NOTES
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[1]
Je remercie vivement Marie-Pierre Arrizabalaga, qui participa aux débats du Servant Project, pour sa relecture attentive d’une précédente version de ce texte et ses précieuses suggestions.
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[2]
Servant Project est l’acronyme de “The socio-economic role of males and females in domestic service as a factor of European identity” (Contrat européen n° HPSE–CT2001-50012), projet interdisciplinaire financé dans le cadre de l’Action “Improving the socio-economic knowledge”, 2001–2005) (Fauve-Chamoux, 2004b ; 2009 ; Pasleau, Schopp et Sarti, 2005).
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[3]
Quatre contributions suivent la présente Introduction, dans l’ordre suivant : 1) « Les servantes de Schwäbisch Hall au xviie siècle : destin et appartenance sociale » par Renate Dürr ; 2) “Life Cycle Service and Family Systems in the Rural Countryside: a Lesson from Historical East-Central Europe” par Miko?aj Szo?tysek ; 3) « Le clergé régulier espagnol et ses domestiques vers la fin de l’époque moderne » par Ofelia Rey Castelao et 4) « Retour sur la féminisation et la professionnalisation du service domestique au xixe siècle, à partir du cas toscan » par Maria Casalini.
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[4]
Les travaux suscités par le Servant Project ont donné lieu à de nombreuses publications dont il n’est pas possible ici de donner une liste exhaustive. Les cinq volumes des Proceedings, publiés à l’université de Liège par Suzy Pasleau et Isabelle Schopp, avec Raffaella Sarti, en 2005, constituent maintenant une somme incontournable de 84 contributions, totalisant 1 430 pages. On trouvera une sélection éditée en anglais en 2004, par Antoinette Fauve-Chamoux, de 27 chapitres.
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[5]
Voir par exemple les recommandations de Xénophon dans l’Économique, IX, 11.
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[6]
Chez Homère, Ulysse a des relations de con-fiance avec son vieux serviteur, le maître porcher Eumée, de noble naissance puisque fils de roi, capturé par les Phéniciens et vendu naguère au père d’Ulysse (l’Odyssée, XVII). De nombreux personnages d’esclaves sont présents dans les comédies d’Aristophane, à travers lesquelles on a pu noter une évolution de mentalité : dans les pièces les plus récentes, les esclaves ont un parler plus direct et plus critique (Bourriot, 1974).
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[7]
J’ai pu m’en assurer en consultant les listes nominatives de la ville italienne d’Acqui Terme, pour 1677 et 1678, Archives du diocèse.
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[8]
Chaque avancée en terre d’Islam jetait sur les marchés urbains de l’Ibérie chrétienne et de la Méditerranée occidentale, en particulier en Italie, un nombre important d’esclaves, le marché des villes chrétiennes étant aussi alimenté par la reconquête du Royaume de Grenade. Après la révolte des Morisques (dès 1569), ce marché concerne aussi les Morisques, avec l’interdiction pour les ménages espagnols d’en posséder plus d’un (Martín Casares, 2004).
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[9]
Code médiéval des Siete Partidas (1251-1265), puis Nueva Recopilación de Leyes del Reino (1566, reprints 1598, 1640, 1771), enfin Novísima Recopilación de Leyes del Reino (1804) compilée par Charles IV.
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[10]
Pour une approche comparative de l’histoire de la législation du travail en France et en Angleterre, on se rapportera aux recherches de Philippe Minard (Minard, 2007).
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[11]
En Pologne, par contre, le témoignage du domestique est pris sérieusement en considération (Kamecka, 1997).
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[12]
Les manuels d’instructions concernant le service domestique et la bonne marche d’une maison sont très nombreux, surtout en anglais, français et espagnol (Pech, 2005). Sur les devoirs du maître en cas de maladie de son domestique, voir par exemple Baylis, 1857, p. 15, et Beeton, 1859-61.
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[13]
Sur le concept de « couche sociale » et son historiographie en Allemagne, voir note 19 ci-dessous.
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[14]
Benjamin Franklin (1706-1790) publie à Philadelphie en 1751 Observations Concerning the Increase of Mankind, Peopling of Countries etc. où, s’adressant aux Américains, il étudie les mécanismes d’une population en expansion. Il entrevoit l’importance de l’âge au mariage sur la fécondité.
David Hume (1711-1776) avait publié en 1752 parmi ses Discours politiques (1752), l’essai On the Populousness of Ancient Nations. Selon lui, l’hypothèse de la dépopulation depuis l’Antiquité ne reposait sur aucun argument valable. Quand un gouvernement assure à la population aisance et sécurité, elle se met à croître rapidement. Les guerres, l’esclavage et la sous-production étant le lot des nations antiques, elles ne devaient pas être si peuplées que l’affirmera par exemple Robert Wallace en lui répondant, dans sa Dissertation (1753).
Les opinions de ces deux auteurs sont amplement discutées par Malthus dans son Essai sur le principe de population, publié anonymement en 1798 puis dans une seconde version signée en 1803 (Fauve-Chamoux, 1984). -
[15]
Chapitre I, 2e paragraphe. La traduction est celle d’Émile Bottigelli, publiée par Aubier, Paris, 1972. L’édition consultée en est celle de Flammarion, Paris, 1998, p. 73.
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[16]
Les textes évoqués d’Adam Smith sont cités ci-dessous en Annexes 1 et 2.
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[17]
Ce texte est traduit en français par Antoinette et Jacques Fauve d’après la version anglaise (Londres, Penguin, 1973) transcrite par Tim Delaney, 1997 et accessible on line, sous le titre : Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie. Outlines of the Critique of Political Economy. La traduction anglaise est signée par Martin Nicolaus.
Rédigées au cours de l’hiver 1857-58, ces notes furent publiées seulement en 1953 dans leur version originale allemande intégrale (Berlin Est, Dietz Verlag). -
[18]
Il est étonnant de voir Marx, dans le Capital (1867), s’indigner de savoir des ouvriers ou ouvrières écrasés d’heures de travail épuisantes, alors qu’il est normal, à la même époque, qu’une servante soit continuellement disponible, y compris les jours fériés pour les travaux d’aiguille. Voir ci-dessous, Annexe 3, les textes extraits du manuel de Beeton, 1859-61.
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[19]
Renate Dürr, dans sa contribution au présent volume, fait référence à un débat qui fut vif en Allemagne dans les années 1960 à 1980 sur le concept de « couche sociale ». Elle en résume les grandes lignes dans son ouvrage de 1995, relevant les trois directions de recherche possibles concernant les domestiques : ou 1) ils appartiennent à une « couche sociale » (Schicht) inférieure, ou 2) ils correspondent à une classe d’âge déterminée (Altersklasse), ou 3) ils sont les « membres inférieures d’une société familiale » (Unterster Stand der häuslichen Gesellshaft). Ceci ne peut se déterminer qu’à partir de l’étude longitudinale (diachronique) des histoires de vie individuelle, ce que justement elle a fait pour Schwäbisch Hall, retenant la troisième voie comme la seule pertinente (Dürr, 1995, 24-28). Jürgen Schlumbohm évoque justement cette question en soulignant l’apport du travail de R. Dürr, dans sa contribution au colloque de Prague, événement fondateur du Servant Project (Schlumbohm, 1997, 31).
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[20]
Dans certaines paroisses romaines, le nombre de serviteurs masculins pour 100 servantes est de 200 ; dans les paroisses les plus riches, il est de 300 (Arru, 1997).
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[21]
Voir Annexe 3 ci-dessous.
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[22]
Au moment même où se célèbre le 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin, je tiens à rappeler ici que j’ai eu la chance de me familiariser avec les travaux de l’école historique polonaise en sciences économiques et sociales lors d’un long séjour d’études à Varsovie de novembre 1981 à juillet 1986 auprès de l’Académie polonaise des Sciences, Institut d’histoire, à l’invitation du regretté Andrzej Wycza?ski. Durant cette époque difficile, j’ai admiré le courage de l’engagement de mes collègues dans le syndicat Solidarno??, pourtant longtemps interdit, ce qui ne les empêchait nullement de poursuivre leurs cours, séminaires et projets, même si un nombre non négligeable d’entre eux durent affronter des mois d’internement. Durant les heures les plus sombres, les séminaires de recherche se tenaient souvent dans des appartements privés.
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[23]
Règlement pour la starostie de Tuchola, 1749.
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[24]
À Madrid, au xviie siècle, l’Hospital General de Madrid est réservé aux hommes, et l’Hospital de la Pasión n’accueille que les femmes.
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[25]
On signale, dans les États allemands, 59 lois spéciales sur les domestiques à l’extrême fin du xixe siècle, la plus ancienne en vigueur encore alors datant de 1732 (Head-König, 2003).
Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, – qui cependant n’était pas une personne agréable.
1On sait que le personnage de Flaubert, Félicité, appartient aux souvenirs d’enfance de l’écrivain. Nous voyons parfaitement comment le parcours de vie de cette servante normande, retracé non sans émotion, se construit en fonction des événements que cette femme seule a traversés depuis son plus jeune âge : précoce orpheline de père, puis de mère, elle est placée comme fille de ferme. Maltraitée, elle change de maître. Bientôt séduite par un garçon sans scrupule, elle se prépare au mariage et, pieuse, défend difficilement sa vertu. Le jeune homme l’abandonne bientôt pour un meilleur parti. Félicité quitte alors son emploi non qualifié de servante à la ferme et, par un heureux hasard, que l’auteur situe vers 1810, se place comme cuisinière en ville dans le ménage d’une veuve peu fortunée, chargée de deux enfants de sept et quatre ans. Elle s’y occupe de tout avec économie – illettrée, elle sait pourtant compter – et élève les enfants de la maison avec amour. Célibataire et sans enfant, elle passe finalement toute sa vie dans le même foyer jusqu’à un âge avancé, partageant bonheurs et malheurs de la famille. Ayant retrouvé une sœur sur le tard, elle s’attache à un neveu qui l’exploite. Ce dernier disparaît de la fièvre jaune à Cuba et Félicité vieillissante ne se remettra pas de ce deuil. Bénéficiant de la petite rente que sa maîtresse lui a laissée, elle lui survit quelques années, gardienne misérable de la maison que l’héritier (qu’elle a élevé) essaye vainement de louer ou de vendre après l’avoir déjà vidée de l’essentiel du mobilier et sans se soucier apparemment du sort de sa vieille nounou. Malade, la servante meurt finalement dans son lit, bénéficiant des soins charitables d’une voisine.
2Ce modèle de domestique fidèle, consacrant l’essentiel de sa vie au bien-être d’une seule famille, n’est pas vraiment rare mais, s’il fait à l’époque l’admiration des « bourgeoises de Pont-l’Évêque », c’est parce qu’il sort du modèle courant alors en Europe, et cela depuis fort longtemps : celui de la jeune bonne employée « à tout faire », pour une période relativement courte dans la période prémaritale de sa vie. Félicité, recrutée pour un emploi de cuisinière, assurera sa vie durant le rôle de bonne à tout faire ; elle cumulera les responsabilités.
3Le choix de quatre textes proposés ci-après au lecteur des Annales de Démographie Historique sur le thème « Domesticité et parcours de vie » apporte des éléments solides et représentatifs qui permettent d’éclairer le caractère spécifique et cependant complexe du service domestique en Europe depuis le xviie siècle, nuançant les modèles relevés dans le passé aussi bien en ville qu’à la campagne.
4Malgré les recherches et bilans présentés ces dernières années dans le cadre du Servant Project européen [2], certains aspects du modèle européen de la domesticité restaient encore à préciser, comme la proportion des serviteurs et servantes encore dans l’enfance ou l’adolescence, les différenciations urbaines, l’impact qu’a pu avoir le service domestique sur le mode de formation des ménages ou encore la pertinence des grandes classifications géographiques qui ont été proposées, telles celles de Hajnal (Hajnal, 1965; 1982; 1983). En définitive, peut-on considérer le service domestique comme un « métier » ? La professionnalisation des domestiques, notée dans le passé, ne tenait-elle qu’à l’échec de plus en plus fréquent de leur projet matrimonial ? Servantes et serviteurs étaient-ils majoritairement célibataires autrefois ?
5Les modèles de formation de la famille occidentale définis par John Hajnal et par Peter Laslett ont mis l’accent sur l’importance du rôle de la domesticité à la fois comme étape de vie et comme paramètre autorégulateur de sociétés en croissance démographique, où le mariage devient de plus en plus tardif et sélectif (Laslett, 1977; 1983; 1988a; 1988b). Dans ce schéma occidental de fonctionnement démographique et social « malthusiennement » contrôlé, il y a en général corrélation entre la fréquence élevée du célibat et la présence de domestiques. Il y a également corrélation entre domesticité et naissances d’enfants illégitimes. Pour John Hajnal, avec le « modèle de mariage de l’Europe du Nord-Ouest », le service domestique était considéré comme une des raisons de retarder l’âge au premier mariage ou même une des raisons d’y renoncer lorsqu’il se prolongeait. De son côté, Peter Laslett avait soutenu dans Un monde que nous avons perdu – The World We Have Lost – que le service domestique était souvent un life-cycle service, « une occupation correspondant à une étape dans le cours de la vie » (Laslett, 1965; 1969), qu’il fallait donc étudier dans une perspective historique comme un des facteurs du renouvellement de la société européenne. Sheila Cooper a justement rappelé combien les historiens anglais déjà cités et Richard Wall (Wall, 1972; 1978; 1983) ont contribué à définir un système de formation des ménages très courant en Europe du Nord et de l’Ouest (Cooper, 2004), mais qui, en fait, n’avait rien d’exclusif, comme l’ont montré des travaux récents sur la famille-souche (Fauve-Chamoux et Ochiai, 2009).
6Les travaux réunis ci-après [3] sont issus du large réseau interdisciplinaire de chercheurs qui se mit en place il y a une dizaine d’années, dans le cadre du Servant Project, et procéda à des études comparatives de la domesticité, réunissant historiens et sociologues, en particulier lors de cinq symposiums [4]. Ils bénéficient des débats antérieurs (Gutton, 1981 ; Zeller, 1992) et apportent aujourd’hui un certain nombre d’éclaircissements importants quant au rôle majeur des domestiques dans les processus séculaires de transition socio-économique et d’urbanisation que révèlent histoires de vie et de nouvelles données quantitatives. Par leur mobilité et leur travail, les domestiques des deux sexes – et tout autant les femmes que les hommes – ont contribué à la formation des sociétés européennes. À l’époque préindustrielle, l’émigration des jeunes ruraux vers les bourgs et villes était liée à la possibilité pour eux d’entrer au service de particuliers, car ce type d’emploi leur permettait de s’adapter à un nouveau mode de vie pendant une phase de leur existence qu’ils espéraient probablement temporaire. Le statut juridique des domestiques posa longtemps problème aux États européens.
Une vision longue permet de mieux comprendre les degrés de leur soumission plus ou moins volontaire à un maître et/ou une maîtresse de maison. C’est pourquoi nous examinerons le développement du service domestique en Europe depuis l’Antiquité pour mieux comprendre la mise en place et le développement du statut d’esclave puis celui de serf jusqu’à l’apparition de la notion d’exploitation et même éventuellement de lutte des classes. Nous devrons tenir compte des différenciations géographiques, l’Europe de l’Est présentant des comportements différents de ceux de l’Ouest. Sans nier l’existence d’une domesticité rurale de proximité, il n’en reste pas moins que le phénomène domestique, quand il touche les jeunes gens, filles et garçons – dans la période prémaritale de leur vie exclusivement ou non – est un élément majeur du passage de la campagne à la ville, lié à l’urbanisation grandissante au cours des derniers siècles. Mais, lorsqu’il touche toutes les classes d’âge, dans quelle mesure le service domestique s’apparente-t-il à un métier ? Et que se passe-t-il lorsque, pour diverses raisons, le domestique l’abandonne de son propre gré ou suite aux humeurs de son maître ou de sa maîtresse ?
Ce sont là les questions auxquelles les textes ci-après apportent d’intéressantes réponses.
De l’esclavage au contrat de Placement
7Dans l’aire méditerranéenne, l’esclavage est répandu depuis la plus haute Antiquité (Garlan, 1982). En Grèce archaïque et classique, les esclaves peuvent être ouvriers (dans les mines par exemple), mais beaucoup sont domestiques. Ces hommes et femmes assurent alors la bonne marche de la vie quotidienne sous la ferme direction du maître ou de son intendant, le plus souvent leur vie durant [5]. On a souvent souligné l’aspect patriarcal des rapports entre le maître et son esclave domestique au sein de la maison – oikos dans le monde grec [6]. Toujours exclu de la vie politique, un domestique esclave peut avoir la confiance de son maître, assurer des responsabilités, participer à l’économie familiale et se marier (avec l’autorisation de son maître). Des servantes deviennent confidentes, nourrices ou concubines. Tous font partie du clan familial et de son patrimoine. En cas d’affranchissement, la liberté gagnée n’est généralement pas complète et des liens de dépendance ou de clientélisme demeurent. Souvent on ne sait pas si tel domestique agricole est un salarié libre ou un esclave. Ainsi on ignore le véritable statut de « l’homme robuste de 40 ans » qui seconde quotidiennement le paysan de Béotie au début du viie siècle avant J.-C. (Hésiode, Les travaux et les jours, v. 43).
8Asservis pour dette ou captifs de guerre, à la merci de leurs maîtres, les esclaves peuvent être fort mal traités. Ils côtoient une domesticité libre qui leur paraît privilégiée. Les esclaves existent encore dans le monde chrétien et forment une part non négligeable de la population domestique au xvie siècle, selon des proportions qui varient dans l’espace et le temps. À en croire la bibliographie et les nombreux textes réunis par Raffaella Sarti, la frontière entre esclave et domestique libre est longtemps restée très floue (Sarti, 2005a). D’ailleurs, en Italie au xviie siècle, les serviteurs domestiques apparaissent encore sous le vocable servo et serva dans les Status animarum [7]. La servitude volontaire, pour dette par exemple, existe tout au long de la période médiévale.
9Aurelia Martín Casares a rappelé en détail, pour l’Espagne moderne, la condition des asservis et la législation les concernant depuis le xiiie siècle (Martín Casares, 2004). Il y avait alors plusieurs sortes de travailleurs domestiques : 1) les personnes qui n’avaient aucun contrat de travail ; il s’agissait, dans la plupart des cas, de personnes pauvres venant des régions rurales et travaillant pour le gîte, le couvert et les vêtements ; 2) des domestiques et des servantes qui bénéficiaient de contrats de travail, dont les clauses d’ailleurs n’étaient pas toujours respectées ; 3) de jeunes apprentis travaillant dans les ateliers, mais auxquels incombaient aussi quelques tâches domestiques ; 4) des esclaves qui n’avaient aucun droit [8]; 5) des individus apparentés au maître de maison, souvent de sexe féminin, travaillant comme des domestiques sans en avoir le statut, et non rémunérés.
10Par son approche statistique du recensement de Godoy-Larruga (1797) à l’échelle nationale, Ofelia Rey Castelao nous permet de pénétrer dans les communautés religieuses masculines et féminines du clergé régulier espagnol à la fin de l’époque moderne, lorsqu’il n’y a plus d’esclaves déclarés. L’auteur compare les nombreuses communautés, apprécie le nombre et la condition différenciée des nombreux domestiques et servantes qui y vivent, contrairement aux règles de ces ordres, surtout les ordres mendiants. Elle évoque enfin les conséquences dramatiques, pour cette population de travailleurs domestiques logés, apparemment plutôt coupés de leur réseau familial d’origine, de la sécularisation intervenue dans le premier tiers du xixe siècle, mutation qui change radicalement leur condition. Nous reviendrons sur les particularités de ce personnel au service du clergé régulier d’alors.
11En général, en conformité avec les codes législatifs du monde ibérique [9], les archives anciennes indiquent clairement les conditions d’une soumission volontaire à un maître, engagement de durée illimitée et sans restriction, souvent sans retour possible à la complète liberté, et conclu par des femmes autant que par des hommes selon une formule assez stéréotypée : se donner pour servante ou pour serviteur. Certaines lois ibériques promulguées au xixe siècle en gardent le souvenir : tout contrat de service d’un domestique, comportant la clause d’engagement à vie ou bien à durée illimitée est nul (Martín Casares, 2004).
12Ainsi, les lois réglant la domesticité esclave furent en vigueur jusqu’au début du xixe siècle en Espagne et en Italie. On note toutefois, dès la fin du xviie siècle, un net recul de cette catégorie de population en service, bien qu’elle soit présente à Madrid comme ailleurs (Head-König, 2003 ; Pech, 2007a). On évoque 22 000 esclaves présents à Naples au début du xviie siècle (Sarti, 2005a, 131). Mais le marché des esclaves se tarissait en Méditerranée : malgré la « course » et l’activité des corsaires, il s’est évidemment déplacé vers les Amériques avec la traite (Panzac, 2002). En Espagne, cette population dépendante d’esclaves, fortement féminisée, se reproduisait peu, un phénomène qui s’explique par les obstacles importants que dressaient les maîtres à leur reproduction biologique, alors qu’en droit il n’existait pas alors de véritables obstacles légaux à leur mariage. Mais les maîtres craignaient d’une part que le mariage fût une première étape vers l’émancipation et d’autre part que la servante esclave ne mourût bientôt en couches. D’ailleurs l’immigration de serviteurs noirs esclaves que ramenaient d’outre-mer leurs propriétaires, planteurs ou anciens employés du gouvernement, suscita, en Angleterre comme en France, de vives controverses quant à leur statut et surtout leur affranchissement. Les pratiques dans ce domaine se modifièrent à plusieurs reprises au cours du xviiie siècle et dans la première moitié du xixe siècle en France, jusqu’à l’abolition de l’esclavage votée à l’initiative de Victor Schoelcher (1848).
13Des rapports contractuels, qu’ils fussent oraux ou écrits, liaient maîtres et serviteurs non esclaves et pouvaient donner lieu à négociation (Arru, 1995; 1997). L’engagement du domestique pour une durée déterminée – généralement un an en Scandinavie, minimum 6 mois en Pologne (Kamecka, 1997, 44) – permettait en réalité de résilier un contrat à l’amiable ou bien de le reconduire. L’Angleterre se montra pionnière : elle fut le premier pays d’Europe où une loi, dès le xive siècle, permit aux domestiques qui se pensaient lésés de faire reconnaître leurs droits (Cooper, 2005b) [10]. Certains pays scandinaves, comme la Norvège, ont pratiqué une politique d’obligation de prise de service, pour le moins jusqu’au xviiie siècle, puisque les paysans n’avaient le droit de conserver qu’un seul enfant sur l’exploitation familiale, d’où une forte mobilité des jeunes gens – garçons et filles – destinés au travail domestique (Sogner, 2004), mais le temps de service s’y terminait souvent vers l’âge de 30 ans (Lundh, 2004).
14Entrant en service dans le ménage de son maître, le serviteur perdait l’indépendance de sa personne pour toute la durée de ce service ; il était soumis à l’autorité de son maître auquel il devait fidélité et obéissance, un modèle que reproduisaient aussi les ordres religieux, la communauté du monastère ou du couvent étant conçue comme une « famille », comme le rappelle Ofelia Rey Castelao dans sa contribution. De ce fait, considéré/e comme un mineur, le ou la domestique était, en cas de conflit, représenté/e par le chef de famille auprès de tiers ou de la justice, ce qui explique que, le plus souvent, le témoignage du maître fût jugé valable, mais non celui du domestique [11]. En raison de son pouvoir sur tous les membres de sa maison, le pater familias possédait un droit de justice et de correction corporelle sur les membres de son ménage. La loi norvégienne, plus clémente que d’autres, interdisait, en 1628, de blesser son domestique.
Mais le chef de famille était aussi responsable des actes de ses domestiques, autant que de ses enfants, un phénomène que les décisions de la justice confirment encore au xviiie siècle. Il avait également un devoir de protection qui l’obligeait – au moins moralement comme le rappellent expressément certaines lois et manuels sur les domestiques –, à garder tout domestique malade dans sa maison et à le faire soigner [12].
Au total, en dehors du monde méditerranéen, du xviiie au début du xixe siècle, les législations concernant les domestiques différaient fondamentalement entre elles en Europe quant à leur forme (lois formelles spécifiques ou statuts que confirmaient les usages et les décisions judiciaires), quant à la durée du service, aux droits des domestiques, quant au rapport de subordination au chef de famille avec le droit de correction qui en découlait (Head-König, 2003). L’élaboration de lois spéciales concernant les domestiques (Gesindeordnungen) dans l’aire germanique visait à établir un rapport de longue durée entre le maître et son engagé : il ne s’agissait pas ici d’un système d’entrée en service pour un temps limité – couvrant une période prénuptiale entre les âges de 15 et 30 ans (une phase limitée de la vie active de l’individu) comme dans les pays du Nord tels Norvège, Suède et Angleterre – mais bien d’une conception de mise au travail des « couches sociales inférieures » au profit d’un maître [13], le serviteur faisant partie de la « maison », selon une conception héritée au moins du Moyen Âge.
Serviteurs dépendants, lutte des classes et exploitation vécue
15Jusqu’au milieu du xviiie siècle, l’étude de l’état d’esclave et de dépendance de la personne était le fait d’érudits, pétris de traditions classiques et de l’étude du monde grec et surtout romain. Une controverse entre Benjamin Franklin et David Hume sur la démographie antique a fait naître une nouvelle approche de cette question, cette fois économique et institutionnelle [14]. C’est dans cette dernière tradition qu’il faut situer l’œuvre de Marx et Engels, bons connaisseurs tous deux de la littérature antique, des débats des Lumières et de leurs suites chez les penseurs de leur temps. Avec l’Idéologie allemande (1844-45), ils conçoivent une histoire des étapes de la division du travail antérieurement au capitalisme et analysent les formes de propriété correspondantes : l’esclavage y apparaît au premier stade, latent dans la famille, et se développe avec l’accroissement de la population. Dans une deuxième phase, il devient la base de toute la production et les rapports de classe entre citoyens et esclaves ont atteint leur complet développement (Marx et Engels, 1968, 49). Bientôt, dans le Manifeste communiste (1848), les esclaves ne constituent qu’un des « ordres » ou une des « classes » entrant dans le jeu des oppositions, dans une « lutte des classes », tout comme les serfs ou les hommes du peuple : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître d’un corps de métier et compagnon, bref, oppresseurs et opprimés ont été en opposition constante, ils ont mené une lutte ininterrompue, tantôt cachée, tantôt ouverte, lutte qui, chaque fois, s’est terminée par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la ruine commune des classes en lutte [15]. »
16Dans un manuscrit préparatoire au Capital, connu sous le titre de Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie (1857-58), tout particulièrement dans un chapitre intitulé « Les formes [Formen] qui précèdent la production capitaliste », Marx en vient à s’interroger sur les formes du développement précapitaliste. Il y reprend une idée déjà exprimée avec force par Adam Smith dans la Richesse des Nations [16] : le travail du domestique est non productif – idée allègrement reprise par Malthus dans les Principes d’économie politique en 1820 –, étant donné que les serviteurs et servantes ne créent pas de valeur ajoutée.
17« La création de travail à valeur ajoutée, d’un côté, correspond de l’autre à celle de travail à valeur minorée, de relatif désœuvrement (au mieux de travail non productif ). Cela va sans dire concernant le capital lui-même ; mais cela vaut aussi pour les classes auxquelles celui-ci donne une part ; donc celle des pauvres, des larbins, flagorneurs, etc. qui vivent de la valeur ajoutée – bref tout le train des suiveurs ; c’est aussi la part de la classe des domestiques [Dienenden] qui vivent non du capital, mais du revenu de celui-ci. » (Marx, Grundrisse, Londres, Penguin, 1973, 401, note 17) [17].
18Les conséquences de cette opinion de Marx selon laquelle les domestiques ne vivent pas du capital mais de son revenu furent considérables, puisque seuls étaient susceptibles d’être exploités les travailleurs qui créaient un surplus, comme les ouvriers des usines et manufactures : c’était donc eux qui attiraient l’intérêt des syndicats et constituaient la classe laborieuse. D’ailleurs valets et servantes se trouvaient physiquement coupés du monde ouvrier et de sa mentalité (Sarasúa, 2004, 521). Si les bonnes à tout faire pouvaient fournir un travail harassant et quotidien [18], pour d’autres domestiques mieux placés dans la hiérarchie du service, leur simple présence, au sein d’une maison de qualité, ne tendait qu’à en assurer la réputation et à en symboliser le rang social (Veblen, 1899).
19Il faut avoir en mémoire certains éléments de cette longue tradition des penseurs que nous venons d’évoquer rapidement, pour mieux aborder et apprécier l’apport de la contribution de Renate Dürr au présent dossier. L’auteur met en doute l’idée qu’un service prémarital (life-cycle service) aurait été généralisé dans le passé en Europe occidentale. Elle s’appuie sur l’exemple des servantes de la petite ville libre de Schwäbisch Hall, au sud de l’Allemagne. On a la chance d’y connaître tout particulièrement les histoires de vie des domestiques au xviie siècle, grâce à une source exceptionnelle (Dürr, 1995) : les registres paroissiaux comportent, à partir de 1635, un bref résumé de la vie de tous les défunts et défuntes, les ministres du culte faisant systématiquement mention des noms, lieu et date de naissance, profession du père, principales étapes de vie (avec, pour les servantes, le nombre et la durée des engagements en service domestique), la date du mariage, le nom et la profession de l’époux, le nom et le nombre des enfants, enfin les circonstances et la date de la mort.
20Pour R. Dürr, le concept de « couche sociale » (Schicht) est mal adapté au cadre de la « maison totale » ou Ganzes Haus telle qu’elle était conçue sous l’Ancien Régime (Dürr, 1995, 24-28) [19]. Michael Mitterauer s’était de même déjà demandé si l’intégration dans un ménage suscitait véritablement un sentiment de classe : « La situation des domestiques est largement analogue à celle des enfants. Pour être conséquent, on peut ou bien parler pour tous les membres de la communauté ménagère (considérée comme communauté de production) de situations professionnelles relevant de la répartition en classes ou n’en parler pour aucun d’entre eux, le maître excepté. » (Mitterauer, 1977, 25).
21L’étude des registres nominatifs de Schwäbisch Hall montre que les servantes étaient réellement issues de toutes les classes sociales et qu’elles n’étaient pas systématiquement issues de milieux défavorisés. Cependant leur entrée en service correspondait le plus souvent à un appauvrissement de leur famille d’origine ou à la mort de l’un ou des parents. Le placement des filles pouvait intervenir très tôt dans la vie (à partir de l’âge de 6 ans) et moins de la moitié des servantes avait convolé avant d’atteindre l’âge de 29 ans, alors que l’âge moyen au premier mariage pour les filles était plutôt de type précoce au xviie siècle dans cette localité. L’auteur conclut que le service domestique des filles retardait considérablement le moment de leur mariage d’au moins 10 ans et que parfois il compromettait définitivement sa réalisation.
22Ainsi Dürr ne considère-t-elle pas que le service constituait une étape prénuptiale dans le parcours de vie des femmes de cette époque, ce qui n’est pas, en soi, complètement nier le modèle Hajnal/Laslett qui tient compte aussi d’un fort célibat définitif. Les servantes relevaient du niveau socio-économique de la maison qui les employait et participaient à sa réputation, les unes pour un temps de leur vie, les autres leur vie durant. Elles étaient aussi élément de la valeur morale et chrétienne de la maison : à l’époque, la société de cette Allemagne protestante était considérée comme divisée en trois « états » – Stand – : le religieux, le politique et l’économique (Dürr, 1995). Cette dernière catégorie comprenait tout ce qui concernait la maison chrétienne issue de la Réforme, la Ganzes Haus, qui en aucun cas ne correspondait à une sphère privée puisque le chef de famille agissait au nom de Dieu (Schlumbohm, 2009). Dans le monde catholique, d’ailleurs, ne sont pas rares les auteurs qui combinent explicitement l’art de servir le prince et sa maison avec celui de servir Dieu, comme Yelgo de Vasquez (1614) (Pech, 2005).
23Les pasteurs, comme les autorités municipales, ne cessèrent d’intervenir, et cela jusque vers le milieu du xviiie siècle, en imposant des règles de comportement aux domestiques que leur tenue, par exemple, devait permettre d’identifier visuellement. Ces dispositions n’étaient pas tellement exceptionnelles : le port de la livrée fut de rigueur dans de nombreuses sociétés urbaines d’Ancien Régime et ne disparut en France qu’avec la Révolution de 1789. Un témoignage rapporté par Angiolina Arru montre l’évolution des rapports entre maître et domestique à la fin du xviiie siècle à Rome : le domestique Antonio Guberti se montra tout heureux du privilège d’être dispensé par son maître du port de la livrée, marque vestimentaire de sa condition servile, après deux ans de bons et loyaux services (Arru, 1995 ; 1997, 106).
24Dans ce milieu italien, profondément catholique, Arru a reconstruit le marché du travail des serviteurs et des servantes aux xviiie et xixe siècles, à partir de l’histoire d’un domestique et de ses maîtres à Rome, en notant les événements familiaux sur plusieurs générations. La réduction de son échelle d’observation a permis à l’historienne de suivre et analyser la logique des échanges et des réciprocités entre maîtres et domestiques. Les conflits qui surgissaient entre ce domestique qui réussit à se marier et ses maîtres révèlent les complexités de leurs relations et nous font comprendre les problèmes spécifiques auxquels se heurtaient les maîtres lorsqu’ils engageaient et conservaient une main-d’œuvre masculine. On sait qu’en matière de domesticité le cas de Rome est particulier (Sonnino, 1994) : peu de femmes y étaient em-ployées, contrairement aux autres capitales européennes qui connaissaient d’une part un surplus de population féminine et voyaient d’un autre côté se féminiser la profession de domestique dès la fin de l’Ancien Régime (Fauve-Chamoux, 1997 ; 1998a ; 1998b ; Sarti, 1997 ; 2007). Malgré tout, même en faisant abstraction de la situation particulière de la ville papale – où le taux de masculinité de l’ensemble de la population était vraiment inhabituel (Schiavoni et Sonnino, 1982), tout comme celui du milieu de la domesticité [20] – toutes les données relatives à la présence en ville de domestiques masculins mettent en évidence le cas particulier de l’Italie par rapport aux autres pays européens à la même période.
25Considérant que le modèle anglais de life-cycle service introduit par Laslett donnait une image beaucoup trop homogène et simpliste d’un travail qui comportait au contraire de multiples aspects – en particulier celui de devenir pour beaucoup de serviteurs ou servantes un véritable métier –, Arru pensait que l’Italie ne se différenciait pas particulièrement des autres pays européens sur le plan quantitatif, mais bien par contre sur le plan structurel. Il ne fallait pas se borner à l’étude sérielle des regis-tres paroissiaux et listes nominatives, mais recourir aux sources judiciaires, aux cadastres et aux actes notariaux, à la recherche des stratégies individuelles et familiales, en reconstituant des parcours de vie.
26Il faut aujourd’hui reconnaître que l’opinion qu’Arru exprimait vigoureusement il y a plus de dix ans (Arru, 1997, 110) a été confirmée par nombre d’études publiées depuis lors, en particulier dans le cadre du Servant Project mentionné plus haut. Tout d’abord on a pu vérifier – par exemple pour Bologne (Sarti, 2005c) – qu’en général, en Italie, la main-d’œuvre domestique n’était pas particulièrement jeune, ce qui implique évidemment que l’état de domestique n’était pas limité à une seule phase de la vie (la période prémaritale) et que beaucoup de serviteurs se mariaient sans quitter un emploi qui devenait finalement pour eux une véritable profession : servir dans une maison particulière. À Bologne, le recensement de 1796 a permis de cerner le groupe des « vrais serviteurs ». Nés en ville, adultes, mariés pour la plupart, en général ne vivant pas chez leur maître, le service était pour eux une occupation permanente. Ces hommes étaient membres de la Confraternité de saint Vital – le saint patron des domestiques –, un système autofinancé de confrérie masculine qui s’appela aussi « Università dei Servitori » (1697-1883) (Sarti, 2005c). Ils représentaient un peu moins de 20 % des serviteurs hommes à Bologne. Tel qu’il a été conservé, pour une partie de la ville seulement, ce recensement de 1796 montre que 28 % de tous les serviteurs hommes enregistrés vivaient chez leur maître, les autres résidant tous en ville avec leur propre famille. Au contraire les servantes enregistrées cette même année étaient pour la plupart célibataires, vivant au sein des familles qu’elles servaient. Elles étaient probablement plus jeunes (le document ne permet pas de préciser leur âge) et faisaient donc sans doute de leur côté l’expérience du type de service lié à une étape de leur vie. Cette différence selon le genre est d’importance.
Que l’on prenne l’exemple de Rome, Bologne ou Lucques, aux xviie, xviiie ou xixe siècles, plus de la moitié des domestiques urbains, hommes ou femmes, étaient encore en service après l’âge de trente ans et de nombreux serviteurs le restaient toute leur vie. Servir pendant toute une existence – comme la Félicité de Flaubert, mais sans renoncer pour autant à fonder une famille – rendait certainement plus difficile (que dans le cas d’un service prémarital) un rapport prolongé avec les maîtres. Les relations de travail prenant un caractère de longue durée ne sont plus les mêmes : les conditions du travail domestique devaient se négocier entre employé et employeur. Il ne s’agissait plus ni de l’acceptation d’une dépendance inconditionnelle à un pater familias, ni d’un petit « job » permettant de réunir un pécule pour mieux s’établir. L’activité du serviteur domestique était conçue comme un travail à long terme dont les conditions d’exécution et de rémunérations se négociaient : c’est bien la leçon de l’histoire de vie d’Antonio Guberti. Au fil des ans, un monde de devoirs réciproques s’est tissé entre la famille de cet employé et celle de son employeur ; les héritiers des deux côtés furent bientôt concernés. Ainsi se recréaient, dans les études de notaires, de forts liens de dépendance contractuelle qui dépassent les générations et échappent à toute réglementation du travail (Arru, 1995). Dans ces relations maître-serviteur, impossible de savoir précisément où s’arrête l’affectif et où com-mence le chantage.
La fréquence élevée des domestiques « à vie » n’exclut pas en Italie la présence d’un certain pourcentage de domestiques d’un très jeune âge, filles et garçons, la configuration du marché du travail en étant d’autant plus complexe (Da Molin, 1990). On a déjà vu qu’un tiers des servantes de Schwäbisch Hall, dans l’Allemagne méridionale, pouvait entrer en service avant l’âge de 11 ans au xviie siècle et que la moitié d’entre elles avait quitté leur maison natale avant d’avoir atteint leurs quatorze ans. L’évaluation du nombre des personnes affectées au service domestique dès leur jeune âge soulève encore des débats intenses, compte tenu des variations enregistrées en Europe. Sauf pour les montagnes autrichiennes, pyrénéennes ou italiennes, on ne peut plus dire, pour la période postérieure à 1600, que les enfants entraient massivement en service domestique, que ce fût en zone urbaine ou en milieu rural (Fauve-Chamoux, 1998a; 2004a; 2009 ; Viazzo et al. 2005 ; Mitterauer, 1985 ; 1990). Les serviteurs, filles et garçons, qui avaient moins de 15 ans représentaient rarement plus de 10 % de l’ensemble des domestiques des deux sexes, au moins dans les villes européennes de l’époque moderne. Les biographies et les contrats notariaux le confirment lorsque nous disposons de telles sources.
Cependant, dans l’Allemagne de 1895, près de 25 % des jeunes servantes avaient moins de 14 ans (Head-König, 2003). À cette époque, l’engagement des domestiques se faisait autour de 13 ans en Angleterre [21] et majoritairement après 15 ans dans les pays nordiques. Mais, avant 1914, employer des enfants de moins de 10-12 ans était encore un usage répandu dans les pays méditerranéens, en Irlande et à l’Est de l’Europe.
Mieux définir l’identité de l’Europe centrale, entre l’Est et l’Ouest
27Malgré les travaux pionniers des historiens démographes anglais, la place de l’Europe centrale dans le schéma européen de formation de la famille semblait ambiguë, condamnée à un entre-deux, une zone intermédiaire entre l’Orient et l’Occident. Plusieurs pays se trouveraient traversés arbitrairement par la fameuse ligne imaginaire courant de Saint-Pétersbourg à Trieste, divisant l’Europe en deux mondes supposés bien distincts, où toutes les sociétés situées à l’est de la ligne pratiqueraient le mariage précoce et universel et se passeraient de domestiques grâce à la corésidence de nombreux membres apparentés. De nombreux travaux récents ont montré que cette prétendue « ligne », si elle demeurait une excellente idée théorique car elle mettait en évidence une zone de transition aux racines historiques remontant au moins au xie siècle (Mitterauer, 1995 ; Plakans et Wetherell, 1997 ; 2005), était loin d’être véritablement rectiligne (Kaser, 2009, 254).
28Mikolaj Szo?tysek dans son article ci-après, s’appuyant sur des données quantitatives de première main (plus de 18 000 ménages, plus de 100 000 individus), apporte une vision enfin renouvelée de la question-clef du rapport entre la fréquence du service domestique prémarital, l’âge moyen au premier mariage et les structures de la famille, en se concentrant sur l’histoire longue des territoires polono-lithuaniens. Par son approche statistique d’une longue série de recensements nominatifs concernant des zones rurales – disponibles surtout pour la fin du xviiie siècle, c’est-à-dire avant l’abolition du servage –, il éclaire ainsi nombre de travaux de valeur des historiens économistes de l’école polonaise d’où il ressortait que les domestiques étaient loin d’être absents du système des exploitations familiales et que les serviteurs mariés n’y étaient pas rares [22]. Malgré l’existence des grands domaines et la permanence des structures féodales dans une grande partie des régions considérées dans son échantillon, l’auteur souligne que la limitation des droits de propriété des paysans n’interdisait pas un certain marché foncier.
29Szo?tysek identifie trois modèles familiaux se succédant distinctement à mesure que l’on progresse vers l’Est. Une région occidentale, fort comparable au modèle classique défini par Hajnal et Laslett, se caractérisait par une forte dominance de la famille nucléaire (77 %), peu d’individus apparentés dans le ménage, 40 % de ménages entretenant au moins une ou un domestique (en phase de vie prémaritale) et un âge au mariage plutôt tardif. L’étude antérieure de l’auteur sur la paroisse polonaise de Bujakow correspondait grosso modo à ce modèle d’Europe occidentale (Szo?tysek, 2007). À l’Est, au contraire, essentiellement dans la partie biélorusse, 52 % des ménages comportaient en leur sein des individus apparentés, 31 % de ménages étaient polynucléaires et 2 % seulement des foyers entretenaient un domestique logé.
30Entre les deux zones, il existait une zone centre-orientale intermédiaire présentant 60 % de familles nucléaires, 25 % de ménages complexes à deux noyaux conjugaux (au moins). Si elle n’en était pas absente, la présence de domestique était peu répandue. Il ne faut cependant pas voir là une absence de mobilité des jeunes : des jeunes mariés résidaient avec des membres de leur famille, sans que leur participation à la force de travail de cette maison rurale fût apparente. Il n’y a pas de rapport direct dans ce cas entre le service domestique et la formation d’une unité conjugale. L’élément important à prendre en compte est le rapport à la terre de ces populations rurales : ces « apparentés » ou locataires, en état de dépendance spécifique dans le cadre du servage de l’époque, n’avaient pas alors, au moment de leur mariage, accès à la propriété foncière et à la formation d’une unité domestique indépendante, sauf s’ils remplaçaient un de leur parents à la tête d’une unité d’exploitation existante.
31La présente étude de Mikolaj Szo?tysek – bien qu’elle ne s’appuie pas ici sur des sources véritablement longitudinales – éclaire d’un jour nouveau et, par le poids des chiffres, précise la liberté des pratiques, face aux célèbres propositions de Witold Kula sur les spécificités des conditions des paysans polonais d’Ancien Régime, attachés en principe à un domaine seigneurial qui s’efforçait de contrôler leurs déplacements et leurs alliances matrimoniales, les comparant aux familles russes de la fin du xixe siècle modélisées par Chayanov (Kula, 1972 ; Chayanov, 1966 ; Tchayanov, 1990). En rappeler les termes n’est pas superflu.
32« En Pologne, on a l’impression que la composition et la structure de la famille s’adaptent aux ressources invariables des forces productives de la famille. Il se peut que le mécanisme décrit par Chayanov, c’est-à-dire l’adaptation de la terre à la famille, se soit manifesté également en Pologne, au xviiie siècle : prise à ferme ou non-utilisation de terres en friches, et aussi vente, par la veuve du laboureur, d’une partie de son exploitation lorsqu’elle n’est pas en mesure de cultiver toutes les terres ni d’acquitter les prestations attachées à une exploitation de cette importance […]. Dans l’exploitation paysanne typique, une place importante est réservée également à la jeune main-d’œuvre : fils et filles aptes au travail et encore célibataires. La législation nobiliaire s’intéresse à eux aussi. Nous relevons, par exemple, l’ordre de punir les enfants qui, “au lieu d’aider leurs parents, louent à d’autres leur force de travail” [23]. “Considérant que des enfants aptes au travail mais frivoles quittent leurs parents pour s’installer et servir ailleurs, par quoi ils portent préjudice aux parents et à leur propre avenir, on interdit aux fils et aux filles de s’engager chez quiconque sans la permission des parents, et s’il arrive qu’un enfant entêté enfreigne cette disposition, il devra, en plein été ou n’importe quel moment, rejoindre ses parents, sous peine de perdre sa portion, et celui qui s’y refuse paiera au château une amende de trois écus”. » (Kula, 1972, 950-953).
L’importance des systèmes de transmission inégalitaire de l’usage de la terre n’échappait pas non plus à Kula et nombre d’études récentes ont montré, pour la zone « Ouest » définie par Szo?tysek, toute l’importance des situations d’emphythéose et par conséquent la nécessité de corésidence en famille pour le successeur et son épouse comme celle de mobilité et/ou de service domestique pour les enfants non successeurs. Dennison (2003), s’appuyant sur les archives d’un grand domaine de trente villages, situé encore plus à l’est, dans la province russe de Yaroslavl (appartenant à la grande famille des Sheremetyev, aux xviiie et xixe siècles) avait aussi montré l’importance de la mobilité des jeunes gens dans une société de serfs que l’on croyait jusqu’alors strictement rivés à la terre féodale, un phénomène que l’on peut facilement comparer aux « disparitions » et fuites des paysans du Nord-Est du Japon au xviiie siècle, à Aizu, Niita ou Shimomoriya (Nagata, 2005 ; Fauve-Chamoux et Ochiai, 2009). En temps de crises économiques ou famines, seuls ou en couple, s’ils étaient déjà mariés, ils n’hésitaient pas à enfreindre les lois, délaissant discrètement la maison familiale de leur domaine pour chercher meilleure vie dans d’autres secteurs ou gagner les zones urbaines en développement.
Les historiens de la Russie impériale considéraient comme acquis jusqu’à tout récemment le fait qu’il ne pouvait exister de marché du travail en Russie rurale avant la Révolution de 1917 et que les paysans russes utilisaient seulement les membres de leur famille pour les tâches agricoles, se regroupant au besoin dans les cas difficiles. De plus, la redistribution périodique des terres, courante chez les paysans russes, rendait apparemment la main-d’œuvre saisonnière ou journalière inutile. Or, à Yaroslavl, le service était assuré essentiellement par des hommes sous contrat et le plus souvent mariés (Dennison 2005) – autrement dit, leur cas ne correspond pas au modèle de life-cycle servant.
Des campagnes à la ville
33Les historiens polonais, comme les russes et les bielorusses, avaient négligé jusqu’à présent les domestiques ruraux employés par les petits paysans, au profit de l’étude des domestiques urbains, hommes et femmes, dont les conditions de travail et les histoires de vie sont maintenant assez bien connues (Izydorczyk-Kamler et Wycza?ski, 1990 ; Kamler, 2005 ; Kopczy?ski, 1998). C. Kuklo et M. Zamecka reconnaissent que les sources permettant les recherches sur la domesticité en Pologne féodale tardive ne sont vraiment pas homogènes. Pour l’époque moderne, il est d’usage d’utiliser le plus souvent, en milieu urbain, les registres des impôts de capitation, les procès, les textes de lois, les comptabilités municipales, les statuts des corps de métier, les testaments et les inventaires, sans oublier les œuvres littéraires (Kuklo, 1997 ; Kuklo et Zamecka, 2002 ; 2005). Du xvie au xviiie siècle, les domestiques constituaient un des groupes socio-professionnels les plus nombreux dans les villes polonaises. Le domestique logé par son maître était désigné comme famulus. Dans les inventaires après décès, on note fréquemment la présence de livres en diverses langues, et de quoi écrire : ces domestiques étaient donc bien alphabétisés. Le terme famula désigne une servante. Dans les maisons aristocratiques, on trouvait des jeunes filles souvent d’origine française, en position d’éducatrices des enfants de la maison.
34Le nombre des domestiques variait selon les périodes de prospérité ou de récession. L’étude systématique des rôles de capitation a permis une approche statistique entre 1590 et 1699. Dans ces listes, les enfants de moins de 10 ans ont été omis mais toute la population des adolescents, adultes et vieillards se trouve mentionnée. D’après Karpi?ski, les domestiques constituaient respectivement : 16,4 % du total des personnes enregistrées à Lublin (1680), 17,7 % à Cracovie (1699), 20,9 % à Lvov (1662), 26,2 % à Pozna? (1590) et 27,5 % dans la Vieille Varsovie (1659). Dans la capitale, leur groupe était constitué de valets, servantes, cuisinières et nourrices. Si on voulait y ajouter les compagnons et les apprentis (sachant qu’ils exerçaient aussi des travaux domestiques chez leur maître), on atteindrait 46,9 %, c’est-à-dire presque la moitié de toutes les personnes inscrites au registre (Karpi?ski, 1983, 172).
35La concentration la plus grande de domestiques est observée dans les quartiers les plus riches. En 1659, dans la Vieille Varsovie, on enregistrait 33 % de domestiques travaillant dans les maisons situées près de la place du marché et 13 % à peine dans celles qui se situaient loin du centre. Il en est de même pour la ville de Pozna? au xvie siècle : les familles embauchant le plus étaient celles du centre ville (Karpi?ski, 1992 ; 1995). Dans ces villes polonaises, on retrouve les caractères des grandes villes européennes de l’époque (Fauve-Chamoux, 1998a ; 1998b ; 2001 ; Fauve-Chamoux et Fialova, 1997 ; Fauve-Chamoux et Wall, 2005).
36Donnons un exemple que nous connaissons bien de ces grandes villes, celui de Madrid, ville royale en grand développement au « siècle d’or », où la demande de domesticité était forte. Jusqu’à son accession au rang de capitale, ce n’était qu’une ville modeste. En moins de 40 ans, elle acquit, pour ce qui est de l’offre de services, des traits communs aux villes d’importance : les domestiques y constituaient environ 14 % de la population totale à la fin du xvie siècle (Pech 2007a), ce que l’on peut comparer aux chiffres italiens du milieu du xve siècle : 14 % de la population de Vérone, 15 % de celle de Sienne et 16 % de celle de Parme (Barbagli, 1984). Les domestiques madrilènes étaient concentrés dans les paroisses centrales et aristocratiques, proches du Palais royal et leur présence faiblissait dès que l’on abordait les zones périphériques. Il y avait en moyenne à peu près autant d’hommes que de femmes domestiques à la fin du xvie et au début du xviie siècle, la féminisation générale du service n’interviendra qu’au cours du xviiie siècle. En 1597, chez les très jeunes domestiques, les fillettes dominaient. C’est autour de 12-14 ans que les petites servantes devenaient nombreuses, à l’âge où les garçons ne faisaient qu’entrer en service. L’engagement pouvait se faire dès l’âge de sept ans (Pelletier-Pech, 2008). On note d’ailleurs des similitudes frappantes entre les contrats d’apprentissage et les contrats d’engagement comme domestique. Lorsque le détail des documents est conservé, on trouve des enfants orphelins placés par leur tuteur, ou provenant de familles nombreuses qui ne pouvaient subvenir à leurs besoins, ou encore des placements faits par des institutions de charité. Le maître s’engageait à subvenir à l’entretien du jeune domestique (logement, repas, vêtements et chaussures), mais le montant des gages n’était pas précisé. Cependant une récompense était prévue en fin de temps de service pour aider à l’établissement. Il est clair que l’engagement de départ concernait une période prémaritale. En effet, le temps de service mentionné dépendait de l’âge du jeune domestique : plus il/elle était jeune, plus le temps de service prévu était long.
37D’après Pech – qui exclut de son étude communautés religieuses et pensionnats –, il semblerait qu’on confiait de petites tâches à ces très jeunes serviteurs urbains, mais qu’ils étaient surtout employés pour tenir compagnie aux enfants de la famille, et ce quel que fût le statut social du maître. En général, quand on trouve un ou des enfants domestiques dans une famille, celle-ci comportait des enfants du même âge. Dans les grandes maisons, on croyait peut-être que les prendre comme serviteurs très jeunes et les former assurait un meilleur service par la suite et les rendait plus fidèles et plus motivés que le serviteur engagé à l’âge adulte. En tout cas, cette pratique de recrutement était prônée par tous les moralistes et auteurs de traités d’organisation des maisons (Pech, 2005). Dans les couvents du clergé régulier d’Espagne étudiés par Ofelia Rey – il s’agit majoritairement de communautés situées en milieu urbain ou péri-urbain –, on trouve aussi de jeunes enfants résidents, sans que l’on sache comment ils et elles étaient précisément occupés et quelle éducation leur était réservée. Leur nombre était en tout cas modeste à la fin du xviiie siècle, surtout dans les ordres mendiants (où cependant on constate leur présence malgré les règles de pauvreté) : on comptait peut-être une fillette dans un couvent de femmes où trois ou quatre servantes adultes assuraient le gros des tâches ménagères, il est vrai secondées en partie par les novices de l’ordre et au moins par un serviteur homme pour les corvées de force.
38Dans les monastères masculins, les « frères lais » (qui ne touchaient pas de salaire) assuraient déjà une grande partie des corvées, mais ils pouvaient se faire seconder par des domestiques (ou bien leur sous-traiter intégralement leurs obligations). Le personnel employé à titre particulier était contraint à un comportement moralement décent mais n’était pas tenu à la clôture ni à un strict célibat. Le rôle des domestiques hommes et femmes des monastères et couvents était donc aussi de maintenir un lien vital avec le monde extérieur. Quant aux domestiques employés par les laïques qui résidaient dans une communauté religieuse, ils étaient sans doute encore plus libres que ceux que la collectivité employait, bien que les rémunérations déclarées aient été en apparence de même niveau. L’origine de ces nombreux serviteurs et servantes des communautés religieuses semble locale et régionale.
Par contre, à Madrid, les serviteurs adultes étaient en général natifs des provinces au xviie siècle et même parfois étrangers : cuisiniers et cochers étaient souvent italiens, les palefreniers portugais. Ces caractéristiques se modifieront par la suite : les données de Carmen Sarasúa pour le xviiie siècle indiquent d’autres préférences ou modes de recrutement à Madrid (Sarasúa, 1994). Par exemple, la mode des nourrices asturiennes et galiciennes n’avait pas encore atteint la capitale au xviiie siècle. Le choix de la nounou « sur lieu » était cependant un moment important pour les maîtres qui essayaient d’appliquer les recommandations dont les manuels de l’époque les abreuvaient (Pech, 2007b).
Les testaments (ainsi que certains inventaires de biens) des domestiques permettent de restituer leurs parcours de vie. On apprend par exemple, lorsqu’ils sont du Nord ou du Nord-Ouest de la péninsule ibérique, qu’au décès des parents, le partage des biens n’était pas fait et qu’un frère (l’aîné souvent) cultivait la terre en indivis et vivait dans la maison familiale alors que les autres étaient partis servir en ville. Lorsque le système familial implique une transmission inégalitaire des biens familiaux à chaque génération, les non-héritiers qui n’avaient pas d’espoir de s’établir au village choisissaient d’émigrer vers les villes, si possible Madrid, et cherchaient à s’y placer en service. En Galice intérieure, les familles-souches sont nombreuses et on y constate de tels systèmes migratoires (Dubert, 1999 ; 2001 ; 2006 ; Rey, 2006). Ces domestiques cadets espéraient revenir au village, mais tous ne réalisaient pas ce retour et ils prolongeaient leur vie sur le lieu de leur migration. Leur job devenait alors métier.
Mariage et service domestique comme métier à vie
39À Madrid, comme on l’a vu plus haut, à Rome ou à Bologne, mariage et domesticité n’étaient pas incompatibles et il ne semble pas y avoir eu d’entrave au mariage des domestiques, contrairement par exemple à la France d’Ancien Régime, où les contemporains dénonçaient les dissuasions dont usaient les maîtres à l’encontre de leurs « gens » lorsque ceux-ci voulaient se marier (Pech, 2005). Si l’installation durable ou définitive dans la capitale était préférée à un retour au pays, ils faisaient souvent le choix de l’intégration en milieu urbain en épousant des Madrilènes plutôt que des partenaires originaires de leur province natale (Pech, 2007a). Les liens entre mariage et domesticité dépendaient donc du projet de vie du criado ou de la criada (serviteur ou servante) et des opportunités qui se présentaient. Le consentement du maître n’était pas nécessaire en Espagne pour convoler. Toujours pour Madrid, dans un échantillon observé de domestiques admis à l’hôpital entre 1610 et 1700 [24], 55 % des servantes en service et 72 % des serviteurs étaient ou avaient été mariés, mais les mariages entre domestiques n’étaient pas fréquents (Pelletier-Pech, 2008) : c’est une caractéristique du choix du conjoint que l’on retrouve en Italie, à Florence, beaucoup plus tard dans le temps, à travers l’étude offerte par Maria Casalini dans le présent volume.
40S’appuyant sur le cas de la Toscane, comparant tout d’abord les domestiques de la ville de Prato à ceux de Florence à la mi-xixe siècle, Maria Casalini réouvre le débat sur les conditions socio-économiques de la féminisation du service domestique et de la professionnalisation croissante qui semble l’accompagner. À Prato, ancienne ville textile, la domesticité de maison a toujours été réservée aux servantes logées qui secondaient une maîtresse de maison que les tâches matérielles ne rebutaient pas : on n’y observe pas de féminisation particulière au cours du xixe siècle. Les familles de marchands de Prato étaient peu soucieuses des apparences et ne cherchaient pas, comme à Florence, à faire étalage d’une domesticité de parade. L’auteur soutient que la féminisation notée au xixe siècle n’était donc pas conséquence d’un remplacement des hommes par les femmes, dans le secteur de la domesticité, mais bien d’une mutation du type d’emploi communément disponible : on passait à un travail peu qualifié qui attirait donc davantage les femmes que les hommes. La présence d’une bonne à tout faire dans les foyers de classe moyenne devenait de plus le symbole d’une identité bourgeoise (Veblen, 1899). Casalini rejoint donc l’opinion d’Angiolina Arru, évoquée plus haut, et considère que le service domestique était véritablement un métier en milieu urbain italien (Casalini, 1997).
Ainsi, tout comme on l’a vu dans le cas de Bologne à la fin du xviiie siècle, le mariage du serviteur florentin au milieu du xixe siècle ne l’amenait pas à abandonner son métier. À la recherche d’une ascension sociale, il épousait plutôt une fille d’artisan et ne résidait plus alors chez son maître. Il n’est pas surprenant que les servantes – qui n’avaient pas de dot de leur famille – se soient mariées plus tard et, semble-t-il, plus difficilement : il leur fallait réunir un pécule pour prétendre aux noces. Celles qui ne parvenaient pas à fonder une famille, pouvaient, comme la Félicité de Flaubert, rester toute leur vie servantes logées chez leur maître. Si elles amélioraient leur qualification – cuisinières, intendantes ou femmes de chambre – elles avaient peu de difficulté à se placer en cas de licenciement. Mais les simples servantes pouvaient se retrouver à la rue sans préavis, à la suite d’un conflit avec leur maître ou du fait d’une grossesse jugée malvenue.
Chômage des simples servantes et délinquance
41Maria Casalini insiste sur la vulnérabilité des servantes sans réseau familial local et leurs risques de marginalisation lorsqu’elles étaient licenciées : ces femmes se retrouvaient au chômage, souvent con-traintes à se prostituer pour vivre. Elles étaient alors pourchassées par la police des mœurs, au xixe siècle, à Florence comme à Paris, et comme toujours, dans les grandes villes européennes (Benabou, 1987 ; Corbin, 1978). Le fait que la grande majorité des servantes fût immigrée en ville ne faisait que renforcer les risques de dégradation sociale qu’elles encouraient, en particulier dans les capitales. À Rome, ville d’hommes, les recensements anciens permettent d’évaluer le nombre des prostituées, alors qu’en général leur présence n’est pas facile à détecter dans les listes nominatives anciennes. La ville papale comptait plus de 1 000 prostituées entre 1630 et 1650 (Schiavoni et Sonnino, 1982, 96). Après 1760, le clergé – sans doute de guerre lasse – cesse de noter leur activité quotidienne dans les Status animarum. Il faut alors chercher à les identifier dans les archives de la police et de la justice. Les travaux de Lotte van de Pol permettent de savoir qu’à Amsterdam, chez les prostituées, la part des anciennes domestiques oscillait autour de 20 % entre 1690 et le début du xviiie siècle (van de Pol, 2000).
42D’après Ma?gorzata Kamecka, étudiant les archives judiciaires des villes polonaises de l’époque moderne, les femmes domestiques figuraient aussi bien comme victimes de violence (proxénétisme, viol, séduction), que comme accusées (d’infanticide, d’adultère ou de prostitution) (Kamecka, 1997, 46). Leurs contacts avec les marginaux, leur instabilité professionnelle, l’incertitude du lendemain et leurs difficultés à améliorer sensiblement leur situation matérielle étaient à l’origine de la fréquence de leurs démêlés avec la loi. Les études consacrées par Marcin et Anna Kamler à la structure et aux dimensions des milieux de délinquants dans quelques grandes villes polonaises (Pozna?, Cracovie, Lublin) aux xvie et xviie siècles ont montré qu’un bon tiers des criminelles (infanticides, prostituées, voleuses) appartenait au départ au milieu du personnel domestique (Kamler, 1991 ; Kamler, 2005). Kuklo a trouvé qu’à Varsovie, au xviiie siècle, la plupart des mères d’enfants illégitimes étaient servantes ; comme ailleurs, pour garder leur emploi, beaucoup abandonnaient leurs enfants nés hors mariage (Kuklo, 1998).
43La statistique nationale italienne citée par Casalini pour 1890 donne un pourcentage de 30 % d’ex-servantes parmi les prostituées recensées, alors qu’à Marseille leur proportion atteignait jusqu’à 40 % dans les années 1880 (Corbin, 1978, 79). Les archives de Florence confirment au total que le milieu de la domesticité fournissait, au xixe siècle, une bonne partie des prostituées de cette grande ville : les « servantes au chômage », dont Casalini a reconstitué le parcours de vie, y formaient presque la moitié des femmes arrêtées pour prostitution clandestine entre 1860 et 1890, évaluation proche de celle de Corbin pour la Seine-et-Oise en 1902 (Corbin, 1978). À Paris, l’haussmannisation a sans doute fait reculer la mixité sociale des vieux quartiers, mais un travail sur les meublés de Marseille, dû à Anne-Marie Arborio (2004), met en évidence que, dans les grandes villes françaises du xixe siècle, la prostitution n’était pas confinée aux quartiers réservés : elle s’exerçait aussi dans les immeubles haussmanniens. L’abondance des archives les concernant, en Italie comme en France, correspond à un souci de renforcer le contrôle de la prostitution clandestine dans les dernières années du xixe siècle et la première décennie du xxe siècle : le souci de contrôle moral s’est doublé de préoccupations d’hygiène publique quand s’est développée la conscience du péril vénérien.
Les foyers bourgeois (petits et grands) ne pouvaient fonctionner (avant l’ère des robots ménagers) sans une domesticité minimum, principalement provinciale et immigrée, de plus en plus nombreuse, de plus en plus féminine et venant de plus en plus loin, grâce au chemin de fer. Et les gares étaient justement des lieux privilégiés pour l’exercice de la prostitution et l’incitation « à la débauche ». Ainsi, la « Gare de l’Ouest » ou gare Montparnasse – à deux pas du Bal Bullier, célèbre lieu de rendez-vous – voyait débarquer quotidiennement ces très jeunes bretonnes étudiées en détail par Leslie Moch (2004), filles à la merci des recruteurs-maquereaux et dont les carrières parisiennes ne seront pas toutes identiques à celle de la brave Bécassine, bonne à tout faire mais surtout bonne d’enfant. Quant aux nounous « sur lieu » qui passaient des heures au jardin du Luxembourg, femmes mariées, venues souvent du Morvan, qui n’étaient pas censées avoir de relations sexuelles, elles y flirtaient ouvertement avec les soldats en permission, tout en allaitant le nourrisson dont elles avaient la charge (Faÿ-Sallois, 1980). Ces femmes venues de loin exerçaient à Paris un véritable métier, bien que temporaire puisqu’en principe lié à leurs grossesses répétées et à leurs relations conjugales espacées. Quant aux nourrices de campagne qui n’allaitaient pas toujours au sein, on peut dire que les biberons et autres bouillies qu’elles préparaient pour les bébés nés à la ville (avant Pasteur) faisaient aussi d’elles de sinistres professionnelles.
Conclusion
44En Europe occidentale méridionale, en particulier dans la zone méditerranéenne (mais non uniquement puisqu’il convient d’y inclure la Galice espagnole), les hommes semblent avoir longtemps regardé avec mépris l’exercice d’une occupation liée à la domesticité, et ceci plus que les femmes. Cette conception d’un service comportant une forte dépendance à l’égard d’un particulier (ou d’une communauté religieuse) est probablement marquée par l’histoire de l’esclavage dans le monde gréco-romain et celle du servage en Europe centrale et orientale. Cela dérive du fait qu’il s’agissait souvent d’un emploi qui devait s’exercer durant toute la vie. Pourtant, des possibilités d’ascension sociale pouvaient exister au sein de ce secteur d’activité, grâce à la situation de « pont » qu’offrait le service domestique entre le milieu social d’origine et celui de leur maître ou maîtresse (Broom et Smith, 1963). Les contacts socio-culturels permettaient un véritable brassage et une stratégie de promotion individuelle : non seulement une carrière pouvait s’ouvrir mais aussi une alliance matrimoniale à un meilleur niveau social pouvait se présenter.
45En Europe du Nord, par contre, servir n’avait rien de déshonorant au départ, puisque cela ne concernait qu’une phase de la vie, parfois la fin de l’enfance et en tous cas l’adolescence et la période prémaritale. L’expérience touchait une grande partie de la population au xviie siècle, par exemple en Angleterre (Wall, 1978 ; 1987 ; 1998 ; 2004 ; Cooper, 2005a). La maison de substitution, rurale ou urbaine, qui donnait l’expérience d’une vie différente, garantissait le vivre et le couvert aux jeunes ayant quitté leur foyer, qu’ils aient encore ou n’aient plus leurs parents. En Angleterre, domestiques et apprentis étaient traités comme des membres de la famille. En Scandinavie rurale, il était normal, au moins pour les jeunes hommes, de monter dans la hiérarchie des emplois et le service domestique était l’occasion d’acquérir une véritable formation qui permettait de s’établir de façon intéressante en fin de contrat (Lundh, 2004 ; Moring, 2004). En Europe germanique par contre, la soumission au pater familias pouvait être bien pesante.
46Les législations concernant les domestiques furent très diverses en Europe. Les États allemands légiférèrent considérablement dans ce domaine [25], ce que nous percevons à travers l’étude de la petite ville de Schwäbisch Hall. Avec le xviiie siècle, l’exode rural accompagnait l’urbanisation et l’industrialisation des centres urbains. Le secteur de la domesticité se féminisait, l’accès au mariage devenait parfois difficile, surtout pour les servantes qui, passé l’âge de 30 ans, devaient souvent prolonger leur temps de service. La pression malthusienne multipliait les célibataires et servir devenait plus que jamais un métier pour ceux et celles qui avaient saisi l’occasion de se spécialiser. Pour les servantes sans qualification qui rencontraient le chômage, à la suite d’un conflit ou d’une grossesse non désirée, le risque de tomber dans la prostitution lorsqu’elles avaient perdu leurs attaches familiales semble d’autant plus grand que les villes se développaient et s’industrialisaient.
Parce qu’ils ne produisaient pas de valeur ajoutée, les domestiques se trouvèrent exclus de « la lutte des classes » telle que définie par les écrits marxistes. Une culture humaniste imprégnait les intellectuels d’Europe germanique comme Karl Marx, parfaitement au fait aussi des débats des Lumières, tels qu’entretenus particulièrement par les économistes écossais, dont Adam Smith (Fauve-Chamoux, 1984). Esclaves, serfs, domestiques de maison, dépendants de leur maître et/ou de leur maîtresse, ne purent jamais s’organiser en corporations. On trouve cependant en Italie, sinon une conscience de classe, du moins des organisations urbaines en quasi-confréries. Il faut attendre la fin du xxe siècle pour voir apparaître, en Europe et en Amérique du Nord, de véritables regroupements de défense structurée des droits des domestiques et cela grâce à la globalisation du service, au développement du « care system » et au recours massif à la mobilité intercontinentale – essentiellement Nord-Sud – des aides ménagères, auxiliaires de vie et bonnes d’enfants (Pasleau et Schopp, 2001 ; Blackett, 2004 ; Parreñas, 2004). Ces travailleurs migrants d’aujourd’hui, comme les servantes, femmes de cham-bres, nourrices et valets en tout genre des siècles passés, conçoivent leur service comme temporaire au départ. Nombre d’entre eux en font bientôt un métier, deviennent salariés et s’intègrent finalement, tant bien que mal, à leur société d’arrivée, bien que la prostitution soit, comme autrefois, au rendez-vous pour certaines de ces immigrantes. Les plus chanceux s’intègrent, participent au renouvellement des générations et à une relative mixité sociale dont leurs enfants, accédant probablement à une certaine éducation, bénéficieront plus qu’eux-mêmes, tout comme par le passé.
Annexe 1
Le travail d’un domestique est improductif
47Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (première édition, Londres, W. Strahan and T. Cadell, 1776, 2 vol.).
48Le paragraphe ci-dessous est traduit à partir de l’édition d’Edwin Cannan, New York, The Modern Library, 1937, p. 639 (texte de la 5e édition, 1789).
49« Il semble […] de toute façon inapproprié de mettre artisans et marchands sur le même plan que les domestiques. Le travail de ceux-ci ne contribue en rien à assurer la permanence des fonds qui permettent de les employer et de les entretenir. Emploi et entretien se font entièrement aux frais de leurs maîtres et le travail dont ils s’acquittent n’est pas de nature à rembourser cette dépense. Leur travail est fait de services qui, en général, ne survivent pas au moment même où ils sont rendus ; ce travail ne se traduit nullement en un produit vendable pouvant compenser les frais de leurs services et de leur entretien. Au contraire le travail des artisans, ouvriers et marchands se traduit et se réalise naturellement en de tels produits vendables. C’est la raison pour laquelle, dans le chapitre où je traite du travail productif et improductif, j’ai classé artisans, ouvriers et marchands dans le groupe des travailleurs productifs et les domestiques dans le groupe stérile des improductifs. »
50[Traduit par Antoinette et Jacques Fauve d’après la version anglaise].
Annexe 2
Le travail d’un domestique n’apporte aucune valeur ajoutée
51Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (première édition, Londres, W. Strahan and T. Cadell, 1776, 2 vol.).
52Le paragraphe ci-dessous est traduit à partir de l’édition d’Edwin Cannan, New York, The Modern Library, 1937, p. 314 (texte de la 5e édition, 1789).
53[Ce paragraphe fait partie de la première édition, 1776, Book II, chap. III].
54« En général, le travail d’un ouvrier ajoute à la valeur des matériaux sur lesquels il travaille celle de son emploi et celle du profit qu’en tire son maître. Au contraire, le travail d’un domestique n’apporte aucune valeur ajoutée. Bien que le salaire de l’ouvrier lui soit avancé par son maître, il ne coûte rien en réalité à ce dernier, le coût de ce salaire étant en général restitué, outre un profit, dans la valeur acquise par l’objet du travail de l’ouvrier. Mais la valeur d’emploi d’un domestique n’est jamais restituée. Un homme devient riche en employant de multiples ouvriers ; il s’appauvrit en employant de multiples domestiques. »
55[Traduit par Antoinette et Jacques Fauve d’après la version anglaise].
Annexe 3
Une servante doit travailler tous les jours et faire de la couture les jours de repos
56Isabella Beeton, Beeton’s Book of Household Management, London, S.O. Beeton, 1859-1861.
57A/ « La servante ordinaire, ou bonne à tout faire, est sans doute, de sa classe, la seule à mériter notre compassion : elle mène une vie solitaire et, dans nombre de foyers, son travail ne semble jamais achevé. Elle est aussi traitée de façon plus rude que l’aide de cuisine ou la femme de chambre, surtout en début de carrière : elle commence vers treize ans probablement, avec comme maîtresse la femme d’un petit commerçant qui n’est guère qu’à un degré de plus qu’elle sur l’échelle sociale ; et si cette classe comporte de nombreuses femmes excellentes et au cœur bon, elle n’en recèle pas moins des spécimens très brutaux du sexe féminin – et certaines de celles-ci manquent l’occasion de donner à la bonne à tout faire les leçons élémentaires qui lui permettraient de s’acquitter de ses multiples fonctions : les ordres de la maîtresse à la domestique donnent la mesure des tâches de la bonne à tout faire. Devenue une servante acceptable, elle trouve alors emploi dans la maison d’un commerçant respectable où il lui faut se lever dès l’aube avec le chant du coq, car elle doit s’acquitter seule de toutes les tâches qui, dans des maisons plus importantes, sont dévolues à des cuisinières, des aides de cuisine et des femmes de chambre, sans compter à l’occasion celle d’un valet de pied chargé de porter des messages. » (Paragraphe 2340, p. 1001.)
58B/ « Les jours de repos, la servante doit pouvoir faire quelques travaux d’aiguille pour sa maîtresse – retourner ou ravauder les draps, repriser le linge de maison – ou encore elle doit faire toute tâche que sa maîtresse juge opportun de lui confier. C’est pourquoi il est de toute première importance ou presque, pour la domestique d’une petite famille, d’être experte en travaux d’aiguille. Faisant bien ce qu’elle a à faire en fille active, elle aura donc assez de temps disponible pour s’acquitter de toutes sortes de tâches. » (Paragraphe 2335, p. 997.)
59[Traduit par Antoinette et Jacques Fauve d’après la version anglaise.]
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NOTES
-
[1]
Je remercie vivement Marie-Pierre Arrizabalaga, qui participa aux débats du Servant Project, pour sa relecture attentive d’une précédente version de ce texte et ses précieuses suggestions.
-
[2]
Servant Project est l’acronyme de “The socio-economic role of males and females in domestic service as a factor of European identity” (Contrat européen n° HPSE–CT2001-50012), projet interdisciplinaire financé dans le cadre de l’Action “Improving the socio-economic knowledge”, 2001–2005) (Fauve-Chamoux, 2004b ; 2009 ; Pasleau, Schopp et Sarti, 2005).
-
[3]
Quatre contributions suivent la présente Introduction, dans l’ordre suivant : 1) « Les servantes de Schwäbisch Hall au xviie siècle : destin et appartenance sociale » par Renate Dürr ; 2) “Life Cycle Service and Family Systems in the Rural Countryside: a Lesson from Historical East-Central Europe” par Miko?aj Szo?tysek ; 3) « Le clergé régulier espagnol et ses domestiques vers la fin de l’époque moderne » par Ofelia Rey Castelao et 4) « Retour sur la féminisation et la professionnalisation du service domestique au xixe siècle, à partir du cas toscan » par Maria Casalini.
-
[4]
Les travaux suscités par le Servant Project ont donné lieu à de nombreuses publications dont il n’est pas possible ici de donner une liste exhaustive. Les cinq volumes des Proceedings, publiés à l’université de Liège par Suzy Pasleau et Isabelle Schopp, avec Raffaella Sarti, en 2005, constituent maintenant une somme incontournable de 84 contributions, totalisant 1 430 pages. On trouvera une sélection éditée en anglais en 2004, par Antoinette Fauve-Chamoux, de 27 chapitres.
-
[5]
Voir par exemple les recommandations de Xénophon dans l’Économique, IX, 11.
-
[6]
Chez Homère, Ulysse a des relations de con-fiance avec son vieux serviteur, le maître porcher Eumée, de noble naissance puisque fils de roi, capturé par les Phéniciens et vendu naguère au père d’Ulysse (l’Odyssée, XVII). De nombreux personnages d’esclaves sont présents dans les comédies d’Aristophane, à travers lesquelles on a pu noter une évolution de mentalité : dans les pièces les plus récentes, les esclaves ont un parler plus direct et plus critique (Bourriot, 1974).
-
[7]
J’ai pu m’en assurer en consultant les listes nominatives de la ville italienne d’Acqui Terme, pour 1677 et 1678, Archives du diocèse.
-
[8]
Chaque avancée en terre d’Islam jetait sur les marchés urbains de l’Ibérie chrétienne et de la Méditerranée occidentale, en particulier en Italie, un nombre important d’esclaves, le marché des villes chrétiennes étant aussi alimenté par la reconquête du Royaume de Grenade. Après la révolte des Morisques (dès 1569), ce marché concerne aussi les Morisques, avec l’interdiction pour les ménages espagnols d’en posséder plus d’un (Martín Casares, 2004).
-
[9]
Code médiéval des Siete Partidas (1251-1265), puis Nueva Recopilación de Leyes del Reino (1566, reprints 1598, 1640, 1771), enfin Novísima Recopilación de Leyes del Reino (1804) compilée par Charles IV.
-
[10]
Pour une approche comparative de l’histoire de la législation du travail en France et en Angleterre, on se rapportera aux recherches de Philippe Minard (Minard, 2007).
-
[11]
En Pologne, par contre, le témoignage du domestique est pris sérieusement en considération (Kamecka, 1997).
-
[12]
Les manuels d’instructions concernant le service domestique et la bonne marche d’une maison sont très nombreux, surtout en anglais, français et espagnol (Pech, 2005). Sur les devoirs du maître en cas de maladie de son domestique, voir par exemple Baylis, 1857, p. 15, et Beeton, 1859-61.
-
[13]
Sur le concept de « couche sociale » et son historiographie en Allemagne, voir note 19 ci-dessous.
-
[14]
Benjamin Franklin (1706-1790) publie à Philadelphie en 1751 Observations Concerning the Increase of Mankind, Peopling of Countries etc. où, s’adressant aux Américains, il étudie les mécanismes d’une population en expansion. Il entrevoit l’importance de l’âge au mariage sur la fécondité.
David Hume (1711-1776) avait publié en 1752 parmi ses Discours politiques (1752), l’essai On the Populousness of Ancient Nations. Selon lui, l’hypothèse de la dépopulation depuis l’Antiquité ne reposait sur aucun argument valable. Quand un gouvernement assure à la population aisance et sécurité, elle se met à croître rapidement. Les guerres, l’esclavage et la sous-production étant le lot des nations antiques, elles ne devaient pas être si peuplées que l’affirmera par exemple Robert Wallace en lui répondant, dans sa Dissertation (1753).
Les opinions de ces deux auteurs sont amplement discutées par Malthus dans son Essai sur le principe de population, publié anonymement en 1798 puis dans une seconde version signée en 1803 (Fauve-Chamoux, 1984). -
[15]
Chapitre I, 2e paragraphe. La traduction est celle d’Émile Bottigelli, publiée par Aubier, Paris, 1972. L’édition consultée en est celle de Flammarion, Paris, 1998, p. 73.
-
[16]
Les textes évoqués d’Adam Smith sont cités ci-dessous en Annexes 1 et 2.
-
[17]
Ce texte est traduit en français par Antoinette et Jacques Fauve d’après la version anglaise (Londres, Penguin, 1973) transcrite par Tim Delaney, 1997 et accessible on line, sous le titre : Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie. Outlines of the Critique of Political Economy. La traduction anglaise est signée par Martin Nicolaus.
Rédigées au cours de l’hiver 1857-58, ces notes furent publiées seulement en 1953 dans leur version originale allemande intégrale (Berlin Est, Dietz Verlag). -
[18]
Il est étonnant de voir Marx, dans le Capital (1867), s’indigner de savoir des ouvriers ou ouvrières écrasés d’heures de travail épuisantes, alors qu’il est normal, à la même époque, qu’une servante soit continuellement disponible, y compris les jours fériés pour les travaux d’aiguille. Voir ci-dessous, Annexe 3, les textes extraits du manuel de Beeton, 1859-61.
-
[19]
Renate Dürr, dans sa contribution au présent volume, fait référence à un débat qui fut vif en Allemagne dans les années 1960 à 1980 sur le concept de « couche sociale ». Elle en résume les grandes lignes dans son ouvrage de 1995, relevant les trois directions de recherche possibles concernant les domestiques : ou 1) ils appartiennent à une « couche sociale » (Schicht) inférieure, ou 2) ils correspondent à une classe d’âge déterminée (Altersklasse), ou 3) ils sont les « membres inférieures d’une société familiale » (Unterster Stand der häuslichen Gesellshaft). Ceci ne peut se déterminer qu’à partir de l’étude longitudinale (diachronique) des histoires de vie individuelle, ce que justement elle a fait pour Schwäbisch Hall, retenant la troisième voie comme la seule pertinente (Dürr, 1995, 24-28). Jürgen Schlumbohm évoque justement cette question en soulignant l’apport du travail de R. Dürr, dans sa contribution au colloque de Prague, événement fondateur du Servant Project (Schlumbohm, 1997, 31).
-
[20]
Dans certaines paroisses romaines, le nombre de serviteurs masculins pour 100 servantes est de 200 ; dans les paroisses les plus riches, il est de 300 (Arru, 1997).
-
[21]
Voir Annexe 3 ci-dessous.
-
[22]
Au moment même où se célèbre le 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin, je tiens à rappeler ici que j’ai eu la chance de me familiariser avec les travaux de l’école historique polonaise en sciences économiques et sociales lors d’un long séjour d’études à Varsovie de novembre 1981 à juillet 1986 auprès de l’Académie polonaise des Sciences, Institut d’histoire, à l’invitation du regretté Andrzej Wycza?ski. Durant cette époque difficile, j’ai admiré le courage de l’engagement de mes collègues dans le syndicat Solidarno??, pourtant longtemps interdit, ce qui ne les empêchait nullement de poursuivre leurs cours, séminaires et projets, même si un nombre non négligeable d’entre eux durent affronter des mois d’internement. Durant les heures les plus sombres, les séminaires de recherche se tenaient souvent dans des appartements privés.
-
[23]
Règlement pour la starostie de Tuchola, 1749.
-
[24]
À Madrid, au xviie siècle, l’Hospital General de Madrid est réservé aux hommes, et l’Hospital de la Pasión n’accueille que les femmes.
-
[25]
On signale, dans les États allemands, 59 lois spéciales sur les domestiques à l’extrême fin du xixe siècle, la plus ancienne en vigueur encore alors datant de 1732 (Head-König, 2003).