Notes
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[*]
Ce travail, réalisé dans le cadre d’une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche, a bénéficié des commentaires des membres de l’équipe « Towards a Critical Moral Anthropology », en particulier de Samuel Lézé et Richard Rechtman, et de discussions à l’occasion des Journées de philosophie, psychologie et sociologie morales organisées à l’université de Picardie en décembre 2008 par Sandra Laugier.
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[1]
- Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, 1991, p. 21-23.
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[2]
-Edward P. THOMPSON, « The moral economy reviewed », Customs in common, Londres, The Merlin Press, 1991, p. 259-351. Formulation à laquelle fait évidemment allusion mon propre titre.
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[3]
- Edward P. THOMPSON, The making of the English working class, Harmondsworth, Penguin Books, [1963] 1968, p. 68 et 222. Significativement, ni « moral economy » ni même « moral » n’apparaissent dans l’index du livre.
-
[4]
- Edward P. THOMPSON, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Present, 50, 1971, p. 76-136.
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[5]
- Amartya SEN, « La prudence d’Adam Smith », Mouvements, 23, 2002, p. 110-117 (version originale, in S. LALL et F. STEWART (dir.), Theory and reality in development, Londres, Macmillan, 1986). Contre les interprétations simplistes des libéraux d’hier et d’aujourd’hui qui justifient leurs politiques de laissez-faire les plus absolutistes en s’appuyant sur ce texte de Smith, A. Sen rappelle la complexité de sa pensée et donc la malhonnêteté de cet usage.
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[6]
- James C. SCOTT, The moral economy of the peasant : Rebellion and subsistence in Southeast Asia, New Haven, Yale University Press, 1976.
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[7]
- Lorraine DASTON, « The moral economy of science », Osiris, 10, 1995, p. 2-24.
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[8]
- Benjamin S. ORLOVE, « Meat and strength : The moral economy of a Chilean food riot », Cultural Anthropology, 12-2, 1997, p. 234-268 ; Marsha Pripstein POSUSNEY, « Irrational workers : The moral economy of labor protest in Egypt », World Politics, 46-1, 1993, p. 83-120.
-
[9]
- Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, « A moral economy of corruption in Africa ? », The Journal of Modern African Studies, 37-1, 1999, p. 25-52 ; Barbara PARKER, « Moral economy, political economy, and the culture of entrepreneurship in Highland Nepal », Ethnology, 27-2, 1988, p. 181-194 ; Sangeeta CHATTOO et Waqar I. U. AHMAD, « The moral economy of selfhood and caring : Negotiating boundaries of personal care as embodied moral practice », Sociology of Health and Illness, 30-4, 2008, p. 550-564 ; Gilbert QUINTERO, « Nostalgia and degeneration : The moral economy of drinking in Navajo society », Medical Anthropology Quarterly, 16-1, 2002, p. 3-21 ; Nicoli NATTRASS, The moral economy of AIDS in South Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Sherman A. JAMES, « Confronting the moral economy of US racial/ethnic health disparities », American Journal of Public Health, 93-2, 2003, p. 93-189, ici p. 189 ; Khun Eng KUAH, « The changing moral economy of ancestor worship in a Chinese emigrant district », Culture, Medicine and Psychiatry, 23-1, 1999, p. 99-132 ; Brian SALTER, « Bioethics, politics and the moral economy of human embryonic stem cell science : the case of the European Union’s sixth framework programme », New Genetics and Society, 26-3, 2007, p. 269-288 ; John TRESH, « The daguerreotype’s first frame : François Arago’s moral economy of instruments », Studies in History and Philosophy of Science. Part A, 38-2, 2007, p. 445-476 ; Christopher HAMLIN, « Robert Warrington and the moral economy of the aquarium », Journal of the History of Biology, 19-1, 1986, p. 131-154, ici p. 151-153 ; Alexander AUSTIN et al., « How to turn pirates into loyalists : The moral economy and an alternative response to file sharing », rapport préparé pour le MIT Convergence Culture Consortium, Cambridge, 2006.
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[10]
- Ian HACKING, The social construction of what ?, Cambridge, Harvard University Press, 1999. Dans une savoureuse mais non exhaustive énumération qui rappelle l’encyclopédie chinoise de Borges, il indique 24 titres d’ouvrage qui portent sur la « construction sociale de », depuis la construction sociale de l’auteur jusqu’à la construction sociale du nationalisme zoulou.
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[11]
-Didier FASSIN, « Le corps exposé. Une économie morale de l’illégitimité », in D. FASSIN et D. MEMMI (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éd. de l’EHESS, 2004, p. 237-266 ; Id., « Compassion and repression : The moral economy of immigration policies in France », Cultural Anthropology, 20-3, 2005, p. 362-387 ; Id., « Économie morale du traumatisme », in D. FASSIN et R. RECHTMAN, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007, p. 403-417 ; Id., « In the heart of humaneness : The moral economy of humanitarianism », in D. FASSIN et M. PANDOLFI (dir.), Contemporary states of emergency : The politics of military and humanitarian intervention, New York, Zone Books, 2009, sous presse.
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[12]
- E. P. THOMPSON, The making of the English working class, op. cit., p. 230-231. Il poursuit : « Il est tout à fait possible que les moyennes statistiques et les expériences humaines varient dans des directions opposées. Un accroissement des facteurs quantitatifs peut se produire en même temps que des bouleversements qualitatifs du mode de vie des gens. » Pour lui, c’est ce décalage qui peut être à l’origine d’agitations sociales.
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[13]
- Michel FOUCAULT, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 222-243 (1re édition de ce texte dans le livre de Hubert DREYFUS et Paul RABINOW, Michel Foucault : Beyond structuralism and hermeneutics, Chicago, The University of Chicago Press, 1982).
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[14]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy of the English crowd... », art. cit., p. 77-79. Selon lui, pour beaucoup d’historiens, les émeutes n’ont été que des réactions presque biologiques à la dureté des conditions de vie et les émeutiers n’étaient pas des sujets historiques : il aurait fallu attendre la Révolution française pour qu’émerge un véritable projet politique.
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[15]
- Marcel MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1, 1923-1924, p. 30-186, reproduit dans Id., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, [1950] 2007, p. 143-279.
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[16]
- Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, [1944] 1972, en particulier p. 71-86.
-
[17]
-Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éd. du Cerf, [1992] 2000, notamment le chapitre 5 « Modèles de reconnaissance intersubjective ».
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[18]
-Andrew SAYER, « Moral economy », Department of sociology, Lancaster University, 2004, est une exception : http:// www. lancs. ac. uk/ fass/ sociology// papers/ sayer-moral-economy.
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[19]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy of the English crowd... », art. cit., p. 50 : « Il n’est pas possible à un moment donné d’identifier clairement qui incarne les théories de la foule. » Il faut s’en tenir à un matériau hétérogène de documents dont le statut n’est pas certain.
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[20]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy reviewed », art. cit., p. 339 : « Où peut-on tracer la ligne ? se demande-t-il. Les pirates ont aussi des usages et des coutumes qu’ils se transmettent : mais ont-ils une économie morale ? » Il pouvait encore se poser cette question pour les pirates, mais certainement pas pour les patrons.
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[21]
- John RAWLS, Leçons sur l’histoire de la philosophie morale, Paris, La Découverte, [2002] 2008. C’est le cas en particulier de l’école du sens moral.
-
[22]
- Didier FASSIN, « Le capital social, de la sociologie à l’épidémiologie. Analyse critique d’une migration trans-disciplinaire », Revue d’épidémiologie et de santé publique, 51-4, 2003, p. 403-413.
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[23]
- J. C. SCOTT, The moral economy of the peasant..., op. cit. La paternité de l’expression est attribuée à E. P. Thompson dans une note de deux lignes à la page 33. Le nom de l’historien britannique ne figure pas dans l’index qui inclut pourtant nombre d’auteurs, dont K. Polanyi.
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[24]
- James C. SCOTT, « Afterword to ‘Moral economies, state spaces, and categorical violence’ », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 395-402. Ce texte est une réponse à une série d’articles consacrés par des anthropologues à son œuvre, à la suite d’un hommage rendu par l’American Anthropological Association à ce passeur transdisciplinaire.
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[25]
- Eric R. WOLF, Peasant wars of the twentieth century, New York, Harper & Row, 1969 ; Sidney MINTZ, Worker in the cane : A Puerto Rican life listory, New Haven, Yale University Press, 1960. Il ne faut toutefois pas sous-estimer l’influence des auteurs français que rappelle J. C. Scott dans l’introduction de son livre : l’école des Annales, en particulier Marc Bloch et Emmanuel Le Roy Ladurie.
-
[26]
- Martha C. NUSSBAUM, Upheavals of thought : The intelligence of emotions, Cambridge/ New York, Cambridge University Press, 2001, p. 1. Pour M. Nussbaum, ce sont « les émotions qui forment le paysage de nos vies mentales et sociales » et donc en particulier nos « jugements de valeurs ».
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[27]
- J. C. SCOTT, The moral economy of the peasant..., op. cit. Pour autant, reconnaît-il, à la lumière de l’histoire coloniale, ces soulèvements ont toujours été factuellement des échecs, la rébellion étant matée et les paysans massacrés.
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[28]
- J. C. SCOTT, The moral economy of the peasant..., op. cit., p. 31. En rupture avec toute une tradition marxiste et par une sorte de coup de force ethnographique, il propose de définir l’exploitation non du point de vue d’économie politique de l’expert, mais dans la perspective d’économie morale du paysan : celui-ci « demande combien il lui reste avant de demander combien on lui prend ». Ce n’est donc pas la plus-value extorquée qui importe, mais la mesure dans laquelle elle autorise le maintien d’une subsistance décente.
-
[29]
- Scott K. SIVARAMAKRISHNAN, « Introduction to ‘Moral economies, state spaces, and categorical violence’ », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 321-330. « Les révolutions sociales et les protestations populaires ont été le point central de l’œuvre de Scott », écrit l’organisateur du panel. Or on pourrait presque dire que les travaux de J. C. Scott portent, contrairement à ce qu’il écrit lui-même, sur les conditions d’impossibilité des soulèvements – jusqu’à quel point limite les paysans peuvent tolérer l’exploitation à laquelle ils sont soumis.
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[30]
- James C. SCOTT, Weapons of the weak : Everyday forms of resistance, New Haven, Yale University Press, 1985, p. XVI. Il précise les formes de cette résistance : « traîner, dissimuler, déserter, feindre, chaparder, calomnier, incendier, saboter, etc. », ce qu’il appelle « des formes brechtiennes – ou schweykiennes – de lutte des classes ».
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[31]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy reviewed », art. cit., p. 341. À propos de l’économie morale des paysans de l’Asie du Sud-Est, il écrit : « Ce qui distingue l’usage qu’en fait Scott, c’est qu’il va beaucoup plus loin dans la description des ‘valeurs’ et des ‘attitudes morales’. »
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[32]
- J. C. SCOTT, Weapons of the weak..., op. cit., p. 184. Il parle ainsi de « politique de la réputation ».
-
[33]
- Marc EDELMAN, « Bringing the moral economy back in... to the study of 21st century transnational peasant movements », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 331-345.
-
[34]
- William J. BOOTH, « On the idea of the moral economy », American Political Science Review, 88-3, 1994, p. 653-667. W. Booth considère ainsi que le concept d’économie morale et, plus largement, la théorie qui le sous-tend peut représenter une contribution importante à la science politique.
-
[35]
- Samuel L. POPKIN, The rational peasant : The political economy of rural society in Vietnam, Berkeley, University of California Press, 1979. Pour S. Popkin, qui critique J. C. Scott, le paysan est un acteur rationnel qui sait tirer avantage des logiques de marché et notamment profite de l’argent qu’il reçoit les bonnes années pour faire face aux mauvaises. L’éthique du capitalisme n’est donc pas contradictoire avec l’éthique de la subsistance.
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[36]
- Albert O. HIRSCHMAN, L’économie comme science morale et politique, Paris, Éd. du Seuil/Gallimard, 1984. Toute une tradition de travaux d’économistes s’est développée dans cette direction, y compris pour tirer parti de modèles non occidentaux : John P. POWELSON, The moral economy, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998 ; Charles TRIPP, Islam and the moral economy : The challenge of capitalism, Cambridge/NewYork, Cambridge University Press, 2006.
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[37]
- L. DASTON, « The moral economy of science », art. cit., p. 3. En revanche, le nom de J. C. Scott ne lui a, semble-t-il, pas été soufflé.
-
[38]
- Gaston BACHELARD, « Libido et connaissance objective », La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, J. Vrin, [1938] 1983 ; Ludwick FLECK, Genesis and development of a scientific fact, Chicago, The University of Chicago Press, [1935] 1979.
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[39]
-Andrew PICKERING, « From science as knowledge to science as practice », in A. PICKERING (dir.), Science as practice and culture, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, p. 1-26 : « La sociologie de la connaissance scientifique se distingue des positions contemporaines dans la philosophie et la sociologie des sciences de deux manières. Premièrement, elle insiste sur le fait que la science est constitutivement sociale de part en part jusque dans sa technique même. Deuxièmement, elle est résolument empirique et naturaliste, et le caractère social de la connaissance scientifique doit être exploré à travers des études portant sur la science réelle, passée ou présente. »
-
[40]
- Michael BEN-CHAIM, « Empowering lay belief. Robert Boyle and the moral economy of experiment », Science in Context, 15-1, 2002, p. 51-77 ; Nicolas RASMUSSEN, « The moral economy of the drug company-medical scientist collaboration in interwar America », Social Studies of Science, 34-2, 2004, p. 161-185 ; Bernadette BENSAUDE-VINCENT, « College chemistry : How a textbook can reveal the values embedded in chemistry », Endeavour, 31-4, 2007, p. 140-144, sont des exemples de cette approche historiquement située.
-
[41]
- Margaret LOCK, « The tempering of medical anthropology : Troubling natural categories », Medical Anthroplogy Quarterly, 15-4, 2001, p. 478-492. On peut également penser au travail sur les économies morales locales de la psychiatrie que fait Allan Young dans un centre psychiatrique de prise en charge de la pathologie post-traumatique des anciens combattants de la guerre du Vietnam où la colère, la honte et la culpabilité sont des émotions associées à des valeurs qui portent sur des actes commis ou subis pour lesquels existe une forte réprobation sociale : Allan YOUNG, The harmony of illusions : Inventing post-traumatic stress disorder, Princeton, Princeton University Press, 1995.
-
[42]
- Brian SALTER et Charlotte SALTER, « Bioethics and the global moral economy : The cultural politics of human embryonic stem cell science », Science, Technology & Human Values, 32-5, 2007, p. 554-581. L’existence même de la revue dans laquelle cet article est publié atteste le travail de production de cette économie morale globale de la science.
-
[43]
- Carol J. GREENHOUSE, « Hegemony and hidden transcripts : The discursive arts of neoliberal legitimation », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 356-368. À propos de formules célèbres, à commencer par l’expression « transcription cachée », proposée par J. C. Scott justement, C. Greenhouse fait cette observation : « ‘Transcription cachée’ est un de ces concepts – comme ses cousins ‘conscience collective’, ‘structure sociale’, ‘relativité culturelle’, ‘communautés imaginées’, ‘description épaisse’ – qui sont entrés pleinement et immédiatement dans le lexique anthropologique pour l’éternité. Mais avec cette éternité revient en permanence la question de l’accentuation. Conscience collective ou conscience collective ? Ce n’est assurément pas la même chose. »
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[44]
- André LALANDE, Vocabulaire technique et philosophique de la philosophie, Paris, PUF, [1926] 1993, p. 261-264. Son irritation n’était d’ailleurs pas simplement une question de mot. Elle était plus fondamentalement une affaire de sens : « Aujourd’hui, cette expression est assez couramment employée pour désigner un ensemble assez confus de connaissances relatives à la condition matérielle et morale de la classe ouvrière, et aux moyens propres à l’améliorer. » La confusion semble ici à son comble, puisque la « condition matérielle et morale » relève de l’économie politique.
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[45]
- G. DELEUZE et F. GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 21-24. Je ne retiendrai cependant évidemment pas la proposition finale des auteurs, p. 37 : « Le concept appartient à la philosophie et n’appartient qu’à elle. » Il est vrai que l’adresse est plutôt destinée aux sciences de la nature.
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[46]
- Jean-Baptiste SAY, Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent ou se consomment les richesses, Paris, Calmann-Lévy, [1803] 1972 : http:// classiques. uqac. ca/ classiques/ say_jean_baptiste/ traite_eco_pol/ traite_eco_pol. html.
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[47]
- Abdelmalek SAYAD, « La maladie, la souffrance et le corps », La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éd. du Seuil, [1981] 1999, p. 255-303.
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[48]
- D. FASSIN et R. RECHTMAN, L’empire du traumatisme..., op. cit. La sinistrose apparaît en fait en 1905 à propos des travailleurs français accidentés et souffrant de névrose post-traumatique. Elle connaît une nouvelle heure de gloire dans les années 1960 en s’appliquant cette fois aux travailleurs immigrés accidentés avec une note culturaliste dépréciative qui s’exprime dans la formule « syndrome méditerranéen » indiquant une profusion bruyante de symptômes sans substrat anatomique.
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[49]
- Didier FASSIN, « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences Sociales et Santé, 19-4, 2001, p. 5-34. J’ai proposé de parler de « protocole compassionnel » pour désigner ce processus de régularisation des étrangers malades. À titre d’exemple, au cours de la décennie 1990, le nombre de régularisations à ce titre a été multiplié par sept dans le département de la Seine-Saint-Denis où j’ai étudié ce phénomène. Même s’ils diffèrent d’une préfecture à l’autre, les taux d’accords pour raison médicale sont toujours très largement supérieurs aux taux d’accords des demandes d’asile, attestant un déplacement de légitimité, là encore, du politique (les persécutions) à l’humanitaire (la maladie).
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[50]
- Didier FASSIN, « Exclusion, underclass, marginalidad. Figures contemporaines de la pauvreté urbaine en France, aux États-Unis et en Amérique latine », Revue Française de Sociologie, 37-1, 1996, p. 37-75 ; Id., « Souffrir par le social, gouverner par l’écoute. Une configuration sémantique de l’action publique », Politix, 73, 2006, p. 137-158 ; Id., « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aide d’urgence », Annales HSS, 55-5, 2000, p. 955-981 ; Id., « La cause des victimes », Les Temps Modernes, 627, 2004, p.73-91 ; Id., « Et la souffrance devint sociale. De l’anthropologie médicale à une anthropologie des afflictions », Critique, 680-681, 2004, p. 16-29. J’ai donné dans ces textes maints exemples de la manière dont les évolutions du discours politique dans le sens du pathos influaient sur la manière de penser l’action publique.
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[51]
- Lauren BERLANT (dir.), Compassion : The culture and politics of emotion, New York/ Londres, Routledge, 2004. L’auteur parle du développement de la « sphère publique intime » aux États-Unis au cours de cette période et rappelle le mot d’ordre de la victoire de George W. Bush en 2000 : « compassionate conservatism », formule théorisée par plusieurs de ses inspirateurs, notamment Marvin Olasky.
-
[52]
- D. FASSIN et M. PANDOLFI (dir.), Contemporary states of emergency..., op. cit. ; Didier FASSIN, « Humanitarianism as a politics of life », Public Culture, 19-3, 2007, p. 499-520.
-
[53]
- Didier FASSIN, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004 ; Id., « Souffrir par le social..., art. cit., p. 137-157.
-
[54]
- Didier FASSIN, Quand les corps se souviennent. Expérience et politique du sida en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2006 ; Id., « The embodied past : From paranoid style to politics of memory in South Africa », Social Anthropology, 16-3, 2008, p. 312-328. J’ai essayé dans mon travail sur l’Afrique du Sud d’analyser l’économie morale du soupçon et du ressentiment qui se développait dans nombre de pays du tiers-monde.
-
[55]
- Michael BURAWOY et al., Global ethnography : Forces, connections, and imaginations in a postmodern world, Berkeley, University of California Press, 2000.
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[56]
- Jacques REVEL (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Le Seuil/ Gallimard, 1996. Plus que le choix d’une bonne échelle, « c’est la variation d’échelle qui paraît fondamentale », écrit Jacques Revel. Dans cette variation, on peut considérer que, contrairement à ce que suggérait Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 387, à des fins didactiques il est vrai, l’ethnographie n’est pas le niveau le plus simple à partir duquel on s’élèverait vers le niveau le plus synthétique de l’anthropologie, mais que toute description ethnographique suppose un regard anthropologique et que toute interprétation anthropologique repose sur une enquête ethnographique. Voir Jean BAZIN, « L’anthropologie en question : altérité ou différence ? », Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, 2008, p. 35-50.
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[57]
- Laurent MUCCHIELLI et Véronique LE GOAZIOU (dir.), Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 2006 ; Hugues LAGRANGE et Marco OBERTI (dir.), Émeutes urbaines et protestations. La singularité française, Paris, Presses de la FNSP, 2006 ; Gérard MAUGER, L’émeute de novembre 2005. Une révolte proto-politique, Paris, Éd. du Croquant, 2006. Écrits à chaud, ces travaux apportent des interprétations complémentaires sur les événements sans toutefois en proposer une analyse en termes d’économies morales, ce qui est remarquable compte tenu de l’objet. Voir aussi le dossier spécial « Penser la crise des banlieues » publié dans Annales HSS, 61-4, 2006. Sur les conditions structurelles de production des violences urbaines, on lira : Stéphane BEAUD et Michel PIALOUX, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003. Sur le contexte politique qui a contribué à produire et à encadrer ces violences, on se référera à Christian BACHMANN et Nicole LE GUENNEC, Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politiques de la ville, Paris, Albin Michel, 1995.
-
[58]
- David LEPOUTRE, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Thomas SAUVADET, Le capital guerrier. Concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin, 2006. L’approche en termes de « sous-cultures » est un héritage plus ou moins revendiqué des travaux de l’École de Chicago. Le danger potentiel en est toujours de produire une sorte de culturalisme appliqué aux milieux populaires.
-
[59]
- Didier FASSIN, « The violence of racialization : Problematizing the French riots of 2005 as event », in C. BROWNE et J. MCGILL (dir.), Violence in France and Australia : Disorder in the post-colonial welfare state, Sydney, Sydney University Press, sous presse. Pour une étude des pratiques policières et de leur justification, voir Jérôme H. SKOLNICK et James J. FYFE, Above the law : Police and the excessive use of force, New York, Free Press, 1993, et Fabien JOBARD, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2002.
-
[60]
- Lila ABU-LUGHOD, Veiled sentiments : Honor and poetry in a Bedouin society, Berkeley, University of California Press, 1986 ; Charles HIRSCHKIND, The ethical soundscape : Cassette sermons and Islamic counterpublics, New York, Columbia University Press, 2006 ; Talal ASAD, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007. Fidèles au projet anthropologique, ces travaux proposent une analyse des valeurs et des affects dans les sociétés musulmanes. Voir aussi le dossier spécial « In Focus : September 11, 2001 », American Anthropologist, 104-3, 2002, publié un an après le 11 septembre 2001.
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[61]
- Didier FASSIN, « The humanitarian politics of testimony : Subjectification through trauma in the Israeli-Palestinian conflict », Cultural Anthropology, 23-3, 2008, p. 531-558. Pour une analyse des valeurs morales des adolescents palestiniens, voir Laetitia BUCAILLE, Générations Intifada, Paris, Hachette, 2002, et John COLLINS, Occupied by memory : The Intifada generation and the Palestinaian state of emergency, New York, New York University Press, 2004.
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[62]
- Voir par exemple le Parents Circle – Families Forum : http:// www. theparentscircle. com, et les Women in Black – For Justice. Against War : http:// www. womeninblack. org.
« Il n’y a pas de concept simple. Tout concept a des composantes et se définit par elles [...] Évidemment, tout concept a une histoire, bien que cette histoire soit en zigzag, qu’elle passe au besoin par d’autres problèmes, ou sur des plans divers [...] Mais un concept a un devenir qui concerne cette fois son rapport avec des concepts situés sur un même plan. Ici, les concepts se raccordent les uns avec les autres, se recoupent les uns les autres, coordonnent leurs contours, composent leurs problèmes respectifs, appartiennent à la même philosophie, même s’ils ont des histoires différentes [1]. »
1 Reconsidérant le concept fameux qu’il avait forgé deux décennies plus tôt et répondant aux critiques que lui avaient adressées ses collègues, Edward P. Thompson faisait, dans un texte de 1991, cette concession inattendue :
Peut-être le problème réside-t-il dans le mot « moral » : il a suscité une montée de sang polémique à la tête du monde académique. Rien ne pouvait produire plus de colère chez mes critiques que la notion qu’un émeutier de la faim pouvait avoir plus de « morale » qu’un disciple d’Adam Smith. Mais ce n’était pas le sens que je donnais à ce mot. J’aurais aussi bien pu parler d’ « économie sociologique », une économie prise dans sa signification originelle (œconomia) d’organisation de la maison, dans laquelle chaque part est reliée au tout et chaque membre reconnaît ses devoirs et ses obligations. Ce qui est, au fond, autant, voire plus, « politique » que ne l’est l’ « économie politique », mais les économistes classiques se sont déjà saisis de ce terme [2].
3 Ainsi, alors même que l’originalité de sa proposition consistait à introduire une dimension morale dans une lecture marxiste de l’histoire économique et sociale des milieux populaires, E. P. Thompson semblait, vingt ans après, ne plus la revendiquer, lui préférant l’improbable qualificatif « sociologique » ou le classique adjectif « politique ». Cet aveu est toutefois moins étonnant qu’on ne pourrait le penser. En réalité, non seulement le succès de la formule n’avait pas été anticipé par l’historien britannique, mais le concept lui-même avait été introduit de façon subreptice, presque sans conviction. Dans The making of the English working class [3], paru en 1963, l’expression moral economy apparaît incidemment lorsqu’il évoque les pillages de magasins et de hangars en période de hausse du prix du pain : « Ils étaient légitimés par l’affirmation d’une économie morale plus ancienne qui enseignait l’immoralité de méthodes iniques pour faire monter les prix des aliments en profitant des besoins du peuple. » La thématique est reprise plus loin, mais dans un lexique quelque peu différent, à propos des affrontements entre ouvriers et patrons dans les manufactures : « Les conflits les plus âpres tournaient autour de questions qui ne se résumaient pas à des problèmes de coût de la vie. Celles qui suscitaient les sentiments les plus intenses étaient très souvent celles dans lesquelles des valeurs telles que coutumes traditionnelles, justice, indépendance, sécurité ou économie familiale étaient en jeu, bien plus que des problèmes alimentaires. » Même s’il est question de sentiments et de valeurs, le qualificatif moral n’est pas utilisé. En fait, lorsqu’il l’est, c’est dans un autre sens. La formule moral machinery désigne alors le travail idéologique des Églises, méthodiste et calviniste en particulier : la morale est du côté des entrepreneurs de morale, et non des paysans et des ouvriers.
4 Comme on le sait, ce n’est qu’en 1971 que la formule se trouve gravée dans le marbre de la revue Past & Present [4] pour rendre compte de la genèse des émeutes dites de la faim dans l’Angleterre du XVIIIe siècle avec cette définition : « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées occupées par les diverses parties de la communauté – ce qui, pris ensemble, peut être considéré comme constituant l’économie morale des pauvres ». Désormais, grâce à l’historien britannique, les pauvres aussi se voient dotés de qualités et de logiques qui les orientent dans leur évaluation de ce qui est bon et de ce qui est juste et sur lesquelles ils s’appuient pour agir dans le monde, y compris par la protestation. Autrement dit, les philosophes moraux – qui peuvent être aussi des économistes libéraux, tel Adam Smith dont la fameuse « Digression concerning the corn trade and corn laws » a exercé une influence profonde sur la gestion des crises de subsistance par l’application d’un inviolable laissez-faire [5] – n’ont plus le monopole de l’intelligence des valeurs. Or, cette idée qu’il puisse y avoir semblable concurrence sur le marché de la morale économique, beaucoup des commentateurs d’E. P. Thompson ne l’accepteront pas, justifiant ainsi sa réponse de 1991.
5 Le succès du concept d’économie morale ne s’est pourtant pas démenti depuis près de quarante ans – et ce, bien au-delà des cercles de l’histoire sociale et de la pensée marxiste où il a soulevé autant d’enthousiasme que de critiques. D’une part, il a fait l’objet aux États-Unis d’une réappropriation relativement fidèle par l’anthropologie, du reste via un politiste, James C. Scott [6], dont les travaux sur les économies morales des paysans d’Asie du Sud-Est ont ouvert la voie, au début des années 1980, à un véritable réseau de chercheurs engagés autour des logiques économiques et des mobilisations sociales dans le monde rural des pays en développement. D’autre part, il a donné lieu, toujours en Amérique du Nord, à une relecture radicalement différente, dans le champ des études sociales des sciences, à l’instigation de l’historienne Lorraine Daston [7] : une série de travaux a ainsi exploré, à la fin des années 1990, les pratiques des savants dans cette perspective qui renouvelait les traditionnelles approches sociologiques en termes de normes, d’idéologies ou de champs. Si dans le premier cas, la généalogie thompsonienne est affirmée, quoique rapidement estompée, dans le second, elle est curieusement ignorée, avant d’être redécouverte.
6 Au-delà de ces deux lignes qui se sont diversement étoffées avec le temps, de nombreux auteurs se saisissent aujourd’hui de la formule, du reste sans toujours la justifier, pour décrire un ensemble de réalités sociales dans lesquelles il arrive parfois que ni l’économie ni la morale n’apparaissent clairement. Ainsi a-t-on, à côté des études assez attendues sur les économies morales des émeutes de la faim au Chili ou des protestations de travailleurs en Égypte [8], des travaux portant sur les économies morales de l’État au Zimbabwe, de la corruption au Niger, des entrepreneurs au Népal, du soin en Grande-Bretagne, de l’alcoolisme chez les Navajos, du sida en Afrique du Sud, des inégalités raciales de santé aux États-Unis, du culte des ancêtres parmi les migrants en Chine, de la recherche sur les cellules souches embryonnaires en Europe, des instruments d’astronomie dans la France révolutionnaire, de l’aquarium dans la Grande-Bretagne victorienne et du partage de fichiers informatiques entre pairs sur Internet [9]. Cette inexorable extension du domaine de l’économie morale évoque irrésistiblement le phénomène décrit et moqué par Ian Hacking à propos de la vogue des « constructions sociales » : de la même manière, la formule avait été appliquée à un ensemble croissant de réalités dont le caractère construit devenait, selon les cas, de plus en plus évident ou, à l’inverse, de plus en plus insolite [10]. Elle nous oblige à un retour critique sur un concept dont l’intensité des débats initiaux a montré la vertu heuristique mais dont la banalisation tend à émousser l’acuité analytique.
7 Ayant moi-même usé du concept d’économies morales pour appréhender un ensemble de faits sociaux autour de la pauvreté, de l’immigration, de la violence [11], il m’a semblé nécessaire de me livrer à cet exercice de clarification à propos des contributions des différentes approches, mais aussi de proposer à la fois un resserrement et un renouvellement théoriques. Je reviendrai d’abord sur l’apport princeps de E. P. Thompson. J’étudierai ensuite successivement les perspectives ouvertes par J. C. Scott pour l’anthropologie des mouvements populaires et par L. Daston pour l’histoire des sciences et des techniques. Je suggérerai enfin quelques pistes pour réactiver, en somme, le concept au-delà de l’utilisation souvent anodine dont il fait aujourd’hui l’objet dans les sciences sociales.
Émeutes. L’économie morale de la protestation
8 Sous réserve de n’être pas nominaliste, on peut dire que l’idée – plutôt que la formule – d’économie morale apparaît, sous la plume d’E. P. Thompson, lorsque, dans son enquête sur la classe ouvrière anglaise, il oppose à l’approche matérialiste, qui se fonde sur des séries de prix et de salaires, une lecture ethnographique qui s’attache à rapporter des expériences, autrement dit lorsqu’il oppose à la « mesure des quantités » une « description (et parfois l’évaluation) des qualités ». Bien sûr, les deux dimensions sont nécessaires pour comprendre le monde social et singulièrement la perspective des pauvres, mais il ne faut pas les confondre : « C’est parfois comme si les statisticiens affirmaient : ‘les indices révèlent une croissance de la consommation per capita de thé, de sucre, de viande et de savon, donc la classe ouvrière est plus heureuse’, cependant que les historiens sociaux répondent : ‘les sources littéraires montrent que les gens sont malheureux, par conséquent leur niveau de vie a dû se dégrader’ [12]. » En fait, il s’agit de deux ensembles de faits distincts dont les uns n’autorisent nulle inférence automatique sur les autres. Cependant, force est de constater, affirme E. P. Thompson, que quand on analyse les rapports de production en histoire, le spécialiste des chiffres a plus souvent voix au chapitre que l’explorateur du quotidien et qu’on parle plus de séries de prix que de description des émotions. Or, pour comprendre les réalités sociales de l’exploitation, l’historien doit rendre compte de l’expérience vécue des pauvres et non seulement de leurs conditions matérielles. Et c’est cette expérience qui nous permet de comprendre les transformations des rapports de production du point de vue des agents : « l’ascension d’une classe de maîtres sans autorité ni obligations traditionnelles ; la distance croissante entre le maître et l’homme ; l’évidence de l’exploitation comme source de leur nouvelle richesse et de leur nouveau pouvoir ; la perte de statut et surtout d’indépendance du travailleur, avec sa réduction à une dépendance totale des outils de production du maître ; la partialité de la loi ; la rupture de l’économie familiale traditionnelle ; la discipline, la monotonie, les horaires et les conditions de travail ; la perte des loisirs et des agréments ; la réduction de l’homme à un statut d’instrument » ; telles sont les sources de la frustration sociale et, in fine, des turbulences politiques. Dans un langage qui nous est plus familier aujourd’hui et qui soulignera l’actualité de son enquête, on pourrait donc dire que E. P. Thompson veut aller au-delà de l’objectivation de la classe ouvrière pour s’intéresser au processus de sa subjectivation [13]. On voit combien cette lecture est essentielle à l’analyse de l’émergence d’une conscience de classe.
9 Toutefois, ce n’est pas en référence aux ouvriers mais aux paysans et non pour rendre compte de la conscience de classe mais pour interpréter les émeutes de la faim que, dans son article de 1971, E. P. Thompson développe – en reprenant ce qu’il avait jusqu’alors à peine esquissé – le concept d’économie morale. Et c’est désormais l’interprétation des soulèvements populaires comme conséquences quasi mécaniques des hausses de prix d’achat de la nourriture ou des baisses de prix de vente des céréales que l’historien britannique critique. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle on aurait affaire à des « rébellions du ventre » – ce qu’il qualifie de « vision spasmodique » des révoltes – il n’y a, selon lui, pas de déterminisme économique, ni a fortiori physiologique, des protestations et des mobilisations [14]. Non qu’il n’y ait aucun lien entre les réalités matérielles et les événements sociaux, mais ce lien n’est pas simplement causal. Se moquant des interprétations mécanicistes de certains de ses collègues, E. P. Thompson compare les analystes qui établissent une corrélation statistique entre les taux de chômage ou les niveaux de prix et la survenue d’émeutes populaires à des chercheurs qui démontreraient l’existence d’une corrélation entre le début de la maturité sexuelle et la fréquence de l’activité sexuelle. La question, commente-t-il, est de savoir : « une fois que les gens ont faim (ou atteignent la maturité sexuelle), que font-ils ? » Autrement dit, si l’on admet que les conditions économiques sont nécessaires pour que se développe une protestation, on ne peut pas les considérer comme suffisantes : une émeute n’est pas qu’une réaction au « stimulus » de la faim. Et d’ironiser sur un milieu intellectuel dans lequel on pense les sociétés traditionnelles à partir de « Durkheim, Weber ou Malinowski » sans plus se référer à ces auteurs dès lors qu’on passe dans le monde contemporain : « Nous savons tout sur le tissu délicat de normes et de réciprocités sociales qui régulent la vie sur les îles Trobriand, et sur les énergies psychiques mobilisées par les cultes du cargo en Océanie, mais à un certain moment, cette créature sociale infiniment complexe qu’est l’homme mélanésien devient, au fil de l’histoire, un mineur anglais du XVIIIe siècle qui se tape le ventre avec les mains et réagit à des stimuli économiques élémentaires. » En fait, l’enjeu de la critique est bien de faire entrer la pensée anthropologique dans la discipline historique en reconnaissant au « pauvre » les mêmes compétences sociales qu’au « primitif », et notamment une capacité à produire des normes, des droits et des obligations : Marcel Mauss ne vaut pas que pour les sociétés traditionnelles et l’on peut trouver des systèmes d’échange dans les campagnes britanniques aussi codifiés que le sont le hau des Samoans et la kula des Trobriandais [15]. Par conséquent, si les paysans s’insurgent contre des propriétaires, ce n’est pas seulement parce que les ressources se raréfient, c’est aussi au nom de normes qui n’ont pas été respectées, de droits et d’obligations pour lesquels les engagements tacites n’ont pas été tenus. On n’est donc pas uniquement dans une économie politique dans laquelle le marché impose sa dure loi : on a bien affaire également à une économie morale qui fait se souvenir qu’une autre forme de l’échange est possible.
10 Le concept d’économie morale renvoie ainsi à deux niveaux d’analyse très distincts que la plupart des commentateurs ne dissocient pourtant pas clairement, ce qui contribue souvent à rendre la discussion confuse.
11 Premièrement, l’économie morale correspond à un système d’échanges de biens et de prestations. Elle caractérise les sociétés d’avant le marché, qu’il s’agisse de sociétés traditionnelles lointaines qu’étudient les ethnologues ou anciennes que décrivent les historiens. On ne sera pas étonné dès lors que beaucoup d’auteurs contemporains situent le concept de E. P. Thompson dans la filiation de l’œuvre de Karl Polanyi, et ce alors même que, de façon étonnante, l’historien britannique ne s’y réfère pas. Au fond, on pourrait dire que la « grande transformation », c’est le passage de l’économie morale à l’économie politique ou, plus précisément, d’une économie profondément inscrite dans l’activité sociale (embedded) à une économie autonomisée à travers le marché (disembedded) [16]. C’est d’ailleurs chez les anthropologues, et singulièrement chez Bronis?aw Malinowski, que l’économiste d’origine hongroise trouve la matière empirique de son argumentation. Comment expliquer, se demande-t-il, que l’ordre économique soit assuré, alors même que manquent les critères habituels de l’activité économique (le mobile du gain, le travail rémunéré, le principe du moindre effort, l’existence d’institutions spécifiquement dédiées) ? « La réponse nous est fournie pour l’essentiel par deux principes de comportement qu’à première vue on n’associe pas à l’économie : la réciprocité et la redistribution. » Autrement dit, l’économie est une expression et un prolongement de ce qui fait une société : l’engagement de ses membres les uns par rapport aux autres à travers l’échange de biens et de prestations au sein de la famille et dans les réseaux de dépendance. Le bouleversement historique qui survient au XIXe siècle n’est pas lié, selon lui, à l’existence de marchés, bien sûr ancienne, mais à « la mainmise des marchés sur les sociétés humaines », c’est-à-dire au double mouvement par lequel ils sortent, si l’on peut dire, de l’espace social puisqu’ils ont la capacité de s’autoréguler et par lequel ils s’imposent aux agents sociaux. Il existe donc bien deux modèles économiques radicalement distincts, qui se succèdent historiquement. Ce qu’analyse E. P. Thompson, dans son livre sur la classe ouvrière comme dans son article sur les émeutes paysannes, c’est la confrontation de ces deux modèles au moment où le second renverse le premier, où la raison libérale ébranle la raison traditionnelle, où, pour paraphraser Max Weber, l’éthique du capitalisme met à l’épreuve l’ethos des pauvres.
12 Mais, deuxièmement, l’économie morale correspond aussi à un système de normes et d’obligations. Elle oriente les jugements et les actes, distingue ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Plus que des règles économiques, ce sont des principes de bonne vie, de justice, de dignité, de respect, en somme de reconnaissance, pourrait-on dire en se référant à Axel Honneth [17]. On n’est plus dans le domaine de la production et de la distribution de biens et de prestations, mais dans le domaine de l’évaluation et de l’action, qui concernent bien entendu l’économie, mais aussi d’autres types d’activité sociale. Il est remarquable que la plupart des travaux qui analysent le concept d’économie morale laisse de côté cette seconde dimension, pourtant si présente dans la pensée de E. P. Thompson [18]. Du reste, sur ce point, aucune référence n’est donnée ni par l’historien britannique, hormis dans la citation ironique déjà mentionnée sur l’homme mélanésien, ni par ses commentateurs, plus enclins à rechercher des héritages pour la dimension économique. On trouverait pourtant sans peine une pensée sociologique, depuis Ferdinand Tönnies, ou anthropologique, avec Gregory Bateson, à partir de laquelle retracer une généalogie de l’étude des normes et des obligations dans des sociétés traditionnelles. Mais tant qu’à chercher une influence, c’est plutôt chez M. Weber qu’on pourrait la relever. S’opposant ainsi à la vision qu’il appelle spasmodique des émeutes de la faim, E. P. Thompson remarque qu’il « est possible de détecter dans presque tous les soulèvements populaires du XVIIIe siècle une notion de légitimation » reposant, pour les hommes et les femmes qui y participaient, sur « la croyance qu’ils défendaient des droits et des usages traditionnels et qu’ils étaient soutenus par un large consensus de leur communauté ». L’économie est donc morale en ce qu’elle se fonde sur une légitimité traditionnelle. C’est ce sens partagé, au sein de la collectivité d’appartenance, de ce qui doit être fait qui rassemble les paysans ou les ouvriers dans une même destinée, pouvant aller jusqu’à la révolte.
13 En somme, l’économie morale, selon E. P. Thompson, intègre une double dimension. Pour faire simple, disons que l’une est économique et l’autre morale. La première concerne la production et la circulation des biens et les prestations, la seconde porte sur la constitution et l’utilisation de normes et d’obligations. Au premier sens, économie morale s’oppose à économie politique, comme la raison communautaire à la raison libérale, ou encore les paysans à A. Smith que E. P. Thompson aime à mettre en regard l’un de l’autre, même s’il reconnaît la plus grande difficulté, au regard des archives disponibles, à se saisir de celui-ci que de ceux-là [19]. Au second sens, elle n’a pas d’opposé, ou bien si elle en avait un, ce serait l’économie morale des maîtres, des capitalistes ou des grands propriétaires confrontée à l’économie morale des ouvriers, des prolétaires ou des paysans (mais jamais E. P. Thompson ne semble envisager que les dominants soient eux aussi équipés de ce système de normes et de valeurs) [20]. Les deux dimensions sont bien sûr indissociables puisque la confrontation des deux modèles économiques – la société contre le marché, pourrait-on risquer – ne s’actualise qu’au moment de la rupture du contrat moral qui lie les parties – le non-respect des normes et des obligations par les plus puissants. Mais elles procèdent de raisons théoriques distinctes. Visiblement, c’est en permanence vers la première que E. P. Thompson ramène son lecteur, alors que la seconde en constitue la part la plus originale : dans l’article de 1971, il consacre quelques paragraphes à celle-ci et des dizaines de pages à celle-là, même si tout le texte demeure sous-tendu par l’enjeu des valeurs et des normes ; dans l’article de 1991, non seulement l’essentiel de sa défense et illustration de l’économie morale porte sur la discussion des enjeux économiques, notamment autour des crises de subsistance, mais il finit, on l’a vu, par proposer de renoncer à la qualification morale.
14 Poussons donc un peu plus loin l’analyse. En fait, vingt ans après, quand il revient sur les discussions que le concept d’économie morale a suscitées, E. P. Thompson restreint et infléchit sa définition première : « Mon propre usage de ce terme a été généralement confiné à la confrontation sur les marchés autour de l’accès aux produits de première nécessité – la nourriture de base. Ce n’est pas seulement qu’il y a là un paquet de croyances, d’usages et de formes associées à la distribution de la nourriture en période de disette qu’on réunirait commodément sous une même dénomination, mais les émotions profondes suscitées par la famine, les exigences formulées par la foule à l’égard des autorités lors de telles crises, et la rage provoquée par la recherche du profit dans des situations d’urgence vitale, confère une charge ‘morale’ particulière à la protestation. Cet ensemble, c’est ce que j’entends par économie morale. » Restriction, donc, autour de l’espace du marché, qui signifie la confrontation, et du moment de la disette, qui révèle les tensions. Et inflexion, à travers la référence explicite aux émotions, et non plus seulement aux normes et aux obligations. Pourtant il ne va pas jusqu’à inclure les valeurs (alors même que la philosophie morale s’est pour une large part développée en articulant les émotions et les valeurs [21]) car, écrit-il, « si les valeurs, en elles-mêmes, constituent une économie morale, alors on trouvera des économies morales partout ». Dès lors, on comprend mieux l’hésitation à conserver l’adjectif « moral » car comment qualifier de la sorte des économies qui ne concerneraient pas des valeurs ? À bien lire E. P. Thompson (et même s’il n’établit pas lui-même cette distinction), on peut se demander si l’économie morale qui l’intéresse n’a finalement pas plus à voir avec les mœurs (mores) qu’avec les valeurs (moralities), ce qui est au fond la manière dont les sciences sociales, et notamment l’anthropologie, ont longtemps considéré la question morale.
Résistances. L’économie morale de la domination
15 C’est du reste l’anthropologie qui fera l’usage le plus fécond du concept d’économie morale tel que l’a introduit E. P. Thompson. Le paradoxe de cet héritage est double. D’une part, alors que nombre d’historiens discutent et critiquent ce concept, soit à partir d’une analyse marxiste, soit à l’inverse dans une perspective libérale, ce sont les anthropologues travaillant sur les paysans du tiers-monde qui l’adoptent avec le plus d’enthousiasme. D’autre part, si l’économie morale devient un outil essentiel pour l’anthropologie, notamment dans le monde académique nord-américain, c’est à la science politique et non à l’histoire qu’elle l’emprunte. Bel exemple de migration transdisciplinaire [22] que l’itinéraire de ce concept d’économie morale, inventé par un historien et importé par un politiste en anthropologie où il connaît son plus grand succès.
16 Ainsi J. C. Scott, auquel E. P. Thompson consacre plusieurs pages élogieuses dans son article de 1991, met-il l’expression en valeur en l’intégrant dans le titre de son livre [23]. Curieusement toutefois, la dette envers son prédécesseur est à peine reconnue, mais probablement est-ce parce que l’emprunt est moins significatif qu’il n’y paraît. En fait, l’ouvrage s’inscrit dans l’importante production scientifique des années 1960 et 1970 sur les économies rurales du tiers-monde dans le contexte de la guerre froide et donc, pour les chercheurs en sciences sociales aux États-Unis, dans une ambiance de contestation de l’impérialisme américain. Comme l’écrit J. C. Scott avec humour dans une brève évocation autobiographique [24] : « Comment un politiste – du moins est-ce ce que dit ma ‘carte syndicale’ – en est-il venu à se trouver au centre de l’intérêt des anthropologues ? L’explication la plus simple serait de dire que la faute en revient à la paysannerie. Flottant comme un bouchon dans les courants des révolutions paysannes aussi bien que des attentes révolutionnaires chez nous, j’ai écrit The moral economy of the peasant comme une tentative pour expliquer les conditions de possibilité des soulèvements paysans. » À cette époque, la référence classique est l’étude d’Alexander Chayanov sur le paysannat russe publiée cinquante ans plus tôt et les auteurs discutés sont notamment Eric Wolf qui conduit ses recherches sur les mouvements armés en Amérique latine, ou Sidney Mintz qui travaille sur l’exploitation dans les plantations de sucre de la Caraïbe [25]. C’est donc dans cet environnement académique de l’anthropologie marxiste que J. C. Scott développe sa thèse sur les modes de production et les formes de résistance parmi les paysans d’Asie du Sud-Est. Le choix d’étudier le monde paysan de la Birmanie et du Vietnam est évidemment significatif dans cette période où les troupes des États-Unis viennent à peine de se retirer de la région. Ce n’est toutefois pas en ethnographe, mais en historien que le fait J. C. Scott, plongeant dans les archives coloniales à Paris et à Londres plutôt qu’au cœur des ténèbres d’un terrain littéralement miné. Son livre ne porte d’ailleurs pas sur les paysans sous la dictature militaire en Birmanie et pendant la guerre au Vietnam, mais sur les tensions économiques et politiques en zone rurale dans les contextes de la colonisation et de la décolonisation et sur deux soulèvements qui se produisirent dans les années 1930 dans ces deux pays.
17 L’économie morale, selon J. C. Scott, correspond au système des valeurs qui sous-tendent l’expression des émotions – et non l’inverse comme dans une certaine tradition philosophique [26] – et, dans leur forme paroxystique, la survenue de révoltes : « Si nous cherchons à comprendre l’indignation et la rage qui ont conduit les rebelles à tout risquer, nous pouvons saisir ce que j’ai choisi d’appeler leur économie morale : leur notion de la justice économique et leur définition pratique de l’exploitation – ce qui, de leur point de vue, était tolérable et ce qui était intolérable en termes de revendications sur leur production. Et si nous cherchons aussi à comprendre comment les transformations économiques et politiques de l’ère coloniale ont servi à violer systématiquement la vision que les paysans se font de l’équité sociale, nous pouvons réaliser comment une classe de ‘bas niveau’ en est venue à fournir, bien plus que le prolétariat, les troupes de choc de la rébellion et de la révolution [27]. » En réalité, comme il s’en explique, J. C. Scott ne cherche pas à répondre à la question des causes des soulèvements, mais plutôt à leurs conditions de possibilité. Ce qui l’intéresse, c’est ce qu’il appelle « l’éthique de subsistance » des paysans. Il s’agit de comprendre les stratégies économiques des paysans pauvres confrontés à une situation de précarité qui tient à la fois à la faiblesse de leurs ressources foncières et à l’importance des risques naturels auxquels ils sont confrontés. Loin de se comporter comme un économiste libéral le supposerait, ils sont amenés non pas à tenter de maximiser leurs profits, mais à minimiser leurs risques de pertes, car ils sont toujours au bord de la disette. Il faut donc partir de ce « désir de sécurité » comme fondement absolu de « droits moraux », et notamment un « droit à la subsistance », pour comprendre pourquoi le non-respect de ces principes concrets par le colonisateur hier, l’État, les instances internationales ou les organisations non gouvernementales aujourd’hui, peuvent « provoquer du ressentiment et de la résistance, pas seulement parce que les besoins ne sont pas satisfaits, mais parce que les droits sont violés ». L’attente de justice, on le voit, est donc à la fois essentielle et marginale : essentielle, parce qu’il y va de la survie des paysans et de leurs familles ; et marginale, parce que ne sont pas remis en cause les rapports de production en tant que tels. Autrement dit, l’économie morale permet de comprendre comment un système d’exploitation peut tenir alors même que prévalent des principes locaux de justice : « si la colère née de l’exploitation était suffisante pour provoquer une rébellion, la plupart des pays du tiers-monde (et pas seulement du tiers-monde, d’ailleurs) serait en feu ». Tel n’est pas le cas, et il faut bien rendre compte de cet écart entre l’injustice effective et l’injustice perçue [28]. L’attention à la « revendication morale de la subsistance » le permet : c’est lorsque l’accord implicite sur le cadre de l’exploitation tolérable est rompu que le sentiment d’injustice apparaît.
18 Par rapport à l’œuvre d’E. P. Thompson – dont l’influence semble assez limitée hormis l’emprunt du titre du livre, mais dans la lignée de laquelle le travail de J. C. Scott s’inscrit explicitement – deux évolutions sont significatives.
19 Premièrement, ce sont moins les émeutes que les résistances qui sont au centre de la réflexion, contrairement à l’affirmation de certains commentateurs [29]. Certes, par une sorte de dette à l’égard des travaux d’historiens sur les soulèvements populaires (E. P. Thompson, mais également Richard Cobb) et d’anthropologues sur les mouvements révolutionnaires (E. Wolf, mais aussi Barrington Moore), c’est de deux rébellions qu’il affirme être parti pour étudier les économies morales, mais très vite il apparaît que l’ouvrage porte davantage sur le quotidien que sur l’événement, sur la subsistance que sur la révolte, sur l’économie de l’exploitation que sur la politique de la protestation – et donc sur les stratégies de résistance davantage que sur les explosions de violence. On pourrait ainsi lire l’œuvre de J. C. Scott comme une contribution décisive à une anthropologie de la colonisation et même plus encore du développement, telle qu’elle s’est constituée au cours de cette période, contribution qui a permis de mettre en évidence l’ordinaire des luttes bien plus que l’extraordinaire des rébellions. « Malgré leur importance, lorsqu’elles surviennent, les révoltes de paysans – sans même parler des révolutions – sont rares et espacées. L’immense majorité d’entre elles sont écrasées sans cérémonie. Et dans les rares cas où elles réussissent, c’est un fait attristant de constater que leurs conséquences ne sont généralement pas ce que les paysans avaient en tête. C’est pourquoi il me paraît plus urgent de comprendre ce qu’on pourrait appeler les formes quotidiennes de la résistance paysanne – la lutte prosaïque et constante entre la paysannerie et ceux qui cherchent à en extorquer le travail, la nourriture, l’impôt, la rente et l’intérêt [30]. » Ce déplacement vers les résistances, mais aussi vers le quotidien, est du reste ce qui explique pour beaucoup le succès du politiste états-unien parmi les anthropologues de langue anglaise.
20 Deuxième différence avec E. P. Thompson, les valeurs sont réintroduites dans l’économie morale dont elles deviennent même un élément central [31]. On n’est plus seulement dans le domaine des normes et des obligations, des us et coutumes, mais bien dans l’espace des valeurs et des affects, et singulièrement du sentiment de justice. Il s’agit moins de comprendre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas (dimension normative) que ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas (dimension évaluative). Le paysan birman ou vietnamien n’est pas uniquement celui qui se réclame d’une tradition qu’il perpétue ; comme le paysan anglais du XVIIIe siècle, il est également celui qui invoque et revendique des droits. Dans les pages qu’il consacre à la « sécurité de subsistance », J. C. Scott parle des valeurs qui lient les paysans à la fois aux grands propriétaires et aux autres membres de leur communauté : l’exploitation par les premiers et la réciprocité entre les seconds appartiennent à un même univers « moral » dont les valeurs se rattachent à cette éthique de la survie. Ce qu’il précisera plus tard dans son ouvrage sur les arts de la résistance : « Le contexte moral consiste en un ensemble d’attentes et de préférences sur les relations entre les riches et les pauvres. Ces attentes et ces préférences s’expriment dans le langage du patronage, de l’assistance, de la considération, de l’obligeance. Elles s’appliquent aux domaines de l’emploi, du métayage, de la charité, de la fête et de la conduite à avoir dans les rencontres de tous les jours. Elles impliquent que ceux qui s’y conforment seront traités avec respect, loyauté et reconnaissance sociale [32]. » C’est ainsi un monde local des valeurs qui définit l’économie morale. On est loin de la confrontation sur un marché autour de la fixation des prix des céréales.
21 Le double élargissement (vers les résistances plutôt que les émeutes et vers les valeurs plus que les normes) du concept d’économie morale, tel que le propose J. C. Scott sans nécessairement en prendre lui-même la mesure ainsi qu’il le confirmera plus tard, va non seulement ouvrir un champ de recherches pour les anthropologues [33], mais également en retour et un peu plus tard pour les politistes [34]. Se développe alors ce que d’aucuns qualifieront, parfois de manière un peu hautaine, de courant des « économistes moraux » [35]. Ce courant est certes marginal, mais il est significatif au sein des sciences sociales parce qu’il récuse la possibilité de généraliser le modèle économique de l’acteur rationnel, parce qu’il permet d’interpréter des comportements dans des sociétés traditionnelles, voire dans des mondes sociaux ne fonctionnant pas seulement dans une logique économique, enfin parce que, dans la perspective normative d’une moralisation de l’économie, il permet de penser une alternative au moins partielle au modèle dominant du marché [36]. Fait remarquable, même dans cette version révisée par J. C. Scott et reformatée par ses successeurs, l’économie morale demeure marquée par une double caractéristique. D’abord, elle est historiquement située : elle concerne un monde d’avant, celui des sociétés qui ne connaissaient pas le marché et qui se trouvent désormais confrontée à la pression de l’économie libérale. Ensuite, elle est socialement restreinte : elle implique fondamentalement les dominés, qu’ils soient paysans ou bien ouvriers. L’économie morale est ainsi un outil spécifiquement constitué pour penser des rapports de différence (dans le temps) et d’inégalité (dans la société). C’est ce qui, à des variantes près – dont nous avons vu qu’elles étaient tout de même substantielles, – permet qu’ait pu se constituer un champ de recherche relativement cohérent sur les économies morales. Mais cette double caractéristique est-elle nécessaire ? Doit-on délimiter – et limiter – ainsi les économies morales ? C’est à cette question qu’invite l’usage très différent que font de ce concept les spécialistes des social studies of science.
Vérités. L’économie morale de la connaissance
22 Dans une note de remerciements placée en tête de son article « The moral economy of science », l’historienne L. Daston exprime sa gratitude envers deux de ses collègues pour lui avoir indiqué que « l’usage qu’elle fait de l’expression économie morale diverge significativement de celui de E. P. Thompson [37] ». Elle ajoute qu’effectivement son étude a peu à voir avec « l’analyse des marchés du maïs et de la tradition de ‘faire les prix’ par la persuasion ou par l’émeute », même si les deux approches se réfèrent également à « un sens plus large de ‘légitimation’ ». S’il n’est pas certain que l’historien de la classe ouvrière eût reconnu ses petits dans cette description de son travail, la remarque n’en est pas moins instructive au sujet du cloisonnement des sciences sociales. Il est probable en effet que L. Daston n’a découvert les écrits de son prédécesseur qu’une fois son propre texte achevé – ce qui n’empêche pas qu’elle ait pu être influencée par la banalisation de l’expression dans les sciences sociales.
23 Ses références ne sont assurément pas du côté de Karl Marx, mais plutôt du côté de Gaston Bachelard et de Ludwick Fleck [38]. C’est à partir de l’analyse du rôle de la libido dans la connaissance scientifique révélé par le premier et de l’importance des émotions dans l’activité des savants soulignée par le second qu’elle développe sa propre définition : « Ce que je veux signifier par économie morale, c’est un réseau de valeurs saturées d’affects qui existent et fonctionnent en relation les unes avec les autres. » On est loin en effet de E. P. Thompson et de ses paysans anglais. Et de préciser : « le terme ‘moral’ est porteur des résonances qu’il avait aux XVIIIe et XIXe siècles : il se réfère à la fois au psychologique et au normatif » ; « ici ‘économie’ a également une connotation délibérément ancienne : il ne concerne pas l’argent, les marchés, le travail, la production et la distribution des ressources matérielles, mais plutôt un système organisé qui déploie certaines régularités explicables mais pas toujours prédictibles ». Cette définition renoue au fond avec un important courant de la philosophie morale qui lie les valeurs et les affects, et situe même les seconds en amont des premières, comme dans la théorie d’A. Smith ou, avant lui, de David Hume. Ce ne sont donc plus les normes et les obligations que mettait en avant E. P. Thompson. Ce ne sont pas non plus des valeurs qui sous-tendent des émotions, ainsi que le suggérait J. C. Scott. Aussi, et peut-être surtout, ces économies morales ne concernent plus seulement des sociétés traditionnelles et des classes dominées, mais le monde moderne de la science et la catégorie somme toute privilégiée des chercheurs. Elles participent désormais des épreuves évaluatives par lesquelles se construisent des vérités scientifiques. Le concept peut-il résister à une telle reformulation ? Dit autrement : s’agit-il encore du même concept ? En première analyse, on serait en droit d’en douter et même de s’interroger sur la pertinence de ce rapprochement. S’il n’y a ni filiation reconnue ni héritage assumé, n’a-t-on pas affaire à une simple coïncidence lexicale ? Sans sous-estimer cette possibilité, je tiens pourtant que cette éventuelle coïncidence a des effets heuristiques : elle nous rend visibles certaines des limites du concept proposé par E. P. Thompson puis J. C. Scott, mais aussi, à l’inverse, en souligne certaines des lignes de force qui sont précisément absentes dans la réflexion de L. Daston.
24 Afin de mieux faire comprendre ce qu’elle entend par économies morales, l’historienne des sciences commence par dire ce qu’elles ne sont pas. Elles ne relèvent pas de la psychologie individuelle : « Bien que les économies morales concernent des états mentaux, ce sont des états mentaux collectifs, en l’occurrence des savants. » Elles ne portent pas sur les motivations, qu’elles soient religieuses, politiques, utilitaristes, afin d’expliquer les orientations de carrière ou l’investissement dans la recherche, en se tenant donc à l’extérieur de la connaissance scientifique : « Au contraire, les économies morales font partie intégrante de la science, de ses sources d’inspiration, de ses choix d’objets et de procédures, de son examen des preuves et de ses critères d’explication. » Elles ne se ramènent pas à des idéologies qui représentent souvent la manière de penser la présence des valeurs et des affects dans la science et qui réduisent alors l’activité scientifique à des jeux d’intérêts et des enjeux de pouvoir : « Bien que les économies morales de la science puisent largement dans les valeurs et les affects de la culture ambiante, leur réappropriation les fait devenir une propriété singulière des scientifiques. » Enfin, elles ne correspondent pas aux normes mertoniennes qui sont définies de toute éternité et définissent un idéal supposé de la pratique scientifique : « À l’inverse, les économies morales sont historiquement créées, transformées et détruites, elles sont mises en œuvre par la culture et non par la nature, et par conséquent peuvent être modifiées et violées. » Fidèle en cela au programme de la sociologie de la connaissance scientifique [39], L. Daston entend chercher les « valeurs saturées d’affects » qui constituent les économies morales au cœur de l’activité scientifique, dans ce qu’elle appelle la « boîte noire de Merton », mais on pourrait ajouter tout aussi bien les boîtes noires de Pierre Bourdieu, de Jürgen Habermas, de Michel Foucault, et de quelques autres. Ce n’est ni l’intériorité des scientifiques – leur psychologie et leurs motivations –, ni l’extérieur de la science – les idéologies, les intérêts, les pouvoirs –, ni même une sorte de génie propre – des normes idéales et immuables – qu’il s’agit d’appréhender mais les valeurs et les affects qui sous-tendent le travail quotidien des chercheurs, à la fois individuellement et collectivement, et qui sont susceptibles d’évoluer avec le temps et de différer d’une société à une autre.
25 Pour rendre son propos plus explicite, mais aussi plus démonstratif qu’un simple énoncé de traits négatifs, L. Daston analyse trois exemples d’économies morales à l’œuvre dans la quantification, l’empirisme et l’objectivité. La quantification correspond à de nombreux types de procédures, de la simple comptabilité au calcul de probabilités, mais contrairement à ce que l’on croit généralement, la vertu supérieure qui en est attendue est, selon elle, moins l’exactitude, à savoir la correspondance entre les faits mathématiques et la réalité observable, que la précision, à savoir la clarté et l’intelligibilité des concepts indépendamment de leur rapport avec le monde réel. Elle donne l’exemple de Gottfried von Leibniz affirmant qu’il suffirait de quelques jours à une équipe de mathématiciens pour produire cette characteristica universalis, ou langue universelle, permettant de formaliser tous les discours rationnels et esthétiques imaginables et donc de représenter toutes les réalités possibles, ce qui ne signifie nullement le monde tel qu’il est. En fait, dans la tradition leibnizienne, il existe jusque dans la science contemporaine une économie morale de la quantification qui dispense les savants qui s’y réfèrent de toute vérification de la validité des données produites et qui autorise même le maintien de l’adhésion au chiffre au terme de la démonstration de son inexactitude. Cette économie morale trouve sa légitimation dans l’impartialité et l’impersonnalité des nombres, des opérations et des modèles, que les mots, les idées et les théories ne garantiraient pas. En faisant de la science une pratique distanciée de la nature, la précision de la méthode assure l’intégrité du savant bien mieux que tout exercice qui viserait à l’exactitude dans la représentation du monde.
26 Une analyse similaire peut être conduite au sujet de l’empirisme, explique L. Daston. Contrairement à la science aristotélicienne en quête d’universels et de généralités, la science de l’âge classique se fonde sur le particulier et le spécifique. L’expérimentation en devient la clé de voûte. Son caractère événementiel et parfois unique appelle la présence de témoins qui attestent la véracité des faits rapportés par le savant et dont on doit par conséquent établir la crédibilité. S’il arrive que l’expérience n’ait pas de spectateur, c’est alors le crédit que l’on donne au savant qui prévaut, comme lorsque l’Académie des sciences, dans l’incapacité de reproduire les baromètres lumineux de Jean Bernoulli, lui accorde pourtant le bénéfice du doute au détriment d’une nature considérée comme capricieuse. Ainsi est-ce la confiance dans les témoins ou le chercheur, plutôt que la reproductibilité de l’expérience, qui scelle l’économie morale de l’empirisme dans cette période historique. Quant à l’objectivité, valeur cardinale de l’activité scientifique, poursuit l’historienne des sciences, elle se décline elle-même en de multiples formes, telle l’objectivité aperspective qui se fonde sur le principe selon lequel la démonstration scientifique gagne en puissance lorsqu’elle mobilise une communauté ou un réseau de savants dont précisément le travail collectif rend possible l’objectivation de faits qu’un chercheur isolé n’était pas en mesure de voir ou de vérifier. Une sorte d’internationale savante se constitue donc dans laquelle, selon Claude Bernard, l’individualité des chercheurs doit disparaître derrière l’anonymat de la science. Là encore, l’économie morale de l’objectivité implique des valeurs, en l’occurrence de solidarité et de partage, se traduisant par un dévouement collectif et un engagement impersonnel qui relèguent dans le passé la vanité individuelle.
27 Ces trois exemples – quantification, empirisme, objectivité – illustrent la manière dont on peut se saisir des fondements moraux de l’activité du monde savant dans un moment historique donné [40]. Les valeurs qui s’y manifestent ne sont assurément pas sans rapport avec des valeurs plus générales du monde social, mais elles présentent pourtant une singularité et une autonomie : « L’honneur chez les scientifiques n’est pas tout à fait ce qu’il était pour des gentlemen, l’ascétisme chez les scientifiques n’est pas tout à fait ce qu’il était parmi les dévots. » Le projet de L. Daston est donc de reconstituer les cultures savantes en faisant toute leur place aux valeurs et même aux affects qui les sous-tendent là où les uns ne voient que rationalité et les autres intérêt. Cette approche des économies morales a été notamment développée, pour la période contemporaine, dans le domaine de la biomédecine. Margaret Lock insiste sur l’inscription culturelle des économies morales locales et donc sur les variations existant entre les valeurs défendues dans des mondes savants différents : prenant l’exemple de la mort cérébrale, préalable légal mais aussi moral des prélèvements d’organes, elle montre qu’au Japon les médecins sont extrêmement réticents à traiter les patients présentant cet état neurologique comme de simples corps sans vie, cependant qu’en Amérique du Nord les réanimateurs passent outre la persistance d’un fonctionnement physiologique pour considérer qu’ils n’ont plus affaire qu’à des quasi-cadavres susceptibles de devenir des ressources pour des malades en attente de transplantation [41]. Par une lecture presque inverse, Brian et Charlotte Salter soulignent eux la convergence des cultures scientifiques vers une économie morale globale : s’appuyant sur le cas des cellules souches embryonnaires, ils analysent la constitution d’une communauté mondiale de la bioéthique visant à normaliser et légitimer des valeurs et des affects autour des pratiques scientifiques de façon à les rendre acceptables dans les mondes politiques nationaux et, plus largement, dans l’espace public international ; dans un contexte où ces travaux suscitent des controverses morales, les chercheurs produisent de cette façon une forme de confiance à l’égard des nouvelles technologies biomédicales et plus largement de la science [42]. Entre économies morales locales et économies morales globales, la démonstration est ainsi faite de la prégnance des valeurs et des affects dans l’activité scientifique.
28 En quoi cette lecture des économies morales, dont on a vu qu’elle s’était construite sans référence au concept inventé deux décennies plus tôt entre histoire et anthropologie, participe-t-elle, ou non, d’une même logique intellectuelle ? Certes, on l’aura compris, les différences l’emportent sur les convergences. Les économies morales des social studies of science ne concernent pas l’économie au sens de la production ou de la circulation des richesses. Elles ne s’intéressent pas aux classes dominées et à leurs normes ancrées dans la tradition. Elles ne visent pas à produire une critique d’un ordre social injuste et ne participent pas d’une légitimation de pratiques sociales jusqu’alors disqualifiées. Bien au contraire, il s’agit d’économie au sens d’arrangement de régularités et de règles, l’étude porte sur des catégories présentant un capital culturel élevé et professant des savoirs emblématiques de la modernité du moment, enfin le parti pris est de mettre à distance toute considération politique. Pourtant la proposition de L. Daston présente un double intérêt, car elle élargit le spectre social de pertinence du concept et en déplace le centre de gravité. En effet, il n’y a aucune raison de limiter les économies morales aux seuls ouvriers et paysans, de les considérer uniquement sous l’angle de l’affrontement à une économie politique dominante, de réduire leur intérêt théorique à la seule interprétation des émeutes et des résistances populaires. Mais à l’inverse, il n’y a pas plus de raison de se priver de la portée critique du concept, de sa signification particulière pour rendre compte des rapports sociaux jusque dans leurs formes violentes : de ce point de vue, les travaux pionniers conduits par l’histoire et l’anthropologie sociales sont précieux. En somme, L. Daston ouvre le concept à une possible théorie générale des économies morales mais elle lui fait perdre du même coup cette dimension politique qui donnait aux approches de E. P. Thompson et J. C. Scott leur puissance d’analyse sociale. Peut-on concilier sinon les deux approches, qui semblent bien éloignées, du moins les bénéfices de l’une avec les avantages de l’autre ? C’est à cette tentative de synthèse théorique que je consacrerai la fin de ce texte.
Ouvertures. Vers une anthropologie des économies morales
29 Les concepts composés de deux éléments posent souvent le problème de l’accent mis sur l’un ou sur l’autre : faut-il parler d’économies morales ou d’économies morales [43] ? Autrement dit, les économies morales sont-elles d’abord des économies, comme E. P. Thompson l’affirme jusqu’à proposer d’en modifier le qualificatif, ou bien sont-elles surtout morales, comme L. Daston l’entend en renvoyant le substantif à sa signification ancienne, ou encore relèvent-elles un peu des deux, comme J. C. Scott le suggère quand il en fait un équivalent de l’éthique de subsistance ? Assurément, la littérature de sciences sociales penche quantitativement en faveur de la première accentuation, mais il n’est pas certain que les usages contemporains ne dessinent pas une évolution marquée vers la seconde. Cette hésitation est du reste, comme on l’a vu, présente dès le départ, c’est-à-dire dès l’article de Past & Present. Plutôt que de la considérer comme un obstacle épistémologique, faisons de cette incertitude un point d’ancrage pour repenser les économies morales à la lumière de ce vaste corpus dont je n’ai donné que les pierres angulaires.
30 D’ailleurs, ne nous y trompons pas : l’économie politique, dont la signification ne semble plus guère nous poser de problème, n’est pourtant pas moins exempte d’ambiguïté. Déjà, dans son vocabulaire philosophique, André Lalande s’en plaignait : « L’expression ‘économie politique’ est mal faite [44]. » Et la suggestion qu’il exprimait alors à la forme négative n’est pas sans rappeler la proposition de renoncement formulée sur le mode conditionnel par E. P. Thompson : « Il ne suffit pas, pour améliorer l’expression, soit de remplacer par un autre adjectif, soit de supprimer purement et simplement l’adjectif ‘politique’. » Le qualificatif « politique » ne semble ainsi guère moins problématique que ne l’est le qualificatif « moral ». Il nous faut donc abandonner l’idée d’unifier simplement les différentes interprétations des économies morales. Au fond, c’est la leçon à laquelle nous invitent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’exergue de ce texte : tout concept a une histoire, qui n’est pas linéaire ou plutôt qui se situe sur des plans différents ; mais il a aussi un avenir qui permet, dans le cadre d’un modèle théorique particulier, de lui donner une cohérence « à un carrefour de problèmes » [45]. Ce qui justifie le concept, c’est évidemment sa valeur heuristique, la manière dont il permet d’articuler les analyses au carrefour de ces problèmes. En quoi l’économie morale peut-elle avoir cette vertu ?
31 Il nous faut dire d’abord ce qu’elle est. En paraphrasant la définition fondatrice de l’économie politique [46], on considérera l’économie morale comme la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des obligations dans l’espace social. Cette définition appelle plusieurs remarques. Premièrement, elle accentue l’adjectif plus que le substantif. Elle est une économie morale. D’un point de vue syntaxique, on peut du reste noter qu’il n’y a pas de symétrie avec l’économie politique dont il n’est d’ailleurs pas même évident qu’elle soit politique en quoi que ce soit : au moins l’économie morale est-elle morale. Deuxièmement, la définition proposée associe les valeurs et les normes, autrement dit rapproche le point de vue de l’historienne des sciences et de l’historien du social. Ce compromis peut sembler bancal et l’on sait bien qu’un effort constant de la philosophie morale consiste à séparer les valeurs et les normes, les premières renvoyant à l’appréciation de ce qui est bien et de ce qui est mal (ou meilleur et pire), les secondes se référant à des règles, des principes, des obligations (ce qu’il faut ou convient de faire ou ne pas faire). En réalité, si analytiquement les énoncés évaluatifs et les énoncés prescriptifs se distinguent, empiriquement la distinction est bien plus difficile à établir, et probablement non pertinente car les valeurs procèdent au moins pour partie de normes et les normes dépendent pour partie de valeurs. Troisièmement, les émotions ne sont pas séparées des valeurs et des normes. En première analyse on pourrait penser que les réactions affectives, telles que la colère ou le plaisir, sont loin des jugements moraux sur le bien ou le juste, surtout lorsqu’on idéalise ou formalise ces derniers en termes de dilemmes. Pourtant, les différentes conceptions des économies morales rejoignent sur ce point la plupart des théories philosophiques en liant les émotions et les valeurs, notamment sous la forme de sentiments moraux. On n’entrera pas ici dans la discussion de l’antériorité des unes par rapport aux autres, considérant que l’enquête ethnographique ou sociologique ne permet généralement pas de l’établir. Quatrièmement, les économies morales concernent l’ensemble de la société et des mondes sociaux. Il n’y a pas lieu de les confiner aux dominés, non plus qu’aux savants bien sûr. La production, la répartition, la circulation et l’utilisation des émotions et des valeurs, des normes et des obligations appellent une double topographie. D’une part, on peut s’intéresser aux économies morales d’une société, voire d’un ensemble de sociétés, dans un moment historique donné. D’autre part, on peut s’attacher plus spécifiquement aux économies morales de certains mondes sociaux ou segments de société. Cette définition étant donnée, je me propose de l’illustrer en m’appuyant sur des travaux menés depuis une douzaine d’années.
32 Pendant les années 1950 et 1960, l’immigration dite de travail a contribué de façon importante à la reconstruction économique de la France ravagée par la guerre. Les immigrés, principalement originaires des territoires coloniaux, ont fourni au cours de cette période la main-d’œuvre abondante et docile dont l’industrie avait besoin. Leur force de travail était la justification de leur présence et par conséquent tout ce qui pouvait l’entraver, en particulier la maladie, faisait l’objet d’une réprobation sociale et même de sanctions administratives ou financières. Des travailleurs étrangers de cette époque, le sociologue Abdelmalek Sayad pouvait écrire : « L’immigré n’est que son corps », ajoutant : « Parce qu’il n’a de sens, à ses propres yeux et aux yeux de son entourage et parce qu’il n’a d’existence à la limite, que par son travail, la maladie, par elle-même mais peut-être plus encore par la vacance qu’elle entraîne, ne peut manquer d’être éprouvée comme la négation de l’immigré » [47]. L’expression la plus manifeste de cette négation se révélait dans les conséquences des accidents du travail, fréquents et graves, s’agissant souvent d’ouvriers non qualifiés exposés à des risques importants. La persistance de séquelles psychiques dans les suites de ces accidents, avec les arrêts prolongés de travail qu’ils entraînaient mais aussi les possibilités d’indemnisation qu’ils laissaient entrevoir, faisait l’objet d’une traque par l’administration de la Sécurité sociale et d’une qualification particulière dans la nosographie psychiatrique : on parlait de « sinistrose », manière de dire la simulation, consciente ou non [48]. D’une manière générale, le corps malade ou blessé était alors illégitime. Comme on le sait, cette immigration de travail a été officiellement interrompue en 1974 et une politique de plus en plus restrictive a été conduite non seulement à l’encontre des travailleurs étrangers, mais aussi progressivement, au cours de la décennie 1980, à l’encontre de tous les candidats à l’immigration, que leur demande d’entrée et de séjour sur le territoire français soit justifiée par le regroupement familial, des études supérieures ou même l’asile politique. Or, dans les années 1990 et 2000, une inversion partielle de cette tendance s’est produite autour d’une catégorie administrative inédite initialement appelée « raison humanitaire ». Sous l’impulsion d’organisations non gouvernementales, l’État a reconnu la possibilité de rester en France pour des étrangers souffrant d’une maladie grave ne pouvant être soignée dans leur pays. D’abord de manière discrétionnaire (décision laissée au bon vouloir des préfets), puis de façon dérogatoire (protection administrative contre l’éloignement du territoire), enfin sous la forme d’un article de la loi de 1997 (ouvrant droit au séjour et même au travail), cette mesure a permis à un nombre croissant de personnes de demeurer en France et d’y recevoir des soins au titre de l’aide médicale, donc gratuitement. Ainsi, au moment où le corps de l’immigré était devenu illégitime comme force de travail, il recevait une reconnaissance à travers le diagnostic d’une maladie. Autrement dit, alors même que l’immigré n’avait plus guère sa place dans l’économie politique de la société française, sauf à la marge, il en retrouvait une, centrale, dans son économie morale.
33 Sans développer plus avant ce cas, qui a fait ailleurs l’objet d’une enquête approfondie [49], on peut en retenir l’intérêt de penser ensemble économie politique et économie morale. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’opposer l’une et l’autre, ni de les considérer comme se succédant, mais de les articuler dans des périodes historiques données. Pendant les « trente glorieuses », les immigrés jouaient un rôle de force de travail assignée aux activités industrielles non qualifiées dans le cadre de relations contractuelles avec leur employeur qui leur valait titre de séjour ; après la « fermeture des frontières », ils perdent leur raison d’être sur le marché de l’emploi, du moins dans son segment officiel, car ils continuent de faire fonctionner certains secteurs d’activité fortement demandeurs de main-d’œuvre non qualifiée, tels que le bâtiment et les travaux publics, la restauration et la confection, pour lesquels l’illégalité des travailleurs permet d’abaisser le coût du travail ; l’économie politique est ainsi passée d’un régime d’exploitation généralisée à un régime de surexploitation localisée. Mais alors que dans la première période, la maladie des immigrés était illégitime, elle devient dans la seconde l’une des dernières justifications de leur présence ; l’économie morale se déplace ainsi d’un régime de suspicion à un régime de compassion. En d’autres termes, le corps est toujours une ressource sociale possible, mais hier il l’était avant tout comme instrument de travail pour autant qu’il fût sain, il l’est aujourd’hui comme objet d’attention pour autant qu’il soit malade. Qu’on ne se méprenne pas cependant sur le sens de cette proposition : il n’y a pas substitution d’une économie morale à une économie politique, mais une reconfiguration simultanée et partiellement liée d’une économie politique (avec le remplacement d’un prolétariat immigré jouant un rôle essentiel dans l’industrie par un sous-prolétariat sans papiers confiné dans des niches de production) et d’une économie morale (avec le passage d’un discrédit du corps malade à une légitimité du corps souffrant, dans un contexte où les étrangers des pays du Sud dans leur ensemble sont l’objet d’une entreprise de disqualification). Mais toute lecture téléologique doit ici être écartée (on n’assiste pas à une évolution inéluctable dans le sens d’une « humanitarisation » de l’immigration) : l’analyste naïf serait d’ailleurs démenti par les tentatives de restriction du droit au séjour pour soins que parlementaires et gouvernement multiplient depuis 2007.
34 Ce déplacement observé dans les émotions et les valeurs mobilisées autour des étrangers malades et cette inversion de régimes dans les économies morales que je viens de décrire relèvent d’un processus plus général dont on trouve des signes convergents sur d’autres plans et dans d’autres domaines au cours des années 1990 [50]. C’est l’invention de la souffrance psychique comme mode de reconnaissance des inégalités et de la marginalité sociales, avec la mise en place correspondante de lieux d’écoute dans les quartiers dits en difficulté. C’est aussi la sollicitation toujours plus pressante de récits pathétiques de soi dans les procédures de sollicitation d’aides financières ou les dispositifs d’insertion. C’est encore la mission donnée aux organisations humanitaires de gérer le malheur et la précarité dans des espaces proches ou lointains. C’est enfin l’engagement des sciences sociales dans l’exploration de la misère et de l’exclusion. Cette nouvelle configuration assigne ainsi une place particulière aux sentiments moraux dans l’espace public. Le pathos devient un ressort du discours et même de l’action politiques. L’économie morale ainsi délimitée se déploie du local au global, tout en prenant en chaque lieu des formes historiques singulières [51]. Elle mobilise des émotions et des valeurs, des normes et des obligations qui peuvent être considérées comme caractéristiques d’un moment, qu’on qualifiera de compassionnel, de l’histoire occidentale contemporaine : la décennie 1990.
35 Par contraste, les années 2000 apparaissent comme un moment qu’on dira sécuritaire, tant au plan international (après le 11 septembre 2001) qu’au plan national (comme l’a montré la campagne présidentielle française de 2002). Cette nouvelle configuration est saturée de valeurs, d’affects et même de descriptions morales du monde (dénonciation d’un « axe du Mal », dans le cas de la lutte contre le terrorisme aux États-Unis, ou stigmatisation des « jeunes des quartiers », dans le cas des violences urbaines en France). Significativement, elle n’annule pas la configuration précédente mais en quelque sorte l’assimile : ainsi, les interventions militaires se font-elles désormais au nom de la raison humanitaire, comme au Kosovo en 1999, ou en association à des opérations humanitaires, comme en Afghanistan en 2002 et en Irak en 2003 [52] ; de même, dans les banlieues, la mise en place de lieux d’écoute pour prendre en charge la « souffrance psychique » des adolescents, amorcée en 1996, s’est-elle poursuivie en même temps qu’étaient signés des contrats locaux de sécurité [53]. Il ne s’agit toutefois pas ici de proposer de grandes périodisations des économies morales, mais plutôt de suggérer l’importance de considérer, à l’échelle d’une société ou même d’un ensemble de sociétés, les configurations morales historiquement situées qui s’y dessinent et d’en analyser au plus près les enjeux politiques – configurations et enjeux qui ne se limitent évidemment pas au monde occidental et qu’on a au contraire intérêt à penser du point de vue de la diversité des paradigmes moraux et politiques à l’œuvre dans différents contextes nationaux [54]. Dans cette perspective, l’enquête locale éclaire les scènes nationale ou transnationale et l’on pourrait même parler d’une ethnographie des économies morales des sociétés contemporaines, de la même manière que certains défendent une ethnographie de leurs économies politiques [55]. Du reste, comme le suggérait déjà E. P. Thompson dans son histoire de la classe ouvrière anglaise et comme j’espère l’avoir montré dans le cas de l’histoire récente de l’immigration en France, ce sont la conjonction de ces ethnographies et l’articulation de ces économies qui enrichissent notre intelligence du social.
36 Les jeux d’échelles par lesquels on passe ainsi de la micro-analyse à la macroanalyse, plutôt que d’une ethnographie à une anthropologie, car l’une ne va pas sans l’autre [56], n’impliquent cependant pas plus une continuité d’un niveau à l’autre qu’ils ne préjugent d’une homogénéité à chacun d’eux. C’est précisément de la confrontation des économies morales – locale et globale, mais également au sein même des espaces local et global – qu’il est possible de mieux appréhender ce qui, sinon, résiste à la compréhension. Donnons-en brièvement deux illustrations qui ont récemment fait l’objet d’une forte exposition dans l’actualité politique nationale et internationale, l’une en France, l’autre au Moyen-Orient.
37 Considérons d’abord la question des émeutes urbaines. Plutôt que les analyses générales sur les causes sociales des émeutes urbaines qui en montrent surtout la toile de fond et les conditions de possibilité, l’exploration des univers moraux des protagonistes permet de saisir les mécanismes de l’enchaînement qui a abouti à la survenue des violences [57]. Lors des événements de l’automne 2005, souvent décrits comme des explosions spontanées sans signification politique et volontiers dépeints comme des manifestations communautaristes de type ethnique ou religieux, l’attention au discours des adolescents et des jeunes et même aux gestes incendiaires de certains met en fait en évidence les principes républicains dont se réclament la plupart d’entre eux et qu’ils estiment non respectés à leur égard. Loin de revendiquer des valeurs particulières, nombre d’habitants des quartiers de relégation qui, pour la plupart, avaient été impliqués dans les émeutes comme spectateurs plutôt que comme protagonistes affirmaient comprendre non les actes violents, mais les raisons de ceux qui les commettaient, considérant les humiliations, les stigmatisations et les discriminations qu’ils subissaient dans leur vie de tous les jours, notamment de la part de la police – on peut rappeler que toutes les émeutes urbaines survenues en France au cours des trois dernières décennies ont débuté à la suite d’interactions violentes avec les forces de l’ordre conduisant à la mort d’adolescents ou de jeunes. Comme dans le cas des révoltes des paysans anglais ou birmans qui ont servi à conceptualiser les économies morales, ce ne sont pas les inégalités ou les injustices vécues au quotidien qui sont à l’origine des violences (sinon, elles seraient permanentes, comme l’observaient déjà E. P. Thompson et J. C. Scott), mais la rupture d’une sorte de pacte moral entre les habitants de ces quartiers et les pouvoirs publics aboutissant à la fois à la mort ( « pour rien », selon le slogan des manifestants qui honoraient la mémoire des deux victimes) d’adolescents innocents et à leur disqualification (comme « racaille », dans les termes du ministre de l’Intérieur de l’époque) par les plus hautes autorités de l’État. Penser en termes d’économies morales, c’est donc se donner les moyens d’appréhender le « côté » des émeutiers, et plus largement des adolescents et des jeunes de ces milieux populaires marginalisés. C’est aussi éviter les registres de la dénonciation ou de la sympathie en restituant la cohérence et la signification des systèmes de valeurs et de normes, d’émotions et de sentiments sans pour autant les constituer, au risque de les y enfermer, en sous-cultures [58]. Il n’y a cependant pas lieu de restreindre l’étude des économies morales aux seuls jeunes. Il faut au contraire aussi analyser le « côté » des forces de l’ordre qui interviennent dans ces quartiers. On peut penser notamment aux valeurs et aux normes transmises dans les écoles où se forment les futurs gardiens de la paix, dont il faut rappeler que la première affectation se fait toujours dans les banlieues réputées difficiles. On doit aussi examiner la manière dont les catégories racialement construites font l’objet de jugements moraux et dont l’usage de la violence donne lieu à des justifications morales [59]. C’est bien ici la rencontre et le décalage – mais parfois aussi la convergence, si l’on pense à certains codes de l’honneur ou à certains sentiments de vengeance constatés chez les jeunes comme chez les policiers – entre ces économies morales, et non simplement la considération de l’une d’elles isolément, qui permet de rendre compte de ce qui se joue non seulement dans les émeutes qui se sont produites, mais aussi dans les nombreuses situations dont on est finalement surpris qu’elles n’aient pas débouché sur des violences.
38 Il arrive souvent d’ailleurs que les écarts soient plus grands encore lorsqu’ils concernent des mondes culturels profondément différents, musulman et occidental par exemple. Bien plus que les essais superficiels sur le choc des civilisations qui ne livrent que la caricature d’un ennemi imaginé, l’étude des investissements moraux au sein du monde islamique, à laquelle se sont livrés plusieurs anthropologues, rend possibles une autre lecture des différences d’affects et de valeurs et une autre intelligibilité des affrontements politiques et même des actions violentes [60]. De manière plus circonscrite, le conflit israélo-palestinien met en présence des économies morales complexes qui ne se résument pas à un simple affrontement entre deux camps ou même à l’intérieur de chacun d’eux, mais impliquent d’autres acteurs, y compris étrangers au conflit. La première puis la seconde Intifada ont révélé ces interactions et ces tensions. En particulier, l’intervention des organisations humanitaires et leur souci de témoigner publiquement des violences dans les territoires palestiniens ont donné lieu à des divergences qui n’étaient pas simplement politiques [61]. Ainsi, là où les psychiatres et les psychologues humanitaires parlaient des souffrances et des traumatismes des jeunes lanceurs de pierre, s’inscrivant ainsi dans le paradigme compassionnel déjà évoqué, la société palestinienne les représentait dans le langage de l’héroïsation guerrière et du martyrologe musulman, cependant que les commentateurs israéliens assimilaient leurs actes à un terrorisme aveugle et en appelaient à une impitoyable répression. Cette rencontre entre les acteurs humanitaires et les protagonistes du conflit produisait du reste des effets inattendus. D’un côté, les jeunes résistants palestiniens devenaient sous le regard des cliniciens de pathétiques adolescents énurétiques, souffrant d’insomnies et d’angoisses : héros promis à un destin de martyre le jour, ils s’avéraient de fragiles victimes incontinentes la nuit. De l’autre côté, certains citoyens israéliens découvraient à travers ces récits publiés dans la presse que leurs adversaires éprouvaient des affects proches des leurs : pour eux, l’ennemi s’humanisait, en quelque sorte. Ces déplacements d’économies morales, au-delà des frontières préétablies par la guerre, sont d’ailleurs précisément au cœur de stratégies pacifiques menées dans les deux camps pour tenter de produire des sentiments moraux partagés : c’est le cas notamment de parents de jeunes Israéliens et Palestiniens tués qui mettent leurs deuils en commun [62]. Car le conflit est aussi construit par les protagonistes, on le sait, comme un conflit d’émotions et de valeurs dans lequel la disqualification de l’ennemi procède par invention de communautés morales.
39 Comme le montrent ces études de cas rapidement esquissées, aborder les économies morales c’est livrer une analyse située à la fois historiquement (le moment compassionnel, par exemple) et socialement (les mondes des adolescents et des policiers de banlieue ou des jeunes, ou des adolescents palestiniens et des acteurs humanitaires). Alors que l’approche exclusive en termes d’économie politique (les rapports de production et les relations de classe) propose une perspective du dehors qui objective les situations mais délégitime souvent l’expérience des acteurs, l’introduction des économies morales rétablit un point de vue du dedans et reconnaît une subjectivité politique. C’était certainement ainsi que l’entendait E. P. Thompson. Mais la proposition que j’ai avancée ici va plus loin qu’il ne nous y invitait. Elle prend au sérieux la dimension morale, quitte à se distancier quelque peu de la lecture strictement économique (les économies morales des adolescents français ou palestiniens ne sont pas principalement des éthiques de la subsistance matérielle). Pour autant, elle ne peut être simplement rabattue sur la culture, voire sur des sous-cultures, comme pourrait le laisser supposer la référence à des valeurs et des normes. Là où l’approche en termes culturels tend souvent à circonscrire des systèmes homogènes, les économies morales sont des ensembles instables ou tout au moins fluides traversés par des tensions et des contradictions (les conflits d’émotions et de valeurs opposent autant qu’ils divisent les groupes sociaux constitués, mais également ils se déplacent et se négocient en fonction des circonstances et des configurations). À cet égard, il faut certainement s’interroger sur l’articulation des différentes échelles d’économies morales, globale ou nationale et locale notamment : par exemple, comment la disqualification des réfugiés dans le discours politique influe-t-elle sur les décisions des « formations de jugement », c’est-à-dire des instances composées de trois juges qui statuent sur les demandes d’asile, comment l’existence d’un paradigme sécuritaire modifie-t-elle les pratiques de la police qui interviennent dans les banlieues ou encore comment la délégitimation du gouvernement palestinien transforme-t-elle les actions des militaires israéliens dans les territoires occupés ? Ces questions appellent, on le comprend, une approche ethnographique qu’il n’est guère possible de dissocier de l’analyse anthropologique. Au fond c’est à leur capacité de produire de nouvelles formes d’intelligibilité du monde qu’il faut juger l’intérêt des économies morales. Là où la philosophie et la sociologie morales tendent souvent à penser en termes de faits ou de dilemmes moraux, individualisant les positions et formalisant des oppositions, l’anthropologie des économies morales privilégie plutôt les enjeux et les conflits moraux, leur inscription historique et leur dimension politique : elle s’intéresse moins à la morale en tant que telle qu’à ce que les confrontations qu’elle suscite nous disent des sociétés que nous étudions.
40 Le concept d’économie morale, forgé il y a quarante ans, a permis pendant deux décennies de penser les mobilisations et les résistances sociales en donnant un sens aux luttes des groupes dominés. Pour E. P. Thompson, qui en fut l’inventeur, comme pour J. C. Scott, qui en assura la promotion, il s’agissait d’appréhender les modes traditionnels d’échange et de solidarité en les opposant au paradigme libéral auquel ils se trouvaient confrontés dans les campagnes britanniques du XVIIIe siècle ou dans les empires coloniaux du début du XXe siècle. En affirmant que les paysans anglais ou birmans partageaient des valeurs et des affects et que la rupture du contrat social avec les commerçants ou les grands propriétaires était la source des révoltes, l’historien et le politiste, tout comme les anthropologues qu’inspiraient leurs travaux, réhabilitaient les protestations contre l’oppression et l’exploitation en ne les réduisant pas à des réactions primaires et en leur reconnaissant une signification politique.
41 Depuis une quinzaine d’années, le concept d’économie morale a suscité un regain d’intérêt, dans le domaine de l’histoire des sciences d’abord, mais aussi plus généralement dans les sciences sociales. Cette redécouverte s’est accompagnée d’une double inflexion. D’une part, le concept a été étendu au-delà des groupes dominés et a été appliqué notamment aux mondes savants, perdant du même coup sa dimension proprement économique originelle. D’autre part, il s’est trouvé privé de sa portée critique à partir du moment où il ne cherchait plus à rendre compte de faits politiques. Significativement, les révoltes récentes, qu’il s’agisse des émeutes dans les banlieues françaises ou de l’Intifada dans les territoires occupés palestiniens, n’ont pas été interprétées en termes d’économies morales par les analystes français. La leçon d’E. P. Thompson et de J. C. Scott semble aujourd’hui oubliée et la réinvention des économies morales s’est faite au prix non seulement d’une amnésie mais aussi d’une dénégation.
42 En reprenant ici le concept pour en rappeler l’intention initiale et en discuter les aléas, je n’ai pas cherché à affirmer une sorte d’orthodoxie puisée chez les pères fondateurs de la théorie des économies morales. Bien au contraire : je plaide pour un concept en devenir. J’ai ainsi tenté d’en souligner les hésitations et les contradictions, mais aussi les potentialités analytiques et la force critique. Surtout, je me suis appuyé sur ce qui me semblait intéressant dans la relecture contemporaine par l’histoire des sciences – la généralisation au-delà des groupes dominés – tout en en montrant le prix à payer – la dépolitisation du concept. Une ouverture critique : ainsi pourrait être résumée la position que je défends ici. Ouverture, puisqu’il s’agit de penser les économies morales à la fois au niveau de sociétés entières et de groupes sociaux particuliers, toujours saisis dans leur cadre historique. Critique, puisqu’il s’agit d’être attentif aux tensions et aux conflits entre les différentes économies morales pour en analyser les enjeux. Car au fond, dès lors qu’elle s’inscrit dans des rapports sociaux, la morale est aussi une affaire politique.
Mise en ligne 13/01/2010
Notes
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[*]
Ce travail, réalisé dans le cadre d’une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche, a bénéficié des commentaires des membres de l’équipe « Towards a Critical Moral Anthropology », en particulier de Samuel Lézé et Richard Rechtman, et de discussions à l’occasion des Journées de philosophie, psychologie et sociologie morales organisées à l’université de Picardie en décembre 2008 par Sandra Laugier.
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[1]
- Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, 1991, p. 21-23.
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[2]
-Edward P. THOMPSON, « The moral economy reviewed », Customs in common, Londres, The Merlin Press, 1991, p. 259-351. Formulation à laquelle fait évidemment allusion mon propre titre.
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[3]
- Edward P. THOMPSON, The making of the English working class, Harmondsworth, Penguin Books, [1963] 1968, p. 68 et 222. Significativement, ni « moral economy » ni même « moral » n’apparaissent dans l’index du livre.
-
[4]
- Edward P. THOMPSON, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Present, 50, 1971, p. 76-136.
-
[5]
- Amartya SEN, « La prudence d’Adam Smith », Mouvements, 23, 2002, p. 110-117 (version originale, in S. LALL et F. STEWART (dir.), Theory and reality in development, Londres, Macmillan, 1986). Contre les interprétations simplistes des libéraux d’hier et d’aujourd’hui qui justifient leurs politiques de laissez-faire les plus absolutistes en s’appuyant sur ce texte de Smith, A. Sen rappelle la complexité de sa pensée et donc la malhonnêteté de cet usage.
-
[6]
- James C. SCOTT, The moral economy of the peasant : Rebellion and subsistence in Southeast Asia, New Haven, Yale University Press, 1976.
-
[7]
- Lorraine DASTON, « The moral economy of science », Osiris, 10, 1995, p. 2-24.
-
[8]
- Benjamin S. ORLOVE, « Meat and strength : The moral economy of a Chilean food riot », Cultural Anthropology, 12-2, 1997, p. 234-268 ; Marsha Pripstein POSUSNEY, « Irrational workers : The moral economy of labor protest in Egypt », World Politics, 46-1, 1993, p. 83-120.
-
[9]
- Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, « A moral economy of corruption in Africa ? », The Journal of Modern African Studies, 37-1, 1999, p. 25-52 ; Barbara PARKER, « Moral economy, political economy, and the culture of entrepreneurship in Highland Nepal », Ethnology, 27-2, 1988, p. 181-194 ; Sangeeta CHATTOO et Waqar I. U. AHMAD, « The moral economy of selfhood and caring : Negotiating boundaries of personal care as embodied moral practice », Sociology of Health and Illness, 30-4, 2008, p. 550-564 ; Gilbert QUINTERO, « Nostalgia and degeneration : The moral economy of drinking in Navajo society », Medical Anthropology Quarterly, 16-1, 2002, p. 3-21 ; Nicoli NATTRASS, The moral economy of AIDS in South Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Sherman A. JAMES, « Confronting the moral economy of US racial/ethnic health disparities », American Journal of Public Health, 93-2, 2003, p. 93-189, ici p. 189 ; Khun Eng KUAH, « The changing moral economy of ancestor worship in a Chinese emigrant district », Culture, Medicine and Psychiatry, 23-1, 1999, p. 99-132 ; Brian SALTER, « Bioethics, politics and the moral economy of human embryonic stem cell science : the case of the European Union’s sixth framework programme », New Genetics and Society, 26-3, 2007, p. 269-288 ; John TRESH, « The daguerreotype’s first frame : François Arago’s moral economy of instruments », Studies in History and Philosophy of Science. Part A, 38-2, 2007, p. 445-476 ; Christopher HAMLIN, « Robert Warrington and the moral economy of the aquarium », Journal of the History of Biology, 19-1, 1986, p. 131-154, ici p. 151-153 ; Alexander AUSTIN et al., « How to turn pirates into loyalists : The moral economy and an alternative response to file sharing », rapport préparé pour le MIT Convergence Culture Consortium, Cambridge, 2006.
-
[10]
- Ian HACKING, The social construction of what ?, Cambridge, Harvard University Press, 1999. Dans une savoureuse mais non exhaustive énumération qui rappelle l’encyclopédie chinoise de Borges, il indique 24 titres d’ouvrage qui portent sur la « construction sociale de », depuis la construction sociale de l’auteur jusqu’à la construction sociale du nationalisme zoulou.
-
[11]
-Didier FASSIN, « Le corps exposé. Une économie morale de l’illégitimité », in D. FASSIN et D. MEMMI (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éd. de l’EHESS, 2004, p. 237-266 ; Id., « Compassion and repression : The moral economy of immigration policies in France », Cultural Anthropology, 20-3, 2005, p. 362-387 ; Id., « Économie morale du traumatisme », in D. FASSIN et R. RECHTMAN, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007, p. 403-417 ; Id., « In the heart of humaneness : The moral economy of humanitarianism », in D. FASSIN et M. PANDOLFI (dir.), Contemporary states of emergency : The politics of military and humanitarian intervention, New York, Zone Books, 2009, sous presse.
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[12]
- E. P. THOMPSON, The making of the English working class, op. cit., p. 230-231. Il poursuit : « Il est tout à fait possible que les moyennes statistiques et les expériences humaines varient dans des directions opposées. Un accroissement des facteurs quantitatifs peut se produire en même temps que des bouleversements qualitatifs du mode de vie des gens. » Pour lui, c’est ce décalage qui peut être à l’origine d’agitations sociales.
-
[13]
- Michel FOUCAULT, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 222-243 (1re édition de ce texte dans le livre de Hubert DREYFUS et Paul RABINOW, Michel Foucault : Beyond structuralism and hermeneutics, Chicago, The University of Chicago Press, 1982).
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[14]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy of the English crowd... », art. cit., p. 77-79. Selon lui, pour beaucoup d’historiens, les émeutes n’ont été que des réactions presque biologiques à la dureté des conditions de vie et les émeutiers n’étaient pas des sujets historiques : il aurait fallu attendre la Révolution française pour qu’émerge un véritable projet politique.
-
[15]
- Marcel MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1, 1923-1924, p. 30-186, reproduit dans Id., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, [1950] 2007, p. 143-279.
-
[16]
- Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, [1944] 1972, en particulier p. 71-86.
-
[17]
-Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éd. du Cerf, [1992] 2000, notamment le chapitre 5 « Modèles de reconnaissance intersubjective ».
-
[18]
-Andrew SAYER, « Moral economy », Department of sociology, Lancaster University, 2004, est une exception : http:// www. lancs. ac. uk/ fass/ sociology// papers/ sayer-moral-economy.
-
[19]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy of the English crowd... », art. cit., p. 50 : « Il n’est pas possible à un moment donné d’identifier clairement qui incarne les théories de la foule. » Il faut s’en tenir à un matériau hétérogène de documents dont le statut n’est pas certain.
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[20]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy reviewed », art. cit., p. 339 : « Où peut-on tracer la ligne ? se demande-t-il. Les pirates ont aussi des usages et des coutumes qu’ils se transmettent : mais ont-ils une économie morale ? » Il pouvait encore se poser cette question pour les pirates, mais certainement pas pour les patrons.
-
[21]
- John RAWLS, Leçons sur l’histoire de la philosophie morale, Paris, La Découverte, [2002] 2008. C’est le cas en particulier de l’école du sens moral.
-
[22]
- Didier FASSIN, « Le capital social, de la sociologie à l’épidémiologie. Analyse critique d’une migration trans-disciplinaire », Revue d’épidémiologie et de santé publique, 51-4, 2003, p. 403-413.
-
[23]
- J. C. SCOTT, The moral economy of the peasant..., op. cit. La paternité de l’expression est attribuée à E. P. Thompson dans une note de deux lignes à la page 33. Le nom de l’historien britannique ne figure pas dans l’index qui inclut pourtant nombre d’auteurs, dont K. Polanyi.
-
[24]
- James C. SCOTT, « Afterword to ‘Moral economies, state spaces, and categorical violence’ », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 395-402. Ce texte est une réponse à une série d’articles consacrés par des anthropologues à son œuvre, à la suite d’un hommage rendu par l’American Anthropological Association à ce passeur transdisciplinaire.
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[25]
- Eric R. WOLF, Peasant wars of the twentieth century, New York, Harper & Row, 1969 ; Sidney MINTZ, Worker in the cane : A Puerto Rican life listory, New Haven, Yale University Press, 1960. Il ne faut toutefois pas sous-estimer l’influence des auteurs français que rappelle J. C. Scott dans l’introduction de son livre : l’école des Annales, en particulier Marc Bloch et Emmanuel Le Roy Ladurie.
-
[26]
- Martha C. NUSSBAUM, Upheavals of thought : The intelligence of emotions, Cambridge/ New York, Cambridge University Press, 2001, p. 1. Pour M. Nussbaum, ce sont « les émotions qui forment le paysage de nos vies mentales et sociales » et donc en particulier nos « jugements de valeurs ».
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[27]
- J. C. SCOTT, The moral economy of the peasant..., op. cit. Pour autant, reconnaît-il, à la lumière de l’histoire coloniale, ces soulèvements ont toujours été factuellement des échecs, la rébellion étant matée et les paysans massacrés.
-
[28]
- J. C. SCOTT, The moral economy of the peasant..., op. cit., p. 31. En rupture avec toute une tradition marxiste et par une sorte de coup de force ethnographique, il propose de définir l’exploitation non du point de vue d’économie politique de l’expert, mais dans la perspective d’économie morale du paysan : celui-ci « demande combien il lui reste avant de demander combien on lui prend ». Ce n’est donc pas la plus-value extorquée qui importe, mais la mesure dans laquelle elle autorise le maintien d’une subsistance décente.
-
[29]
- Scott K. SIVARAMAKRISHNAN, « Introduction to ‘Moral economies, state spaces, and categorical violence’ », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 321-330. « Les révolutions sociales et les protestations populaires ont été le point central de l’œuvre de Scott », écrit l’organisateur du panel. Or on pourrait presque dire que les travaux de J. C. Scott portent, contrairement à ce qu’il écrit lui-même, sur les conditions d’impossibilité des soulèvements – jusqu’à quel point limite les paysans peuvent tolérer l’exploitation à laquelle ils sont soumis.
-
[30]
- James C. SCOTT, Weapons of the weak : Everyday forms of resistance, New Haven, Yale University Press, 1985, p. XVI. Il précise les formes de cette résistance : « traîner, dissimuler, déserter, feindre, chaparder, calomnier, incendier, saboter, etc. », ce qu’il appelle « des formes brechtiennes – ou schweykiennes – de lutte des classes ».
-
[31]
- E. P. THOMPSON, « The moral economy reviewed », art. cit., p. 341. À propos de l’économie morale des paysans de l’Asie du Sud-Est, il écrit : « Ce qui distingue l’usage qu’en fait Scott, c’est qu’il va beaucoup plus loin dans la description des ‘valeurs’ et des ‘attitudes morales’. »
-
[32]
- J. C. SCOTT, Weapons of the weak..., op. cit., p. 184. Il parle ainsi de « politique de la réputation ».
-
[33]
- Marc EDELMAN, « Bringing the moral economy back in... to the study of 21st century transnational peasant movements », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 331-345.
-
[34]
- William J. BOOTH, « On the idea of the moral economy », American Political Science Review, 88-3, 1994, p. 653-667. W. Booth considère ainsi que le concept d’économie morale et, plus largement, la théorie qui le sous-tend peut représenter une contribution importante à la science politique.
-
[35]
- Samuel L. POPKIN, The rational peasant : The political economy of rural society in Vietnam, Berkeley, University of California Press, 1979. Pour S. Popkin, qui critique J. C. Scott, le paysan est un acteur rationnel qui sait tirer avantage des logiques de marché et notamment profite de l’argent qu’il reçoit les bonnes années pour faire face aux mauvaises. L’éthique du capitalisme n’est donc pas contradictoire avec l’éthique de la subsistance.
-
[36]
- Albert O. HIRSCHMAN, L’économie comme science morale et politique, Paris, Éd. du Seuil/Gallimard, 1984. Toute une tradition de travaux d’économistes s’est développée dans cette direction, y compris pour tirer parti de modèles non occidentaux : John P. POWELSON, The moral economy, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998 ; Charles TRIPP, Islam and the moral economy : The challenge of capitalism, Cambridge/NewYork, Cambridge University Press, 2006.
-
[37]
- L. DASTON, « The moral economy of science », art. cit., p. 3. En revanche, le nom de J. C. Scott ne lui a, semble-t-il, pas été soufflé.
-
[38]
- Gaston BACHELARD, « Libido et connaissance objective », La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, J. Vrin, [1938] 1983 ; Ludwick FLECK, Genesis and development of a scientific fact, Chicago, The University of Chicago Press, [1935] 1979.
-
[39]
-Andrew PICKERING, « From science as knowledge to science as practice », in A. PICKERING (dir.), Science as practice and culture, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, p. 1-26 : « La sociologie de la connaissance scientifique se distingue des positions contemporaines dans la philosophie et la sociologie des sciences de deux manières. Premièrement, elle insiste sur le fait que la science est constitutivement sociale de part en part jusque dans sa technique même. Deuxièmement, elle est résolument empirique et naturaliste, et le caractère social de la connaissance scientifique doit être exploré à travers des études portant sur la science réelle, passée ou présente. »
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[40]
- Michael BEN-CHAIM, « Empowering lay belief. Robert Boyle and the moral economy of experiment », Science in Context, 15-1, 2002, p. 51-77 ; Nicolas RASMUSSEN, « The moral economy of the drug company-medical scientist collaboration in interwar America », Social Studies of Science, 34-2, 2004, p. 161-185 ; Bernadette BENSAUDE-VINCENT, « College chemistry : How a textbook can reveal the values embedded in chemistry », Endeavour, 31-4, 2007, p. 140-144, sont des exemples de cette approche historiquement située.
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[41]
- Margaret LOCK, « The tempering of medical anthropology : Troubling natural categories », Medical Anthroplogy Quarterly, 15-4, 2001, p. 478-492. On peut également penser au travail sur les économies morales locales de la psychiatrie que fait Allan Young dans un centre psychiatrique de prise en charge de la pathologie post-traumatique des anciens combattants de la guerre du Vietnam où la colère, la honte et la culpabilité sont des émotions associées à des valeurs qui portent sur des actes commis ou subis pour lesquels existe une forte réprobation sociale : Allan YOUNG, The harmony of illusions : Inventing post-traumatic stress disorder, Princeton, Princeton University Press, 1995.
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[42]
- Brian SALTER et Charlotte SALTER, « Bioethics and the global moral economy : The cultural politics of human embryonic stem cell science », Science, Technology & Human Values, 32-5, 2007, p. 554-581. L’existence même de la revue dans laquelle cet article est publié atteste le travail de production de cette économie morale globale de la science.
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[43]
- Carol J. GREENHOUSE, « Hegemony and hidden transcripts : The discursive arts of neoliberal legitimation », American Anthropologist, 107-3, 2005, p. 356-368. À propos de formules célèbres, à commencer par l’expression « transcription cachée », proposée par J. C. Scott justement, C. Greenhouse fait cette observation : « ‘Transcription cachée’ est un de ces concepts – comme ses cousins ‘conscience collective’, ‘structure sociale’, ‘relativité culturelle’, ‘communautés imaginées’, ‘description épaisse’ – qui sont entrés pleinement et immédiatement dans le lexique anthropologique pour l’éternité. Mais avec cette éternité revient en permanence la question de l’accentuation. Conscience collective ou conscience collective ? Ce n’est assurément pas la même chose. »
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[44]
- André LALANDE, Vocabulaire technique et philosophique de la philosophie, Paris, PUF, [1926] 1993, p. 261-264. Son irritation n’était d’ailleurs pas simplement une question de mot. Elle était plus fondamentalement une affaire de sens : « Aujourd’hui, cette expression est assez couramment employée pour désigner un ensemble assez confus de connaissances relatives à la condition matérielle et morale de la classe ouvrière, et aux moyens propres à l’améliorer. » La confusion semble ici à son comble, puisque la « condition matérielle et morale » relève de l’économie politique.
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[45]
- G. DELEUZE et F. GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 21-24. Je ne retiendrai cependant évidemment pas la proposition finale des auteurs, p. 37 : « Le concept appartient à la philosophie et n’appartient qu’à elle. » Il est vrai que l’adresse est plutôt destinée aux sciences de la nature.
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[46]
- Jean-Baptiste SAY, Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent ou se consomment les richesses, Paris, Calmann-Lévy, [1803] 1972 : http:// classiques. uqac. ca/ classiques/ say_jean_baptiste/ traite_eco_pol/ traite_eco_pol. html.
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[47]
- Abdelmalek SAYAD, « La maladie, la souffrance et le corps », La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éd. du Seuil, [1981] 1999, p. 255-303.
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[48]
- D. FASSIN et R. RECHTMAN, L’empire du traumatisme..., op. cit. La sinistrose apparaît en fait en 1905 à propos des travailleurs français accidentés et souffrant de névrose post-traumatique. Elle connaît une nouvelle heure de gloire dans les années 1960 en s’appliquant cette fois aux travailleurs immigrés accidentés avec une note culturaliste dépréciative qui s’exprime dans la formule « syndrome méditerranéen » indiquant une profusion bruyante de symptômes sans substrat anatomique.
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[49]
- Didier FASSIN, « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences Sociales et Santé, 19-4, 2001, p. 5-34. J’ai proposé de parler de « protocole compassionnel » pour désigner ce processus de régularisation des étrangers malades. À titre d’exemple, au cours de la décennie 1990, le nombre de régularisations à ce titre a été multiplié par sept dans le département de la Seine-Saint-Denis où j’ai étudié ce phénomène. Même s’ils diffèrent d’une préfecture à l’autre, les taux d’accords pour raison médicale sont toujours très largement supérieurs aux taux d’accords des demandes d’asile, attestant un déplacement de légitimité, là encore, du politique (les persécutions) à l’humanitaire (la maladie).
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[50]
- Didier FASSIN, « Exclusion, underclass, marginalidad. Figures contemporaines de la pauvreté urbaine en France, aux États-Unis et en Amérique latine », Revue Française de Sociologie, 37-1, 1996, p. 37-75 ; Id., « Souffrir par le social, gouverner par l’écoute. Une configuration sémantique de l’action publique », Politix, 73, 2006, p. 137-158 ; Id., « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aide d’urgence », Annales HSS, 55-5, 2000, p. 955-981 ; Id., « La cause des victimes », Les Temps Modernes, 627, 2004, p.73-91 ; Id., « Et la souffrance devint sociale. De l’anthropologie médicale à une anthropologie des afflictions », Critique, 680-681, 2004, p. 16-29. J’ai donné dans ces textes maints exemples de la manière dont les évolutions du discours politique dans le sens du pathos influaient sur la manière de penser l’action publique.
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[51]
- Lauren BERLANT (dir.), Compassion : The culture and politics of emotion, New York/ Londres, Routledge, 2004. L’auteur parle du développement de la « sphère publique intime » aux États-Unis au cours de cette période et rappelle le mot d’ordre de la victoire de George W. Bush en 2000 : « compassionate conservatism », formule théorisée par plusieurs de ses inspirateurs, notamment Marvin Olasky.
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[52]
- D. FASSIN et M. PANDOLFI (dir.), Contemporary states of emergency..., op. cit. ; Didier FASSIN, « Humanitarianism as a politics of life », Public Culture, 19-3, 2007, p. 499-520.
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[53]
- Didier FASSIN, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004 ; Id., « Souffrir par le social..., art. cit., p. 137-157.
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[54]
- Didier FASSIN, Quand les corps se souviennent. Expérience et politique du sida en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2006 ; Id., « The embodied past : From paranoid style to politics of memory in South Africa », Social Anthropology, 16-3, 2008, p. 312-328. J’ai essayé dans mon travail sur l’Afrique du Sud d’analyser l’économie morale du soupçon et du ressentiment qui se développait dans nombre de pays du tiers-monde.
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[55]
- Michael BURAWOY et al., Global ethnography : Forces, connections, and imaginations in a postmodern world, Berkeley, University of California Press, 2000.
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[56]
- Jacques REVEL (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Le Seuil/ Gallimard, 1996. Plus que le choix d’une bonne échelle, « c’est la variation d’échelle qui paraît fondamentale », écrit Jacques Revel. Dans cette variation, on peut considérer que, contrairement à ce que suggérait Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 387, à des fins didactiques il est vrai, l’ethnographie n’est pas le niveau le plus simple à partir duquel on s’élèverait vers le niveau le plus synthétique de l’anthropologie, mais que toute description ethnographique suppose un regard anthropologique et que toute interprétation anthropologique repose sur une enquête ethnographique. Voir Jean BAZIN, « L’anthropologie en question : altérité ou différence ? », Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, 2008, p. 35-50.
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[57]
- Laurent MUCCHIELLI et Véronique LE GOAZIOU (dir.), Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 2006 ; Hugues LAGRANGE et Marco OBERTI (dir.), Émeutes urbaines et protestations. La singularité française, Paris, Presses de la FNSP, 2006 ; Gérard MAUGER, L’émeute de novembre 2005. Une révolte proto-politique, Paris, Éd. du Croquant, 2006. Écrits à chaud, ces travaux apportent des interprétations complémentaires sur les événements sans toutefois en proposer une analyse en termes d’économies morales, ce qui est remarquable compte tenu de l’objet. Voir aussi le dossier spécial « Penser la crise des banlieues » publié dans Annales HSS, 61-4, 2006. Sur les conditions structurelles de production des violences urbaines, on lira : Stéphane BEAUD et Michel PIALOUX, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003. Sur le contexte politique qui a contribué à produire et à encadrer ces violences, on se référera à Christian BACHMANN et Nicole LE GUENNEC, Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politiques de la ville, Paris, Albin Michel, 1995.
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[58]
- David LEPOUTRE, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Thomas SAUVADET, Le capital guerrier. Concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin, 2006. L’approche en termes de « sous-cultures » est un héritage plus ou moins revendiqué des travaux de l’École de Chicago. Le danger potentiel en est toujours de produire une sorte de culturalisme appliqué aux milieux populaires.
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[59]
- Didier FASSIN, « The violence of racialization : Problematizing the French riots of 2005 as event », in C. BROWNE et J. MCGILL (dir.), Violence in France and Australia : Disorder in the post-colonial welfare state, Sydney, Sydney University Press, sous presse. Pour une étude des pratiques policières et de leur justification, voir Jérôme H. SKOLNICK et James J. FYFE, Above the law : Police and the excessive use of force, New York, Free Press, 1993, et Fabien JOBARD, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2002.
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[60]
- Lila ABU-LUGHOD, Veiled sentiments : Honor and poetry in a Bedouin society, Berkeley, University of California Press, 1986 ; Charles HIRSCHKIND, The ethical soundscape : Cassette sermons and Islamic counterpublics, New York, Columbia University Press, 2006 ; Talal ASAD, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007. Fidèles au projet anthropologique, ces travaux proposent une analyse des valeurs et des affects dans les sociétés musulmanes. Voir aussi le dossier spécial « In Focus : September 11, 2001 », American Anthropologist, 104-3, 2002, publié un an après le 11 septembre 2001.
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[61]
- Didier FASSIN, « The humanitarian politics of testimony : Subjectification through trauma in the Israeli-Palestinian conflict », Cultural Anthropology, 23-3, 2008, p. 531-558. Pour une analyse des valeurs morales des adolescents palestiniens, voir Laetitia BUCAILLE, Générations Intifada, Paris, Hachette, 2002, et John COLLINS, Occupied by memory : The Intifada generation and the Palestinaian state of emergency, New York, New York University Press, 2004.
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[62]
- Voir par exemple le Parents Circle – Families Forum : http:// www. theparentscircle. com, et les Women in Black – For Justice. Against War : http:// www. womeninblack. org.