1À la croisée des chemins entre l’histoire de la justice appliquée aux mineurs et celle de l’éducation populaire, l’histoire de l’éducation spécialisée fourmille de paradoxes et de contradictions que Sophie Victorien s’attelle à questionner dans ce travail monographique issu de sa thèse. L’ouvrage vise à analyser l’ensemble des dispositifs d’éducation spécialisée mis en place dans un seul département, la Seine-Maritime, de 1945 aux années 1980. L’auteure a choisi un département particulièrement touché par la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle les bombardements et les déplacements de population ont laissé de nombreux orphelins. À l’orée de sa période, nombreuses sont les bandes d’enfants réputées pour semer le désordre. Les autorités se révèlent désemparées face à ce phénomène : malgré des expériences menées au cours du xixe siècle, le département ne compte aucune structure ad hoc, les associations et les patronages ayant privilégié, dans l’entre-deux-guerres, la lutte contre l’alcoolisme ou contre les taudis, à l’exception du Bon Pasteur, institution religieuse ancienne destinée à recueillir les jeunes filles jugées débauchées et repentantes. En d’autres termes, au sortir de la guerre, tout reste à faire en Seine-Maritime : c’est donc à la fois une friche et une zone pionnière que Victorien étudie ici.
2Pour ce faire, elle s’appuie sur diverses sources, à commencer par de nombreux journaux professionnels qu’elle a dépouillés en s’attachant aux débats qu’ils relaient à une époque où la profession d’éducateur spécialisé et les pratiques se définissent. Les périodiques du ministère de la Justice lui ont aussi fourni de précieuses statistiques. Les archives des associations de l’éducation surveillée ont été, en revanche, difficiles à trouver, peu d’entre elles étant déposées dans les centres d’archives publics. L’auteure a dû contacter d’anciens directeurs, éducateurs ou pensionnaires pour accéder à des sources privées : documents administratifs, courriers, films, photographies (dont certaines, judicieusement sélectionnées, figurent dans le livre). Des entretiens viennent compléter ces divers éléments.
3La question de l’éducation surveillée découle directement de l’ordonnance du 2 février 1945 qui, dans un contexte de hausse de la délinquance juvénile, s’inspire de la loi du 27 juillet 1942 promulguée sous Vichy, mais jamais appliquée. Selon cette ordonnance, les mineurs délinquants relèvent de juridictions spécialisées ; les mesures éducatives sont privilégiées, le mineur étant considéré comme irresponsable pénalement et la sanction devant demeurer exceptionnelle. La protection de l’enfance connaît elle aussi des évolutions législatives durant la période et les jeunes en danger peuvent se voir également proposer des mesures éducatives. Ainsi se met en place une nouvelle branche de l’État social, vouée spécifiquement à la protection de l’enfance, délinquante ou en danger. Si l’État se trouve à l’origine de cette évolution, Victorien démontre que la mise en pratique de ces politiques repose essentiellement, faute de moyens, sur le secteur privé et associatif.
4De véritables entrepreneurs associatifs prennent en charge cette conception inédite de la jeunesse en danger. L’auteure met en avant plusieurs biographies très intéressantes attestant les origines souvent religieuses, parfois liées au scoutisme, de ces personnalités qui ont fortement marqué les centres créés ; une autre branche, laïque, s’était formée dans le sillage des mouvements d’éducation populaire des années 1930. Le lecteur découvre les trajectoires de plusieurs directeurs : l’abbé Bernard Daubeuf à Rouen, André Colleu au Havre ; Madeleine Sicot ou Guy Berland, tous deux venus de la mouvance scoute ; Raymond Kervarrec, de tendance laïque. S’il existe une certaine concurrence, ou du moins une émulation, entre ces composantes, le point commun de ces parcours réside dans la volonté d’encadrer une jeunesse issue majoritairement de milieux populaires, sur laquelle le regard social majoritaire est méfiant, en mêlant, dans la mesure du possible, pratiques sportives, activités de plein air, pédagogie et formation professionnelle.
5Les directeurs remplissent ces missions avec une certaine autonomie, malgré un manque de moyens constant sur l’ensemble de la période. De temps à autre, ils se retrouvent en porte à faux par rapport à la professionnalisation du secteur qui rend les méthodes héritées des années 1930 obsolètes, voire décriées. Le livre pointe de façon remarquable les conflits entre les éducateurs et les directeurs dans la continuité de Mai 68 : les méthodes autoritaires, laissant une place à la coercition physique, sont de plus en plus mal acceptées. De même, dans les années 1970, l’emprise confessionnelle sur les différents centres tend à diminuer, tandis que le poids des organismes de tutelle s’accroît – une situation parfois mal acceptée par les pionniers de l’éducation surveillée.
6L’ouvrage de Victorien permet d’y voir plus clair dans ces diverses structures et tutelles. Il en retrace la généalogie de manière intéressante, tout en mettant en évidence la place tenue par des notables du Havre ou de Rouen qui, dans une optique philanthropique, se révèlent très impliqués dans les conseils d’administration et lors de la mise en place des centres. Cette part institutionnelle de l’histoire est riche d’enseignements, même si le lecteur se perd par moments dans les sigles et les centres. Mais l’aspect le plus stimulant de cette étude tient sans doute au travail effectué par l’auteure sur les pensionnaires eux-mêmes (exclusivement des garçons). Victorien s’appuie sur des courriers, des rapports sociaux et des entretiens pour livrer de nombreuses informations passionnantes. Qualifiés d’« inadaptés », de « malheureux », de « délinquants » ou de jeunes « en danger » (p. 137-140) selon les individus, la période et le contexte, les pensionnaires représentent un groupe hétérogène. Une partie d’entre eux sont passés par la prison ou ont été membres de bandes de jeunes dans lesquelles l’appartenance se marque par une hexis corporelle (vêtements, démarche, tatouages). « J3 » (du nom des tickets de rationnement dévolus aux adolescents), Apaches, Blousons noirs ou Loubards, ils concentrent des représentations très négatives, véhiculant une image de peur et de violence. Outre des actes de délinquance, plusieurs manifestent des conduites dangereuses ou addictives, spécialement à l’alcool et, à partir des années 1970, à diverses drogues. La provenance géographique de ces jeunes correspond aux zones les plus déshéritées : baraquements et taudis, puis grands ensembles. Marqués par les difficultés et la brutalité de leur milieu familial (dissociation de la famille à la suite de décès ou de séparations, carences éducatives, châtiments corporels), ils souffrent de lacunes scolaires. Ces jeunes entretiennent également un rapport ambivalent à l’institution : s’ils vivent souvent mal leur placement dans les centres où ils passent parfois une bonne partie de leur enfance et de leur adolescence, certains s’y montrent cependant attachés. En témoignent les échanges de courriers, particulièrement émouvants et intéressants, entre d’anciens pensionnaires et des directeurs ou des animateurs. Les correspondants y rappellent des souvenirs, expriment leur nostalgie du temps où ils étaient placés ou considèrent le centre comme un cocon. Ce sont presque des liens familiaux qui se tissent.
7Toutefois, les parcours des anciens pensionnaires demeurent marqués par de nombreuses difficultés. La prison reste une menace constante, parfois employée par les directeurs eux-mêmes pour obtenir une plus grande docilité ou afin de se débarrasser d’éléments trop difficiles à encadrer. Elle constitue à la fois un danger, une crainte et une source de fierté pour les jeunes qui tirent parfois avantage sur leurs camarades d’y avoir séjourné. En outre, malgré la formation professionnelle assurée par certains centres, les débouchés sur le marché du travail sont souvent décevants, notamment parce qu’ils correspondent, en général, aux métiers les moins qualifiés. La situation se complique d’autant plus dans les années 1970, avec la crise économique. Enfin, l’accession à la majorité, à partir de laquelle les jeunes ne relèvent plus de la protection de l’enfance, constitue une rupture brutale, dont les effets se trouvent accentués par l’abaissement de la majorité à dix-huit ans au lieu de vingt et un ans, alors que cette mesure était censée être à l’avantage de la jeunesse.
8La reconstitution, dans bien des cas partielle, de parcours de pensionnaires proposée par Victorien permet d’entendre la voix de ceux qui vivaient dans les centres et dans les foyers. Elle fournit des données passionnantes pour qui voudrait écrire une histoire sociale et culturelle de cette jeunesse populaire. L’on regrette presque que les éléments issus de ces sources, certes parcellaires, n’aient pas été davantage utilisés. Apparaissent aussi dans les archives mobilisées des jeunes issus d’une immigration coloniale ou postcoloniale : il aurait pu être intéressant d’examiner dans quelle mesure cette variable intervient dans les trajectoires des jeunes et si elle confère une spécificité à leur parcours par rapport à d’autres profils.
9Cet ouvrage constitue donc une contribution précieuse à une histoire qu’il est difficile de rassembler tant les structures, surtout au début de la période, se révèlent variées et les acteurs divers. Si la législation donne une cohérence à la politique d’éducation spécialisée dans ce département, son application n’est pas assurée. Malgré tout, Victorien parvient à suivre les évolutions et les adaptations sur le terrain, ainsi que la manière dont les acteurs prennent en charge, à leur façon, ce nouveau cadre légal. Elle décrit en définitive un passage de la philanthropie à la professionnalisation, en mettant en évidence la place prise par le secteur privé pour épauler des politiques étatiques et l’intégration progressive de ce secteur dans des structures publiques. Elle fournit aussi des pistes pour comparer la situation en Seine-Maritime avec celle d’autres départements, tout en pointant la nécessité d’études spécifiques concernant la prise en charge des jeunes filles, sur laquelle elle n’a pu rassembler autant d’éléments que sur les garçons.