sur les stratégies matrimoniales qu’implique le choix de mariages intercommunautaires. Si nous prenons en considération le sexe des postulants, nous observons que, dans les unions mixtes intrareligieuses, les femmes livournaises étaient nettement majoritaires : elles représentaient 34 mariages avec un Juif de nationalité tunisienne sur 49, et 20 mariages avec un Juif de nationalité française sur 29, soit plus de deux tiers du total, sans différences appréciables liées à la nationalité du conjoint Twansa [16].
Unions exogames intra religieuses par sexe (dossiers de naturalisation, 1921-1940)
Unions exogames intra religieuses par sexe (dossiers de naturalisation, 1921-1940)
19L’étude de ces dossiers de naturalisation a donc permis de renforcer l’idée selon laquelle, dans la première moitié du xxe siècle et bien avant les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale, le mariage mixte avait désormais gagné un espace considérable au sein de la population juive livournaise de Tunisie. Il s’agissait là d’une mixité essentiellement intercommunautaire et intrareligieuse, touchant la population juive d’origine tunisienne. Peut-on observer une évolution parallèle en termes d’ouverture progressive à la mixité interreligieuse ? L’analyse de l’échantillon des mariages examinés, compte tenu de ses limites quantitatives, permet seulement de formuler quelques suggestions, qui vont dans le sens contraire de cette hypothèse : les dossiers n’indiquent que 15 unions contractées entre un Juif italien et un conjoint non-Juif, soit à peine 9 % du total. Un pourcentage minimal, surtout si on le compare avec les pratiques des Juifs italiens de l’autre côté de la Méditerranée, en Italie. Dans la péninsule, le mariage interreligieux dans la population juive était dans les années 1930 un phénomène répandu, consolidé dans la pratique et dans les esprits, touchant 44 % des unions [17]. Ainsi, le clivage observable entre les deux populations juives italiennes des rivages opposés de la Méditerranée invite à réfléchir sur le poids du contexte social et sur les particularités de l’évolution de la communauté livournaise dans le cadre spécifique du Protectorat.
Les causes du rapprochement : un nouveau terrain d’entente
20La diffusion de pratiques matrimoniales exogamiques au sein de la population juive livournaise de Tunisie fut certainement la conséquence – et une manifestation – des profondes transformations socioculturelles qui touchèrent à la fois les Juifs livournais et les Juifs tunisiens, entre les xixe et xxe siècles.
21Les études de Lionel Levy et de Claude Nataf ont montré que, pendant les décennies suivant la création de la Nation livournaise de Tunis en 1710, les politiques matrimoniales des Grana se fondaient sur une endogamie assez forte. Ce phénomène ne s’expliquait pas seulement par les différences culturelles, mais surtout par les divergences de droit matrimonial concernant la femme : dans le cas d’une union avec un sujet tunisien, une femme livournaise perdait certains privilèges, comme la restitution intégrale de la dot dans le cas du décès du mari. D’autres considérations poussaient les Grana à préférer le mariage endogamique : se marier à l’intérieur de la même communauté était une condition nécessaire pour compenser la faiblesse démographique du groupe au sein de la population juive de Tunisie et le risque d’absorption. De plus, cela renforçait les liens sociaux internes à la communauté, le mariage impliquant dans la plupart des cas une alliance économico-commerciale particulièrement importante pour une population dédiée aux échanges maritimes à l’échelle internationale (Boccara, 2012, 85).
22Il existait, il est vrai, une forme de mariage intercommunautaire socialement acceptée, qui passait par l’assimilation d’un Juif tunisien au sein de la Nation. Il s’agissait d’une condition rare, mais toujours présente, en particulier dans les grandes familles, intéressées à nouer de liens commerciaux profitables même en dehors du groupe social d’origine. Ce premier noyau d’exogamie, encore minoritaire à la fin du xviiie siècle, se consolida tout au long du siècle suivant, au fur et à mesure d’un processus de modernisation qui toucha, à des rythmes différents, les deux populations juives. L’abandon progressif de la « culture traditionnelle intériorisée » des Juifs tunisiens (Cohen-Emerique, 2012) conduisit à la transformation du système de représentations, de croyances, de modes de vie, en adoptant les langages, idées et modèles sociaux de la population européenne. Ce fut autour de ce nouveau dénominateur commun – social et culturel à la fois – que le clivage entre les deux populations fut graduellement dépassé.
23Les Juifs livournais, dès leur arrivée en Tunisie, se distinguèrent par leur allure européanisée, créant ainsi une forme de scandale et de rejet de la part de la population juive tunisienne, qui les stigmatisa comme des « porteurs de perruque », ou même de « faux Juifs dont les pratiques religieuses et l’incommensurable orgueil étaient une offense insupportable à la dignité du judaïsme » (Chouraqui, 122). Ce lien privilégié avec l’Europe se renforça lors de la Révolution française, qui eut un fort impact dans la Régence (Nataf, 2006, 280), et ensuite lors du Risorgimento. Au xixe siècle, les Grana connurent un long parcours de redéfinition identitaire qui allait de la communauté livournaise à la nation italienne, du sentiment d’appartenance sur une base religieuse au patriotisme. Le courant d’émigration politique provenant de toutes les régions de l’Italie provoqua une nouvelle redéfinition identitaire, qui fit basculer le centre de gravité de la population des « vieux livournais » de la communauté livournaise à la nation italienne (Sebag, 1991, 111) [18]. Les actes de mariage témoignent de ce passage à une appartenance plus centrée sur l’Italie : si les noms des conjoints étaient rédigés en espagnol à la fin du xviiie siècle, quarante ans plus tard ils étaient pour la plupart mentionnés en langue italienne (Avrahami, 1984, 737). L’octroi de la citoyenneté italienne, en 1861, sanctionna officiellement ce parcours d’intégration dans une nation européenne.
24À l’essor d’une nouvelle dimension identitaire nationale s’ajouta une profonde sécularisation, dont témoignent, d’un côté, la diffusion des loges franc-maçonniques (Locci, 2013, 90), et de l’autre, l’émancipation à l’égard de l’autorité des rabbins, relégués progressivement aux marges des processus décisionnels de la communauté (Levy, 1999, 94). Ensemble, le glissement identitaire et le déclin du religieux affaiblirent la méfiance envers les unions exogames avec les Juifs tunisiens, lesquels, d’ailleurs, étaient en train de connaître un processus parallèle de rapprochement avec le monde européen (Maarek-Abtibol, 2014).
25La promulgation du Pacte Fondamental en 1857, après les fortes pressions des puissances européennes sur le Bey de Tunis suite à l’affaire Batou-Sfez, sanctionna l’égalité juridique entre juifs et musulmans et représenta une étape majeure dans le processus d’émancipation sociale. Les notables twansa, qui depuis la moitié du xixe siècle avaient commencé à se tourner vers les puissances occidentales afin d’y trouver soutien et protection, établirent une relation privilégiée avec la France (Hagège-Zarca, 2001, 12-13). De son côté, la France, soucieuse d’accroître son influence politique dans le pays, voyait dans la population juive un soutien idéal, à attirer par la concession de patentes de protection et par la création d’un réseau d’écoles françaises, à partir de 1840 (Bannour, 2001) et ce, avec le concours essentiel de l’Alliance Israélite Universelle (AIU), qui inaugura en 1878 sa première école à Tunis. La scolarisation des Juifs tunisiens représentait un puissant enjeu politique : le message des instituteurs français, notamment ceux de l’Alliance, se fondait sur les principes de 1789 et sur une idée d’émancipation inséparable d’une assimilation culturelle aux valeurs de la France républicaine. Mais la diffusion des écoles israélites devint également un terrain de collaboration où les notables Grana et Twansa trouvèrent un horizon commun qui dépassait même les différences nationales : la première école de l’AIU, institution fortement philo française, fut ouverte sur l’initiative partagée des Juifs tunisiens et Livournais, et grâce à la médiation du baron italien (et notable livournais) Giacomo Di Castelnuovo. La diffusion du mariage exogame mise en évidence par Boulu et Nedjar trouvait donc son explication dans le renouvellement des deux populations juives de Tunisie tout au long du xixe siècle : une transformation, il faut le souligner, déjà engagée avant le passage au Protectorat, et qui pourtant trouva dans le nouveau contexte sociopolitique des conditions juridiques et politiques favorables pour se renforcer davantage.
26D’un côté, les Livournais trouvèrent leurs privilèges confirmés en tant que citoyens italiens, ce qui impliquait, dans le droit matrimonial, des conditions protégeant le statut du conjoint dans le cas d’un mariage avec un sujet tunisien : selon la juridiction en vigueur, la femme juive italienne gardait toujours sa nationalité après le mariage avec un Juif tunisien, tandis qu’une femme juive tunisienne obtenait automatiquement la nationalité de son conjoint italien (Tibi, 1923, 56) [19]. De l’autre côté, l’instauration du Protectorat français, accueillie favorablement par l’élite juive tunisienne, s’accompagna de la diffusion du réseau scolaire francophone, ce qui se traduisit, en l’espace de quelques décennies, par l’essor d’une nouvelle classe moyenne juive tunisienne (Sebag, 1991, 140-148), de mentalité moderne et souvent de bonne condition économique, employée dans le commerce, dans l’administration et dans les professions libérales.
27Cette transformation socioculturelle se poursuivit pendant l’entre-deux-guerres, en contribuant à éroder le clivage avec les Livournais. De 1921 à 1939, la population scolaire juive de Tunisie passa de 9 650 élèves à 12 656 [20], avec une croissance importante du nombre des filles scolarisées (+35 %) : la langue française continua à se répandre au sein de la population, en accompagnant la publication d’une presse et d’une littérature nouvelle, plus attentive aux questions sociale et politique (Saadoun, 2013, 159-160). L’accès simplifié à la naturalisation après 1923 ouvra la porte de la citoyenneté française à plusieurs jeunes de la classe moyenne juive locale, soucieuse de sceller son nouveau statut social par un mariage avec un conjoint européen. Les mariages repérés dans les dossiers de naturalisation, où les conjoints français d’origine juive tunisienne passent de 2 à 30 d’une génération à l’autre, représentent une trace visible de la francisation de cette nouvelle génération. De la même manière, le grand nombre d’unions impliquant un mari juif tunisien et une femme livournaise observées dans l’étude des dossiers de naturalisation permet d’apprécier le poids des dynamiques d’émancipations sociales touchant la nouvelle bourgeoisie juive tunisienne, en enrichissant les observations déjà formulées par Sebag (Sebag, 1991). La nouvelle classe moyenne, soucieuse de voir confirmé son statut au sein de la société, recherchait activement les unions avec des Grana, à la fois symbole et consécration de son ascension. Du point de vue des Juifs tunisiens, l’union exogame avec une Livournaise représentait donc un vecteur de promotion sociale : il ouvrait la porte à l’intégration dans la société européenne et permettait en même temps de gagner en prestige à travers l’union avec une famille de « notables » Grana. Du point de vue de la femme livournaise, le mariage avec un Juif tunisien était souvent l’occasion de trouver un mari de bonne condition économique, bien qu’externe à la communauté d’origine. Une observation rapide des professions des postulants et de leurs conjoints semble confirmer cette assertion : toutes les femmes italiennes signalées dans les dossiers de naturalisation étaient marquées par le sigle « s.p. » (sans profession), tandis que, parmi les maris tunisiens, les professions commerciales et libérales étaient prédominantes.
28La validité de ce modèle semble confirmée aussi par les exceptions. En effet, là où le mariage impliquait un homme livournais et une femme tunisienne, l’avantage social gagné par cette dernière était double. Le témoignage du Dr Jacques Fiorentino, fils d’un père italien et d’une mère tunisienne, l’illustre efficacement : « Ma mère était née dans une famille assez pauvre et traditionnelle : je sais que ses sœurs ont eu un mariage arrangé [avec d’autres Juifs tunisiens], parce que c’était comme ça qu’on faisait à l’époque. Mais entre mon père et ma mère, rien n’a été arrangé : ça a été un mariage d’amour, en plus contre les vœux des familles. Surtout celle de mon père, laquelle n’acceptait pas un mariage avec une Touansa. L’histoire de mes parents a été donc un peu l’histoire du prince et de la bergère : mon père représentait un très bon parti et les amies tunisiennes de ma mère se moquaient un peu d’elle en l’appelant “Madame Finzi Contini”. » [21]
29Toutes les sources examinées pour la période 1788-1940 concordent donc sur le fait que les pratiques matrimoniales des Juifs livournais de Tunisie subirent une évolution constante marquée par une exogamie plus forte en direction du groupe twansa. Il s’agit bien d’une transformation profonde, nullement marginale ou reléguée à quelques cas exceptionnels, qui se développa de façon régulière et cohérente.
30L’instauration du Protectorat en 1881 constitua un élément important, mais non décisif, dans cette évolution. L’affaiblissement de l’endogamie chez les Livournais semble antérieur à la colonisation et la plupart des dynamiques favorables à l’exogamie (convergence culturelle, scolarisation) étaient à l’œuvre dès la première moitié du xixe siècle. Le contexte du Protectorat français, révolutionna moins une situation d’immobilité qu’il n’imprima un puissant élan à un processus déjà amorcé.
31Si les Juifs tunisiens exprimaient la volonté de se marier en dehors du groupe d’appartenance, le comportement des Grana fut plus complexe. Tout en restant favorables à l’amélioration des conditions de leurs coreligionnaires, comme l’indique l’ouverture des premières écoles de l’AIU, les Juifs livournais eurent beaucoup plus de mal à admettre la diffusion du mariage exogamique, ce qui se manifesta par un décalage entre le phénomène réel et sa perception sociale. Ce clivage a longtemps influencé la mémoire et les représentations de l’époque.
Enjeux et résistances d’une frontière imaginée
32Le recours à des sources agrégées a permis de réviser profondément l’image de la communauté juive livournaise de Tunisie et de l’appréhender autrement que comme une « caste » imperméable à la mixité matrimoniale tout au long de son histoire séculaire. Il reste à mieux comprendre les formes, les nuances et les limites de cette ouverture à l’exogamie. La mixité matrimoniale entre Juifs livournais et Juifs tunisiens n’était pas la seule forme de mixité possible : d’autres critères influençaient les comportements matrimoniaux, comme l’appartenance nationale, le statut économique et social ou encore la religion. Il s’agit donc également de saisir quelles réactions put engendrer l’abandon progressif de l’endogamie au sein de la population juive livournaise de Tunisie : fut-il assumé, ou provoqua-t-il au contraire une levée de boucliers ?
33Dans le cas des Juifs livournais de Tunisie, le choix du conjoint tenait compte de divers éléments d’importance variable. L’appartenance nationale, par exemple, ne semblait pas constituer un critère décisif. L’analyse des dossiers de naturalisation a montré que la frontière de la mixité ne coïncidait pas du tout avec les frontières nationales. D’ailleurs, on a vu qu’en Tunisie être un Juif livournais ne signifiait pas automatiquement être un Juif italien : le clivage entre « nous » et les « autres » contournait l’identité nationale. De la même manière, les idéaux politiques n’affectaient guère les pratiques matrimoniales et les exemples en ce sens sont nombreux. Pendant l’entre-deux-guerres, il arriva que les membres de familles livournaises italiennes adhérant aux idées politiques nationalistes, voire philofascistes, nouassent des liens matrimoniaux avec des familles de militants socialistes, sans provoquer de ruptures au sein du foyer : le notable juif livournais Ugo Moreno, fidèle interprète du consul italien pendant le régime fasciste, était le beau-frère du militant socialiste Albert Cattan, secrétaire général de la section tunisienne de la SFIO et fondateur du journal « Tunis socialiste », ainsi que le grand-oncle du dirigeant socialiste Elie Cohen-Hadria [22].
34Au total, le critère discriminant dans le choix du conjoint n’était pas uniquement une question d’appartenance nationale ou politique. La condition économique et la respectabilité sociale représentaient des critères probablement plus déterminants. Là aussi nous mesurons le poids de la sécularisation interne à la communauté juive livournaise, dont les frontières passaient de moins en moins par l’adhésion à un modèle religieux et cultuel séfarade, et toujours plus par le partage d’un statut social élevé. Dans la Tunisie de la première moitié du xxe siècle, le mot « livournais » évoquait d’abord un prestige, un sentiment d’honorabilité, un statut moral : autrement dit, il désignait un type particulier de bourgeois, plutôt qu’un type particulier de Juif. La pratique du mariage, à travers la sélection du conjoint, mais aussi par le choix des témoins lors de la cérémonie, représentait alors une des stratégies à travers lesquelles on pouvait garder sa place au sein d’un milieu essentiellement bourgeois, où les différences politiques et nationales s’estompaient sous le poids des affinités socioéconomiques.
35À côté des facteurs socioéconomiques, un autre critère demeurait décisif : l’appartenance à la religion juive. L’analyse des dossiers de naturalisation a montré que les mariages entre juifs livournais et non-juifs représentaient une part infime des mariages soit 9 %, ce qui nous conduit à reconsidérer l’image, largement répandue dans l’historiographie, des Livournais comme véritables fer-de-lance du patriotisme italien en Tunisie. Depuis la seconde moitié du xixe siècle, les Grana avaient été les principaux promoteurs de la création d’un vaste réseau d’associations au service de la collectivité italienne, allant des écoles aux institutions économiques, des comités de bienfaisance aux journaux, soutiens des intérêts italiens dans la Régence. Bien intégrés au sein de la communauté italienne, ils se présentaient comme une « élite italienne » dont l’identité ne se fondait pas sur l’appartenance religieuse, mais nationale : un statut confirmé par la collaboration étroite, dans la vie publique, avec la nouvelle bourgeoisie sicilienne-catholique. L’analyse de pratiques matrimoniales semble suggérer que, malgré le partage de la même culture et de la même langue, le mariage interreligieux représentait encore une sorte de tabou social chez les Juifs italiens de Tunisie. En dépit de l’entente au sein des associations collectives, la fusion entre la bourgeoisie juive et la bourgeoisie catholique au sein de la communauté italienne était encore loin de s’accomplir. Même dans les familles les plus aisées, la condition sociale n’arrivait pas à briser les barrières religieuses : dans la famille Cardoso, par exemple, on put compter un seul mariage de ce type, celui entre Aurelia Cardoso et l’ambassadeur italien Giuseppe de Michelis vers 1900.
36De cette manière, tout en ne mettant pas en cause les raisons de l’attachement à l’Italie, les pratiques matrimoniales dévoilent une réalité plus nuancée, dominée par « les relations entre groupes, les rapports interindividuels, les emprunts et les hybridations de pratiques voire les métissages » (Blanchard, Thenault, 2011). Il s’agit là d’une dimension sociale que l’analyse des mariages contribue à valoriser. Population liée aux commerces internationaux, les Grana jouaient une importante fonction de passerelle entre des groupes sociaux différents, ou, pour utiliser l’expression chère à Rey Goldzeiguer, de « monde de contact ». Cette notion, utilisée surtout pour le contexte colonial de l’Algérie afin de souligner l’existence, parallèlement à une rigide division communautaire, d’espaces d’échanges réciproques, s’adapte très bien au cas de la Tunisie coloniale, où les frontières entre les groupes sociaux étaient plus fluides et où les brassages étaient plus fréquents. Ici, les Livournais contribuaient à diminuer les distances entre les communautés des Italiens, des Français et des Juifs tunisiens, en créant et en renforçant les liens sociaux, économiques, familiaux à travers une vaste gamme de pratiques, y compris matrimoniales. Cette fonction faisait parfois l’objet des remarques négatives des autorités italiennes, préoccupées, notamment sous le fascisme, par le fait que le caractère national de la classe moyenne italienne s’estompait au contact des autres nationalités.
37La résistance au mariage interreligieux fait partie, en réalité, d’un phénomène plus général au sein de la communauté livournaise : la persistance d’une condamnation morale du mariage mixte tout court et la perpétuation dans l’imaginaire collectif d’une « endogamie imaginée » qui tendait à nier et à cacher une exogamie toujours plus pratiquée. Ce comportement, que l’on peut tracer dans les mémoires et dans les témoignages de l’époque, ciblait surtout les mariages avec les Juifs tunisiens, bien que le clivage social et intellectuel ne jouât plus un rôle prépondérant comme par le passé. Très souvent, les relations avec un Juifs tunisien – et a fortiori, avec une Juive tunisienne – étaient vues comme des mésalliances (Cohen Hadria, 1967, 96) que seules la bonne instruction ou la richesse du conjoint pouvaient justifier. « J’ai vu cette ségrégation se faire dans ma propre famille » a rappelé Madame Tsilla Levy-Zerah en parlant de son enfance dans la première moitié du xxe siècle, « une de mes tantes ayant épousé un Tunisien, s’est vue refuser le repas avec les autres membres de la famille, car elle était, de par son mariage, devenue de rite tunisien ! » [23]. D’ailleurs, parmi les Juifs italiens de Tunisie, les unions entre Grana et Twansa étaient communément désignées par l’expression « mariage mixte », en les assimilant implicitement aux mariages interreligieux. Si l’image de fermeture matrimoniale et sociale des Grana masquait une réalité sans doute bien différente, le mariage d’un Grana à l’extérieur de son groupe était encore perçu comme une forme de tabou ou de transgression. Dans la première moitié du xxe siècle, l’endogamie restait encore une puissante idée directrice, avec un impact profond sur l’imaginaire collectif de l’époque. Cette idée a persisté bien au-delà du contexte local et historique du Protectorat, au point qu’encore aujourd’hui certains descendants des Livournais de Tunis ont tendance à minimiser – ou même à nier – l’existence d’un fort pourcentage de mariages exogames [24].
38Les raisons de cette divergence entre la réalité et l’imaginaire collectif restent difficiles à cerner, mais sont vraisemblablement de nature sociale. Une première analyse empirique semble suggérer que, au sein de la communauté livournaise de Tunisie, le refus des unions exogamiques était répandu surtout parmi les familles d’ancienne installation, celles qui aimaient se définir comme « nous, les vieux tunisiens » (Gallico, 2005, 81) et qui souvent revendiquaient une filiation directe avec le passé séfarade-espagnol : les Nunez, les Cardoso, les Lumbroso, les Moreno, et d’autres foyers dont les noms de famille indiquent une évidente origine ibérique. Dans ces familles, souvent de très bonnes conditions économiques et sociales, l’aversion pour l’exogamie s’inscrivait dans une politique de mariage ciblée, visant à conserver le patrimoine de la famille et à établir de relations d’amitié avec d’autres familles de même rang. Aux raisons économiques s’ajoutaient des implications morales, les anciens Livournais étant généralement attachés à une mentalité marquée par le sens de l’honneur et par l’importance des hiérarchies sociales. C’étaient des caractères qui contribuaient à les définir comme « des nobles plus de conscience que de lignage » (Levy, 1999, 216) et qui faisaient parfois l’objet de remarques et de plaisanteries de la part des coreligionnaires tunisiens.
39En revanche, cette fermeture apparaissait beaucoup moins forte, aussi bien au niveau des pratiques que des représentations, chez les familles juives installées en Tunisie à une période plus récente, au milieu du xixe siècle. Italiennes, mais aux origines bien plus hétérogènes par rapport au premier noyau de l’immigration livournaise, ces familles étaient moins influencées par les logiques de prestige social internes à la communauté juive locale. Parfois, comme dans le cas des Gallico ou des Di Castelnuovo, elles avaient déjà connu des cas de mariage mixte avant d’arriver dans la Régence. De ce fait, dans ce nouveau contexte, la perspective de se marier avec un Juif tunisien, ou même avec un chrétien, suscitait moins de réprobations. Cette attitude plus souple et pragmatique vis-à-vis du mariage endogamique – et des rapports sociaux tout court – était parfois méprisée au sein de la communauté livournaise elle-même. Dans son autobiographie, Lionel Levy se rappelle que sa cousine, issue d’une famille d’anciens Livournais, gardait une certaine distance avec les nouveaux arrivés, en déclamant : « Eravamo piu distinti di loro » (nous étions plus distingués qu’eux). Dans une perspective micro-historique donc, les pratiques matrimoniales de la population juive livournaise de Tunisie dévoilent une subtile hiérarchie interne et une conflictualité silencieuse qui traversaient horizontalement la communauté en conditionnant comportements, idées et visions de l’« autre ».
Conclusion
40L’évolution des pratiques matrimoniales au sein de la communauté livournaise de Tunisie apparaît à première vue comme un parcours linéaire, qui se déploie sur deux siècles et se traduit par une ouverture progressive au mariage mixte. Cette transformation s’inscrit dans un processus de sécularisation des mœurs et des comportements qui était déjà à l’œuvre dans la première moitié du xixe siècle, devenant à son tour un moteur de modernisation. S’agit-il d’une expérience particulière, ou bien d’un chemin partagé avec d’autres populations juives à la même époque ? À bien des égards, dans une perspective internationale, la trajectoire historique des Juifs livournais de Tunisie trouve beaucoup de parallèles dans d’autres expériences d’intégration, notamment en France et en Italie. Le processus d’inclusion au sein de la nation, la laïcisation des structures communautaires, l’entrée en société en tant que protagonistes actifs et juridiquement égaux aux autres citoyens, en somme, le passage du statut de Juif à celui de « citoyen de religion israélite », fait partie d’un modèle bien connu et récemment reconsidéré par l’historiographie (Philippe, 2016). Le cas italien est encore plus symptomatique de la convergence de l’expérience des Grana de Tunisie avec d’autres trajectoires d’intégration : dans la péninsule aussi le Risorgimento représenta l’horizon politique et idéal de l’écrasante majorité des Juifs, qui lièrent leur émancipation civile à la lutte pour l’indépendance nationale en forgeant une nouvelle identité publique (Segre, 1998).
41À une échelle moins continentale et plus maritime, l’expérience des Juifs livournais de Tunisie est assimilable à celle qui caractérisa les « Port Jews », pour reprendre la notion forgée par Lois Dubin (Dubin, 2006) pour nommer les communautés de marchands juifs séfarades qui se développèrent sur les côtes de la Méditerranée et de l’Atlantique. Minorités dynamiques, cosmopolites, intellectuellement vivaces, les « Juifs des ports » constituaient un réseau d’échanges et un terrain fertile pour la diffusion d’idées nouvelles et pour l’ouverture à la modernité (Cesarani, Romain, 2006, 14-17). Dans le cas tunisien, l’abandon de l’endogamie et l’adoption de nouvelles habitudes matrimoniales semblent parfaitement s’inscrire dans cette réalité plus vaste, intéressant l’ensemble des communautés séfarades du bassin méditerranéen – et même au-delà de celui-ci.
42L’étude des pratiques matrimoniales confirme-t-elle donc la validité d’un modèle d’intégration nationale et d’une catégorie applicable à d’autres expériences observées par les community studies ? Le corpus documentaire invite à se méfier de toute affirmation tranchée et à poursuivre l’enquête en direction d’autres fonds documentaires complémentaires, comme les registres de l’état civil français et du consulat italien. Pour le moment, l’analyse de nouvelles sources sérielles a permis de repérer des analogies, mais aussi de saisir certaines particularités liées au contexte économique et social tunisien et à la condition de « communauté nationale périphérique » de la population italienne du Protectorat. Paradoxalement, pour un Juif livournais de Tunisie se définissant comme parfaitement intégré dans la communauté italienne, il était préférable de se marier avec un médecin juif tunisien plutôt qu’avec un riche commerçant italien non-juif. Même la condition, en termes de bien-être économique ou de prestige, aspect crucial dans les pratiques matrimoniales des Grana, n’arrivait que très rarement à faire oublier les barrières religieuses.
43D’autres barrières mentales, également spécifiques, persistaient, comme la réprobation publique du mariage mixte chez les Juifs italiens de Tunisie, qui ne trouvait pas d’équivalent dans la population juive de la péninsule. Dans le discours général, la mixité constituait un élément déstabilisateur des logiques d’appartenance, des identités. Au contraire, affirmer l’idée d’endogamie – même imaginée – servait à justifier une image d’homogénéité sociale et d’unité interne, selon un mécanisme commun au sein des communautés (Schrecker, 2006, 33). En portant le discours sur le plan politique contingent de la période, on découvre que l’opposition morale au mariage intercommunautaire s’inscrivait dans une logique sociopolitique ancrée dans le contexte colonial du Protectorat. À cheval entre les xixe et le xxe siècles, la France avait poursuivi une série de réformes visant à unifier les deux communautés juives de la Régence et à les réorganiser dans de nouvelles institutions, afin de renforcer l’influence française sur le judaïsme de Tunisie et de désamorcer l’ascendant des Juifs italiens sur le reste de leurs coreligionnaires. Face à la possibilité d’une dissolution d’une autonomie institutionnelle jalousement préservée pendant deux siècles, les frontières sociales de la communauté juive livournaise tendaient à se durcir, ou à résister, dans l’imaginaire de ses membres.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Levy, Lionel (1999), La Nation juive portugaise. Amsterdam, Livourne, Tunis. 1591-1951, Paris, L’Harmattan.
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Notes
-
[1]
Chiffre calculé sur la base des signatures de soixante chefs de famille qui avaient contribué à un impôt en 1821.
-
[2]
Le système des Capitulations réglait jusqu’au xixe siècle la vie des Européens dans les pays du Levant. La Capitulation, octroyée pour la première fois à François Ier par Soliman le magnifique en 1534 et ensuite appliquée au fur et à mesure aux autres nations européennes, garantissait un statut privilégié aux ressortissants européens, notamment la protection consulaire pour tout affaire juridique (Ulbert, 2006, 14).
-
[3]
Le droit matrimonial des Livournais était effectivement très avancé pour son époque : il restreignait la bigamie au seul cas de stérilité constatée de la femme après dix ans de mariage (mais la qualité de sujets européens rendait la bigamie inapplicable même dans ce cas) et la soumettait au consentement exprès et écrit de la première épouse ; il prévoyait en outre, en cas de décès du mari, la restitution intégrale de la dot à sa femme.
-
[4]
Quatre cas entre 1788 et 1798.
-
[5]
L’influence mémorielle a pu se répandre en raison du vide d’analyses scientifiques. En effet, si l’histoire des Juifs tunisiens a désormais fait l’objet de nombreux ouvrages, la trajectoire des Juifs livournais de la Régence a bénéficié de moins d’attentions. Minorité dans une minorité religieuse, cette population a longtemps payé le prix d’une position sociale inconfortable, ni pleinement assimilable aux colonisateurs ni aux colonisés.
-
[6]
L. Levy rappelle que parmi les Twansa l’usage du mot « livournais » ou « grana » impliquait automatiquement l’acception de « juif », ainsi qu’on évitait l’expression « Juif livournais », car il y aurait eu un pléonasme. (Levy, 1999, 218).
-
[7]
L’accord réglant la coexistence entre Juifs tunisiens et livournais établissait que tout nouveau Juif venu d’un pays de foi chrétienne aurait été automatiquement absorbé par la communauté livournaise. (Ayoun, 1983, 679).
-
[8]
Ce qui a porté, dans le langage commun de l’époque, à utiliser les termes des « Juif italien » et de « Juif livournais » comme synonymes. La réalité était plus complexe, et s’il est vrai que pendant le Protectorat l’écrasante majorité des Grana était de citoyenneté italienne, la population juive italienne et la population juive livournaise ne coïncidaient pas. Certains Juifs italiens originaires de la Libye et émigrés en Tunisie, par exemple, n’étaient pas inscrits à la communauté livournaise. De même, certaines familles juives d’origine livournaise avaient choisi la nationalité française ou britannique, tout en restant au sein de la même institution.
-
[9]
ISTAT, Statistique générale de la Tunisie, années 1922, 1926, 1931, 1936.
-
[10]
Loi sur les archives du 17 juillet 1978 applicable aux enquêtes des services de police judiciaire, dossiers des juridictions (sauf dispositions particulières aux jugements), actes notariés, registres d’état civil (à compter de leur clôture), statistiques sur des données d’ordre privé (recensement).
-
[11]
Loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008.
-
[12]
La loi sur les archives de 1963 permet la consultation des documents d’archive après une période de 70 ans depuis leur création. Pourtant, en 1996, l’Ispettorato Centrale Servizi archivistici del Ministero dell’Interno (Service central pour l’inspection aux services d’archive du Ministère de l’Intérieur) a classé les registres de l’état civil dans un régime spécial de « secret pérenne » qui a été aboli en 2003 (art. 177, comma 3, décret-loi 196/200). Les chercheurs peuvent donc obtenir une copie des actes, mais sans jamais accéder directement aux documents, dont la digitalisation n’a pas encore été amorcée.
-
[13]
Dans le détail, 9 postulants étaient Juifs originaires de Libye, et 1 était originaire du Maroc.
-
[14]
Des 6 mariages restants, 2 avaient été contractés avec un conjoint anglais, 2 avec un conjoint roumain, 1 avec un portugais et 1 avec un algérien. Cf. Cad Courneuve, CPC, P-Tunisie, dossiers de naturalisation.
-
[15]
La plupart des noms de famille du conjoint révèlent en effet une origine juive tunisienne. À exclusion de six cas où le nom du conjoint n’est pas spécifié, les époux repérés dans les dossiers sont les suivants : Lapreste Jean, Belhioul Maurice, Haik David, Nataf Hanna Odette, Sarfati Joseph, Nahon Jeanne, Cattan Elie, Mifsud Felix, Brignone Marie, Massa Lucien, Fhal Daniel, Donio Salomon, Cassuto Fernand, Renoux Marguerite Augustine, Silvera Aldo, Azan Albert, Trubelle Louis Marius Hyacinthe, Chiabrando Henri, Scemama de Gialluli Jacques, Sequeval Louise, Bonan Samuel, Attal Darius, Cohen Boulakia Benjamin et Amar Esther.
-
[16]
Soit 9 cas sur 20 pour les mariages avec un(e) Français(e) et 15 cas sur 34 pour les mariages avec un(e) tunisien(ne).
-
[17]
Chiffres issus des statistiques élaborées par la Demorazza en octobre 1938, lors du recensement des Juifs en Italie. Cf. ACS, Demorazza - Affari diversi, carton 22.
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[18]
L’analyse de Paul Sebag (1991) sur l’évolution des noms de famille entre xviiie et xixe siècles est très éclairante. Tandis que les Juifs d’ancienne implantation séfarade portaient des noms de famille d’origine ibérique (Errera, Moreno, Nunez, Cardoso, Paz), les noms des nouveaux émigrés étaient le plus souvent liés aux villes de l’Italie : Castelnuovo, Finzi, Funaro, Modigliani, Montefiore.
-
[19]
L’union entre une Italienne et un Tunisien était réglée ainsi : « Aux termes de l’art. 14 du C. Civ. Italien, la femme italienne qui se marie à un étranger ne devient étrangère qu’à la condition que le mariage lui fasse acquérir la nationalité de son mari. Cette condition n’est pas réalisée par le mariage en Tunisie d’une Italienne avec un Israélite tunisien ». L’union entre une Tunisienne et un Italien impliquait en revanche l’octroi automatique de la nationalité italienne à l’épouse : « Le mariage contracté en Tunisie par une Israélite tunisienne avec un sujet italien suivant la loi religieuse des époux est valable en vertu de la règle locus regit actum. Il confère, en conséquence, à la femme la nationalité de l’époux, aux termes des art. 9 et 14 du C. Civ. Italien) ». (Tibi, 1923, 56).
-
[20]
ISTAT, statistiques de la Régence.
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[21]
Cf. l’entretien avec le Dr Jacques Fiorentino, réalisé à Paris le 27 février 2016.
-
[22]
Archivio di Stato di Livorno, Archivio della famiglia Moreno.
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[23]
Témoignage publié sur le site http://nostalgies-ensoleillees.blogspot.fr/2009/02/lepopee-tounsi-grana-lettre-de-mme.html.
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[24]
Cf. l’entretien avec Giacomo Nunez, réalisé à Paris le 25 octobre 2014.
« Q : Les rapports entre Twansa et Grana étaient-ils donc si tendus ? Il n’y avait pas, par exemple, des alliances matrimoniales ? R : Non, elles étaient très rares, voire exceptionnelles. Même ma sœur, quand elle s’est mariée, on était choqués parce que son mari s’appelait Chemama [nom de famille tunisienne], mais sa mère était une Enriquez, donc il était au moins [sic] livournais par moitié. »