Couverture de ANNA_652

Article de revue

Julien Gracq

L'œuvre de l'Histoire

Pages 377 à 416

Notes

  • [*]
    Je remercie beaucoup pour leur aide précieuse Patrick Boucheron, Antoine Lilti et Valérie Theis. Ce texte est dédié à Olivier Humbert.
  • [1]
    - Julien GRACQ, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1995, t. II, p. 572. Les œuvres de Julien Gracq sont citées dans cet article avec le titre de l’œuvre, suivi du tome et de la page correspondant à l’édition critique des Œuvres complètes dans la collection Pléiade de Gallimard, réalisée par Bernhild Boie et publiée en 1989 et 1995.
  • [2]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1207.
  • [3]
    - L’idée d’une place finalement faible accordée à l’histoire par Gracq est par exemple développée par Yves BRIDEL, « Roman et histoire », Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 19-55, qui cependant sollicite curieusement peu les notes, en particulier celles d’En lisant en écrivant, dans son interprétation. Ainsi, il affirme, p. 50 : « [...] Gracq privilégie ce qui échappe, dans la vie humaine, à l’histoire, ce qui la transcende. Et comme le roman diffère de la vie, qu’il a sa vérité en lui-même, et non par rapport à la ‘réalité’, qu’il relève tout entier de l’imaginaire, l’histoire, au sens banal, ne peut y jouer qu’un rôle tout à fait secondaire ». Dans une autre perspective, Jean BESSIÈRE, « Gracq : fiction et histoire », in P. MAROT (dir.), Julien Gracq, t. 3, Temps, Histoire, souvenir, Paris/Caen, Lettres Modernes, 1998, p. 155, souligne la scission de l’œuvre d’avec l’Histoire et l’« extériorité radicale de l’Histoire à la littérature ».
  • [4]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1225 par exemple.
  • [5]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 577 par exemple, ou p. 675, est très clair sur ses préférences dans l’œuvre de Balzac. Sur Béatrix, voir « Béatrix de Bretagne », Préférences, ibid., t. I, p. 949-959.
  • [6]
    - Michel MURAT, L’enchanteur réticent. Essai sur Julien Gracq, Paris, José Corti, 2004, p. 23-24 : « Si Gracq est plus qu’un paysagiste, c’est parce qu’il a des lieux une perception et une compréhension globale. Il est sociologue, historien, et au-delà des faits, attentif aux valeurs symboliques qui déterminent les désirs d’un individu ou d’un groupe. On pourrait citer pour le montrer presque chaque page de La Forme d’une ville. »
  • [7]
    - Des lectures sociologiques partielles restent néanmoins possibles, voir par exemple Ruth AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq : Le Rivage des Syrtes, Paris, SEDES, 1982, chap. III, « La symbolisation et la description du social. Sociocritique du récit symbolique », p. 125-177, qui propose une lecture socio-historique de l’univers du Rivage des Syrtes.
  • [8]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1207.
  • [9]
    - Antoine BLONDIN, « Un imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses », Rivarol, 6-12 décembre 1951. En ce qui concerne le regard des géographes sur l’œuvre de Julien Gracq, voir Yves LACOSTE, « Julien Gracq, un écrivain géographe : Le Rivage des Syrtes, un roman géopolitique », Hérodote, 44, 1987, p. 8-37 et, plus largement, les travaux de Jean-Louis TISSIER, dont l’entretien avec Gracq publié dans Entretiens, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1193-1210. Voir aussi Julien GRACQ et Jean-Louis TISSIER, Paysages et sites dans l’œuvre de Julien Gracq, Montpellier, Maison du Livre et des Écrivains de Montpellier, 1988, et Jean-Louis TISSIER, « De l’esprit géographique dans l’œuvre de Julien Gracq », L’espace géographique, X, 1981, p. 50-59. Dans une perspective historique, R. AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq..., op. cit., p. 224, a posé le problème des rapports de Julien Gracq avec l’historicité à partir de la note sur l’esprit-de-l’Histoire : « Faut-il admettre que Julien Gracq, alias Louis Poirier, agrégé de géographie et d’histoire, se situe d’emblée en dehors de toute historicité ? » Voir également le chapitre « Histoire-géographie » de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 22-30.
  • [10]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1215.
  • [11]
    - Sur ce point, voir M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 51.
  • [12]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, II, p. 707-708.
  • [13]
    - La césure représentée par la publication d’En lisant en écrivant dans la réception de son œuvre antérieure est manifeste et mériterait une étude à part, voir les remarques de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 295, à propos des modifications de l’image de Gracq lui-même. Du point de vue qui est le nôtre ici, il est clair que les travaux des années 1960 et 1970, s’ils mettent en évidence la question du temps, de l’attente et de l’événement, ouvrent beaucoup moins directement sur une réflexion proprement historique dans l’œuvre de Gracq : voir par exemple la place faible donnée à la question de l’Histoire dans le premier grand recueil consacré à l’auteur, Julien Gracq, Cahiers de l’Herne, 1972, par rapport à l’importance de la thématique dans les années 1980-1990, par exemple dans le livre de Patrick MAROT, La forme du passé. Écriture du temps et poétique du fragment chez Julien Gracq, Paris, Lettres Modernes Minard, 1999, voir le chap. V, « La forme de l’histoire », p. 177-213, ou dans l’essai de Carol J. MURPHY, The allegorical impulse in the works of Julien Gracq : History as rhetorical enactment, in Le Rivage des Syrtes and Un Balcon en Forêt, Chapel Hill, University of North Carolina, 1995, consacré, dans une perspective littéraire post-moderne, à la narration et à l’histoire dans les romans de Gracq à partir des notes d’En lisant en écrivant.
  • [14]
    -Sur la critique de Gracq et ses liens avec la lecture et l’écriture, voir Philippe BERTHIER, Julien Gracq critique. D’un certain usage de la littérature, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1990.
  • [15]
    - Ce travail est bien sûr tributaire de la critique gracquienne. On signalera en particulier l’essai de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., qui nous a semblé la plus convaincante des approches de l’œuvre, avec une attention particulière à la question de l’Histoire, ainsi que la série de la Revue de Lettres Modernes dirigée par Patrick Marot et consacrée à Julien Gracq, qui compte six volumes publiés. On mentionnera également le très intéressant ouvrage de Dominique PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, Paris, Garnier, 2009, dont je n’ai eu connaissance qu’au moment d’achever ce travail, et qui cherche, d’une manière plus ample que je le fais ici, à relire l’ensemble de l’œuvre de Gracq en posant la question de l’histoire, non pas à partir de la note sur l’esprit-de-l’Histoire, mais à partir du texte voisin et « frère » selon son expression, le « fragment Fest ». Sur la biographie de Gracq, outre la Chronologie dans le premier volume de la Pléiade, voir Hubert HADDAD, Julien Gracq. La forme d’une vie, Paris, Le Castor Astral, 1986, et Jean PELLETIER, Julien Gracq. L’embarcadère. Vérité et légendes, Paris, Éd. du Chêne, 2001. Sur la thématique de l’histoire, voir aussi Éric FAYE, Le sanatorium des malades du temps. Temps, attente et fiction, autour de Julien Gracq, Dino Buzzati, Thomas Mann, Kôbô Abé, Paris, José Corti, 1996 ; Carol J. MURPHY, « Le retour de l’Histoire », in P. MAROT (dir.), Julien Gracq, op. cit., t. 3, p. 115-128 et J. BESSIÈRE, « Gracq : fiction et histoire », art. cit.
  • [16]
    - Le choix d’une lecture symbolique, dans lequel le roman est interprété comme une sorte de mythe reflétant le point de vue de l’auteur sur l’Histoire en relation avec la note sur l’esprit-de-l’Histoire, est celui fait par R. AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq..., op. cit., chap. V, « Le récit symbolique et l’Histoire. Le Rivage des Syrtes face à l’Histoire et à l’actualité », p. 223-254, tandis que le choix narrativiste est celui de C.J. MURPHY, The allegorical impulse..., op. cit., ou « Le retour de l’Histoire », art. cit., où elle considère que les romans de Gracq se caractérisent par la substitution de la référence historique par l’esprit immatériel de l’Histoire qui prend sa place dans le texte, selon la même dialectique que celle décrite par Certeau appuyé sur Freud dans L’écriture de l’histoire, entre l’événement et sa représentation linguistique. Cette riche interprétation a cependant le défaut de dissoudre toute référentialité historique, c’est-à-dire de gommer la mesure dans laquelle les livres de Gracq ne sont pas seulement discours sur la littérature, mais aussi sur l’histoire.
  • [17]
    - Vincent DESCOMBES, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987, p. 15 : « Mon hypothèse de lecture repose sur une distinction de la pensée du romancier et de la pensée du théoricien. »
  • [18]
    -Anne-Marie MONTLUÇON, « Paysage romain : autour de Julien Gracq », Iris, 17, 1999, p. 47-63 ; Anne CHEVALIER, « La Rome de Julien Gracq », Elseneur, 18, 2004, p. 227-238 ; Michel MURAT, « Vacances romaines », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 4, Références et présences littéraires, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2004, p. 265-279.
  • [19]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. II, p. 898.
  • [20]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1215.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    - Sur la place de la philosophie de l’Histoire chez Gracq, en particulier à propos d’Oswald Spengler et de l’arrière-plan lié à Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Frédéric Nietzsche, voir Léopoldine DUPARC, Transmutations de la philosophie dans l’univers imaginaire de Julien Gracq, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2006, p. 23-45. Sur les liens avec O. Spengler, voir Anne-Marie AMIOT, « Un modèle historique dans Le Rivage des Syrtes : Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler », Trente Quatre/Quarante Quatre. Cahiers de Recherche de STD Paris, 9, 1982, p. 39-65, et Id. « La mystique politique de Julien Gracq », Cahier du Centre de Recherches sur le Surréalisme, 5, 1983, p. 159-173.
  • [23]
    - C’est Antoine COMPAGNON, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 372-403, qui propose le qualificatif appliqué à Gracq, après avoir déjà posé la question « Gracq est-il un moderne ? », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 2, Un écrivain moderne (rencontres de Cerisy, 24-29 août 1991), Paris/Caen, Lettres Modernes, 1994, p. 11-29. Le qualificatif est cependant à manier avec précaution, voir Michel MURAT, « L’envers de la littérature contemporaine », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 5, Les dernières fictions, Un balcon en forêt et La presqu’île, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2007, p. 9-23, en particulier p. 21-22, qui n’est pas convaincu par l’appellation d’anti-moderne : « Gracq est bien un ‘moderne en délicatesse avec les Temps Modernes’, intempestif plutôt que déchiré. Mais il est si loin de Joseph de Maistre que les traits prototypiques de l’antimoderne brillent chez lui par leur absence : où sont la contre-révolution, l’hostilité aux Lumières, le sens du péché originel ? Où sont même le pessimisme et le goût du sublime ? Il y a au contraire chez Gracq un goût du bonheur, une rationalité positive, une fidélité républicaine, sans ostentation mais jamais démentis, et se renforçant avec l’âge. »
  • [24]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. I, p. 866 ; on trouve un emploi du même genre dans Lettrines, ibid., t. I, p. 145. À propos de la conférence de 1960 sur la littérature, M. MURAT, « L’envers de la littérature contemporaine », art. cit., p. 17, observe justement que « malgré la référence explicite à Spengler, il faut bien comprendre que chez Gracq la technique est restreinte à la littérature ; ne cherchons pas chez lui l’équivalent des réflexions de Heidegger ou de Jünger ».
  • [25]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. II, p. 899 et p. 935 ; Entretiens, ibid., t. II, p. 1263.
  • [26]
    - J. GRACQ, Réponse à une question sur la poésie, ibid., t. II, p. 1173.
  • [27]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1215.
  • [28]
    Ibid., p. 1195.
  • [29]
    - Cela pose directement la question d’une certaine inclination politique pour la vision spenglerienne, qui peut être mise en rapport avec ses considérations sur le devenir de l’Occident, voir Jean DE MALESTROIT, Julien Gracq. Quarante ans d’amitiés 1967-2007, Saint-Malo, Pascal Galodé éd., 2008, p. 122, 189 ou 205, même s’il faut se rappeler son affirmation cinglante, « je ne crois pas aux théories de Spengler ».
  • [30]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 715.
  • [31]
    Ibid., II, p. 707.
  • [32]
    - Sur les liens entre biographie et histoire chez Gracq, voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., en particulier la première partie, « Crise collective et biographie de l’écrivain », p. 103-351.
  • [33]
    - J. DE MALESTROIT, Julien Gracq..., op. cit., p. 250.
  • [34]
    Ibid., p. 92.
  • [35]
    Ibid., p. 122.
  • [36]
    - Cette préférence est soulignée par C.J. MURPHY, « Le retour de l’Histoire... », art. cit., p. 120-121.
  • [37]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 145.
  • [38]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1049-1050.
  • [39]
    Ibid., p. 1052.
  • [40]
    - Sur l’autobiographie chez Gracq, voir Bernard VOUILLOUX, Gracq autographe, Paris, José Corti, 1989 et P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., p. 28-31, « L’inscription du biographique ».
  • [41]
    - Voir P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., p. 177 : « L’Histoire et la remémoration ne constituent pas dans l’œuvre non fictionnelle de Gracq, me semble-t-il, deux objets évidemment séparables par leur nature. » Voir l’ensemble du chapitre V de ce livre, « La forme de l’histoire », pour une réflexion sur la place de l’histoire dans l’écriture fragmentaire, et plus généralement les essais réunis par P. MAROT, Julien Gracq, op. cit., en particulier son introduction, « Quelques paradoxes du temps gracquien », p. 3-17, Kim JI-YOUNG, « Mémoires, survivance et mouvance dans les récits de Gracq », ibid., p. 21-46 et Hervé MENOU, « ‘L’Esprit-de-l’Histoire’. Parallélisme et mise à distance dans le discours autobiographique gracquien », ibid., p. 129-149.
  • [42]
    - Voir la place de la guerre dans La Forme d’une ville, dans la chronologie de l’édition Pléiade à laquelle il a directement collaboré, ainsi par exemple que dans les Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1037-1038, qui présentent un passage typique de l’éclairage de la guerre dans son souvenir. Sur le rôle fondateur de ces souvenirs de la Première Guerre mondiale, voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., « La première guerre mondiale comme scène primitive », p. 321-351.
  • [43]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1231. D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., a donné une interprétation du lien entre lecture et guerre : « La suture guerre-lecture », p. 321-328.
  • [44]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid.
  • [45]
    Ibid., p. 1232.
  • [46]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 286 : « Ce n’était nullement l’atmosphère électrique d’une veille de révolution [...]. On eût dit quelque chose qui s’abattait sur la ville passive et stupéfaite, mais qui n’en sortait pas : les rues de 1934 ou de 1936, dans ma jeunesse, m’avaient paru tout autrement fiévreuses et explosives. »
  • [47]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1011-1013.
  • [48]
    - J. GRACQ, Chronologie, ibid., t. I, p. LXX.
  • [49]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 252 ou p. 279.
  • [50]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 319-320 : « Les souvenirs de la guerre de 1940, que j’avais pendant dix-huit ans conservés si vifs et si précis, depuis que j’ai écrit Un balcon en forêt se sont perdus dans le flou et la grisaille. Si j’y pense, j’y pense avec un détachement inexplicable, comme à une histoire qui me serait étrangère. Vieillissement – recul que les années augmentent ? Non pas, mais le livre est passé par là, et après lui le souvenir n’a pas repoussé, comme il m’est arrivé une ou deux fois. »
  • [51]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 188.
  • [52]
    Ibid., p. 196 ou p. 215, qui sont deux longues notes.
  • [53]
    Ibid., p. 169, 252 ou 337.
  • [54]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1015-1020, avec par exemple un écho direct à Lettrines, ibid., t. II, p. 337 à 1018.
  • [55]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 147.
  • [56]
    Ibid., II, p. 199.
  • [57]
    - J. DE MALESTROIT, Julien Gracq..., op. cit., p. 189.
  • [58]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 704.
  • [59]
    Ibid., p. 707.
  • [60]
    Ibid., p. 708.
  • [61]
    Ibid., p. 708-710.
  • [62]
    Ibid., p. 705.
  • [63]
    Ibid., p. 706.
  • [64]
    - C’est ce texte qui guide la lecture proposée par D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., p. 49-102, qui débute par un préambule consacré à ce fragment de Joachim Fest, remarquable modèle d’enquête herméneutique et philologique.
  • [65]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 710. Sur cette note et ses liens avec ses deux grands récits, voir les remarques de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 28-29.
  • [66]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 711.
  • [67]
    - Voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., « Affect historique et écriture : une ‘influence qui crève les yeux’ », p. 559-618.
  • [68]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 989.
  • [69]
    - Sur la métaphore chez Gracq, et son double la comparaison, voir le second tome de Michel MURAT, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Étude de style, Paris, J. Corti, 1983, ainsi qu’Élisabeth CARDONNE-ARLYCK, La métaphore raconte. La pratique de Julien Gracq, Paris, Klincksieck, 1984, en particulier « L’analogie faite histoire », p. 57-61.
  • [70]
    - La marée et le glissement du bateau s’inscrivent dans le cadre général des métaphores de l’eau, étudiées par Laurence ROUSSEAU, Images et métaphores aquatiques dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq, Paris, Lettres Modernes, 1981. Voir aussi Élisabeth CARDONNE-ARLYCK, Désir, figure, fiction. Le « domaine des marges » de Julien Gracq, Paris, Lettres Modernes, 1981, « Transports maritimes », p. 56-61.
  • [71]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 808, « la haute marée émotive qui submergeait Maremma ».
  • [72]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 96.
  • [73]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. II, p. 933.
  • [74]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1009.
  • [75]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 17.
  • [76]
    Ibid., p. 57.
  • [77]
    Ibid., p. 63. La puissance dialectique des métaphores qui permettent le retournement dramatique a aussi été soulignée, à propos de l’eau dans Le Rivage des Syrtes, par L. ROUSSEAU, Images et métaphores aquatiques..., op. cit., p. 76-80.
  • [78]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 92.
  • [79]
    Ibid., p. 93.
  • [80]
    - J. GRACQ, Un beau ténébreux, ibid., t. I, p. 189.
  • [81]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 806 ou 815. Sur l’orage dans le Rivage, voir l’analyse stylistique de M. MURAT, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq..., t. I, p. 27-28, qui évoque l’« éternelle imminence » créée par la figure.
  • [82]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 708.
  • [83]
    - Cette image a fait l’objet d’une discussion précoce dans la critique gracquienne, depuis la célèbre intervention de Jean-Paul WEBER, « Glisser à la mer », Nouvelle Revue Française, 101, 1961, p. 886-895 et 103, 1961, p. 105-118, repris dans Id., Domaines thématiques, Paris, Gallimard, 1963. J.-P. Weber propose une démarche du même type que celle de cet article dans la mesure où des textes postérieurs lui servent à proposer une lecture du Château d’Argol placé sous le signe du bateau qui glisse à la mer. Pour une critique de cette interprétation, voir Friedrich HETZER, Les débuts narratifs de Julien Gracq, 1938-1945, Munich, Minerva-Publikation Saur, 1980, p. 5-16, ou L. ROUSSEAU, Images et métaphores aquatiques..., op. cit., p. 80 : malgré les objections légitimes, qui pourraient en particulier porter sur la notion psychanalytique d’archétype dans l’usage que J.-P. Weber en fait, ce dernier met néanmoins le doigt sur une figure centrale de l’imaginaire gracquien.
  • [84]
    - Sur cette expression étudiée dans le contexte d’Un balcon en forêt, voir É. CARDONNE-ARLYCK, Désir, figure, fiction..., op. cit., p. 47-50, et Alain-Michel BOYER, Julien Gracq. Paysages et mémoire. Des Eaux étroites à Un Balcon en forêt, Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2007, p. 85-114. Sur la figure de l’appareillage et pour une lecture de Gracq à travers le fil des métaphores de la navigation, voir Jean BELLEMIN-NOËL, Une ballade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995.
  • [85]
    - J. GRACQ, Liberté grande, ibid., t. I, p. 296.
  • [86]
    - J. GRACQ, Les eaux étroites, ibid., t. II, p. 529, par exemple.
  • [87]
    - J. GRACQ, Préférences, ibid., t. I, p. 850.
  • [88]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 622.
  • [89]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 809.
  • [90]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 114.
  • [91]
    - J. GRACQ, André Breton, ibid., t. I, p. 515.
  • [92]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 808.
  • [93]
    - « Événement », in A. REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998 p. 1347-1348.
  • [94]
    Ibid.
  • [95]
    - J. GRACQ, Préférences, ibid., t. I, p. 933-940.
  • [96]
    - J. GRACQ, Le Roi pêcheur, ibid., t. I, p. 357.
  • [97]
    Ibid., p. 364.
  • [98]
    Ibid., p. 392.
  • [99]
    - Comme l’affirme M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 226, « La ‘rature de l’événement’ trouve ici sa réalisation la plus stricte et la plus exemplairement ambiguë. »
  • [100]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 839.
  • [101]
    - Georges DUBY, Le dimanche de Bouvines : 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, [1973] 1996, p. 841.
  • [102]
    - Sur le rôle des signes, Berhild BOIE, Hauptmotive im Werke Julien Gracqs, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1966, chap. II, « Die Welt der Zeichen », p. 48-109, en particulier p. 58-83, « Das Roman-Klima ».
  • [103]
    - Pour une perspective générale sur la dynamique des romans, voir Y. BRIDEL, Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire, op. cit.
  • [104]
    - É. FAYE, Le sanatorium des malades du temps..., op. cit., chap. V, p. 135-204.
  • [105]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 32.
  • [106]
    Ibid., p. 33.
  • [107]
    Ibid., p. 34.
  • [108]
    Ibid., p. 60, 68 et 87.
  • [109]
    - J. GRACQ, Un beau ténébreux, ibid., t. I, p. 112.
  • [110]
    Ibid., p. 121.
  • [111]
    Ibid., p. 163 : « la mort peut devenir un acte délibéré ».
  • [112]
    Ibid., p. 165.
  • [113]
    Ibid., p. 198.
  • [114]
    Ibid., p. 211 et 256. Sur le rôle fondamental, bien au-delà des exemples cités ici, des allusions littéraires dans l’économie d’Un beau ténébreux, voir Ruth AMOSSY, Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau ténébreux de Julien Gracq, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière/Payot, 1980 ; pour une perspective générale sur cette question dans l’œuvre de Gracq, voir les textes réunis par P. MAROT (dir.), Julien Gracq, t. 4. Références et présences littéraires, op. cit.
  • [115]
    - J. GRACQ, Un beau ténébreux, ibid., t. I, p. 220 : « vous êtes au bord de quelque chose d’irréparable » ; p. 240 : « il faut que tout ceci finisse ».
  • [116]
    Ibid., p. 239.
  • [117]
    Ibid.
  • [118]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 556.
  • [119]
    Ibid., p. 559.
  • [120]
    Ibid., p. 563.
  • [121]
    Ibid., p. 572.
  • [122]
    Ibid., p. 591 et 641.
  • [123]
    Ibid., p. 614.
  • [124]
    Ibid., p. 636-637.
  • [125]
    Ibid., p. 652, 654, 659, 666 et 670.
  • [126]
    Ibid., p. 675.
  • [127]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 152 : « Et Le Rivage des Syrtes, jusqu’au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée. »
  • [128]
    - Sur les références historiques à l’œuvre dans Un balcon en forêt, voir Y. BRIDEL, « Roman et histoire... », art. cit., p. 20-27, qui néanmoins présente une vision différente de la nôtre dans la mesure où il conclut que « donc l’histoire n’est ici que l’intervention du destin antique, elle donne un cadre temporel apparent au roman, dont l’essentiel se situe sur un plan non-historique ». Pour une vision nuancée des rapports entre « réel » et romanesque, voir Michèle MONBALLIN, « Un balcon en forêt. Quelques aspects des décrochages du réel » ; Jérôme CABOT, « La désertion par les mots. L’impossible référence et la réception parodique du vocabulaire de la guerre dans Un balcon en forêt » et Béatrice DAMAMME-GILBERT, « L’Entre-deux dans Un balcon en forêt », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 55-79, 80-96 et 97-114.
  • [129]
    - J. GRACQ, Un balcon en forêt, ibid., t. II, p. 6 et 11.
  • [130]
    Ibid., p. 39, 40 et 42-43.
  • [131]
    Ibid., p. 48.
  • [132]
    Ibid., p. 50 ou 66.
  • [133]
    Ibid., p. 70 et 122.
  • [134]
    Ibid., p. 67-69.
  • [135]
    - D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., « Une poïétique à fleur de texte : la suture fiction-guerre », p. 505-678.
  • [136]
    - À propos du lien entre écriture romanesque et fiction, voir les articles du volume dirigé par P. MAROT, Julien Gracq, t. 6, Les tensions de l’écriture. Adieu au romanesque persistance de la fiction, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2008. Sur La presqu’île, voir Patrick MAROT, « Tension narrative et réversibilité dans Un balcon en forêt et La presqu’île », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 25-55. Pour une perspective narrative et linguistique sur la dynamique du récit dans les romans et jusqu’à La presqu’île, voir Mireille NOËL, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2000, dont l’hypothèse centrale est que la narration est progressivement dévorée par la description. On pourra également comparer, sur la même séquence chronologique des œuvres qui étaient à l’époque tout ce qui était publié, avec l’étude de Annie-Claude DOBBS, Dramaturgie et liturgie dans l’œuvre de Julien Gracq, Paris, José Corti, 1972, qui pose clairement dans sa conclusion le problème du mouvement de l’œuvre et propose une lecture dans laquelle la question de l’histoire, évidente pour nous après les entretiens et les notes des années 1980-1990, n’a à peu près aucune place – rappel du caractère historique de l’œuvre et de son interprétation.
  • [137]
    - Sur ce texte, voir Philippe BERTHIER, « Retour vers le futur, ou le routard élémentaire. ‘La route’ », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 161-169, ainsi que M. NOËL, L’éclipse du récit..., op. cit., en particulier p. 171-188, qui en fait le véritable tournant dans l’écriture de Gracq.
  • [138]
    - J. GRACQ, La presqu’île, « Le Roi Cophétua », ibid., t. II, p. 489.
  • [139]
    Ibid., p. 514 par exemple.
  • [140]
    - Voir Anne-Yvonne JULIEN, « Jeux de références croisées dans ‘Le Roi Cophétua’ », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 223-239, en l’occurrence p. 224, qui parle d’« une poétique du leurre » à l’œuvre dès le titre, et Dominique RABATÉ, « Profil perdu. Perte et consentement dans ‘Le Roi Cophétua’ », ibid., p. 241-254, qui pose la question de la perte comme moteur dramatique de la nouvelle.
  • [141]
    - J. GRACQ, La presqu’île, « Le Roi Cophétua », ibid., t. II, p. 517.
  • [142]
    - Jean-Yves LAURICHESSE, « Le vagabondage automobile dans ‘La Presqu’île’ », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 171-197, souligne bien le caractère expérimental et radical de la nouvelle, p. 196 : « Conducteur magistral d’une narration-description qui suit sa pente et ses virages ave une volupté mêlée peut-être de la sourde anxiété de tomber en panne autant que de rejoindre, Gracq, si éloigné qu’il soit par ailleurs du Nouveau Roman, se livre ici corps et âme à l’‘aventure de l’écriture’ [...]. » Voir aussi, sur le même texte, Bruno TRISTMANS, « Météores gracquiens dans La presqu’île », ibid., p. 199-211.
  • [143]
    - É. FAYE, Le sanatorium des malades du temps..., op. cit.
  • [144]
    - Pour une analyse des différences entre les deux auteurs, voir Philippe BERTHIER, « Gracq et Buzzati poètes de l’événement », Julien Gracq, Cahiers de l’Herne, 1972, p. 90- 104, suivi par une lettre de Dino Buzzati
  • [145]
    - À ce titre, ce point de vue est légèrement différent de celui développé en conclusion par M. NOËL, L’éclipse du récit..., op. cit., p. 285-286, qui explique ce mouvement d’épuisement de la narration par le déplacement d’une « logique actionnelle ou événementielle » vers une logique spatio-temporelle, ce qui est clair dans La presqu’île. Une variante de cette interprétation consiste à souligner le rôle d’Un balcon en forêt dans le glissement vers une pure description temporelle, presque vidée de tout élément actionnel, une fois passé le cap de la métamorphose romanesque du souvenir de 1940.
  • [146]
    - À ce titre, cette lecture diverge de celle de Carol J. MURPHY, « The surreality of History in Un Balcon en Forêt », The allegorical impulse..., op. cit., p. 147-191, qui déréalise la guerre et donne à l’histoire une fonction de pure mise en mouvement narratif du récit, sans considérer qu’il y a une dimension référentielle et réflexive de Gracq vis-à-vis de l’Histoire et de l’historicité.
  • [147]
    - À propos de ce retour du temps sur lui-même, voir P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., chap. IV, « La temporalité du souvenir », p. 137-176, en particulier p. 137-151, « Un ‘passé ultérieur’ », qui met en évidence le rôle de cette pratique de l’écriture qui traverse à la fois les romans et les œuvres non fictionnelles sous la forme du rapport entre présent de l’écriture et passé du souvenir.
  • [148]
    - C’est de façon révélatrice le titre du premier volume de la série consacrée à Julien Gracq par la Revue des Lettres Modernes : Patrick MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 1, Une écriture en abyme, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 1991.
  • [149]
    - Sur cette question, voir les pages essentielles de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 83-87.
  • [150]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 580.
  • [151]
    Ibid., p. 729.
  • [152]
    - Sur Alain, voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., p. 254-269.
  • [153]
    - Patrick NÉE, « Julien Gracq phénoménologue ? », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 2, p. 163-182.
  • [154]
    - M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 85 : « À rejoindre un futur qui lui est antérieur, mais qui n’accède à l’existence qu’à partir de cette jonction, le récit comme l’écrivain créent un paradoxe causal et temporel dont ils jouent, mais qui s’empare d’eux en retour. »
  • [155]
    Ibid., p. 241 : « le livre montre d’abord comment l’acte devient événement ».
  • [156]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 756.
  • [157]
    Ibid., p. 779.
  • [158]
    Ibid., p. 827-828.
  • [159]
    Ibid., p. 828-830. Pour une lecture philosophique de l’œuvre posant le problème de la fin de l’histoire et du grand homme, voir L. DUPARC, Transmutations de la philosophie..., op. cit., p. 23-34.
  • [160]
    - Sur la dimension collective de l’Histoire dans Le Rivage des Syrtes, voir Y. BRIDEL, « Roman et histoire... », art. cit., p. 38-42 et M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 242-243. Sur le lien entre individu et groupe dans l’œuvre de Gracq, voir B. BOIE, Hauptmotive im Werke Julien Gracqs..., op. cit., « Die Gruppe », p. 146-161, en particulier p. 158-159.
  • [161]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 730.
  • [162]
    - Sur le rapport à l’anachronisme de ces auteurs, voir Georges DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000, et Id., L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
  • [163]
    - Sur ce point, voir Sacha BOURGEOIS-GIRONDE, Temps et causalité, Paris, PUF, 2002, en particulier les chapitres « Causalité et contrefactualité », « La causalité inversée » et « Les paradoxes du voyage dans le temps ».
  • [164]
    - Comme l’affirme J. BESSIÈRE, « Gracq : fiction et histoire », art. cit., p. 156, « le récit est, ipso facto, fondateur du temps et de l’histoire qu’il expose ». Mais il ne voit pas dans ce projet la dimension expérimentale appliquée à l’Histoire, et seulement la scission d’avec elle, ce qui le conduit à souligner la « minorité de la littérature » (p. 158) chez Gracq, soit « son inadéquation à la représentation de l’Histoire » et à conclure que « l’Histoire n’est pas figurable » (p. 172).
  • [165]
    - M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 121.
  • [166]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 153. Sur l’absence de statut social des personnages de Gracq, voir Y. BRIDEL, Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire..., op. cit., p. 10-11.
  • [167]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 558.
  • [168]
    - M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 87.
  • [169]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 636.
  • [170]
    Ibid., p. 632.
  • [171]
    - Sur le style de Gracq, en particulier à propos du Rivage des Syrtes, on ne peut que renvoyer encore une fois au livre de M. MURAT, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq..., op. cit.
  • [172]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 643.
  • [173]
    Ibid.
  • [174]
    Ibid., p. 644.
  • [175]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1227-1228.
  • [176]
    Ibid., p. 1217.
  • [177]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 642.
  • [178]
    Ibid., p. 644.
  • [179]
    - J. GRACQ, Lettrines 2, ibid., t. II, p. 308.
  • [180]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 181.
  • [181]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1196.
  • [182]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 150.
  • [183]
    -Michel DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975 ; Jacques LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, Gallimard, 1977. Pour une perspective historiographique générale, voir Jean LEDUC, Les historiens et le temps. Conceptions, problématiques, écritures, Paris, Éd. du Seuil, 1999.
  • [184]
    - François ZOURABICHVILI, Deleuze. Une philosophie de l’événement, Paris, PUF, 1994.
  • [185]
    - La conjoncture littéraire très contemporaine semble au contraire marquée par une reformulation des enjeux historiques au sein de la littérature, voir dans ce numéro l’article de Patrick Boucheron.
  • [186]
    - G. DUBY, Le dimanche de Bouvines..., op. cit., p. 830.
  • [187]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 943-944 : « La route plonge et zigzague dans le pli creusé de la forêt et soudain se transforme en une rue de village pavée en lit de torrent. Avec ses toits de bardeaux faits pour les hautes neiges, ses granges à claire-voie de troncs équarris, les ruisseaux jaseurs de ses ruelles affluentes, et la panoplie de planches dressées de ses scieries qui palissadent la grand-rue de l’odeur du bois frais, le village allongé de tout son long dans le thalweg du val boisé semble fait de la débâcle triée et industrieusement utilisée d’une coupe forestière : c’est Lapoutroie, sur le versant alsacien des Vosges. » Sur le passage entre romans et fragments, voir P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., « événementiel de la fiction et événementiel du fragment », p. 83-86, et M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 112, qui parle de « modèles réduits ».
  • [188]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 707 et 711.
  • [189]
    - Il refuse d’ailleurs de fixer le sens de ses textes, voir J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1255 ou p. 1258.
  • [190]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, 703.
  • [191]
    -J. GRACQ, Préface à « La Victoire à l’ombre des ailes » de Stanislas Rodanski, ibid., t. II, p. 1115.
  • [192]
    - J. GRACQ, André Breton, ibid., t. I, p. 444.
  • [193]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 5.

1 Faisant écho à un propos avancé dans En lisant en écrivant [1], Julien Gracq affirme dans un entretien donné à Jean-Louis Tissier que « dans une fiction, tout doit être fictif » parce que « tout ce qui est introduction dans une fiction d’un élément réel, est introduction d’un élément étranger, disparate »  [2]. Ce refus, ajouté à la réputation aristocratique d’un écrivain qui se situe aux antipodes de l’engagement, exprime une distance entre le monde réel et l’univers littéraire qui exclurait en apparence la possibilité de chercher dans le second un secours quelconque pour comprendre le premier  [3]. Sans doute Gracq est-il le contraire du romancier à thèse au sens où Jean-Paul Sartre a pu l’incarner : ses attaques contre l’existentialisme et son esthétique romanesque le montrent assez clairement  [4]. Son goût prononcé pour Honoré de Balzac contourne les volumes classiques des scènes de la vie parisienne pour se concentrer sur quelques œuvres de prédilection, à commencer par Béatrix où la veine sociologique cède le pas à une dramaturgie violente et stylisée  [5]. Sa finesse d’observation sociale se révèle parfois aiguë, comme dans sa géographie urbaine du Nantes de la Forme d’une ville, ainsi que Michel Murat l’a bien montré  [6] ; pour autant, il serait vain de vouloir démontrer que l’œuvre de Gracq dissimule des trésors sociologiques  [7]. Ses relations avec ce qu’il appelle « le réel » sont cependant plus complexes que ce congé donné en hâte pourrait le laisser croire. La référentialité des noms propres réels  [8] est bannie de son art romanesque mais la géographie comme l’histoire, disciplines qu’il a enseignées pendant toute sa vie de professeur, sont omniprésentes sur un mode paradoxal – c’est un lieu commun de la critique depuis le mot d’Antoine Blondin voyant dans Le Rivage des Syrtes un « imprécis d’histoire et de géographie », dont les géographes ont depuis longtemps montré la portée intellectuelle  [9]. Son œuvre postérieure, principalement constituée de textes courts, accorde également une place importante à la réflexion historique et l’auteur confesse à la fin de sa vie un goût ancien pour l’histoire dont, symptomatiquement, « il ne saurait rien dire  [10] », mais qui lui a donné jusqu’à son pseudonyme  [11]. Certaines de ces notes reviennent explicitement sur la présence de l’Histoire, avec une majuscule, au sein de ses romans, comme le montre ce passage célèbre d’En lisant en écrivant [12] :

2

Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil, l’« esprit-de-l’Histoire », au sens où on parle d’esprit-de-vin, et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination. Il y a dans l’Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d’excipient inerte, a la vertu de griser. Il n’est pas question, bien sûr, de l’isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale, et, tout comme on concentre certains minerais, il n’est pas interdit à la fiction de parvenir à l’augmenter.
Quand l’Histoire bande ses ressorts, comme elle le fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante, dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe. L’anglais dit qu’elle est alors on the move. C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté le livre. J’aurais voulu qu’il eût la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’il est par une longue torpeur imperçue.

3 Publiée en 1980, cette note qui est au cœur du rapport entretenu par Gracq avec la matière historique transforme l’œuvre rétrospectivement, de sorte qu’il est devenu impossible de lire Le Rivage des Syrtes, et plus largement de poser la question de l’Histoire chez Gracq, sans la prendre en compte  [13]. Son existence pose le problème de la cohérence de l’œuvre dans le temps : caractéristique des difficultés théoriques inhérentes à la méthode des lieux parallèles, elle indique a posteriori le mode d’emploi d’un roman et menace de la sorte d’entraîner le lecteur dans l’illusion bi(bli)ographique. D’autre part, elle met en scène la singularité d’une œuvre littéraire divisée entre fiction et critique en y opérant un court-circuit, l’une commentant l’autre  [14]. Elle paraît donc, aux yeux de l’historien qui voudrait, en marge de tout ce qui a été écrit sur Gracq  [15], proposer un itinéraire modeste et vagabond parmi ses livres pour tenter d’y débusquer l’esprit-de-l’Histoire, comme une aubaine et un piège. Une aubaine, car elle semble désigner les notes comme le lieu d’une réflexion théorique sur l’Histoire et proposer en même temps une lecture symbolique ou narrativiste des romans, à commencer par Le Rivage des Syrtes, en termes de philosophie de l’Histoire [16]. Un piège, car ces perspectives, qui ont déjà été exploitées, ne semblent pas donner toute son ampleur à l’entreprise de Gracq face à l’Histoire : de même que l’a fait Vincent Descombes avec Marcel Proust  [17], on peut se demander si les propos critiques de l’écrivain sur l’Histoire ne voilent pas une pratique plus radicale de son écriture de l’historicité. Il ne faut donc pas confondre le refus du réalisme sociologique et l’ambition de produire une œuvre s’interrogeant sur la nature du temps historique : loin d’être l’écrivain néoclassique auquel il est parfois identifié, Gracq fait de ses romans, selon ses propres métaphores, un laboratoire dans lequel s’élabore un savoir proprement littéraire sur l’événement historique qui n’est pas sans résonances historiographiques et épistémologiques. En considérant aussi bien l’unité de l’œuvre que les déplacements qui s’y déroulent, dans le temps et dans les formes de l’écriture, en se souvenant qu’aux côtés de l’ermite retiré à Saint-Florent-le-Vieil à la fin du XXe siècle se tient toujours le jeune écrivain débutant, militant au Parti communiste et fasciné par le surréalisme de la fin des années 1930, il semble possible de faire des propos sur l’esprit-de-l’Histoire un fil conducteur : ils offrent un chemin faussement rectiligne vers la révélation d’une pratique littéraire de l’Histoire qui intéresse celui ou celle dont l’histoire, avec une minuscule, est le métier.

Le « sortilège de l’Histoire »

4 Au printemps 1976, Gracq visite Rome à la lumière de sa bibliothèque  [18], dans laquelle il souligne la place de Ferdinand Lot, « auteur, il y a un demi-siècle, d’une Fin du monde antique qui a compté dans mes lectures  [19] ». Le livre n’est pas choisi au hasard : publié en 1927, il s’agit moins d’un travail d’érudition dont le chartiste avait été prodigue auparavant que d’une fresque destinée à un large public d’amateurs d’histoire, dans laquelle il tentait de brosser le portrait de la transition entre Antiquité et Moyen Âge. Seul historien universitaire à être cité dans ses écrits, F. Lot est isolé de l’école méthodique médiévale par Gracq qui range manifestement son ouvrage sur la même étagère que celui d’Oswald Spengler. Ce n’est pas la langue de l’historien qui a la vertu de griser et la magie n’est pas celle de la résurrection des morts de Jules Michelet ; Gracq se méfie au contraire des ambitions littéraires de l’histoire savante  [20] :

5

Je n’aime pas beaucoup les romans historiques, pour les mêmes raisons sans doute qui font que je n’ai pas tellement de goût pour les historiens stylistes. Le recul, constitutif de l’histoire, donne lieu aux mêmes phénomènes d’élision du trivial et du quotidien que la fiction. Mais il le fait par des moyens différents, et ces moyens différents, il est en général peu avantageux de les combiner, de les superposer.

6 La prise de distance produit un effacement de ce qui est secondaire pour ne plus laisser apparaître que l’essentiel, par un phénomène de « concentration », pour reprendre le vocabulaire de la note sur l’esprit-de-l’Histoire. La méthode de l’historien et le travail de l’écrivain sont assurément différents : le second débarrasse artificiellement sa narration des éléments qu’il sait non essentiels, là où le premier sélectionne dans un ensemble documentaire des éléments saillants qu’il construit comme des faits. Mais dans un cas comme dans l’autre, la présence du réel se fait sur le mode de la stylisation qui, selon Gracq, peut produire des effets du même ordre, de sorte qu’il est superflu et inutile de confondre les moyens de l’un et de l’autre. Ainsi, Gracq lit les historiens en poète, non pour leur écriture, mais pour leur capacité à faire apparaître des perspectives, des lignes de fuite, des « pentes  [21] » :

7

Dans Tacite, c’est l’écrivain qui m’intéresse, mais l’histoire pour moi n’est pas un genre littéraire. Je n’aime pas beaucoup Michelet. J’ai une dette envers Spengler, qui triche plus d’une fois avec les faits, mais dont la mise en écho généralisé de l’histoire m’a beaucoup séduit. Ce ne sont pas les historiens, c’est l’histoire dont la pente est pour moi par moments presque celle de la poésie : la décadence romaine, par exemple, et le début des grandes invasions.

8 L’écrivain doit réinventer le charme naturel de l’Histoire qui n’est jamais aussi fort que lorsque l’histoire suit une pente – le passage de Rome aux invasions est une nouvelle réminiscence de F. Lot, à l’ombre d’O. Spengler. O. Spengler (1880- 1936) est en effet, et de très loin, l’historien, si l’on peut dire – du moins Gracq le considère-t-il comme tel, le plus souvent cité dans son œuvre. Philosophe prussien devenu après la Première Guerre mondiale l’une des figures de la révolution conservatrice, il se confond pour Gracq avec son livre le plus célèbre, Le déclin de l’Occident (Der Untergang des Abendlandes), conçu en grande partie avant la guerre et publié en deux parties en 1918 et 1922. Très critiqué dès sa parution, par exemple par Robert Musil, ce livre propose une vaste fresque de l’histoire de l’Occident marquée par le romantisme et les philosophies pessimistes de l’histoire du XIXe siècle. Il assimile la civilisation occidentale à un organisme vivant désormais arrivé, au XXe siècle, à l’orée de la dégénérescence. La référence spenglerienne s’insère dans une sensibilité à la philosophie de l’Histoire  [22], ainsi que dans une perception poétique du déclin des civilisations et des époques de transition, mais sa répétition mérite l’attention, d’autant qu’elle porte l’auteur aux frontières d’une conception « anti-moderne », sans qu’on puisse pour autant l’y ranger facilement  [23]. Gracq semble avoir découvert O. Spengler à la fin des années 1940, peut-être à l’occasion de la parution de la nouvelle traduction chez Gallimard en 1948, et s’y réfère occasionnellement dans les années 1960  [24], avant d’y revenir plus souvent dans la dernière partie de sa vie  [25]. Parfois, la prise de distance est manifeste, comme si Gracq voulait témoigner qu’il n’ignorait pas les limites scientifiques et la mauvaise réputation politique d’un livre aussi important dans son imaginaire  [26]. L’évocation de sa « dette envers Spengler, qui triche plus d’une fois avec les faits [27] » montre la difficulté qu’il a à se situer vis-à-vis de ce livre, « qui n’est pas parole d’Évangile en ce qui concerne la science mais qui est extrêmement excitant  [28] ». Malgré les réserves scientifiques, Gracq a pris au sérieux, du point de vue intellectuel, les propositions du livre, sans quoi il ne s’en servirait pas aussi souvent pour en extraire des concepts  [29], mais son attirance est d’un autre ordre  [30] :

9

Écrivains et penseurs – Spengler en reste pour moi le type – dont on a parfois le sentiment que les ont lus exclusivement ceux qui les ont pillés, et que leur vertu se fait surtout connaître dans le surcroît de vigueur de tout ce qui a fait d’eux sa pâture. Il existe des espèces végétales dont les noyaux ne germent que dans les déjections des frugivores qui s’en sont nourris.

10 L’aveu place le rapport avec O. Spengler sur le plan de la création littéraire, dans une perspective qui tient à la fois du vitalisme et de la métamorphose. Gracq aime sa capacité à donner une « pente » à l’Histoire, dont le mouvement et l’accélération sont peut-être cet « élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d’excipient inerte, a la vertu de griser  [31] », et qui se trouve plus fortement concentré dans les moments de transition rapide, de déflagration, que sont les guerres ou les révolutions.

L’expérience historique

11 Le goût pour l’Histoire de l’écrivain rejoint alors les connaissances historiques du professeur et l’expérience de l’homme qui a connu les deux conflits mondiaux : ce n’est pas un hasard si, aux confins de la mémoire, de la rêverie et de la dissertation, Gracq aime tant parler d’histoire  [32]. Elle fournit par exemple un sujet très régulier de ses conversations avec Jean de Malestroit – ce dernier d’ailleurs parle parfois de « cours » – qui le montrent discutant Paul Veyne sur la conversion de Constantin au christianisme  [33] et se lançant dans des considérations sur les révolutions française et anglaise  [34], ou sur Napoléon et l’histoire de la Russie  [35]. Sa prédilection pour les moments qu’il considère comme des tournants fait écho aux notes de son œuvre  [36]. Il revient dans Lettrines sur la Révolution  [37], et dans les Carnets du grand chemin, on retrouve Napoléon et l’héritage napoléonien dans le XIXe siècle français  [38], ainsi que la campagne de Russie, relue à travers Léon Tolstoï  [39]. L’intérêt pour certains grands événements historiques s’illustre dans sa dimension autobiographique  [40] : si les notes de Gracq ne sont pas des fragments de Mémoires, elles livrent de nombreuses réflexions sur des moments où son histoire personnelle s’est mêlée à l’Histoire  [41]. Son premier souvenir est celui de la mobilisation générale et son enfance est toujours placée sous le signe de la guerre, sans qu’elle soit pour autant perçue par le jeune Louis Poirier comme la tragédie nationale qu’elle a été  [42]. Son imagination donne une teinte franchement poétique à cette guerre qui ne cessa de se mêler durant la suite de sa vie à l’onirisme. Évoquant dans les Carnets du grand chemin un rêve qu’il venait de faire, mettant en scène un croiseur, il le relie aux souvenirs d’enfance de la bataille du Jutland dont il suivait le déroulement dans les journaux, signalant la parenté précoce entre la guerre et la lecture  [43] :

12

Deux choses me frappent particulièrement, quand j’essaie de me remémorer cette époque : la présence, dès mes premiers souvenirs, de la lecture, et la présence en arrière-plan, presque de bout en bout, de la guerre. L’une liée à l’autre, car je n’avais guère connaissance de la guerre que par la lecture, particulièrement, chaque semaine, celle de l’Illustration à laquelle mes parents étaient abonnés. La guerre ne me déplaisait pas : elle tendait, au-delà de l’horizon monotone du bourg, une espèce de diorama fantastique, à demi irréel, où les événements, les images se bousculaient, excitaient violemment l’imagination. Moins la guerre de tranchées, qui m’ennuyait plutôt, que la guerre navale : je me rappelle avoir lu le récit tout frais de la bataille du Jutland, à cinq ans, en 1916, comme on pouvait dans l’antiquité lire Homère.

13 Ce n’est pas sans étonnement qu’on lit ce passage qui suit l’aveu d’« une enfance sans histoire  [44] ». Du moins elle ne fut pas sans histoires, ni sans Histoire, au contraire : dès cette époque, du moins dans son souvenir transformé par les années, les événements excitent l’imagination, et Gracq attribue à la guerre le même effet qu’à la lecture d’O. Spengler, cette « guerre qui représentait un spasme excitant, mais tout de même un peu inquiétant  [45] ». Si ses notes témoignent d’un intérêt pour d’autres formes de déflagration historique comme les révolutions ou mai 1968  [46], la guerre reste l’un de ses thèmes de prédilection, de très loin le principal pour ce qui concerne ses souvenirs personnels. La guerre de 1914-1918 fournit la toile de fond de l’enfance, mais c’est surtout la Seconde Guerre mondiale qui est au cœur de son écriture autobiographique, en particulier la période de septembre 1939 à la fin de l’année 1940. Elle est certes précédée de nombreuses observations sur les années 1930, comme en témoigne sa description du Parti communiste sud-finistérien du temps de son militantisme [47], brutalement abandonné à l’annonce du pacte germano-soviétique  [48]. Elle est prolongée à l’occasion par des bribes de souvenirs de l’Occupation, surtout liées à son séjour dans la ville de Caen désertée  [49]. Mais les mois vécus sous les drapeaux constituent le plus vif de sa remémoration, même s’il tient à ce sujet un discours ambivalent. Il a beau affirmer qu’après l’écriture du Balcon en forêt, dont c’est la trame explicite, ses souvenirs de la drôle de guerre l’ont abandonné  [50], il y revient néanmoins souvent, même après l’achèvement de son roman, de sorte que son affirmation des Lettrines à propos de la guerre et de l’écrivain semble paradoxale  [51] :

14

« Quand on a vu la retraite de Russie, comme Stendhal, ou quand on a fait Dunkerque... » (et c’était dit, mon Dieu, par Aragon, pour en confondre la littérature d’imagination, avec une assez écrasante hauteur). Eh bien ! j’ai « fait » (vu plutôt – « faire » serait beaucoup dire) Dunkerque, qui ressemblait d’assez près au laisser-courre d’une maison de fous. Comme homme, cela me touchait par un prodigieux intérêt (quand j’avais le temps), comme écrivain, par une profonde insignifiance. Il n’y avait rien pour moi là-dedans.

15 Le livre fourmille pourtant de scènes empruntées à la saison 1939-1940, dont certaines relatent directement l’expérience de Dunkerque et sont parmi ses notes les plus longues  [52]. D’autres, consacrées à la drôle de guerre et au cantonnement ainsi qu’aux jours de l’offensive allemande  [53], sont reprises en écho un quart de siècle plus tard dans les Carnets du grand chemin [54], ce qui montre que le souvenir de la guerre n’avait pas fini de cheminer et de donner matière à écrire à l’auteur. La littérature est relue à travers la guerre et cette dernière est vue par les yeux d’un lecteur [55]. Les réminiscences précises sont même parfois pointées du doigt par l’auteur, si on accepte de le suivre dans sa description rétrospective. La ligne des patrouilles du Rivage des Syrtes trouverait son origine dans la ligne de démarcation interdisant l’accès aux côtes normandes durant son séjour à Caen entre 1942 et 1944, et la fameuse interpellation « qui vive ? », lancée à Orsenna dans la page finale du même roman, pourrait venir directement de la « nuit des ivrognes », épisode du repli vers Dunkerque raconté dans Lettrines qui s’achève au petit matin par la même exclamation  [56].

16 Il y a « quelque chose plutôt que rien » dans cette expérience directe de l’Histoire, même si Gracq se refuse à la théoriser. L’excitation de l’événement est ressentie mais n’enrichit pas la conscience réflexive, ce qui traduit le rapport de Gracq avec l’histoire, majuscule ou minuscule. Éloigné de la spéculation, il ne porte guère d’attention à l’historiographie, malgré son métier de professeur. Ses collègues historiens n’ont pas de place dans son œuvre, ne serait-ce la citation incidente de F. Lot, et figurent à peine dans sa conversation. C’est J. de Malestroit qui lui parle de P. Veyne ou qui oriente la discussion vers Fernand Braudel, s’attirant une réponse où l’on remarque la ligne de partage entre le goût personnel pour l’histoire événementielle et la pratique professionnelle d’un professeur connaissant les travaux des historiens de son temps :

17

Je demande à mon hôte un mot sur Braudel. Sa conception essentielle, me dit-il, fut celle de l’histoire à très long terme, très mêlée de géographie et de sociologie, à l’opposé de l’histoire-événement. Riche idée, dont le défaut est toutefois de sécréter facilement l’ennui et de décourager les jeunes d’aimer l’histoire [57].

18 Le seul moment plus réflexif de Gracq est la section d’En lisant en écrivant qui porte le titre de « Littérature et histoire » et dans laquelle se trouve la note sur l’esprit-de-l’Histoire. Gracq a rapproché là une série de dix petits textes qui forment un ensemble assez disparate. Certains utilisent un point de départ littéraire pour une réflexion générale sur la civilisation, comme celui consacré à Georges Bataille qui ouvre sur l’héritage en creux du christianisme dans notre société  [58] ou celui qui fait de la Divine Comédie le reflet de la conception médiévale du temps, rapproché de celle des hindous  [59]. D’autres concernent plutôt l’histoire littéraire, à propos de l’engagement communiste d’une génération  [60], de l’écriture historique de Tolstoï et de Tacite  [61], ou encore de l’usage de figures empruntées à l’histoire de la littérature  [62]. Enfin, trois notes se dégagent de l’ensemble en posant, de manière chaque fois différente, la question de l’histoire et de la littérature au point d’articulation de l’expérience historique propre de Gracq. La première touche à l’épistémologie en suivant, pour s’y opposer, le fil de la pensée de Paul Valéry qui accusait l’Histoire d’être trompeuse  [63] :

19

Si l’Histoire était aussi fausse, aussi irréelle, aussi vicieusement déformante qu’un Valéry, qui la charge de tous les péchés, veut bien le dire, il me semble qu’une expérience familière en avertirait chacun de nous. Car, s’il atteint à une longévité moyenne – et surtout à notre époque, où les époques se succèdent et se remplacent si vite – chaque homme a le temps de voir les trois quarts au moins de ce qu’il a vécu se sédimenter en histoire, nourrir déjà toute une bibliothèque à laquelle bien souvent il demandera de venir pimenter les années de sa vieillesse. Il ne semble pas que, superposant directement à ce qu’il lit le souvenir de ce qu’il a pu voir, le scandale soit pour lui si grand. L’expérience donne plutôt à penser que, très généralement, il « s’y retrouve » et s’y retrouve parfaitement.

20 Ce jugement personnel lui sert à énoncer une position réaliste qui rejoint celle des défenseurs de la référentialité positive en histoire, mais sur une base différente, celle du sens commun collectif face à l’historicité :

21

Le plus solide garant de l’Histoire, ce n’est pas l’appareil orgueilleux de ses documents, de ses fiches et de ses témoignages, c’est le fondu-enchaîné qui soude consciemment à elle chaque biographie pour la majeure partie de sa durée. Sur l’époque où j’ai eu mes vingt, mes quarante ans, je pourrais sans doute ajouter des nuances, quelques jugements personnels, le rehaut d’un détail significatif ; mais ce que je lis sur elle, c’est bien, je n’en puis douter, grosso modo ce qui était. Dans la coulée sans fissure des générations antérieures à la mienne qui se soudent à elle, et où le mort a saisi le vif à chaque instant sans solution de continuité, où donc trouver en amont la rupture – analogue au passage de la veille au rêve – qui d’un coup de baguette transformerait en fantasme pur ce qui m’a tendu toute ma vie un miroir en somme si peu déformant ?

22 Derrière le travail d’écriture se dissimule un véritable choix théorique, celui de privilégier une approche qu’on pourrait dire, en traduisant Gracq dans le vocabulaire des sciences sociales, pragmatiste, en ce qu’elle fait de la pratique concrète des acteurs historiques un critère de validation d’une discipline qui est pensée en continuité avec l’expérience historique : il n’y a pas de « coupure épistémologique » chez Gracq et c’est même cette absence qui, liant directement le vécu historique et l’écriture de l’Histoire, permet de considérer qu’il y a une exigence de vérité possible dans le discours de l’historien. Cette continuité est justement mise en scène par Gracq dans une note qui clôt la section et commence par la lecture des deux tomes du Hitler de Joachim Fest  [64]. Le livre « ressuscite tout à coup si brutalement l’ancien cauchemar » que Gracq renonce à ses activités de la soirée et reste enfermé, songeant à l’année de ses vingt ans, 1930  [65] :

23

C’est cette année-là que le nazisme explosa et projeta d’un coup cent dix députés au Reichstag ; la signification du fait – c’est bien rare – fut comprise et évaluée sur-le-champ, et son aura immédiatement perceptible à presque tout le monde. La montée de l’orage dura neuf ans, un orage si intolérablement lent à crever, tellement pesant, tellement livide à la fois et tellement sombre, que les cervelles s’hébétaient animalement et qu’on pressentait qu’une telle nuée d’apocalypse ne pouvait plus se résoudre en grêle, mais seulement en pluie de sang et en pluie de crapauds.

24 La métaphore de l’orage et la focalisation de Gracq sur la montée de la guerre, qui semble avoir été pour lui une expérience historique fondatrice, rendent cette note emblématique de son œuvre : partie d’une réflexion de lecteur d’histoire, après la confrontation à sa propre expérience historique, elle s’achève en une méditation sur l’empreinte de l’Histoire sur son travail littéraire  [66] :

25

Puisqu’on parle (avec raison) d’influences qui s’exercent sur les écrivains – on a écrit là-dessus sur moi comme sur les autres – je propose celle-là [celle de la montée de la guerre] ; il arrive qu’en cette matière la seule chose qu’on ne voie pas est celle qui crève les yeux. Il y a dans l’Histoire un poète puissant et multiforme, et la plupart du temps un poète noir, qui à chaque époque prend pour l’écrivain un visage neuf, mais qu’aucune majuscule ne désigne, afin d’alerter le critique en mal de sources : il faut savoir le détecter parmi, et au-dessus de tant de souvenirs de lecture actifs, qui n’ont parfois eu pour lui qu’une saison.

26 Cette clé de lecture de son œuvre, liant une fois encore les lectures et l’Histoire parmi les « influences », explique à quel point la théorie lui importe peu – ce qui explique pourquoi il est inutile de se désoler de la pauvreté des propos historiques dans ses notes et ses entretiens. « La chose qui crève les yeux », c’est que l’écriture de Gracq est tout entière placée sous le signe de l’Histoire et que c’est en elle qu’il faut chercher sa pensée, ainsi que le montre une relecture de la note sur l’esprit-de-l’Histoire  [67]. Les métaphores de la seconde partie, la marée, l’orage, le bateau qui glisse à la mer, sont celles qui parsèment son œuvre fictionnelle. L’écriture, la vie, les livres se confondent : de l’évocation d’un épisode historique apparemment minuscule, mais gros de toute une guerre, naît une réflexion générale sur le « paysage-histoire » qui s’achève en songe sur les « sujets » de livres possibles  [68] :

27

Ici, à Mouzaive, le 11 mai 1940, dans la demi-obscurité de la nuit approchante, les premiers soldats allemands sortirent du couvert des arbres, surprirent un gué, et passèrent la Semois : incident de guerre infime, et pourtant chargé de destin, puisqu’il séparait les avant-gardes des armées Huntziger et Corap, qui ne devaient plus se ressouder jamais. Fissure insidieuse, menace couverte, à l’image de cette rivière au silence si peu sûr, et qui prépare et présage, deux jours à l’avance, le tonnerre de Sedan.
Le Sombre Mai ! Encore 1940 ! Il est vrai, jamais je ne traverse ces terres méhaignées, ce Pays gât, ces forêts si splendidement vertes, qui en l’an quarante ont couvert et camouflé jusqu’à la dernière minute, comme autrefois la forêt de Dunsinane, l’armée d’invasion, elle-même tout enguirlandée de branches, sans que le souvenir de la guerre revienne les repeupler d’une vie fantôme. J’ai parlé autrefois de l’existence de paysages-histoire, qui ne s’achèvent réellement pour l’œil, ne s’individualisent, et parfois même ne deviennent distincts, qu’en fonction d’un épisode historique, marquant ou tragique, qui les a singularisés, les faisant sortir une fois pour toutes de l’indistinction, en même temps qu’il les a consacrés. L’Ardenne est pour moi un de ces paysages-histoire : elle ne parlerait pas, quand je la revois et que je la traverse, aussi fort qu’elle le fait à mon imagination, si, à la seule image de la forêt d’Hercynie sans chemins et sans limites que nous ayons conservée chez nous, elle ne superposait celle de la forêt de Teutoburg, inquiétante à force de silence, par trois fois grosse des légions d’Arminius.
C’est pour moi au voisinage de tels carrefours de la poésie, de la géographie et de l’histoire, que gîtent pour une bonne partie les sujets qui méritent ce nom. De tels sujets ne s’éveillent sous les doigts qu’à la manière des grandes orgues : grâce à la superposition des claviers.

28 Comme le suggère ce passage, mieux vaut se tourner vers ce qui est implicitement à l’œuvre dans l’ensemble de son écriture, à commencer par ses romans : l’écriture de Gracq, sa « pensée littérature », selon l’expression de Dominique Perrin, est plus riche de sens pour l’historien que ses jugements historiques.

Les figures de la temporalité

29 Gracq a cherché à saisir « la remise en route de l’Histoire » par le moyen d’une fiction hérissée de métaphores et de comparaisons  [69]. Les trois plus courantes, l’orage, la marée et le glissement du bateau, ont en commun l’inéluctable progressivité qu’elles impriment au récit désormais guidé, même très lentement, vers un horizon qu’il est impossible de ne pas atteindre  [70]. La marée, qui représente le mouvement des années 1930 dans la note sur l’esprit-de-l’Histoire, désigne l’état psychologique de la ville de Maremma dans Le Rivage des Syrtes [71], ou, dans un temps bien plus resserré, les allées et venues de la guerre au premier jour du conflit dans Un balcon en forêt jusqu’au soir venu  [72], avant de revenir exprimer la temporalité de l’histoire urbaine, faite de flux et de reflux, à propos de Rome dans Autour des sept collines [73]. L’écrivain crée une équivalence entre un élément de la réalité naturelle et un phénomène social et historique, l’un prêtant ses qualités à l’autre et réciproquement. La notion de paysage-histoire, qui confond les deux, n’est que le point le plus extrême d’un mode de penser et d’écrire qui est illustré, pour la mer, par une note des Carnets du grand chemin [74] :

30

Quand j’arrive à Sion et que je sors sur mon balcon, encore ignorant des heures de marée, le premier coup d’œil sur la mer, et l’oreille aussi, me renseignent. Il y a dans la mer qui monte – calme ou houleuse, peu importe – toujours une animation, un affairement de branle-bas, un remue-ménage de camp qui se rassemble, quelque chose aussi de l’agressivité d’une foule qui grossit, et puise son mordant et sa confiance dans l’afflux pressenti à l’arrière-plan de ses réserves profondes ; tout exprime une résolution enjouée, une humeur belliqueuse et allègre : on y va ! et on est en force : cette fois-ci, c’est sûr, on va prendre la Bastille.
La mer qui se retire est comme absente, dégrisée et distraite, l’esprit ailleurs. Bien plus que sa puissance et ses fureurs, ce sont ces sautes d’humeur mystérieusement motivées, immédiatement ressenties, qui rendent parlante à tous l’assimilation de la foule à la mer.

31 Ce texte, que la localisation à Sion met en correspondance directe avec celui sur l’esprit-de-l’Histoire, fait de la mer qui monte un élément repérable sans le secours d’aucune connaissance préalable : elle est la marque même de ce qui vient, « comme » une foule animée par l’Histoire, ce que traduit le paragraphe qui aboutit à l’événement par excellence, la prise de la Bastille – puis le flux s’inverse et la foule s’identifie aux mouvements de la mer, puisque Gracq a subrepticement glissé vers « l’assimilation de la foule à la mer ».

32 L’image de l’orage possède la même dimension à la fois sonore et visuelle et abandonne en fluidité ce qu’elle gagne en violence : elle est une autre modalité de l’événement, même si elle s’applique parfois aux mêmes épisodes narratifs ou historiques, comme les années 1930 dans En lisant en écrivant. Gracq raconte que l’avenir guerrier de l’Europe a été évident pour lui dès la victoire électorale nazie de 1930 : s’il dit vrai, Argol, dans lequel l’orage est une métaphore omniprésente, pourrait être une première variation romanesque sur l’imminence du désastre, offrant ainsi une transposition narrative à l’angoisse historique du temps, non pas un « reflet » d’une « mentalité de l’époque » mais plutôt une réflexion, empruntant les moyens de la littérature, sur l’attente sans cesse prolongée et le déchaînement de la violence. Le premier chapitre s’achève par un orage qui « glisse dans l’âme d’Albert de sombres pressentiments  [75] » : c’est encore le phénomène météorologique qui, dans une réminiscence romantique, pousse l’âme à une méditation tournée vers l’avenir. Un peu plus loin dans le récit, l’orage devient métaphorique et musical sous les doigts d’Herminien jouant de l’orgue  [76], reprise explicite de l’orage du premier chapitre et expression de la tension entre les deux personnages masculins du roman. Encore quelques pages et la même figure permet cette fois le contact direct de la nature et de l’âme, mettant l’accent sur la torture infligée par l’attente de ce qui doit arriver et insistant sur la dialectique de l’attente infinie et du déchaînement  [77] :

33

Et la menace même de l’orage, partout présente dans l’inquiétante immobilité de l’air, dans la couleur fuligineuse du ciel, et dans l’angoisse qui baignait le corps entier et poussait l’âme aux frontières mêmes de la folie, était plus cruelle encore que son prochain déchaînement.

34 Enfin, les dernières pages, avec le suicide de Heide et son enterrement par les deux hommes, se déroulent naturellement sous « la jaune illumination de l’orage à son paroxysme  [78] ». La mort de Heide en reprend le lexique, élaboré au fil de l’œuvre : longuement médité et rapidement exécuté, son suicide conjugue « la lente venue de la mort désirée » et « l’angoisse d’une hâte terrible », tandis que jaillit « des yeux d’Albert, de sa gorge, la pluie des larmes » avant qu’il s’évanouisse « dans un cri prolongé et sauvage », puis qu’au matin, « le soleil caché dans d’épaisses brumes », son cercueil soit porté en terre sous « les dernières passées de l’ouragan »  [79].

35 Que Gracq ait écrit sous l’emprise de l’angoisse de l’époque ou qu’il ait choisi pour d’autres raisons une thématique permettant l’expression de la montée et du déferlement des passions, il s’est forgé un outil adapté à la saisie de ce qu’il appelle « la remise en route de l’Histoire ». En effet, s’il n’y a rien d’original dans la métaphore des « orages de l’histoire », sa récurrence et sa complexité en font le prix : loin de mettre l’accent sur le tumulte et le fracas, ce qui est le cas de ses emplois triviaux, il insiste au contraire, après Argol, sur la venue de l’orage. Il met d’ailleurs à distance, dès Un beau ténébreux, l’usage trop facile de l’image, tout en en défendant finalement sa pertinence qui joue sur la combinaison de la vitesse et de l’immobilité  [80] :

36

Ne parle-t-on pas, dans les romans à l’usage des cuisinières, des cyclones, des orages, des tornades de la passion ? Façon de parler pleine de sens. La tornade, c’est ce qui transforme un fétu de paille, ou si l’on veut un roseau pensant, en projectile. Et, au centre de la trombe, la succion universelle de cette pointe, où une immobilité médusante naît de l’excès même de la vitesse.

37 Dès Le Rivage des Syrtes, où l’image du projectile est utilisée pour caractériser Aldo et son irruption dans l’histoire d’Orsenna, l’orage reparaît, devenu quasiment un concept permettant de saisir l’état historique d’une société  [81] :

38

Regarde bien autour de toi, puisque tu es pour quelques jours dans la ville. Rien n’a changé, et pourtant on dirait que l’éclairage n’est plus le même. Il y a une lumière jamais vue qui se pose à certains sommets, comme à la pointe des paratonnerres quand l’orage approche : on dirait que la terre entière concentre tout ce qu’il y a de plus volatil dans ses énergies pour que l’éclair puisse jaillir. Les hommes et les choses sont restés les mêmes, et pourtant tout est changé. Regarde bien.

39 Le vocabulaire, jusqu’à l’adjectif « volatil », est le même que trente ans plus tard, dans En lisant en écrivant : par une mise en abyme hardie, Gracq jette un pont entre fiction et critique, entre l’approche de l’orage qui est évoquée par Orlando dans le Rivage et la volonté qu’il a eue de donner à ce livre « la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’il est par une longue torpeur imperçue  [82] », l’un et l’autre superposés quelques lignes plus loin à son souvenir historique des années 1930 où « la montée de l’orage dura neuf ans, un orage si intolérablement lent à crever ». La force de l’image réside en ce déplacement opéré après Argol, qui porte l’attention moins sur le déchaînement atmosphérique que sur tous les phénomènes qui l’entourent. L’événement ne prend son sens, dans le travail de la métaphore, que par la longue période pendant laquelle il se fait pressentir, de sorte que lorsqu’arrive le changement, tout a déjà changé. Au déplacement de l’attention vers l’amont correspond la sortie de scène de l’événement, encore raconté dans Argol (le viol, le suicide, le meurtre final), pour ne plus être que résiduel dans les livres suivants (le suicide annoncé dans Un beau ténébreux, la bataille à venir dans Le Rivage des Syrtes, la défaite de mai 1940 dans le Balcon en forêt).

40 Ce jeu est complété par une dernière image familière, celle du bateau qui largue les amarres  [83]. Évoquée dans la note sur l’esprit-de-l’Histoire sous la forme du « premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer », l’image revêt souvent les traits de l’expression « lâchez tout » qu’aime citer Gracq [84], qui fait d’une expérience sensible, devenue image littéraire, une manière de penser l’Histoire. L’image est parfois pure expression poétique, du poème « L’appareillage ambigu » de Liberté grande : « À minuit, par un clair de lune coupant comme un rasoir, je détachais l’amarre de la galère funèbre – et voguais  [85] » au glissement de la barque qui suit le cours de l’Èvre pour remonter la mémoire de l’écrivain dans les Eaux étroites [86]. Parfois, elle a pour fonction d’exprimer la fascination de l’auteur pour la mise en mouvement, au sens propre  [87] :

41

J’ai assisté avant la guerre au lancement du paquebot « Ile-de-France ». Quand on enlève les derniers vérins, la coque commence à glisser avec une extraordinaire lenteur, au point qu’on se demande un assez long moment si vraiment elle bouge ou elle ne bouge pas. Alors, avant même qu’on s’en soit rendu compte, on voit de grandes fumées qui s’élèvent ; ce sont les tonnes de suif dont on a enduit les glissières qui se volatilisent. C’est un spectacle très impressionnant. Cela me faisait un peu comprendre, de façon parlante, ce qui m’émeut surtout dans le sentiment du départ. On sentait, on voyait tout d’un coup qu’il y avait, derrière cet ébranlement presque millimétrique, une extraordinaire pression.

42 Mais il y a une parfaite circulation de l’image dans les registres de l’écriture, le même passage pouvant de manière presque interchangeable désigner une scène vue, comme ce lancement d’un paquebot, un phénomène historique (« le tressaillement de la coque » des années 1930) ou une conception du roman (l’impression de « lâchez tout » qu’il aime dans la littérature et qui lui manque chez Proust  [88]). Le départ du navire sert à décrire la société d’Orsenna au moment où elle va reprendre le fil un temps suspendu de son histoire, c’est-à-dire retrouver la guerre (« dans cette société qui se réaménageait, ses amarres coupées, comme sur un paquebot qui lève l’ancre [89] »), mais aussi le sentiment qui habite le lieutenant Grange après plusieurs mois passés dans la maison-forte de Falizes, au jour de l’assaut allemand, « ce besoin de faire sauter une à une les amarres, ce sentiment de délestage et de légèreté profonde qui lui faisait bondir le cœur et qui était celui du lâchez tout [90] ». D’autres images servent parfois à saisir ce passage d’un état à un autre : l’envol de la montgolfière  [91], le départ du train ou la prise des glaces sur un étang  [92], proche de la figure stendhalienne de la cristallisation qui retient également l’attention de Gracq. L’auteur se déplace au sein d’un même jeu de langage en variant les modes d’expression de la mise en mouvement : il s’agit apparemment de décrire le visage du changement en peignant l’événement sur le vif. Il est « le fait significatif qui arrive  [93] » et qu’on attend, mais il est aussi, comme au XVIe siècle, le terme de la langue théâtrale désignant le dénouement de la pièce  [94]. En effet, si le théâtre n’occupe qu’une place marginale dans l’œuvre de Gracq, il prend son sens dans la perspective de cette écriture de l’événement. Son intérêt pour Bajazet, la seule pièce historique de Racine, dont il donne un commentaire dans Préférences, vient de ce que, plus qu’une autre, elle met à nu le caractère à la fois arbitraire et inéluctable de la tragédie [95]. Par la figure de la mise à mort, elle fait de l’issue tragique l’objet même de la pièce : dès les premiers vers, la mort est maîtresse de la scène et tout le propos de Racine est de savoir comment remplir cinq actes de l’attente de cette mort : l’« événement » au sens théâtral est à la fois présent dès le début et sans cesse repoussé à la fin de l’œuvre, ce qui n’est pas sans rapport avec la construction narrative des romans de Gracq.

43 Cette figure de l’événement inéluctable et impossible à la fois occupe aussi la scène de son unique pièce de théâtre, Le Roi pêcheur, adaptation libre de Parsifal dans laquelle ce dernier, après l’avoir attendu durant toute la pièce, renonce finalement au Graal. L’avant-propos évoque « la hantise quasi hypnotique de la découverte imminente » et le rideau s’ouvre sur l’image wagnérienne des veilleurs reprise en exergue du Balcon en forêt, offrant un écho caractéristique de la manière de Gracq, qui sature ainsi son œuvre de correspondances internes, exhibées et rendues plus impénétrables par une telle mise en réseau. À la moquerie de l’ermite Trévrizent – « c’est le péché mignon des chevaliers du Graal. Ils se croient toujours près du but. Ils passent leur vie à toucher au but  [96] » – répond le dialogue entre Amfortas et Parsifal, « tu sens comme moi que quelque chose arrive  [97] ». Dès lors que ce dernier a entrevu la réalité, c’est-à-dire que l’accomplissement de la quête est la fin de sa vie, il se détourne de ce fardeau et relance l’attente : l’événement n’a pas eu lieu, mais il n’est que remis à plus tard ; comme le dit Amfortas pour conclure : « la folie du Graal n’est pas éteinte... Un autre viendra...  [98] ». Le sens de l’événement est éclatant et il est dévoilé avant même qu’il survienne : il n’a dès lors plus besoin d’arriver pour envahir l’espace littéraire  [99]. Les dernières lignes du Rivage des Syrtes, recourant à la métaphore théâtrale du décor planté, ne disent pas autre chose  [100] :

44

Un écho dur éclairait longuement mon chemin et rebondissait contre les façades, un pas à la fin comblait l’attente de cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté.

45 En 1973, dans Le dimanche de Bouvines, Georges Duby, préoccupé lui aussi d’événement, même s’il portait son regard sur « les remous qui plus ou moins loin se propagent » à sa suite plutôt que sur sa genèse, choisissait d’intituler son premier chapitre « Mise en scène » et finissait son introduction en écrivant : « Cependant, afin que chacun soit en mesure de suivre le spectacle, il est nécessaire d’en présenter d’abord les acteurs, de planter un décor  [101]. » La métaphore du théâtre de l’événement court de la plume de l’écrivain à celle du chercheur, ce qui souligne la proximité qui est parfois celle de leurs moyens narratifs. De telles métaphores ne sont que la partie émergée de l’iceberg littéraire, qui se remarque et qui attire l’attention en définissant une problématique commune, celle de l’événement et de son attente ; mais elles révèlent l’ambition de l’ensemble du récit, habité par la description du changement et de ses signes  [102].

Une poétique du changement

46 L’écriture romanesque de Gracq prend le parti d’exposer explicitement les jeux du repos et du mouvement  [103] ; elle a « le temps pour matière première », selon l’expression d’Éric Faye  [104]. Dès 1938, dans Au Château d’Argol, le roman est à peine commencé que déjà, amplifiés par la mise en italique, qui, fait très rare chez Gracq, concerne toute la phrase, surgissent les mots il y avait quelque chose de changé [105]. Albert et Heide sont les proies d’une « attente muette, obstinée, immobile », et même après avoir échangé un fougueux baiser, « ils ne pourront libérer leurs cœurs de la pesanteur alarmante de l’événement »  [106], ce dernier mot étant à la fois accentué et comme mis à distance dans une sorte de second degré par l’italique. L’interchangeabilité du vocabulaire témoigne que le véritable objet du livre n’est pas la relation amoureuse, pas plus qu’il n’est la guerre d’Orsenna dans le Rivage : c’est le mouvement continu du temps vers l’événement, stylisé selon un principe qui transcende son objet apparent et qui comporte déjà l’annonce de son issue fatale  [107]. Au seuil du roman, dramatique et définitive, se tient sa conclusion, nommément annoncée, le récit ne consistant plus qu’en la répétition de cette annonce et en sa réalisation finale : l’improvisation musicale d’Herminien dans la chapelle est un « avertissement » qui faisait éprouver à Albert que « les jours de la fin étaient maintenant proches », le viol doit unir Heide et Herminien « dans la clarté de foudre de l’incomparable Événement », cette fois avec une majuscule, et, dans le dernier chapitre intitulé « La Mort », « toutes les forces de son esprit [d’Albert] appelaient comme le déluge d’une eau rafraîchissante la catastrophe »  [108].

47 Cette omniprésence parfois un peu envahissante reste, sous une forme plus sobre, un trait distinctif du roman gracquien. Aux premières pages d’Un beau ténébreux, écrit pendant la guerre et publié en 1945, Christel, le principal personnage féminin, affirme à Gérard, le narrateur : « je suis destinée, je crois, à saccager ma vie » – ce que la suite du roman confirme – tandis que l’homme répond sur le même ton : « ce n’est qu’à la condition de maintenir haute la tension de la vie qu’on peut atteindre comme une récompense ces minutes d’exception, ces chances de miracle, ces ‘coups de théâtre’ »  [109], dévoilant d’emblée l’espace dans lequel l’ensemble du récit est destiné à évoluer jusqu’à la fin. Comme dans les autres livres, ce dévoilement précoce est suivi d’un ralentissement extrême dans les pages suivantes, identifié à l’image de « la monotone catastrophe des vagues  [110] », puis le texte se parsème à nouveau de signes ostentatoires, jusqu’à annoncer précocement la fin du livre et le suicide d’Allan  [111]. Il n’y a aucun suspense, le lecteur n’a plus rien à deviner, au contraire : tout est fait pour attirer son regard vers l’événement qui nourrit le récit, comme le narrateur lui-même s’en explique : « me voici observant, guettant, attendant un événement que je me surprends presque à souhaiter  [112] ».

48 Dans une prose qui se nourrit des mêmes images que ses évocations du surréalisme ou de la montée vers la guerre, Gracq continue à faire monter la pression. La multiplication des figures du départ, comme celle de Lohengrin sur sa barque  [113], des réminiscences littéraires, telles que Raskolnikov ou le convive de pierre emportant Don Juan, qui servent de miroir au roman [114], ou de la prescience  [115], est contrebalancée par des moments de langueur durant lesquels « les journées s’écoulaient, de plus en plus vides, de plus en plus inoccupées [116] », le récit étant toujours prompt à faire surgir les images dialectisées du calme et de la tempête, « cette bonace irréelle qui se creuse au centre même d’un cyclone, une accalmie plus imminente que l’orage même [117] », jusqu’au dénouement final – l’événement étant repoussé ici aussi hors du récit, n’ayant finalement jamais existé autrement que dans son attente.

49 Ce principe de construction ressurgit sous une autre forme dans son roman suivant, Le Rivage des Syrtes, publié en 1951. Centré sur le personnage d’Aldo, jeune noble d’Orsenna, le récit s’ouvre par l’« ennui supérieur » et « les vagues désirs de changement » éprouvés par ce dernier dans une ville où l’histoire semble s’être arrêtée  [118]. Nommé à un poste d’observation auprès de la flotte mouillant dans la mer des Syrtes, Aldo, fasciné par la situation militaire de ce finistère qui fait face au Farghestan avec qui Orsenna est depuis trois cents ans dans une guerre enlisée, est celui qui va provoquer la reprise des hostilités. Dès la troisième page du livre, Aldo, qui est le narrateur, écrit qu’à son départ pour les Syrtes, « chacun sentait que la vie pour moi s’apprêtait vraiment à changer  [119] ». Alors que dans les deux romans précédents, la thématique de l’événement était liée à la mort ou au suicide, elle est cette fois explicitement historique sans que les procédés d’écriture soient modifiés. La ville d’Orsenna n’est pas encore quittée qu’Aldo songe déjà à « l’anomalie bizarre d’un événement historique mal venu, qui n’avait pas libéré toutes ses énergies, qui n’avait pas épuisé tout son suc  [120] ». Aldo ne trouve « rien à observer » sur les rives de la mer des Syrtes  [121] et Marino, qui dirige l’Amirauté, lui affirme qu’ici, « il n’arrive pas de choses singulières. Il n’arrive rien » – et pourtant, Aldo « attend »  [122]. Dans une logique performative, cette attente de l’événement a pour effet de le susciter : Aldo avoue que « sa vie changeait insensiblement » dès son arrivée à l’Amirauté et quelques pages plus loin, déjà, « quelque chose l’a changé », selon l’un de ses compagnons. Dès lors, il assiste aux effets de cette transformation qui n’est que le signe annonciateur d’un changement général dont le sujet est, faute d’une meilleure imputation causale, « quelque chose » : « il y avait là quelque chose qui n’était plus dans l’ordre »  [123], dit-il à propos de ses rapports avec Marino. Lors de l’entretien avec l’espion Belsenza, ce dernier lui dit  [124] :

50

« Voyez-vous, monsieur l’Observateur, je connais bien cette ville. En un sens, c’est bien toujours la même. Je me frotte les yeux, et je ne vois rien. Tout est dans l’ordre. Et pourtant il y a quelque chose de changé. Il y a quelque chose... » De nouveau, les yeux flottèrent vagues. « ... Il y a quelque chose qui ne va pas ».

51 Un peu plus loin, ce sont les paysans de la région qui « disent qu’il va y avoir du nouveau », ces expressions envahissant de plus en plus régulièrement le texte, « quelque chose allait commencer », « ce sont de grands changements », « une digue avait sauté », « une ombre s’allongeait sur la ville », sans qu’il ne soit rien arrivé et alors même qu’on n’a pas dépassé la moitié du livre  [125]. En contrepoint on retrouve le procédé employé dans Un beau ténébreux, par lequel la prose poétique de l’ennui finit par se changer en son contraire et se faire l’annonciatrice de la catastrophe à venir  [126] :

52

Le chant triste des oiseaux des Syrtes montait avec le jour, ouaté et monotone déjà comme chacune de leurs journées, s’égrenait comme du sable sur ces espaces sans bornes ; le calme des plaines grises, toujours moites de brume au matin, ressemblait à ces aubes d’été languides qui se traînent comme assommées sous une fin d’orage. Je me retournais parfois pour apercevoir derrière moi la forteresse, d’une livide couleur d’os sous son drapé de brouillard ; devant moi, dans le lointain, les reflets de mercure de la lagune venaient mordre sur l’horizon une mince ligne noire et dentelée et, dans cette matinée déjà pesante, il me semblait sentir ces deux pôles, autour desquels maintenant oscillait ma vie, se charger sous leur voile de brume d’une subtile électricité.

53 La seconde moitié du roman, une fois qu’Aldo a aperçu le volcan du Tängri et le Farghestan au cours d’une sortie sur le bateau de contrebandiers de son amie Vanessa, subit plus encore l’attraction magnétique qui conduit à la transgression et il n’y a plus de page ou presque, qui ne soit l’objet d’un discours plus ou moins explicite sur l’événement à venir – sans que l’événement lui-même ne soit représenté, puisque le livre, qui du propre aveu de Gracq devait marcher vers une bataille navale  [127], s’achève au seuil de l’affrontement, hors de portée du lecteur.

54 Enfin, Un balcon en forêt, dernier des romans, publié en 1958, reprend la même matrice, cette fois précisément situé dans l’histoire puisqu’il s’agit de la drôle de guerre et de l’attente de l’assaut allemand qui survient en mai 1940 [128]. Il n’est plus nécessaire de prévenir le lecteur par un dispositif narratif particulier puisqu’il connaît le déroulement des faits et qu’il se trouve placé aux premières loges, le livre se passant autour d’une maison forte des Ardennes. Pour autant, Gracq apparente la situation de 1939 à celle des Syrtes dès les premières phrases : après un voyage en train qui l’éloigne du monde et de sa laideur, l’aspirant Grange découvre le front « dans cette guerre qui tournait à petit bruit, au point mort  [129] », « cette guerre qui s’assoupissait peu à peu » : « il ne se passerait rien. Peut-être ne se passerait-il rien ». L’ambivalence de l’attente ressaisit le texte sans plus tarder : il est question d’un « grand coup » qui sera peut-être pour cette semaine, d’une guerre qui « ne s’installait pas vite, mais par petites touches, insensiblement », avant qu’un lieutenant de passage ne soit chargé par l’auteur d’annoncer franchement à Grange la fin de l’histoire : « vous serez fait là-dedans comme un rat »  [130].

55 Grange refuse de changer d’affectation quand, quelques pages plus loin, il en a l’occasion ; au tiers du livre, la fin est donc écrite une première fois, ce qui n’empêche pas le récit de progresser, au contraire : il se libère de lui-même et de ce qui pourrait l’embarrasser de conventions, à commencer par celle de l’intrigue : on sait déjà ce qui va arriver – et pourtant, le lecteur l’attend et le narrateur le raconte. L’évocation des braises de la guerre  [131], du pressentiment  [132], du basculement du « monde dans une nouvelle saison », conduit aux jours de mai 1940 où l’armée allemande attaque la Belgique et les Ardennes, quand Grange médite face à la fenêtre de la maison forte, « une fenêtre toute seule en face d’une route par où quelque chose doit arriver » – les ennemis et la fin du roman  [133]. Ce mouvement général s’accompagne, exactement comme dans les autres récits, de moments où la quiétude affirmée se dédouble déjà de sa propre consomption, jetant un cruel regard rétrospectif sur les personnages du livre, celui d’un narrateur situé dans un moment historique postérieur  [134] :

56

Que la guerre pût venir un jour battre la maison forte, il se le représentait mal : le mouvement, dans cette machine lourde, solidement arrimée au sol de tous ses crampons, qu’était l’armée, prenait pour l’imagination l’aspect anormal, longuement combiné à l’avance, d’un déménagement. [...] Il ne se passait rien. La guerre de Finlande tirait à sa fin, c’était clair. Dans l’Orient, dont on avait beaucoup parlé un moment, tout paraissait tranquille : les puits de pétrole du Caucase ne se décidaient toujours pas à flamber. Autant de contre-feux qui, après avoir rougeoyé un moment à l’horizon distraitement, charbonnaient et s’éteignaient l’un après l’autre. Et maintenant, il commençait à se faire sur le front nord-est un silence un peu bruyant [...]. Car ce silence, qui agaçait maintenant l’oreille, était une faim, et le bâillement ne faisait pas tant songer à l’ennui qu’à la redoutable ouverture de mâchoires qui achevait maintenant de le signifier. L’hiver vieillissait – on sentait sa tranquillité se lézarder, comme cette île flottante de Jules Verne que le dégel, un jour après l’autre, rapetissait. [...] Il songeait encore un moment entre ses couvertures à l’armée belge, à la forêt, aux destructions, aux leçons de l’histoire. On l’eût étonné en lui faisant remarquer l’oubli bizarre qui mettait l’armée de la Meuse entre parenthèses. Il n’y pensait pas, c’était tout, et c’était singulier – et sans doute il n’eût pas aimé en approfondir les raisons.

57 Ce regard où flotte parfois un soupçon d’ironie, comme dans ces « leçons de l’histoire », semble être celui du lieutenant Gracq songeant avec une nostalgie amère à la situation de l’armée française au printemps 1940, au point de suture entre guerre et fiction  [135] ; l’écriture romanesque se nourrit d’une expérience sur laquelle elle paraît également porter un jugement. En allant jusqu’au bout de la suggestion par Gracq d’une influence de l’Histoire sur son œuvre, ses quatre récits peuvent se lire comme un travail sur l’historicité, incarnée par l’événement qui vient et dont après coup, le romancier cherche à saisir le mouvement. Il se poursuit même au-delà, dans l’extinction de la veine romanesque incarnée par les trois nouvelles de La presqu’île, publiées en 1970, qui montrent « une persistance de la fiction » à travers les transformations des formes de l’écriture  [136]. Si La route, fragment d’un roman abandonné, marque l’extrême limite du projet romanesque  [137], victime peut-être d’une impossible transmutation liée à un explicite devenu trop lourd – la chaussée romaine, enfouie sous la végétation, comme symbole de la confrontation avec le monde sauvage –, les deux autres nouvelles rejouent le drame de l’attente sur un mode mineur. Le roi Cophétua, raconté bien plus tard, se déroule dans les « mois où mûrissait, sans qu’on le sût encore, la décision de la guerre de 1914  [138] » et met en scène le narrateur, qui attend un ami dans une maison de la région parisienne. Le texte joue à souligner cette attente  [139], alors même que le lecteur devine qu’en l’absence du maître de maison, c’est entre le narrateur et la servante que « l’événement » doit arriver  [140] ; lorsque cette dernière prend l’initiative, l’homme est illuminé par une évidence emblématique du récit gracquien : « Je la désirais. Je l’avais désirée, je le savais maintenant, dès la première seconde  [141]. » Rien n’était clair jusqu’alors aux yeux du principal protagoniste, mais devant l’événement apparu dans toute sa clarté, l’ensemble de son attente prend un sens nouveau, comme si tout n’avait été orienté que vers cette rencontre amoureuse – formidable représentation de la capacité d’un événement à donner rétrospectivement sa signification au moment qui l’a précédé.

58 La presqu’île, qui donne son titre au recueil et achève l’œuvre fictionnelle de Gracq, est comme un aboutissement : il ne reste plus que l’attente, la nouvelle montrant un homme en train d’attendre la femme qu’il aime et passant sa journée en une longue promenade – c’est Guérande, à peine transformée, qui en est le cadre – uniquement remplie par la promesse de l’arrivée  [142]. Le récit s’arrête quand il entrevoit celle qui est l’objet de son désir et le jouet d’un auteur décidé à cerner dans sa pureté la plus parfaite une source de son inspiration – et c’est aussi le point d’arrêt de la fiction chez Gracq. Cette préoccupation pour l’événement occupe donc continûment son œuvre des années 1930 à la fin des années 1960, ce qui fait écho à son propos sur F. Braudel et sur l’abandon de l’histoire-événement par les Annales durant la même période. Pour un jeune normalien, agrégé d’histoire et de géographie dans les années 1930, qui décide de se lancer dans l’écriture, la question de l’événement devient le cœur de la fiction au moment où elle subit une éclipse historiographique. La création littéraire semble avoir été pour lui le lieu d’une prise en charge de cet enjeu intellectuel majeur, ce qui était l’expression d’une modernité tourmentée par l’actualité : le rapprochement souvent opéré avec les œuvres d’Ernst Jünger et de Dino Buzzati s’inscrit dans ce cadre, ainsi que plus largement la parenté avec ces « malades du temps » que sont, selon É. Faye, certains écrivains du XXe siècle  [143]. Mais on mesure aussi ce qui l’éloigne de ces auteurs : formé à une histoire événementielle classique qui a continué à nourrir ses lectures durant toute sa vie, Gracq donne à la question du temps une coloration historique spécifique et un écho inédit. Ce n’est pas un seul livre, comme chez Buzzati  [144], qui pose ce problème mais l’ensemble de ses romans, et il ne s’agit pas seulement de la temporalité comme perception, mais bien de l’histoire et des événements qui la scandent, comme réalité et, en partie aussi, comme discipline – d’où l’évocation de cet attrait pour l’histoire-événement. Quelques années plus tard, en une curieuse figure de chiasme, au moment où les historiens renouent avec les interrogations sur l’événement, à la fin des années 1960, Gracq se détourne du problème, comme si l’histoire reprenait ses droits, et comme si Un balcon en forêt avait réussi à épuiser non pas le souvenir de l’événement, mais la problématique intellectuelle et existentielle que ce dernier avait fait naître chez l’auteur et qui avait nourri ses romans  [145]. Le point de vue est désormais celui d’un lieutenant mis en scène à la troisième personne et dont l’action individuelle est aux antipodes de celle d’Aldo : autant ce dernier est l’incarnation même de l’événement historique, autant Grange est comme un spectateur, qu’on croirait repoussé sur les marges de la guerre. Le texte est empli d’observations et de clins d’œil destinés à celui qui sait, justement, que ces marges ardennaises vont être le théâtre du début de l’affrontement. L’événement est cette fois réintégré dans le récit, il arrive comme la conséquence d’un glissement progressif vers la guerre, sans pour autant avoir la dimension dramatique qu’on lui prêtait : Grange et ses hommes attendaient l’Histoire et ce sont quelques coups de feu échangés qui surviennent, presque à l’improviste. L’attente hivernale avait pris une dimension magique, enrichie encore par les réminiscences wagnériennes, et l’assaut a un visage tristement banal, celui de la mort anonyme et de la défaite  [146].Un balcon en forêt est l’incarnation même de ce centre de l’ouragan, le front des Ardennes, où pourtant naît une « immobilité médusante ». C’est la quintessence de l’Histoire telle qu’elle se déroule vraiment, non plus stylisée en un personnage comme Aldo dans Le Rivage des Syrtes, mais vécue d’en bas par le lieutenant Grange : le livre achève une réflexion sur l’Histoire qui décale au dernier moment la perspective, il est le récit d’une attente féerique qui s’achève le 10 mai 1940 par une journée qui a défait la France – et il est publié au moment même où la collection des Trente journées prend son envol et où Jean Giono accepte la commande qui aboutit à son Désastre de Pavie.

59 Au long de son œuvre, Gracq propose une vision de l’Histoire qui est indissociablement une pratique de l’écriture – et de la réécriture, car rarement une œuvre littéraire aura été plus itérative et plus spéculaire  [147] : son « écriture en abyme  [148] » exhibe dès l’origine son propre mécanisme de fonctionnement, elle ne se déploie que pour mettre en mots l’« événementialité » sans chercher à masquer par un effet de suspense le point d’aboutissement de sa trajectoire narrative.

Refaire l’Histoire : une écriture qui revient sur ses pas

60 C’est ce second degré qu’il faut finalement élucider en tentant de comprendre pourquoi l’écrivain refuse d’exploiter le ressort dramatique de l’attente en dévoilant la fin. La montée de l’événement ne vaut que parce qu’on le connaît déjà  [149]. Le problème du récit n’est donc pas de savoir s’il va arriver quelque chose, mais comment. Aldo le confesse dès les premiers moments de son séjour aux Syrtes, « je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l’attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement  [150] », mais cette prescience est fictive : le récit arrive après l’événement  [151] :

61

Quand le souvenir me ramène – en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma chère patrie détruite – à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s’exerce encore de l’étonnante, de l’enivrante vitesse mentale qui semblait à ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes, et la conviction toujours singulière pour un moment m’est rendue que la grâce m’a été dispensée – ou plutôt sa caricature grimaçante – de pénétrer le secret des instants qui révèlent à eux-mêmes les grands inspirés. Encore aujourd’hui, lorsque je cherche dans ma détestable histoire, à défaut d’une justification que tout me refuse, au moins un prétexte à ennoblir un malheur exemplaire, l’idée m’effleure parfois que l’histoire d’un peuple est jalonnée ça et là comme de pierres noires par quelques figures d’ombre, vouées à une exécration particulière moins pour un excès dans la perfidie ou la trahison que par la faculté que le recul du temps semble leur donner, au contraire, de se fondre jusqu’à faire corps avec le malheur public ou l’acte irréparable qu’ils ont, semble-t-il, au-delà de ce qu’il est donné d’ordinaire à l’homme, dans l’imagination de tous entièrement et pleinement assumé.

62 Ce souvenir rappelle au lecteur que le Rivage est une méditation d’Aldo, revenant sur sa trajectoire pour en chercher la signification historique – et, au second degré, un roman dont tout l’objet est, pour l’auteur, de reconstituer le mouvement de l’Histoire à travers son personnage. La subjectivation apparente de la perception du temps témoigne qu’avec l’événement, la réflexion développée par les romans de Gracq traverse l’espace des sciences sociales. Si la fiction se fait expression de l’événement historique au moment où les historiens privilégient le temps long, elle est aussi la continuation par d’autres moyens d’une réflexion aux frontières de la philosophie et de la sociologie. Ayant débuté ses études dans un moment de bergsonisme triomphant, Gracq pourrait donner l’impression de poursuivre la mise en récit du temps de la conscience à travers la remémoration d’Aldo – n’était-ce le filtre critique d’Alain, son professeur de philosophie en classe préparatoire, dont le souvenir est souvent évoqué dans ses notes  [152]. Le roman gracquien, à cet égard, s’écarte d’Henri Bergson : en passant du problème de la subjectivité du temps à celui de son écriture, il montre implicitement les limites d’une problématique de la conscience historique. On peut lire son œuvre, en parallèle à celle du sociologue Maurice Halbwachs, comme une autre forme de prise de distance, littéraire, face à des conceptions philosophiques du temps qui dominaient la France du début du XXe siècle. L’événement et le temps chez Gracq sont toujours écrits, repris, et non éprouvés immédiatement, ce qui, plutôt qu’avec H. Bergson ou avec la phénoménologie dont on l’a parfois rapproché  [153], le fait voisiner avec Reinhart Koselleck ou Paul Ricœur – à condition de bien vouloir prendre son écriture pour une forme de pensée.

63 Ce retour de l’écriture sur elle-même va plus loin. Là où Tolstoï, dans Guerre et Paix, n’hésitait pas à commenter explicitement le sens de l’Histoire, Gracq délègue cette tâche à son narrateur et à quelques comparses, produisant cet effet de boucle qui est pour beaucoup dans le charme exercé par le Rivage : la narration repose sur un paradoxe temporel, ce qui va arriver est déjà arrivé et transforme l’écriture, qui du coup, inexorablement, s’oriente jusqu’à l’événement qui pourtant a déjà eu lieu et la détermine en retour  [154]. Les signes sont multiples mais inutiles : conscient de la catastrophe qu’il a déclenchée, Aldo ne revoit dans le passé que préfigurations et avertissements, par une sorte de vertige anachronique. Le passage de la ligne des patrouilles, qui provoque la reprise de la guerre, prend toute son ampleur a posteriori, par la conscience de ses conséquences : le fait n’est pas événement, il le devient  [155]. La visite d’un espion du Farghestan qui interroge Aldo sur le sens de son acte illustre cette spécularité : le dialogue porte sur la qualification à donner à l’incident et Aldo aurait encore le moyen d’annuler l’événement – s’il ne savait pas déjà qu’il ne le fera pas, puisque nous n’avons évidemment pas affaire, à l’intérieur de la fiction, au « dialogue réel », mais à son souvenir. Son ennemi lui demande « de laisser place pour la réflexion avant le déclenchement d’événements incontrôlables » : « ou bien le fait est insignifiant – ou bien, s’il signifie quelque chose, il annule trois siècles de sécurité, sinon de paix »  [156]. Aldo, qui joue avec le feu, cherche justement à donner une signification au fait en rendant tout retour en arrière impossible. Cette césure de l’événement, que connaît bien l’historien qui écrit toujours rétrospectivement, est désignée par Vanessa, qui a poussé Aldo à commettre l’irréparable tout en se dédouanant face à ce dernier qui l’accuse de manipulation  [157] :

64

Quelque chose est venu, voilà ce qui est – qu’ai-je à y faire ? Quand un coup de vent par hasard a poussé le pollen sur une fleur, il y a dans le fruit qui grossit quelque chose qui se moque du vent. Il y a là une certitude tranquille qu’il n’y a jamais eu de coup de vent au monde, puisqu’il est là. Ceux-là n’ont jamais eu besoin de moi, et moi je n’ai jamais eu besoin de toi, Aldo, et c’est bien ainsi, reprit-elle avec une espèce de sécurité profonde. Quand une fois une chose est vraiment mise au monde, ce n’est pas comme une chose qui « arrive » ; tout d’un coup, il n’y a plus d’autre œil que le sien pour y voir, et il n’est plus question qu’il pût ne pas être : tout est bien.

65 C’est dans la même direction que se développe le discours du nouveau magistrat suprême de la ville, Danielo, qui reçoit Aldo dans le dernier chapitre. Avant de se lancer dans la politique, il a écrit une Histoire des origines d’Orsenna : ce savoir fait de lui un démiurge qui, à distance et en se jouant d’Aldo, a rendu à la ville une Histoire. Gracq met en scène une figure d’historien qui remet le temps en mouvement en précipitant la guerre, ce qui est clairement expliqué dans les dernières pages du livre, lorsque Danielo se livre à un monologue devant Aldo ébahi  [158] :

66

J’étais la force qui te soutient et qui te pousse – [...] j’étais avec toi sur le bateau... [...] J’ai aimé le pouvoir... [...] Il y avait là un vif amusement, et puis autre chose encore me requérait : j’ai été pendant trente ans l’homme des livres, eh bien, je comprenais tout par le menu de la marche de l’histoire : l’enchaînement, la nécessité, le mécanisme des affaires, tout, sauf une chose, qui est le grand secret – le secret puéril – pour quoi il faut avoir mis la main à la pâte : la facilité – la facilité déconcertante avec laquelle ces choses se font. Il y avait aussi pour moi cet amusement presque inépuisable : constater que la machine marche, que mille rouages jouent et fonctionnent quand on appuie sur le bouton.

67 Mais ce propos donnant l’impression que Danielo est le marionnettiste, le véritable maître de l’Histoire, est finalement démenti : le vieil homme est lui-même le jouet d’autre chose, « une chose qui a le temps », liée au Farghestan : « la chose qui s’avançait derrière lui [le silence] avec mille détours me faisait signe, semblait s’éloigner parfois, mais ne me perdait jamais de vue ; j’avais rendez-vous avec elle pour un tête-à-tête intimidant »  [159]. La célébration de l’homme providentiel venu rendre son sens à l’histoire n’est pas le dernier mot du roman, qui finit par faire de tous ces hommes les instruments, non du destin, mais d’une force collective qui est celle de l’ensemble de la société  [160] : si Orsenna a désormais « un destin », selon les mots de Danielo, « la ville se l’est donné à elle-même ». Il n’y a pas de force individuelle suffisamment forte pour changer l’Histoire, ni de destin qui pèse de l’extérieur sur les hommes – il n’y a que l’Histoire, c’est-à-dire ce que les hommes, sans le savoir, se sont donnés à eux-mêmes, et qui était déjà dévoilé au centre du roman, lorsqu’Aldo médite sur « le rougeoiement de sa patrie détruite » et le destin des individus tels que lui  [161] :

68

De tels hommes n’ont peut-être été coupables que d’une docilité particulière à ce que tout un peuple, blême après coup d’avoir abandonné en eux sur le terrain l’arme du crime, refuse de s’avouer qu’il a pourtant un instant voulu à travers eux ; le recul spontané qui les isole dénonce moins leur infamie personnelle que la source multiforme de l’énergie qui les a transmués un instant en projectiles. [...] La terreur à demi religieuse qui les fait plus grands que nature tient à la révélation, dont ils sont le véhicule, qu’à chaque instant un condensateur peut intervenir à travers lequel des millions de désirs épars et inavoués s’objectivent monstrueusement en volonté.

69 Danielo et Aldo ont été l’objet d’une volonté collective, et surtout de l’expérimentation de l’auteur qui se sert de sa construction narrative aboutissant non pas à la bataille, éliminée du roman, mais à cette entrevue finale, pour penser l’Histoire à roman ouvert. La force du propos, liée à l’accumulation d’une tension produite par une écriture romanesque et poétique dense, dépasse ce que Gracq a pu ailleurs dans ses notes écrire de l’Histoire et de l’historicité. Le Rivage des Syrtes, si l’on accepte de le lire de cette manière, est une réponse romanesque à une réflexion sur le mouvement de l’Histoire, vu depuis son épicentre. Un balcon en forêt est comme la reprise maîtrisée de cet effort littéraire pour décrire et exprimer la force de l’événement en lui rendant sa dimension réelle – ce qui conduit à la fois au choix d’un cadre proprement historique empli d’échos biographiques, d’un personnage qui, tout en étant aux premières loges, est étranger au mécanisme par lequel l’Histoire va se remettre en route sous ses yeux. Avec ces deux romans, Gracq livre des variations sur l’anachronisme qui sont à peine postérieures aux écrits d’Aby Warburg, de Walter Benjamin ou de Marc Bloch sur ce point  [162] : il propose dans l’espace romanesque l’expérience d’une écriture à rebours du temps, qui dévoile le caractère inversé de la construction du savoir historique, partant du présent et retournant dans le passé. C’est peut-être à ce point que l’œuvre s’engage le plus loin dans la réflexion sur l’histoire, posant en même temps la question du rapport causal d’une manière radicale qui rappelle certaines tentatives philosophiques contemporaines  [163] : les romans de Gracq, en particulier le Rivage, construisent une histoire dans lequel les effets précèdent les causes, déconnectant la consécution causale de la consécution temporelle d’une manière tout à fait innovante et explorant les limites des paradoxes temporels.

Le laboratoire romanesque

70 Le Rivage a valeur d’aveu : même s’il s’écarte devant l’entrée en scène de « la Ville », Danielo, qui après avoir étudié les engrenages de l’histoire a décidé de jouer à la remettre en marche, instaure au cœur du livre la figure d’un auteur qui en revendique la paternité. Difficile de ne pas revenir à la note sur l’esprit-de-l’Histoire et à son vocabulaire à la fois chimique, voire alchimique, et mécanique : l’art romanesque si singulier de Gracq semble gouverné par le goût de l’expérimentation, la volonté de créer en miniature, le temps d’un récit, un univers non pas vraisemblable au sens sociologique, mais purement déterminé, au sens historique, et uniquement orienté, à partir d’un événement final déjà connu, vers la reconstitution de l’enchaînement de faits qui l’ont produit  [164], tant il est vrai que « la question du temps est la pierre de touche de son esthétique romanesque  [165] ». C’est ainsi qu’il faut interpréter l’anti-sociologisme qui guide le choix de ses personnages, comme il le manifeste avec humour dans sa célèbre Fiche signalétique des personnages de mes romans [166] :

71

Époque : quaternaire récent.
Lieu de naissance : non précisé.
Date de naissance : inconnue.
Nationalité : frontalière.
Parents : éloignés.
État civil : célibataires.
Enfants à charge : néant.
Profession : sans.
Activités : en vacances.
Situation militaire : marginale.
Moyens d’existence : hypothétiques.
Domicile : n’habitent jamais chez eux.
Résidences secondaires : mer et forêt.
Voiture : modèle à propulsion secrète.
Yacht : gondole, ou canonnière.
Sports pratiqués : rêve éveillé – noctambulisme.

72 Ce qui pourrait sembler une manière de s’éloigner de la contrainte imposée par les types sociaux, telle qu’il la perçoit chez Balzac ou chez Proust, est une autre manière de poser le problème de la détermination à l’œuvre dans le roman, qui n’a pas besoin d’explications extérieures comme celles que pourrait fournir la sociologie car il retrouve dans une contrainte purement littéraire le caractère implacable de l’Histoire  [167] :

73

Dans la vie courante, les hommes se font spontanément d’eux-mêmes l’image de libertés en marche, circulant au milieu d’un monde matériel inerte, et le traitant pour leur commodité à la manière d’un simple ustensile. Il est difficile de leur enlever l’idée que dans la fiction il en va autrement, parce qu’ils ont le sentiment rassurant de s’y retrouver en terrain de connaissance. Les personnages, en effet, dans un roman tout comme dans la vie, vont et viennent, parlent, agissent, tandis que le monde garde son rôle apparent et passif de support et de décor. Pourtant quelque chose les rapproche puissamment, qui ne tient aucune place dans la vie réelle : hommes et choses, toute distinction de substance abolie, sont devenus les uns et les autres à égalité matière romanesque – à la fois agis et agissants, actifs et passifs, et traversés en une chaîne ininterrompue par les pulsions, les tractions, les torsions de cette mécanique singulière qui anime les romans, qui amalgame sans gêne dans ses combinaisons cinétiques la matière vivante et pensante à la matière inerte, et qui transforme indifféremment sujets et objets – au scandale compréhensible de tout esprit philosophique – en simples matériaux conducteurs d’un fluide.

74 Il lui faut dépouiller ses personnages de tous leurs attributs pour pouvoir, par contraste, parvenir à isoler et reconstituer la force qui s’exerce sur eux. Sa conception de la construction romanesque est purement poétique : pente de l’Histoire et pente du récit sont parallèles, la seconde tente de retrouver, à sa manière, l’effet produit par la première, « la véritable aventure initiatique n’est pas celle que l’on nous raconte, mais celle du livre en train de s’accomplir, halé par le mouvement de sa phrase et l’énergie de sa propre profération  [168] ». C’est pourquoi Gracq s’oppose avec tant d’énergie à Valéry qui critique l’arbitraire romanesque en se moquant de la phrase « la marquise sortit à cinq heures » : le roman est pour lui une mécanique de la détermination, qui semble même amplifier celle de la vie réelle  [169] :

75

Car, dès la seconde phrase, l’arbitraire de la marquise cède déjà du terrain au souci de coordination et de cohérence du roman – une vie de relations, à l’intérieur du récit, commence à s’éveiller et à se substituer à l’assertion péremptoire que la première phrase a abattue sur la table. En fait, s’il s’agit d’un romancier véritable, l’arbitraire, dans le roman supposé par l’auteur de la Jeune Parque, ne dépasse jamais vraiment la première phrase qu’il en cite.

76 Ce choix initial gouverne ensuite la construction du roman : « le début d’un ouvrage de fiction n’a peut-être au fond d’autre objectif vrai que de créer de l’irrémédiable  [170] ». La parenté entre cette conception de l’art romanesque et sa volonté expresse de faire du Rivage des Syrtes la manifestation du mouvement de l’Histoire ne peut que frapper, tant est rare une telle convergence entre l’objectif avoué du romancier et les moyens poétiques qu’il se donne pour l’atteindre [171]. Le roman gracquien est le lieu d’une expérience, la mise en œuvre d’une détermination absolue, celle de la littérature, seule à même de refléter la force de contrainte de l’Histoire. Lorsqu’il revient sur la marquise de Valéry quelques pages plus loin, il expose une théorie du roman qui repose sur la création littéraire d’une forme de nécessité tournée vers l’avenir  [172] :

77

Un tact suffisamment aiguisé du sens et de la précision des conjectures que chacune de ses phrases fera lever dans l’esprit fait partie de l’équipement du romancier : c’est là ce qui lui permet de « garder le contact », exigence aussi impérieuse dans l’écriture d’un roman qu’elle l’est dans la conduite de la guerre. La moitié de son talent est de projection : la première page à peine achevée – et même la première phrase – il suit du regard tout un entrecroisement de trajectoires déjà en route, les unes de courte, les autres de longue ou de très longue portée.

78 Ce regard porté au loin fait de la phrase le lieu même où l’écrivain réfléchit à l’Histoire et à son déroulement ; en inscrivant son récit dans la temporalité artificielle du livre, il cherche à recréer son effet d’entraînement  [173] :

79

À chaque instant en effet, la lecture projette dans l’avenir du lecteur une phosphorescence à demi éclairante, qui dépend moins encore des images immédiates que le texte fait surgir que de certaines valeurs proprement romanesques dont elles sont ou ne sont pas chargées, et qui toutes ont partie liée avec la temporalité. On pourrait dire que toute l’attention que le poète porte à la capacité de déflagration immédiate des mots qu’il emploie, le romancier la reporte, avec une précision sans doute moindre qui tient à la différence d’échelle, sur la possibilité d’effet à retardement de ses phrases.

80 Par conséquent, le roman n’est pas une peinture de mœurs mais un modèle réduit et purement verbal de la marche inexorable de l’Histoire, de « ce qui change ou qui va changer  [174] » :

81

La naïveté de la croyance en une assimilation possible de la vie romanesque à la vie courante peut se mesurer à cette simple observation : si, dans une section de la vie vécue, les signaux que le monde extérieur émet en direction de la conscience concernent dans leur immense majorité ce qui dure et qui persiste, les signaux moins nombreux, mais filtrés, que le texte d’un roman dispense portent délibérément sur ce qui change, ou qui va changer. Et les plus significatifs peut-être portent sur ce qui va changer à terme, le temps verbal d’élection du romanesque étant sans doute non pas le futur mais (si le temps n’existe pas dans la conjugaison, c’est pourtant son mode de projection vers l’avant qui anime la fiction) le futur ultérieur.

82 Ces propos éclairent directement la critique des historiens stylistes : la fiction tente de parvenir au même résultat, analogiquement, que l’histoire, « par des moyens différents », elle se déplace dans une dimension parallèle et infiniment proche de celle dans laquelle travaille l’historien, dont la narration et les causalités ne sont pas moins déterminées après coup par les événements que ce dernier a construits comme significatifs. Cette littérature libérée du « réel », confiante en ses seuls moyens poétiques, se fait paradoxalement réflexion sur l’Histoire dès lors qu’elle en fait son unique objet de préoccupation, et l’écriture n’a d’autre fin que d’éclairer son mouvement en l’isolant dans une pureté artificielle mais impossible à atteindre autrement, car « la temporalité qui règne dans la fiction est beaucoup plus inexorable que celle qui s’écoule dans la vie réelle  [175] ». Le roman crée son propre passé, qui n’est pas moins contraignant que dans la réalité, et permet au contraire, par cette mise sous microscope, d’en mesurer précisément le poids  [176] :

83

Dans l’idée que je me fais du roman, c’est vers la fin, au contraire, que la complexité se fait obsédante, qu’il est le plus difficile à l’écrivain d’y voir clair. Dans le déroulement d’une partie d’échecs, le passé n’a pas d’existence : tous les éléments sont étalés à chaque instant sur la table du jeu. Le roman, lui, ne vit que par le déjà dit emmagasiné, par l’accumulation dans l’esprit, sans élimination vraie, d’images sensibles et de charges affectives, de conjectures précises ou vagues, de prémonitions dirigées. Le romancier qui termine un roman doit composer avec un lecteur qui a engrangé beaucoup au cours de sa lecture, à qui on en fait accroire de moins en moins, tout comme le taureau de la corrida devient de moins en moins maniable vers la fin.

84 Cette accumulation n’est toutefois jamais linéaire : l’art du romancier consiste, on l’a vu, à ralentir parfois le temps à l’extrême, puis à l’accélérer brutalement et c’est cette variation qui permet de saisir la nature du mouvement historique – ce que Valéry ne comprend pas lorsqu’il affirme qu’il « n’excelle pas à s’attarder », à quoi Gracq répond  [177] : « Comment en effet, avec de telles exigences innées, s’attacher au roman, dont une des ressources secrètes est de pouvoir fournir des comprimés de lenteur ? » Distiller l’esprit-de-l’Histoire signifie créer un ralenti, décomposer, comme dans la partie centrale du Rivage des Syrtes, tous les signes minuscules et les mécanismes de causalité, disséquer la multiplicité des interventions qui ont rendu inéluctable l’événement – c’est faire ce qu’on ne peut pas face à la réalité historique, mais que le romancier peut recréer artificiellement, tandis que l’historien tente d’y parvenir d’une autre manière, en agençant des fragments de documents selon des procédures discursives et scientifiques. Gracq voit dans cette capacité du roman son essence même  [178] :

85

Ce qui en réalité agace, dans le roman, les esprits fanatiques de précision – celui de Valéry, par exemple – [...] ce n’est pas la naïveté, ou la grossièreté de ses procédés ou de ses prétentions, c’est la complexité sans égale des interférences et des interactions, des retards prémédités et des anticipations modulées qui concourent à son efficacité finale.

86 Le Rivage, par cette situation de paix armée qui dure depuis trois cents ans, représente un point limite du ralentissement artificiel du pouls de l’Histoire : le travail du romancier est de parvenir, phrase après phrase, à reprendre le mouvement presque imperceptiblement. Dans le Balcon, la longueur de l’hiver est dilatée de même pour simuler le ralenti extrême de la drôle de guerre : tout est affaire detempo, le rythme de la narration et celui de l’Histoire devant se confondre, et le mouvement du style devant produire la respiration continue qui anime le récit  [179] :

87

Un tact subtil nous avertirait donc avec sûreté, à chaque moment d’une prose suivie, et abstraction faite de son contenu, de la distance qui nous sépare de la fin, aussi immédiatement que la démarche, la mobilité, la vivacité du geste d’une personne inconnue nous renseignent sur sa plus ou moins grande proximité de la mort. Il y aurait une relation d’affinité précise et exclusive – quoique infiniment difficile sans doute à analyser – entre le timbre, le rythme, la coloration d’une phrase, et le seul segment – jeunesse, maturité ou caducité – de la courbe vivante dessinée par le texte où l’insertion de cette phrase est possible.

88 La boucle romanesque se clôt par la grâce d’une note des Lettrines critiquant l’écriture de Flaubert  [180] :

89

L’étrange manque de liant, qui est la lacune la plus apparente (et parfois l’attrait, pour le goût blasé) de la prose de Flaubert : entre les blocs anguleux de ses paragraphes, l’ongle trouve le vide : il n’y a pas de ciment interstitiel, rien n’est rejointoyé. Si bien que la lecture d’une de ses pages est toujours saccadée de petites ruptures, comme dans le glissement d’un rapide le passage d’un rail à un autre. Saccades d’autant plus sensibles que le convoi est pesant, et la vitesse uniforme : de tous les grands prosateurs Flaubert est peut-être celui qui ignore le plus constamment le changement de ton : son récit s’établit dans une clé et ne la quitte plus.
J’y suis peut-être d’autant plus sensible que la coulée unie et sans rupture, le sentiment qu’on mène le lecteur en bateau, et non en chemin de fer, m’a fasciné, lorsque je commençais à écrire, au point que dans mon premier livre je l’ai poursuivie « aux dépens presque de tout autre qualité ».

90 En renouant en contrepoint avec l’image du bateau, appliquée ailleurs à l’Histoire, pour qualifier le style de son premier livre, cette note confirme que pour Gracq, le style et son objet tendent à ne faire qu’un, dans ce mouvement continu qui, ce n’est pas un hasard, est aussi à l’œuvre dans les mots par lesquels Gracq parle de géographie, lui « qui aime beaucoup les zones de transition, de passage d’une région à une autre », et qui porte sur le Tableau géographique de la France de Paul Vidal de la Blache (1911) un jugement qui confond la science géographique et la littérature  [181] :

91

C’est l’enchaînement qui est remarquable, ce sont les transitions d’une région à l’autre, où il marque, dans un paragraphe, par petites touches climatologiques ou bien concernant la nature du sol, la végétation, un passage graduel. Le mot d’ordre du livre c’est « graduellement », il y a une sorte de fondu enchaîné continuel. C’est remarquable parce que cela donne une impression d’unité, et la géographie régionale a tendance à compartimenter. Il y a là un sens des harmoniques, des liaisons en tous sens. Il y a aussi une maîtrise de la langue qui est étonnante. Par là c’est un très beau livre, un livre vivant. Et je dirais même que c’est une œuvre d’art, car au fond ce qui fait vivre une œuvre d’art ce sont les relations internes, la multitude des relations dans tous les sens, comme disait Valéry.

92 De la même manière, dans sa propre œuvre, l’écriture doit proposer une solution poétique à un problème intellectuel mais aussi existentiel, celui de la description rétrospective de l’irruption événementielle dans le cours de l’Histoire. En ce sens, Gracq se leurre peut-être sur l’effet qu’a eu sur lui l’écriture d’Un balcon en forêt : le roman n’a pas fait disparaître ses souvenirs mais plutôt la question de l’Histoire qui animait son art poétique. Il est aboutissement d’une expérience littéraire qui recèle la véritable réflexion de Gracq sur l’Histoire, créant à cette fin « un monde pénétré, éveillé jusqu’à la moelle par le son intelligible, purgé miraculeusement de tout élément opaque – un monde qui n’est pas celui de la vie, mais qui lui ressemble seulement, dans la mesure à la fois très importante et très incomplète où une cloche ressemble à un chaudron  [182] ».

93 À la fin des années 1960, au moment où les historiens renouent avec les interrogations sur l’événement, sur le double mode d’une réflexion sur l’écriture de l’histoire chez Michel de Certeau et d’une historiographie du temps dans la lancée du travail pionnier de Jacques Le Goff  [183], et où des philosophes comme Gilles Deleuze font de ce même événement, en lien avec un idéal politique, un objet central de leur réflexion  [184], l’écriture de Gracq se désinvestit au contraire de ce qui l’avait animée jusque-là. À l’orée des années 1970, les historiens semblent prolonger cette interrogation portée par la littérature, qui à son tour paraît intimidée par l’histoire et se trouve sur le point de s’engager dans la problématique de l’autofiction [185]. L’avant-propos donné par G. Duby en 1984 au Dimanche de Bouvines porte la trace de ce passage de relais, lorsqu’expliquant pourquoi il avait accepté la commande du livre dans la collection des Trente journées, il affirme : « j’avais savouré le Pavie de Giono : après ce livre, que ne pouvait-on se permettre  [186] ? » Au même moment, délivré du poids de l’Histoire mais désenchanté, le roman gracquien a rendu la prose à elle-même et c’est cette liberté qui s’exerce dans les textes postérieurs, affranchis des contraintes de genre, tout en en conservant le rythme comme en réduction, ce qui fait de nombreuses notes de petits poèmes en prose, de petites miniatures de langage qui n’ont d’autre but que l’apparition finale qu’elles suscitent  [187].

94 Cette poétique d’un surgissement déjà advenu exprime l’influence du « poète noir » que fut pour Gracq l’Histoire. Au fil des notes sur l’histoire et la littérature publiées dans En lisant en écrivant, un panorama sur son œuvre se découvre, non sans illusions d’optique. Les propos sur l’esprit-de-l’Histoire conservent leur part de mystère : Gracq commence par chercher à saisir, dans une vision romantique et spenglérienne, la dimension poétique de l’Histoire, nourrie des souvenirs d’enfance et de lecture, avant d’y superposer, par le biais de son propre travail littéraire, les ressorts bandés de l’histoire réelle. C’est le sentiment du mouvement, de la pente, qui unit les deux versants de la note, mais, même dans le Rivage, il n’est pas sûr que Gracq ait réalisé ce qu’il espérait. En voulant recréer le sortilège de l’Histoire, il a surtout tendu un miroir à l’écriture de l’histoire – lui-même hésitant souvent sur l’emploi de la majuscule et de la minuscule  [188], comme s’il était conscient de la difficile cohérence de son projet. Les textes de 1980 expliquent les récits des années 1950, qui eux-mêmes sont à l’origine des écrits postérieurs ; jusque dans son rapport à sa propre œuvre, il a cherché à saisir le retour du temps sur lui-même, quitte à choisir parfois l’équivoque  [189]. Que son écriture, plutôt que son discours théorique, soit le lieu d’une pensée de l’histoire est dans l’ordre des choses : « en littérature, comme en politique, les moyens subvertissent immanquablement les fins  [190] ». Par « la superposition des claviers », cette écriture est le creuset où se mêlent les matériaux récoltés le long du « grand chemin », « celui du rêve, et souvent celui de la mémoire, la mienne et aussi la mémoire collective, parfois la plus lointaine : l’histoire ». L’œuvre de l’Histoire se présente sous la forme d’un art littéraire : Gracq s’est détourné des sciences sociales en abandonnant la géographie après la guerre, mais s’il écrit, c’est aussi que « rarement l’articulation du vouloir humain avec l’enchaînement, de mieux en mieux élucidé, des causes et des effets, est demeurée occultée aussi profondément  [191] ». C’est pourquoi, sans doute, ses livres permettent de penser ce qu’est un événement, l’effet de césure qui l’accompagne, la manière dont il conditionne rétrospectivement son interprétation, et de songer aux limites des enchaînements de causalité ainsi mis en évidence, à l’ombre de la téléologie, « un point de fuite qui dévore le paysage  [192] », selon une expression que Gracq emploie pour parler d’André Breton. Ils offrent de réfléchir aux moyens narratifs de l’historien, à son usage de l’anticipation, aux effets de ralenti et d’accélération qui sont le propre du récit – rappelant que l’écriture de l’histoire, elle aussi, est affaire de tempo – et donnent l’occasion, plus simplement, de s’aiguiser l’esprit sur une œuvre qui a cherché à affronter l’écriture du changement, de l’événement et de l’historicité. Au seuil de sa vie d’auteur, dans l’« Avis du lecteur » du Château d’Argol, Gracq a lié Histoire et écriture sous le signe de la répétition créatrice  [193] :

95

De même que les stratagèmes de guerre ne se renouvellent qu’en se copiant les uns les autres, et nous font éprouver ce sentiment tout à la fois d’étourdissement créateur, de gloire et de mélancolie qui nous saisit à la pensée que la bataille de Friedland c’est Cannes et que Rossbach répète Leuctres, il semble décidément ratifié que l’écrivain ne puisse vaincre que sous ces signes consacrés, mais indéfiniment multipliables.

96 Cet espoir ambigu fut d’une singulière fécondité : croyant que l’écrivain était, comme le général, celui qui faisait ou refaisait l’Histoire, Gracq a surtout montré qu’il était, comme l’historien, celui qui l’écrivait ; le rêve d’une poésie de l’Histoire s’est dédoublé en une poétique de l’histoire.


Mise en ligne 07/05/2010

Notes

  • [*]
    Je remercie beaucoup pour leur aide précieuse Patrick Boucheron, Antoine Lilti et Valérie Theis. Ce texte est dédié à Olivier Humbert.
  • [1]
    - Julien GRACQ, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1995, t. II, p. 572. Les œuvres de Julien Gracq sont citées dans cet article avec le titre de l’œuvre, suivi du tome et de la page correspondant à l’édition critique des Œuvres complètes dans la collection Pléiade de Gallimard, réalisée par Bernhild Boie et publiée en 1989 et 1995.
  • [2]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1207.
  • [3]
    - L’idée d’une place finalement faible accordée à l’histoire par Gracq est par exemple développée par Yves BRIDEL, « Roman et histoire », Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 19-55, qui cependant sollicite curieusement peu les notes, en particulier celles d’En lisant en écrivant, dans son interprétation. Ainsi, il affirme, p. 50 : « [...] Gracq privilégie ce qui échappe, dans la vie humaine, à l’histoire, ce qui la transcende. Et comme le roman diffère de la vie, qu’il a sa vérité en lui-même, et non par rapport à la ‘réalité’, qu’il relève tout entier de l’imaginaire, l’histoire, au sens banal, ne peut y jouer qu’un rôle tout à fait secondaire ». Dans une autre perspective, Jean BESSIÈRE, « Gracq : fiction et histoire », in P. MAROT (dir.), Julien Gracq, t. 3, Temps, Histoire, souvenir, Paris/Caen, Lettres Modernes, 1998, p. 155, souligne la scission de l’œuvre d’avec l’Histoire et l’« extériorité radicale de l’Histoire à la littérature ».
  • [4]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1225 par exemple.
  • [5]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 577 par exemple, ou p. 675, est très clair sur ses préférences dans l’œuvre de Balzac. Sur Béatrix, voir « Béatrix de Bretagne », Préférences, ibid., t. I, p. 949-959.
  • [6]
    - Michel MURAT, L’enchanteur réticent. Essai sur Julien Gracq, Paris, José Corti, 2004, p. 23-24 : « Si Gracq est plus qu’un paysagiste, c’est parce qu’il a des lieux une perception et une compréhension globale. Il est sociologue, historien, et au-delà des faits, attentif aux valeurs symboliques qui déterminent les désirs d’un individu ou d’un groupe. On pourrait citer pour le montrer presque chaque page de La Forme d’une ville. »
  • [7]
    - Des lectures sociologiques partielles restent néanmoins possibles, voir par exemple Ruth AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq : Le Rivage des Syrtes, Paris, SEDES, 1982, chap. III, « La symbolisation et la description du social. Sociocritique du récit symbolique », p. 125-177, qui propose une lecture socio-historique de l’univers du Rivage des Syrtes.
  • [8]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1207.
  • [9]
    - Antoine BLONDIN, « Un imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses », Rivarol, 6-12 décembre 1951. En ce qui concerne le regard des géographes sur l’œuvre de Julien Gracq, voir Yves LACOSTE, « Julien Gracq, un écrivain géographe : Le Rivage des Syrtes, un roman géopolitique », Hérodote, 44, 1987, p. 8-37 et, plus largement, les travaux de Jean-Louis TISSIER, dont l’entretien avec Gracq publié dans Entretiens, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1193-1210. Voir aussi Julien GRACQ et Jean-Louis TISSIER, Paysages et sites dans l’œuvre de Julien Gracq, Montpellier, Maison du Livre et des Écrivains de Montpellier, 1988, et Jean-Louis TISSIER, « De l’esprit géographique dans l’œuvre de Julien Gracq », L’espace géographique, X, 1981, p. 50-59. Dans une perspective historique, R. AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq..., op. cit., p. 224, a posé le problème des rapports de Julien Gracq avec l’historicité à partir de la note sur l’esprit-de-l’Histoire : « Faut-il admettre que Julien Gracq, alias Louis Poirier, agrégé de géographie et d’histoire, se situe d’emblée en dehors de toute historicité ? » Voir également le chapitre « Histoire-géographie » de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 22-30.
  • [10]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1215.
  • [11]
    - Sur ce point, voir M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 51.
  • [12]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, II, p. 707-708.
  • [13]
    - La césure représentée par la publication d’En lisant en écrivant dans la réception de son œuvre antérieure est manifeste et mériterait une étude à part, voir les remarques de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 295, à propos des modifications de l’image de Gracq lui-même. Du point de vue qui est le nôtre ici, il est clair que les travaux des années 1960 et 1970, s’ils mettent en évidence la question du temps, de l’attente et de l’événement, ouvrent beaucoup moins directement sur une réflexion proprement historique dans l’œuvre de Gracq : voir par exemple la place faible donnée à la question de l’Histoire dans le premier grand recueil consacré à l’auteur, Julien Gracq, Cahiers de l’Herne, 1972, par rapport à l’importance de la thématique dans les années 1980-1990, par exemple dans le livre de Patrick MAROT, La forme du passé. Écriture du temps et poétique du fragment chez Julien Gracq, Paris, Lettres Modernes Minard, 1999, voir le chap. V, « La forme de l’histoire », p. 177-213, ou dans l’essai de Carol J. MURPHY, The allegorical impulse in the works of Julien Gracq : History as rhetorical enactment, in Le Rivage des Syrtes and Un Balcon en Forêt, Chapel Hill, University of North Carolina, 1995, consacré, dans une perspective littéraire post-moderne, à la narration et à l’histoire dans les romans de Gracq à partir des notes d’En lisant en écrivant.
  • [14]
    -Sur la critique de Gracq et ses liens avec la lecture et l’écriture, voir Philippe BERTHIER, Julien Gracq critique. D’un certain usage de la littérature, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1990.
  • [15]
    - Ce travail est bien sûr tributaire de la critique gracquienne. On signalera en particulier l’essai de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., qui nous a semblé la plus convaincante des approches de l’œuvre, avec une attention particulière à la question de l’Histoire, ainsi que la série de la Revue de Lettres Modernes dirigée par Patrick Marot et consacrée à Julien Gracq, qui compte six volumes publiés. On mentionnera également le très intéressant ouvrage de Dominique PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, Paris, Garnier, 2009, dont je n’ai eu connaissance qu’au moment d’achever ce travail, et qui cherche, d’une manière plus ample que je le fais ici, à relire l’ensemble de l’œuvre de Gracq en posant la question de l’histoire, non pas à partir de la note sur l’esprit-de-l’Histoire, mais à partir du texte voisin et « frère » selon son expression, le « fragment Fest ». Sur la biographie de Gracq, outre la Chronologie dans le premier volume de la Pléiade, voir Hubert HADDAD, Julien Gracq. La forme d’une vie, Paris, Le Castor Astral, 1986, et Jean PELLETIER, Julien Gracq. L’embarcadère. Vérité et légendes, Paris, Éd. du Chêne, 2001. Sur la thématique de l’histoire, voir aussi Éric FAYE, Le sanatorium des malades du temps. Temps, attente et fiction, autour de Julien Gracq, Dino Buzzati, Thomas Mann, Kôbô Abé, Paris, José Corti, 1996 ; Carol J. MURPHY, « Le retour de l’Histoire », in P. MAROT (dir.), Julien Gracq, op. cit., t. 3, p. 115-128 et J. BESSIÈRE, « Gracq : fiction et histoire », art. cit.
  • [16]
    - Le choix d’une lecture symbolique, dans lequel le roman est interprété comme une sorte de mythe reflétant le point de vue de l’auteur sur l’Histoire en relation avec la note sur l’esprit-de-l’Histoire, est celui fait par R. AMOSSY, Parcours symboliques chez Julien Gracq..., op. cit., chap. V, « Le récit symbolique et l’Histoire. Le Rivage des Syrtes face à l’Histoire et à l’actualité », p. 223-254, tandis que le choix narrativiste est celui de C.J. MURPHY, The allegorical impulse..., op. cit., ou « Le retour de l’Histoire », art. cit., où elle considère que les romans de Gracq se caractérisent par la substitution de la référence historique par l’esprit immatériel de l’Histoire qui prend sa place dans le texte, selon la même dialectique que celle décrite par Certeau appuyé sur Freud dans L’écriture de l’histoire, entre l’événement et sa représentation linguistique. Cette riche interprétation a cependant le défaut de dissoudre toute référentialité historique, c’est-à-dire de gommer la mesure dans laquelle les livres de Gracq ne sont pas seulement discours sur la littérature, mais aussi sur l’histoire.
  • [17]
    - Vincent DESCOMBES, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987, p. 15 : « Mon hypothèse de lecture repose sur une distinction de la pensée du romancier et de la pensée du théoricien. »
  • [18]
    -Anne-Marie MONTLUÇON, « Paysage romain : autour de Julien Gracq », Iris, 17, 1999, p. 47-63 ; Anne CHEVALIER, « La Rome de Julien Gracq », Elseneur, 18, 2004, p. 227-238 ; Michel MURAT, « Vacances romaines », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 4, Références et présences littéraires, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2004, p. 265-279.
  • [19]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. II, p. 898.
  • [20]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1215.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    - Sur la place de la philosophie de l’Histoire chez Gracq, en particulier à propos d’Oswald Spengler et de l’arrière-plan lié à Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Frédéric Nietzsche, voir Léopoldine DUPARC, Transmutations de la philosophie dans l’univers imaginaire de Julien Gracq, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2006, p. 23-45. Sur les liens avec O. Spengler, voir Anne-Marie AMIOT, « Un modèle historique dans Le Rivage des Syrtes : Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler », Trente Quatre/Quarante Quatre. Cahiers de Recherche de STD Paris, 9, 1982, p. 39-65, et Id. « La mystique politique de Julien Gracq », Cahier du Centre de Recherches sur le Surréalisme, 5, 1983, p. 159-173.
  • [23]
    - C’est Antoine COMPAGNON, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 372-403, qui propose le qualificatif appliqué à Gracq, après avoir déjà posé la question « Gracq est-il un moderne ? », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 2, Un écrivain moderne (rencontres de Cerisy, 24-29 août 1991), Paris/Caen, Lettres Modernes, 1994, p. 11-29. Le qualificatif est cependant à manier avec précaution, voir Michel MURAT, « L’envers de la littérature contemporaine », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 5, Les dernières fictions, Un balcon en forêt et La presqu’île, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2007, p. 9-23, en particulier p. 21-22, qui n’est pas convaincu par l’appellation d’anti-moderne : « Gracq est bien un ‘moderne en délicatesse avec les Temps Modernes’, intempestif plutôt que déchiré. Mais il est si loin de Joseph de Maistre que les traits prototypiques de l’antimoderne brillent chez lui par leur absence : où sont la contre-révolution, l’hostilité aux Lumières, le sens du péché originel ? Où sont même le pessimisme et le goût du sublime ? Il y a au contraire chez Gracq un goût du bonheur, une rationalité positive, une fidélité républicaine, sans ostentation mais jamais démentis, et se renforçant avec l’âge. »
  • [24]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. I, p. 866 ; on trouve un emploi du même genre dans Lettrines, ibid., t. I, p. 145. À propos de la conférence de 1960 sur la littérature, M. MURAT, « L’envers de la littérature contemporaine », art. cit., p. 17, observe justement que « malgré la référence explicite à Spengler, il faut bien comprendre que chez Gracq la technique est restreinte à la littérature ; ne cherchons pas chez lui l’équivalent des réflexions de Heidegger ou de Jünger ».
  • [25]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. II, p. 899 et p. 935 ; Entretiens, ibid., t. II, p. 1263.
  • [26]
    - J. GRACQ, Réponse à une question sur la poésie, ibid., t. II, p. 1173.
  • [27]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1215.
  • [28]
    Ibid., p. 1195.
  • [29]
    - Cela pose directement la question d’une certaine inclination politique pour la vision spenglerienne, qui peut être mise en rapport avec ses considérations sur le devenir de l’Occident, voir Jean DE MALESTROIT, Julien Gracq. Quarante ans d’amitiés 1967-2007, Saint-Malo, Pascal Galodé éd., 2008, p. 122, 189 ou 205, même s’il faut se rappeler son affirmation cinglante, « je ne crois pas aux théories de Spengler ».
  • [30]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 715.
  • [31]
    Ibid., II, p. 707.
  • [32]
    - Sur les liens entre biographie et histoire chez Gracq, voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., en particulier la première partie, « Crise collective et biographie de l’écrivain », p. 103-351.
  • [33]
    - J. DE MALESTROIT, Julien Gracq..., op. cit., p. 250.
  • [34]
    Ibid., p. 92.
  • [35]
    Ibid., p. 122.
  • [36]
    - Cette préférence est soulignée par C.J. MURPHY, « Le retour de l’Histoire... », art. cit., p. 120-121.
  • [37]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 145.
  • [38]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1049-1050.
  • [39]
    Ibid., p. 1052.
  • [40]
    - Sur l’autobiographie chez Gracq, voir Bernard VOUILLOUX, Gracq autographe, Paris, José Corti, 1989 et P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., p. 28-31, « L’inscription du biographique ».
  • [41]
    - Voir P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., p. 177 : « L’Histoire et la remémoration ne constituent pas dans l’œuvre non fictionnelle de Gracq, me semble-t-il, deux objets évidemment séparables par leur nature. » Voir l’ensemble du chapitre V de ce livre, « La forme de l’histoire », pour une réflexion sur la place de l’histoire dans l’écriture fragmentaire, et plus généralement les essais réunis par P. MAROT, Julien Gracq, op. cit., en particulier son introduction, « Quelques paradoxes du temps gracquien », p. 3-17, Kim JI-YOUNG, « Mémoires, survivance et mouvance dans les récits de Gracq », ibid., p. 21-46 et Hervé MENOU, « ‘L’Esprit-de-l’Histoire’. Parallélisme et mise à distance dans le discours autobiographique gracquien », ibid., p. 129-149.
  • [42]
    - Voir la place de la guerre dans La Forme d’une ville, dans la chronologie de l’édition Pléiade à laquelle il a directement collaboré, ainsi par exemple que dans les Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1037-1038, qui présentent un passage typique de l’éclairage de la guerre dans son souvenir. Sur le rôle fondateur de ces souvenirs de la Première Guerre mondiale, voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., « La première guerre mondiale comme scène primitive », p. 321-351.
  • [43]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1231. D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., a donné une interprétation du lien entre lecture et guerre : « La suture guerre-lecture », p. 321-328.
  • [44]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid.
  • [45]
    Ibid., p. 1232.
  • [46]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 286 : « Ce n’était nullement l’atmosphère électrique d’une veille de révolution [...]. On eût dit quelque chose qui s’abattait sur la ville passive et stupéfaite, mais qui n’en sortait pas : les rues de 1934 ou de 1936, dans ma jeunesse, m’avaient paru tout autrement fiévreuses et explosives. »
  • [47]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1011-1013.
  • [48]
    - J. GRACQ, Chronologie, ibid., t. I, p. LXX.
  • [49]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 252 ou p. 279.
  • [50]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 319-320 : « Les souvenirs de la guerre de 1940, que j’avais pendant dix-huit ans conservés si vifs et si précis, depuis que j’ai écrit Un balcon en forêt se sont perdus dans le flou et la grisaille. Si j’y pense, j’y pense avec un détachement inexplicable, comme à une histoire qui me serait étrangère. Vieillissement – recul que les années augmentent ? Non pas, mais le livre est passé par là, et après lui le souvenir n’a pas repoussé, comme il m’est arrivé une ou deux fois. »
  • [51]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 188.
  • [52]
    Ibid., p. 196 ou p. 215, qui sont deux longues notes.
  • [53]
    Ibid., p. 169, 252 ou 337.
  • [54]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1015-1020, avec par exemple un écho direct à Lettrines, ibid., t. II, p. 337 à 1018.
  • [55]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 147.
  • [56]
    Ibid., II, p. 199.
  • [57]
    - J. DE MALESTROIT, Julien Gracq..., op. cit., p. 189.
  • [58]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 704.
  • [59]
    Ibid., p. 707.
  • [60]
    Ibid., p. 708.
  • [61]
    Ibid., p. 708-710.
  • [62]
    Ibid., p. 705.
  • [63]
    Ibid., p. 706.
  • [64]
    - C’est ce texte qui guide la lecture proposée par D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., p. 49-102, qui débute par un préambule consacré à ce fragment de Joachim Fest, remarquable modèle d’enquête herméneutique et philologique.
  • [65]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 710. Sur cette note et ses liens avec ses deux grands récits, voir les remarques de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 28-29.
  • [66]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 711.
  • [67]
    - Voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., « Affect historique et écriture : une ‘influence qui crève les yeux’ », p. 559-618.
  • [68]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 989.
  • [69]
    - Sur la métaphore chez Gracq, et son double la comparaison, voir le second tome de Michel MURAT, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Étude de style, Paris, J. Corti, 1983, ainsi qu’Élisabeth CARDONNE-ARLYCK, La métaphore raconte. La pratique de Julien Gracq, Paris, Klincksieck, 1984, en particulier « L’analogie faite histoire », p. 57-61.
  • [70]
    - La marée et le glissement du bateau s’inscrivent dans le cadre général des métaphores de l’eau, étudiées par Laurence ROUSSEAU, Images et métaphores aquatiques dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq, Paris, Lettres Modernes, 1981. Voir aussi Élisabeth CARDONNE-ARLYCK, Désir, figure, fiction. Le « domaine des marges » de Julien Gracq, Paris, Lettres Modernes, 1981, « Transports maritimes », p. 56-61.
  • [71]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 808, « la haute marée émotive qui submergeait Maremma ».
  • [72]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 96.
  • [73]
    - J. GRACQ, Autour des sept collines, ibid., t. II, p. 933.
  • [74]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 1009.
  • [75]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 17.
  • [76]
    Ibid., p. 57.
  • [77]
    Ibid., p. 63. La puissance dialectique des métaphores qui permettent le retournement dramatique a aussi été soulignée, à propos de l’eau dans Le Rivage des Syrtes, par L. ROUSSEAU, Images et métaphores aquatiques..., op. cit., p. 76-80.
  • [78]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 92.
  • [79]
    Ibid., p. 93.
  • [80]
    - J. GRACQ, Un beau ténébreux, ibid., t. I, p. 189.
  • [81]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 806 ou 815. Sur l’orage dans le Rivage, voir l’analyse stylistique de M. MURAT, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq..., t. I, p. 27-28, qui évoque l’« éternelle imminence » créée par la figure.
  • [82]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 708.
  • [83]
    - Cette image a fait l’objet d’une discussion précoce dans la critique gracquienne, depuis la célèbre intervention de Jean-Paul WEBER, « Glisser à la mer », Nouvelle Revue Française, 101, 1961, p. 886-895 et 103, 1961, p. 105-118, repris dans Id., Domaines thématiques, Paris, Gallimard, 1963. J.-P. Weber propose une démarche du même type que celle de cet article dans la mesure où des textes postérieurs lui servent à proposer une lecture du Château d’Argol placé sous le signe du bateau qui glisse à la mer. Pour une critique de cette interprétation, voir Friedrich HETZER, Les débuts narratifs de Julien Gracq, 1938-1945, Munich, Minerva-Publikation Saur, 1980, p. 5-16, ou L. ROUSSEAU, Images et métaphores aquatiques..., op. cit., p. 80 : malgré les objections légitimes, qui pourraient en particulier porter sur la notion psychanalytique d’archétype dans l’usage que J.-P. Weber en fait, ce dernier met néanmoins le doigt sur une figure centrale de l’imaginaire gracquien.
  • [84]
    - Sur cette expression étudiée dans le contexte d’Un balcon en forêt, voir É. CARDONNE-ARLYCK, Désir, figure, fiction..., op. cit., p. 47-50, et Alain-Michel BOYER, Julien Gracq. Paysages et mémoire. Des Eaux étroites à Un Balcon en forêt, Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2007, p. 85-114. Sur la figure de l’appareillage et pour une lecture de Gracq à travers le fil des métaphores de la navigation, voir Jean BELLEMIN-NOËL, Une ballade en galère avec Julien Gracq, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995.
  • [85]
    - J. GRACQ, Liberté grande, ibid., t. I, p. 296.
  • [86]
    - J. GRACQ, Les eaux étroites, ibid., t. II, p. 529, par exemple.
  • [87]
    - J. GRACQ, Préférences, ibid., t. I, p. 850.
  • [88]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 622.
  • [89]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 809.
  • [90]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 114.
  • [91]
    - J. GRACQ, André Breton, ibid., t. I, p. 515.
  • [92]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 808.
  • [93]
    - « Événement », in A. REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998 p. 1347-1348.
  • [94]
    Ibid.
  • [95]
    - J. GRACQ, Préférences, ibid., t. I, p. 933-940.
  • [96]
    - J. GRACQ, Le Roi pêcheur, ibid., t. I, p. 357.
  • [97]
    Ibid., p. 364.
  • [98]
    Ibid., p. 392.
  • [99]
    - Comme l’affirme M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 226, « La ‘rature de l’événement’ trouve ici sa réalisation la plus stricte et la plus exemplairement ambiguë. »
  • [100]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 839.
  • [101]
    - Georges DUBY, Le dimanche de Bouvines : 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, [1973] 1996, p. 841.
  • [102]
    - Sur le rôle des signes, Berhild BOIE, Hauptmotive im Werke Julien Gracqs, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1966, chap. II, « Die Welt der Zeichen », p. 48-109, en particulier p. 58-83, « Das Roman-Klima ».
  • [103]
    - Pour une perspective générale sur la dynamique des romans, voir Y. BRIDEL, Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire, op. cit.
  • [104]
    - É. FAYE, Le sanatorium des malades du temps..., op. cit., chap. V, p. 135-204.
  • [105]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 32.
  • [106]
    Ibid., p. 33.
  • [107]
    Ibid., p. 34.
  • [108]
    Ibid., p. 60, 68 et 87.
  • [109]
    - J. GRACQ, Un beau ténébreux, ibid., t. I, p. 112.
  • [110]
    Ibid., p. 121.
  • [111]
    Ibid., p. 163 : « la mort peut devenir un acte délibéré ».
  • [112]
    Ibid., p. 165.
  • [113]
    Ibid., p. 198.
  • [114]
    Ibid., p. 211 et 256. Sur le rôle fondamental, bien au-delà des exemples cités ici, des allusions littéraires dans l’économie d’Un beau ténébreux, voir Ruth AMOSSY, Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau ténébreux de Julien Gracq, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière/Payot, 1980 ; pour une perspective générale sur cette question dans l’œuvre de Gracq, voir les textes réunis par P. MAROT (dir.), Julien Gracq, t. 4. Références et présences littéraires, op. cit.
  • [115]
    - J. GRACQ, Un beau ténébreux, ibid., t. I, p. 220 : « vous êtes au bord de quelque chose d’irréparable » ; p. 240 : « il faut que tout ceci finisse ».
  • [116]
    Ibid., p. 239.
  • [117]
    Ibid.
  • [118]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 556.
  • [119]
    Ibid., p. 559.
  • [120]
    Ibid., p. 563.
  • [121]
    Ibid., p. 572.
  • [122]
    Ibid., p. 591 et 641.
  • [123]
    Ibid., p. 614.
  • [124]
    Ibid., p. 636-637.
  • [125]
    Ibid., p. 652, 654, 659, 666 et 670.
  • [126]
    Ibid., p. 675.
  • [127]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 152 : « Et Le Rivage des Syrtes, jusqu’au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée. »
  • [128]
    - Sur les références historiques à l’œuvre dans Un balcon en forêt, voir Y. BRIDEL, « Roman et histoire... », art. cit., p. 20-27, qui néanmoins présente une vision différente de la nôtre dans la mesure où il conclut que « donc l’histoire n’est ici que l’intervention du destin antique, elle donne un cadre temporel apparent au roman, dont l’essentiel se situe sur un plan non-historique ». Pour une vision nuancée des rapports entre « réel » et romanesque, voir Michèle MONBALLIN, « Un balcon en forêt. Quelques aspects des décrochages du réel » ; Jérôme CABOT, « La désertion par les mots. L’impossible référence et la réception parodique du vocabulaire de la guerre dans Un balcon en forêt » et Béatrice DAMAMME-GILBERT, « L’Entre-deux dans Un balcon en forêt », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 55-79, 80-96 et 97-114.
  • [129]
    - J. GRACQ, Un balcon en forêt, ibid., t. II, p. 6 et 11.
  • [130]
    Ibid., p. 39, 40 et 42-43.
  • [131]
    Ibid., p. 48.
  • [132]
    Ibid., p. 50 ou 66.
  • [133]
    Ibid., p. 70 et 122.
  • [134]
    Ibid., p. 67-69.
  • [135]
    - D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., « Une poïétique à fleur de texte : la suture fiction-guerre », p. 505-678.
  • [136]
    - À propos du lien entre écriture romanesque et fiction, voir les articles du volume dirigé par P. MAROT, Julien Gracq, t. 6, Les tensions de l’écriture. Adieu au romanesque persistance de la fiction, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 2008. Sur La presqu’île, voir Patrick MAROT, « Tension narrative et réversibilité dans Un balcon en forêt et La presqu’île », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 25-55. Pour une perspective narrative et linguistique sur la dynamique du récit dans les romans et jusqu’à La presqu’île, voir Mireille NOËL, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2000, dont l’hypothèse centrale est que la narration est progressivement dévorée par la description. On pourra également comparer, sur la même séquence chronologique des œuvres qui étaient à l’époque tout ce qui était publié, avec l’étude de Annie-Claude DOBBS, Dramaturgie et liturgie dans l’œuvre de Julien Gracq, Paris, José Corti, 1972, qui pose clairement dans sa conclusion le problème du mouvement de l’œuvre et propose une lecture dans laquelle la question de l’histoire, évidente pour nous après les entretiens et les notes des années 1980-1990, n’a à peu près aucune place – rappel du caractère historique de l’œuvre et de son interprétation.
  • [137]
    - Sur ce texte, voir Philippe BERTHIER, « Retour vers le futur, ou le routard élémentaire. ‘La route’ », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 161-169, ainsi que M. NOËL, L’éclipse du récit..., op. cit., en particulier p. 171-188, qui en fait le véritable tournant dans l’écriture de Gracq.
  • [138]
    - J. GRACQ, La presqu’île, « Le Roi Cophétua », ibid., t. II, p. 489.
  • [139]
    Ibid., p. 514 par exemple.
  • [140]
    - Voir Anne-Yvonne JULIEN, « Jeux de références croisées dans ‘Le Roi Cophétua’ », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 223-239, en l’occurrence p. 224, qui parle d’« une poétique du leurre » à l’œuvre dès le titre, et Dominique RABATÉ, « Profil perdu. Perte et consentement dans ‘Le Roi Cophétua’ », ibid., p. 241-254, qui pose la question de la perte comme moteur dramatique de la nouvelle.
  • [141]
    - J. GRACQ, La presqu’île, « Le Roi Cophétua », ibid., t. II, p. 517.
  • [142]
    - Jean-Yves LAURICHESSE, « Le vagabondage automobile dans ‘La Presqu’île’ », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 5, p. 171-197, souligne bien le caractère expérimental et radical de la nouvelle, p. 196 : « Conducteur magistral d’une narration-description qui suit sa pente et ses virages ave une volupté mêlée peut-être de la sourde anxiété de tomber en panne autant que de rejoindre, Gracq, si éloigné qu’il soit par ailleurs du Nouveau Roman, se livre ici corps et âme à l’‘aventure de l’écriture’ [...]. » Voir aussi, sur le même texte, Bruno TRISTMANS, « Météores gracquiens dans La presqu’île », ibid., p. 199-211.
  • [143]
    - É. FAYE, Le sanatorium des malades du temps..., op. cit.
  • [144]
    - Pour une analyse des différences entre les deux auteurs, voir Philippe BERTHIER, « Gracq et Buzzati poètes de l’événement », Julien Gracq, Cahiers de l’Herne, 1972, p. 90- 104, suivi par une lettre de Dino Buzzati
  • [145]
    - À ce titre, ce point de vue est légèrement différent de celui développé en conclusion par M. NOËL, L’éclipse du récit..., op. cit., p. 285-286, qui explique ce mouvement d’épuisement de la narration par le déplacement d’une « logique actionnelle ou événementielle » vers une logique spatio-temporelle, ce qui est clair dans La presqu’île. Une variante de cette interprétation consiste à souligner le rôle d’Un balcon en forêt dans le glissement vers une pure description temporelle, presque vidée de tout élément actionnel, une fois passé le cap de la métamorphose romanesque du souvenir de 1940.
  • [146]
    - À ce titre, cette lecture diverge de celle de Carol J. MURPHY, « The surreality of History in Un Balcon en Forêt », The allegorical impulse..., op. cit., p. 147-191, qui déréalise la guerre et donne à l’histoire une fonction de pure mise en mouvement narratif du récit, sans considérer qu’il y a une dimension référentielle et réflexive de Gracq vis-à-vis de l’Histoire et de l’historicité.
  • [147]
    - À propos de ce retour du temps sur lui-même, voir P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., chap. IV, « La temporalité du souvenir », p. 137-176, en particulier p. 137-151, « Un ‘passé ultérieur’ », qui met en évidence le rôle de cette pratique de l’écriture qui traverse à la fois les romans et les œuvres non fictionnelles sous la forme du rapport entre présent de l’écriture et passé du souvenir.
  • [148]
    - C’est de façon révélatrice le titre du premier volume de la série consacrée à Julien Gracq par la Revue des Lettres Modernes : Patrick MAROT (éd.), Julien Gracq, t. 1, Une écriture en abyme, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 1991.
  • [149]
    - Sur cette question, voir les pages essentielles de M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 83-87.
  • [150]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 580.
  • [151]
    Ibid., p. 729.
  • [152]
    - Sur Alain, voir D. PERRIN, De Louis Poirier à Julien Gracq, op. cit., p. 254-269.
  • [153]
    - Patrick NÉE, « Julien Gracq phénoménologue ? », in P. MAROT (éd.), Julien Gracq, op. cit., t. 2, p. 163-182.
  • [154]
    - M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 85 : « À rejoindre un futur qui lui est antérieur, mais qui n’accède à l’existence qu’à partir de cette jonction, le récit comme l’écrivain créent un paradoxe causal et temporel dont ils jouent, mais qui s’empare d’eux en retour. »
  • [155]
    Ibid., p. 241 : « le livre montre d’abord comment l’acte devient événement ».
  • [156]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 756.
  • [157]
    Ibid., p. 779.
  • [158]
    Ibid., p. 827-828.
  • [159]
    Ibid., p. 828-830. Pour une lecture philosophique de l’œuvre posant le problème de la fin de l’histoire et du grand homme, voir L. DUPARC, Transmutations de la philosophie..., op. cit., p. 23-34.
  • [160]
    - Sur la dimension collective de l’Histoire dans Le Rivage des Syrtes, voir Y. BRIDEL, « Roman et histoire... », art. cit., p. 38-42 et M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 242-243. Sur le lien entre individu et groupe dans l’œuvre de Gracq, voir B. BOIE, Hauptmotive im Werke Julien Gracqs..., op. cit., « Die Gruppe », p. 146-161, en particulier p. 158-159.
  • [161]
    - J. GRACQ, Le Rivage des Syrtes, ibid., t. I, p. 730.
  • [162]
    - Sur le rapport à l’anachronisme de ces auteurs, voir Georges DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000, et Id., L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
  • [163]
    - Sur ce point, voir Sacha BOURGEOIS-GIRONDE, Temps et causalité, Paris, PUF, 2002, en particulier les chapitres « Causalité et contrefactualité », « La causalité inversée » et « Les paradoxes du voyage dans le temps ».
  • [164]
    - Comme l’affirme J. BESSIÈRE, « Gracq : fiction et histoire », art. cit., p. 156, « le récit est, ipso facto, fondateur du temps et de l’histoire qu’il expose ». Mais il ne voit pas dans ce projet la dimension expérimentale appliquée à l’Histoire, et seulement la scission d’avec elle, ce qui le conduit à souligner la « minorité de la littérature » (p. 158) chez Gracq, soit « son inadéquation à la représentation de l’Histoire » et à conclure que « l’Histoire n’est pas figurable » (p. 172).
  • [165]
    - M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 121.
  • [166]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 153. Sur l’absence de statut social des personnages de Gracq, voir Y. BRIDEL, Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire..., op. cit., p. 10-11.
  • [167]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 558.
  • [168]
    - M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 87.
  • [169]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 636.
  • [170]
    Ibid., p. 632.
  • [171]
    - Sur le style de Gracq, en particulier à propos du Rivage des Syrtes, on ne peut que renvoyer encore une fois au livre de M. MURAT, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq..., op. cit.
  • [172]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 643.
  • [173]
    Ibid.
  • [174]
    Ibid., p. 644.
  • [175]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1227-1228.
  • [176]
    Ibid., p. 1217.
  • [177]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 642.
  • [178]
    Ibid., p. 644.
  • [179]
    - J. GRACQ, Lettrines 2, ibid., t. II, p. 308.
  • [180]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 181.
  • [181]
    - J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1196.
  • [182]
    - J. GRACQ, Lettrines, ibid., t. II, p. 150.
  • [183]
    -Michel DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975 ; Jacques LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, Gallimard, 1977. Pour une perspective historiographique générale, voir Jean LEDUC, Les historiens et le temps. Conceptions, problématiques, écritures, Paris, Éd. du Seuil, 1999.
  • [184]
    - François ZOURABICHVILI, Deleuze. Une philosophie de l’événement, Paris, PUF, 1994.
  • [185]
    - La conjoncture littéraire très contemporaine semble au contraire marquée par une reformulation des enjeux historiques au sein de la littérature, voir dans ce numéro l’article de Patrick Boucheron.
  • [186]
    - G. DUBY, Le dimanche de Bouvines..., op. cit., p. 830.
  • [187]
    - J. GRACQ, Carnets du grand chemin, ibid., t. II, p. 943-944 : « La route plonge et zigzague dans le pli creusé de la forêt et soudain se transforme en une rue de village pavée en lit de torrent. Avec ses toits de bardeaux faits pour les hautes neiges, ses granges à claire-voie de troncs équarris, les ruisseaux jaseurs de ses ruelles affluentes, et la panoplie de planches dressées de ses scieries qui palissadent la grand-rue de l’odeur du bois frais, le village allongé de tout son long dans le thalweg du val boisé semble fait de la débâcle triée et industrieusement utilisée d’une coupe forestière : c’est Lapoutroie, sur le versant alsacien des Vosges. » Sur le passage entre romans et fragments, voir P. MAROT, La forme du passé..., op. cit., « événementiel de la fiction et événementiel du fragment », p. 83-86, et M. MURAT, L’enchanteur réticent..., op. cit., p. 112, qui parle de « modèles réduits ».
  • [188]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, p. 707 et 711.
  • [189]
    - Il refuse d’ailleurs de fixer le sens de ses textes, voir J. GRACQ, Entretiens, ibid., t. II, p. 1255 ou p. 1258.
  • [190]
    - J. GRACQ, En lisant en écrivant, ibid., t. II, 703.
  • [191]
    -J. GRACQ, Préface à « La Victoire à l’ombre des ailes » de Stanislas Rodanski, ibid., t. II, p. 1115.
  • [192]
    - J. GRACQ, André Breton, ibid., t. I, p. 444.
  • [193]
    - J. GRACQ, Au Château d’Argol, ibid., t. I, p. 5.
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