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Article de revue

L'événement Mai 68

Pour une sociohistoire du temps court

Pages 321 à 349

Notes

  • [1]
    Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « 1968 : histoire, mémoires et commémoration », Espaces-Temps, 59-60-61,1995, p. 152.
  • [2]
    Jean-Pierre RIOUX, « À propos des célébrations décennales du Mai français », Vingtième siècle, 23,1989, p. 49-58; Isabelle SOMMIER, « Mai 68 : sous les pavés d’une page officielle », Sociétés Contemporaines, 20,1994, p. 63-79; M. ZANCARINI-FOURNEL, « 1968 : histoire... », art. cit.; Bernard LACROIX, « D’aujourd’hui à hier et d’hier à aujourd’hui : le chercheur et son objet », Scalpel, 4-5,1999, en ligne : hhttp :// www. gap-nanterre. org/ article.php3 ?id_article=44]; Boris GOBILLE, « Excès de mémoire, déficit d’histoire. Mai 68 et ses interprétations », in J. MICHEL (dir.), Mémoires et histoires. Des identités personnelles aux politiques de reconnaissance, Rennes, PUR, 2005; Kristin ROSS, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles/Paris, Éd. Complexe/Le Monde diplomatique, 2005.
  • [3]
    Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1971, p. 23.
  • [4]
    Bernard LEPETIT, « Une logique du raisonnement historique », Annales ESC, 48-5, 1993, p. 17, traduit ainsi la méfiance dont témoigne, à l’égard de l’herméneutique, Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
  • [5]
    Bernard LACROIX, « À contre-courant : le parti pris du réalisme », Pouvoirs, 39,1986, p. 117-127.
  • [6]
    Toutes ces citations sont extraites de Pierre NORA, « L’ère de la commémoration », in P. NORA (dir.), Les lieux de mémoire, Les France, Paris, Gallimard, [1984] 1997, t. 3, p. 4688-4690.
  • [7]
    Comme l’écrit Bernard Lepetit à propos (implicitement) de l’entreprise des « lieux de mémoire » : Bernard LEPETIT, « Le présent de l’histoire », in B. LEPETIT (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 298.
  • [8]
    Michel DOBRY, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986, p. 52 (nous soulignons). Sur « l’illusion étiologique », ibid., p. 48-60.
  • [9]
    Raymond BOUDON, « La crise universitaire française : essai de diagnostic socio-logique », Annales ESC, 24-3,1969, p. 738-764.
  • [10]
    Pierre BOURDIEU, Homo Academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984, « Le moment critique », p. 207-250.
  • [11]
    Louis GRUEL, La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Rennes, PUR, 2004, p. 23-66.
  • [12]
    Roger CHARTIER, « Espace social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au XVIIe siècle », Annales ESC, 37-2,1982, p. 389-400.
  • [13]
    Sur le légitimisme consistant à analyser une révolte contre les institutions et l’ordre existant comme le produit d’une impossibilité à y réussir, à prêter aux « dominés » le désir d’être et d’avoir ce que les dominants sont et ont, et à lire toute hétérodoxie comme une orthodoxie contrariée, voir Boris GOBILLE, « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en mai 1968 », thèse pour le doctorat de sciences sociales, EHESS, 2003, chap. 1.
  • [14]
    Raisonnement circulaire bien mis en évidence par la sociologie de l’action collective et qui consiste à « prouver » la frustration par le surgissement de la mobilisation et à expliquer en retour celle-ci par l’existence de frustrations préalables. Vois Érik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005, p. 43, et M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 55-56.
  • [15]
    Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole : théorie et applications, Paris, Fayard, [1970] 1995.
  • [16]
    Pour une discussion des racines de la crise étudiante et du devenir dissident, voir Boris GOBILLE, « La vocation d’hétérodoxie », in D. DAMAMME et al., (dir.), Mai-juin 68, Paris, Éd. de l’Atelier, 2008, p. 274-291.
  • [17]
    B. LEPETIT, « Le présent de l’histoire », art. cit., p. 273-298.
  • [18]
    Nous avons choisi de centrer l’analyse sur le seul cas français. On sait pourtant que, en mai-juin 1968 comme durant l’année 1968 elle-même, des manifestations ont lieu aussi aux États-Unis, en Belgique, en RFA, en Italie, en Grande-Bretagne, en Suède, aux Pays-Bas, etc. Celles-ci posent la question des interactions activistes et idéologiques internationales, centrale pour penser la structuration des espaces militants et des logiques de crise à cette autre échelle pertinente qu’est l’échelle occidentale. Mais nous manquons à ce jour d’études circonstanciées qui auraient permis d’en apercevoir les mécanismes concrets, empiriquement constatables et théoriquement problématisables. Le repérage des familiarités idéologiques et des voyages militants d’un territoire à l’autre, moins encore la simple juxtaposition panoramique, très courante, des luttes et des mouvements, ne sauraient suffire à éclairer le problème du comparatisme entre des contextes très différents, d’autant que celui-ci, déjà crucial en ce qui concerne l’Occident, se complexifie avec l’irruption de mobilisations au Japon, dans l’Espagne franquiste, en Yougoslavie, au Sénégal, en Europe de l’Est, au Brésil, au Mexique, dans toute l’Amérique latine. Le choix de la France se justifie aussi par sa spécificité : nous ne trouvons pas ailleurs une telle synchronisation des crises étudiante et ouvrière, une telle extension à l’ensemble du salariat, un tel vacillement du régime.
  • [19]
    Alban BENSA et Éric FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, 38,2002, p. 8.
  • [20]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 201-210.
  • [21]
    David A. SNOW, « Le legs de l’École de Chicago à la théorie de l’action collective », entretien avec Daniel Cefaï et Dany Trom, Politix, 50,2000, p. 157.
  • [22]
    Voir « Présentation », in D. CEFAÏ et D. TROM (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éd. de l’EHESS, 2001, p. 12. Voir aussi Daniel CEFAÏ, « Les cadres de l’action collective. Définitions et problèmes », ibid., p. 51-97.
  • [23]
    D. CEFAÏ, « Les cadres de l’action collective... », art. cit., p. 56 et 60.
  • [24]
    Alain DEWERPE, Charonne 8 février 1962. Anthropologie d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006, montre ainsi que l’attention à « la textualité de l’archive, à l’énonciation et à la narration » appartient au travail propre de l’historien (p. 19).
  • [25]
    Timothy TACKETT, « Par la volonté du peuple ». Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, [1996] 1997, p. 20.
  • [26]
    Érik NEVEU et Louis QUÉRÉ, « Présentation », dossier « Le temps de l’événement I », Réseaux, 75,1996, p. 13.
  • [27]
    A. BENSA et É. FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », art. cit., p. 10.
  • [28]
    Michel DOBRY, « ‘Penser = classer ?’Entretien avec André Loez, Gérard Noiriel et Philippe Olivera », Genèses, 59,2005, p. 121-155, ici p. 158.
  • [29]
    T. TACKETT, « Par la volonté du peuple »..., op. cit., p. 20. Sur le poids respectif des facteurs structurels et situationnels, comme l’idéologie, l’antagonisme social, l’apprentissage politique et la dynamique de groupe chez les députés des États généraux et de l’Assemblée constituante en 1789, voir aussi Timothy TACKETT, « Le processus de radicalisation au début de la Révolution française », in A. COLLOVALD et B. GAÏTI (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006, p. 47-66.
  • [30]
    Annie COLLOVALD et Brigitte GAÏTI, « Questions sur la radicalisation politique », in A. COLLOVALD et B. GAÏTI (dir.), La démocratie aux extrêmes..., op. cit., p. 30.
  • [31]
    Sur la relativisation du poids de l’idéologie dans la radicalisation révolutionnaire des députés des États généraux en 1789, voir T. TACKETT, « Le processus de radicalisation... », art. cit.
  • [32]
    Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, chap. 12.
  • [33]
    Robert D. BENFORD et David A. SNOW, « Framing processes and social movements : An overview and assessment », Annual Review of Sociology, 26,2000, p. 611-639, ici p. 618 : « Hypothetically, the more inclusive and flexible collective action frames are, the more likely they are to function as or evolve into ‘master frames’. »
  • [34]
    Robert D. BENFORD et David A. SNOW, « Ideology, frame resonance, and participant mobilization », International Social Movement Research, 1,1988, p. 197-217, ici p. 207-211.
  • [35]
    Xavier VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007, p. 37-41. Dans certains cas aussi, l’expérience antérieure de la guerre d’Algérie et de la hiérarchie militaire est au principe d’un rapport indocile à l’autoritarisme de la maîtrise dans les ateliers. À propos de la grève à la Rhodiaceta de Besançon en 1967, voir Cédric LOMBA et Nicolas HATZFELD, « La grève de Rhodiaceta en 1967 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 108.
  • [36]
    Sur la critique artiste du capitalisme, Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 83-86,244-249 et 501-576; Ève CHIAPELLO, Artistes versus managers. Le management culturel face à la critique artiste, Paris, Éd. Métailié, 1998, p. 13-64.
  • [37]
    Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Conclusion », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les Années 68. Le temps de la contestation, Éd. Complexe/ IHTP, Paris, 2000, p. 502.
  • [38]
    Sur la « synchronisation », voir P. BOURDIEU, Homo Academicus, op. cit., p. 226-233.
  • [39]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 100.
  • [40]
    Ibid., p. 198-201.
  • [41]
    Ingrid GILCHER-HOLTEY, « ‘La nuit des barricades’», Sociétés & Représentations, 4, 1997, p. 165-184.
  • [42]
    Sur la « crise de sensibilité » et la « sensibilité de crise » des étudiants dans les années 1960, inséparables des mutations de l’appareil scolaire, voir Bernard PUDAL, « Ordre symbolique et système scolaire dans les années 1960 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 62-74.
  • [43]
    Patrick BRUNETEAUX, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique, Paris, Presses de la FNSP, 1996, p. 203.
  • [44]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 168.
  • [45]
    Pour une synthèse, Boris GOBILLE, Mai 1968, Paris, La Découverte, 2008, p. 61-74.
  • [46]
    Renaud DULONG, « Les cadres et le mouvement ouvrier », in P. DUBOIS et al., Grèves revendicatives ou grèves politiques ? Acteurs, pratiques et sens du mouvement de mai, Paris, Éd. Anthropos, 1971, p. 215.
  • [47]
    A. BENSA et É. FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », art. cit., p. 8.
  • [48]
    Georges DUBY, Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, [1973] 1985, p. 9, rappelait déjà que la valeur de l’événement historique tient à ce que « brusquement, il éclaire. Par ses effets de résonance, par tout ce dont son explosion provoque la remontée depuis les profondeurs du non-dit, par ce qu’il révèle à l’historien des latences ».
  • [49]
    A. BENSA et É. FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », art. cit., p. 15.
  • [50]
    Notion proposée par les historiens du temps présent : G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit.
  • [51]
    Jean-Louis VIOLEAU, « Les architectes et le mythe de mai 1968 », in G. DREYFUS - ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 239-258.
  • [52]
    Boris GOBILLE, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 158,2005, p. 30-53.
  • [53]
    Voir le tract du Centre national des jeunes médecins, « Médecine et répression », cité dans Pierre VIDAL-NAQUET et Alain SCHNAPP (éd.), Journal de la Commune étudiante, textes et documents, novembre 1967-juin 1968, Paris, Éd. du Seuil, [1969] 1988, p. 827-829; Comité d’action santé, Médecine, Paris, Maspero, 1968; et le témoignage de Jean CARPENTIER, Journal d’un médecin de ville. Médecine et politique, 1950-2005, Nice, Éd. du Losange, 2005.
  • [54]
    Anne DEVILLÉ, « L’inscription du Syndicat de la magistrature dans la culture politique des années 68 », Lettre d’information, 28,1998, Institut d’Histoire du Temps Présent : http ://irice.cnrs.fr/IMG/pdf/Lettre_d_info_68_no28_12-01-98.pdf.
  • [55]
    Voir Étienne FOUILLOUX, « Des chrétiens dans le mouvement du printemps 68 ? », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 2, Acteurs, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 247-268; Grégory BARRAU, Le mai 68 des catholiques, Paris, Éd. de l’Atelier, 1998; Denis PELLETIER, La crise catholique. Religion, société, politique en France, 1965-1978, Paris, Payot, 2002; Hervé SERRY, « Église catholique, autorité ecclésiale et politique dans les années 1960 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 47-61.
  • [56]
    Alfred WAHL, « Le mai 68 des footballeurs français », Vingtième siècle, 26,1990, p. 73-82.
  • [57]
    I. GILCHER-HOLTEY, « ‘La nuit des barricades’», art. cit., p. 177.
  • [58]
    Cité par X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 29.
  • [59]
    Ibid., p. 128.
  • [60]
    Ibid., p. 28 et 56.
  • [61]
    Yannick GUIN, La Commune de Nantes, Paris, Maspero, 1969. Le point reste cependant discuté : René BOURRIGAUD, « Les paysans et mai 1968 : l’exemple nantais », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 237, conteste le terme de « Commune », dans la mesure où il n’y a pas eu d’élections d’institutions révolutionnaires.
  • [62]
    Sur tous ces éléments, ibid., p. 238-239.
  • [63]
    Marc BERGÈRE, « Les grèves en France : le cas du Maine-et-Loire », in G. DREYFUS - ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 313-327.
  • [64]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 31.
  • [65]
    Sami DASSA, « Le mouvement de mai et le système de relations professionnelles », no spécial « Le mouvement ouvrier en mai 1968 », Sociologie du Travail, 3,1970, p. 244-261, ici p. 245.
  • [66]
    Nicolas Hatzfeld, cité par X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 41.
  • [67]
    Georges RIBEILL, « SNCF : une grève dans la tradition de la corporation du rail », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 119-140.
  • [68]
    Sur ces différents types de grève, S. DASSA, « Le mouvement de mai et le système de relations professionnelles », art. cit.
  • [69]
    Frank GEORGI, « La CFDT en mai-juin 68 », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 2, Acteurs, op. cit., p. 35-56, et « ‘Vivre demain dans nos luttes d’aujourd’hui’. Le syndicat, la grève et l’autogestion en France (1968-1988) », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 399-413.
  • [70]
    Michel DE CERTEAU, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Éd. du Seuil, [1968] 1994.
  • [71]
    Bernard PUDAL et Jean-Noël RETIÈRE, « Les grèves ouvrières de 68, un mouvement social sans lendemain mémoriel », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 207-221; Xavier VIGNA, « La figure ouvrière à Flins (1968-1973) », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 329-343.
  • [72]
    X. VIGNA, « La figure ouvrière à Flins (1968-1973) », art. cit., p. 330, et Nicolas HATZFELD, « Les ouvriers de l’automobile : des vitrines sociales à la condition des OS, le changement des regards », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 346.
  • [73]
    B. PUDAL et J.-N. RETIÈRE, « Les grèves ouvrières de 68... », art. cit.
  • [74]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 49.
  • [75]
    Ibid., p. 48.
  • [76]
    Bruno MUEL et Francine MUEL-DREYFUS, « Week-ends à Sochaux (1968-1974) », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 329-343.
  • [77]
    Olivier KOURCHID et Cornelia ECKERT, « Les mineurs des houillères en grève : l’insertion dans un mouvement national », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 91.
  • [78]
    Gérard LANGE, « La liaison étudiants-ouvriers à Caen », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 217-236.
  • [79]
    L. BOLTANSKI et È. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit.
  • [80]
    René RÉMOND, Notre siècle. 1918-1991, Paris, Fayard, 1991, p. 689, écrit ainsi : « De cette intervention l’effet est foudroyant. Rarement renversement de situation s’est accompli en si peu de temps. Jean Lacouture a excellement exprimé le ressaisissement de l’initiative : ‘En l’espace de cinq minutes, la France changea de maître, de régime et de siècle. Avant 16 h 30, on était à Cuba. Après 16 h 35, c’était presque la Restauration’. »
  • [81]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 32.
  • [82]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 151.
  • [83]
    Danielle TARTAKOWSKY, « Les manifestations de mai-juin 68 en province », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 148-150.
  • [84]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 32 et 58.
  • [85]
    Voir, pour de nombreux exemples, ibid., p. 38-39.
  • [86]
    Ibid., p. 39-40.
  • [87]
    Patrick HASSENTEUFEL, « Citroën-Paris : Une ‘grève d’émancipation’», in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 35-50.
  • [88]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 33-34.
  • [89]
    Ibid., p. 35.
  • [90]
    Ibid.
  • [91]
    P. BRUNETEAUX, « Les enseignements de mai 1968 », Maintenir l’ordre..., op. cit., p. 197-244.
  • [92]
    Nicolas HATZFELD, « Peugeot-Sochaux : de l’entreprise dans la crise à la crise dans l’entreprise », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 51-72.
  • [93]
    B. PUDAL et J.-N. RETIÈRE, « Les grèves ouvrières de 68... », art. cit., p. 218.
  • [94]
    Pierre BOURDIEU, « La grève et l’action politique », Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 253, désigne par le terme « usinisation », sur le modèle du concept d’asilisation d’Erving Goffman, « le processus par lequel les travailleurs s’approprient leur entreprise, et sont appropriés par elle, s’approprient leur instrument de travail et sont appropriés par lui, s’approprient leurs traditions ouvrières et sont appropriés par elles, s’approprient leur syndicat et sont appropriés par lui, etc. ».
  • [95]
    N. HATZFELD, « Peugeot-Sochaux : de l’entreprise dans la crise à la crise dans l’entreprise », art. cit., p. 63.
  • [96]
    Ibid., p. 59-60.
  • [97]
    Xavier VIGNA, « L’insubordination ouvrière dans l’après-68 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 320.
  • [98]
    Ouvrier de Citroën, syndiqué depuis 20 ans à la CGT, cité par X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 65.
  • [99]
    X. VIGNA, « L’insubordination ouvrière dans l’après-68 », art. cit., p. 319-328.
  • [100]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 245.
  • [101]
    Ibid., p. 250.
  • [102]
    P. BOURDIEU, Homo Academicus, op. cit., p. 235 : « la crise tend à substituer la division en camps clairement distincts [...] à la distribution continue entre deux pôles et à toutes les appartenances multiples, partiellement contradictoires, que la séparation des espaces et des temps permet de concilier ». Voir aussi les remarques d’A. COLLOVALD et B. GAÏTI, « Questions sur la radicalisation politique », art. cit., p. 26-28.
  • [103]
    Brigitte GAÏTI, « Le charisme en partage : mai-juin 68 chez les gaullistes », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 259-273.
  • [104]
    B. LEPETIT, « Le présent de l’histoire », art. cit., p. 296.
  • [105]
    Ibid., p. 290.

1Durant plusieurs décennies, les événements de mai 1968 en France ont été « plus commémorés qu’historicisés [1] ». Des travaux de sciences sociales venus déconstruire cette emprise mémorielle [2], on peut retenir au moins le constat que les interprétations successives de « l’esprit de Mai », qu’il s’agisse de le célébrer ou de le dénoncer, ont en commun une méthode : interpréter l’événement à l’aune de ses conséquences supposées – l’individualisme contemporain, le relativisme des valeurs, l’opportunisme d’une « génération 68 », dite « libérale-libertaire », parvenue ensuite à des positions de pouvoir médiatiques et politiques, etc. – en se passant de l’épreuve et de la reconstitution des faits, en opérant des montées en généralité hasardeuses à partir de quelques slogans ou de quelques trajectoires ultérieures d’anciens « leaders » de Mai, et en réduisant la complexité de la crise au périmètre étroit du seul mois de mai 1968, de la seule géographie parisienne, et des seuls étudiants. Ces interprétations disent ainsi beaucoup sur les positions d’énonciations et sur les intérêts politiques qui les sous-tendent, mais rien ou si peu sur l’événement lui-même, avec lequel elles n’entretiennent qu’un rapport, au mieux, d’« exemplification faible » dirait Jean-Claude Passeron, au pire, d’imputation erronée. L’anachronisme, l’absence de construction de l’objet, l’usage incontrôlé du schéma de la « ruse de l’histoire », permettant de prêter à l’événement des propriétés qu’il n’avait pas, et l’oubli de l’empirie comportent a contrario une leçon de méthode, au demeurant banale mais qu’il faut malheureusement rappeler : « l’histoire est un récit d’événements vrais » et « un fait doit remplir une seule condition pour avoir la dignité de l’histoire, avoir réellement eu lieu » [3]. Autrement dit, les topiques et la logique « démonstrative » de la mémoire dominante de mai 1968 attestent à nouveau, s’il le fallait, de ce que la « prétention à dire le monde historique sans référence à l’empirique » est « irrecevable [4] » et de ce que seul le « parti pris du réalisme [5] » permet d’éviter le travestissement de l’histoire. Mais cette emprise mémorielle, qui fait écran, s’est trouvée d’une certaine façon redoublée dans son principe par l’optique que retient à son tour l’entreprise des « lieux de mémoire ». Pour celle-ci en effet, la logique mémorielle serait la vérité même de l’événement-68 : « Pas de révolution, rien même de tangible et palpable, mais, en dépit des acteurs, à leur corps défendant, la remontée incoercible et le festival flamboyant du légendaire complet de toutes les révolutions. [...] Les soixante-huitards voulaient agir, ils n’ont fait que célébrer, dans un ultime festival et une reviviscence mimétique, la fin de la Révolution [6] ». Il ne se serait au fond rien passé en mai-juin 1968, qui reçoive la dignité de l’histoire, avec ou sans majuscule, sinon, déjà, une mémoire en acte du panthéon révolutionnaire. De sorte qu’il n’y aurait à en faire qu’une « histoire de second degré [...], histoire spéculaire, attentive non pas à restituer le passé, mais qui trouve sa fin dans l’établissement d’une distance critique avec les modalités sociales de sa muséification [7] ».

2Or, l’accumulation des travaux d’histoire et de sciences sociales sur mai 1968 depuis une vingtaine d’années, en particulier leurs développements récents, autorise que nous fassions ici le pari, inverse, d’une restitution raisonnée de l’événement. Ce qui suppose de se défaire non seulement des impasses de sa circulation mémorielle ultérieure, mais aussi des insuffisances associées à « l’illusion étiologique » qui est souvent de mise dans l’étude des crises politiques et des phénomènes de radicalisation. Michel Dobry entend par « illusion étiologique » la posture qui clôt l’explication des crises dès lors qu’en sont (parfois prétendument) découverts les « déterminants », « sources historiques » et « causes ». Outre la tentation du catalogue des « facteurs » à laquelle elle expose toujours, la focalisation sur les conditions de possibilité tend à considérer la dynamique de crise comme transparente à ses origines et sans grand intérêt analytique. Évitement de l’événement lui-même, qui pousse à méconnaître « les enchaînements causaux internes aux processus de crise [8] ». On ne reviendra donc pas sur la discussion qui entoure les tentatives menées en 1969 par Raymond Boudon autour du schème de la « crise des débouchés [9] », puis en 1984 par Pierre Bourdieu autour du « déclassement » et de la « déqualification structurale des diplômes » [10], pour expliquer les racines de la révolte étudiante, ni sur le détail de tout ce qui les oppose au-delà de certaines similarités. Si elles ont pour intérêt de rompre avec les analyses, trop générales pour être vérifiables, qui prévalaient auparavant, notamment les analyses en terme « générationnel », rappelons simplement que d’une part leur pertinence statistique a été contestée [11] et que d’autre part le schème du déclassement est difficile à manier en raison de la prise qu’il offre à des lectures disqualifiantes ne voulant voir de la contestation que l’effet du ressentiment d’« intellectuels frustrés » – lectures dont Roger Chartier a souligné la récurrence historique et la parenté avec un imaginaire réactionnaire [12]. De plus, l’explication par la frustration relative éprouvée par des acteurs incertains de trouver un avenir à la hauteur de leurs attentes est toujours menacée non seulement par une forme de légitimisme [13] mais aussi par un raisonnement circulaire [14]. Mais surtout, et cela nous importe plus ici, ces analyses méconnaissent qu’il y a loin du mécontentement à la mobilisation [15] : nombre de mécontentements se gèrent par la fuite, l’adaptation patiente et la révision à la baisse des aspirations, ou bien se vivent sur le mode de la fatalité ou d’une révolte individuelle enclose dans le silence du for intérieur, de sorte que la prise de parole n’est qu’un des devenirs possibles de l’insatisfaction, loyalisme et défection en étant les pendants muets. Qui plus est, ce qui est passé sous silence – hormis, d’une certaine façon, dans le modèle de P. Bourdieu, nous y reviendrons –, c’est la dynamique même de l’événement, son irréductibilité relative à ses « causes », les logiques de désectorisation qui étendent la crise de l’univers étudiant au monde ouvrier, à des pans entiers du salariat et à l’arène politique institutionnelle, ainsi que les subjectivations dissidentes qui se font jour pendant et par l’événement [16].

3Il convient donc de rompre avec ce double évitement de l’événement par le privilège accordé à ses racines ou par l’interprétation de ses conséquences supposées, et de faire retour sur la crise elle-même et sur ce qui fait son énigme propre : la dynamique de désectorisation et de radicalisation des luttes, la resectorisation et la normalisation du jeu politique, ainsi que les résistances qui lui sont opposées. On défendra l’idée que l’attention aux particularités du temps court permet de rouvrir à nouveaux frais le « dossier des origines » en identifiant ce qui du passé reste opératoire ou ne l’est plus dans le présent de la crise. Le « présent de l’histoire [17] » en conjoncture de crise est ainsi justiciable d’une sociohistoire du temps court, dont l’enjeu est de penser ensemble l’irréductibilité des temporalités critiques et le travail continué du passé dans les mobilisations multisectorielles et la fluidité politique. Les grèves ouvrières seront privilégiées, non seulement en raison du refoulement dont elles ont été longtemps l’objet dans la mémoire officielle, mais aussi parce que d’importantes avancées historiographiques récentes autorisent à les réinscrire à la place qui leur revient dans l’événement-68 [18].

Revenir à l’événement : émergences symboliques et réemplois du passé

4Revenir à l’événement n’a rien d’une réhabilitation de l’histoire événementielle et ne se soutient que d’une reproblématisation de la notion même d’événement. Constatant que « l’événement ne va pas de soi pour les sciences sociales », Alban Bensa et Éric Fassin proposent de le reconsidérer non plus sous l’angle de l’accident empirique, mais sous le rapport de la « rupture d’intelligibilité » qu’il ouvre : l’événement, en effet, « ce n’est pas qu’il se passe quelque chose, quelque important que soit ce fait, mais plutôt que quelque chose se passe – un devenir [19] ». Il rompt les régimes ordinaires d’intelligibilité du monde social, « l’évidence habituelle de la compréhension ». À la suite de Gilles Deleuze, les auteurs évoquent le fait que « le mode de l’événement, c’est le problématique » : « l’événement par lui-même est problématique et problématisant ». Il sépare un présent où le sens est brusquement devenu incertain, d’un passé où les grilles de lecture du monde semblaient solidement assises et pertinentes. Cette conception emporte une première conséquence. Les acteurs plongés dans l’événement font d’abord face à l’incertitude sur le sens de ce qui se passe. Les crises sont donc des moments où s’intensifient les activités de définition de la situation [20]. Si, comme le remarque l’« analyse des cadres » en sociologie de l’action collective, ces activités se rencontrent dans toute mobilisation [21], même « ordinaire », le travail de la signification[22] auquel se livrent les acteurs s’aiguise dès lors qu’il s’inscrit dans des situations problématiques [23] où la scène du commun se désinstitutionnalise, où le monde social se désobjective et où la définition sectorisée des enjeux se fragilise. Bascule alors dans les faits, c’est-à-dire dans ce que la recherche doit découvrir et analyser, l’ensemble du travail symbolique des acteurs plongés dans la crise. Il ne s’agit évidemment pas de sacrifier à un quelconque « tournant linguistique », mais de considérer que l’énonciation de l’événement par ceux qui sont en train de le vivre – telle qu’elle apparaît dans les déclarations publiques et les archives consignant les tracts produits dans le cours même de l’action – est constitutive de l’événement lui-même [24] : la façon dont les acteurs interprètent ce qui se passe est déterminante dans leurs anticipations, leurs calculs et leurs actions, c’est-à-dire aussi dans les coups qu’ils échangent et dans les interdépendances qui les lient et qui façonnent pas à pas la conjoncture. Or, l’expérience vécue des situations de crise est d’abord une expérience de l’incertitude. Il faut donc prendre au sérieux l’indétermination du sens éprouvée par les acteurs et l’énigme qu’ils vivent, ce qui suppose d’« explorer la signification de leur expérience [25] », et d’étudier la combinaison problématique de savoir et d’ignorance dans laquelle ils sont immergés, puisque pendant l’événement, « nous savons qu’il se passe quelque chose, mais nous ne savons pas exactement ce qui se passe, nous ne pouvons pas vraiment qualifier l’événement [26] ». Autrement dit, « le travail des sciences sociales rejoint l’expérience des acteurs, au moins dans un premier temps [27] » : de la même manière que les acteurs ignorent largement en situation, même s’ils s’attachent à les anticiper, la suite de la dynamique de crise et a fortiori sa conclusion, les sciences sociales doivent d’abord « mettre entre parenthèses le résultat [28] » si elles veulent analyser au plus près les logiques mêmes de la conjoncture. Condition nécessaire, en particulier, à la compréhension des crises comme moments où les subjectivités des acteurs sont prises dans un dépassement plus ou moins grand des limites héritées de leur socialisation et objectivées dans leur position sociale. Condition nécessaire, en somme, pour saisir ce que Timothy Tackett appelle le « devenir révolutionnaire [29] ». Le phénomène de la radicalisation est ainsi un phénomène situé, un processus, et c’est pourquoi il faut « accepter de le suivre avant de vouloir l’expliquer [30] ».

5C’est donc en restituant au plus près les intrigues du temps court de l’événement, dans leur dimension inséparablement tactique et symbolique, que l’on se donne un premier outil d’analyse des logiques qui président à la désectorisation de la crise étudiante à d’autres mondes professionnels : dans chacun des champs, la situation ouverte par la contestation incite un certain nombre d’acteurs à saisir l’ouverture du possible pour inscrire sur l’agenda critique leurs propres doléances en les retraduisant, la plupart du temps, dans le langage même de la révolte étudiante, notamment en critiquant les autorités et tutelles auxquelles ils sont soumis. Le travail de la signification en situation, c’est-à-dire la façon dont les groupes travaillent les significations et dont les significations travaillent les groupes, est au cœur des mécanismes d’extension sociale de la crise. Il importe cependant d’y voir autre chose qu’un accord idéologique [31]. Si la tentation, courante dans les interprétations dominantes, de dire ce qu’est l’idéologie de mai 1968 – ou son « sens », son « esprit », son « imaginaire totalitaire », etc. – est vaine, c’est à plus d’un titre. D’une part, ces interprétations se heurtent aux conditions sociales qui rendent peu vraisemblable l’unisson idéologique de groupes aux traditions, aux histoires et aux visions du monde très différentes. D’autre part, elles ne peuvent esquiver le problème et sauver le principe d’une idéologie de mai 1968 qu’au prix d’un certain nombre d’opérations contestables : homogénéiser des activités symboliques marquées au contraire par une extrême diversité et une absence de coordination, réifier les groupes autour des productions discursives de leurs dirigeants – ce qui est d’autant moins opératoire en mai-juin 1968 que, précisément, le principe et la pratique de la délégation aux dirigeants sont remis en cause –, évacuer de l’analyse les acteurs paraissant entrer le moins facilement dans le moule commun, comme les ouvriers, et privilégier, comme par hasard, ceux des acteurs entre lesquels circule de longue date un certain nombre de schèmes, c’est-à-dire les étudiants et les intellectuels critiques érigés en prescripteurs de « l’esprit de Mai », voire d’une « pensée 68 ». C’est dire, au demeurant, l’écueil de l’ethnocentrisme lettré qui conduit à constituer en acteurs centraux ceux qui, comme les interprètes, sont habités par un modèle lettré et le plus disposés à formuler et formaliser leurs visions du monde.

6Le travail symbolique en conjoncture de crise est, plus encore peut-être que dans les mobilisations « ordinaires », un processus. C’est en situation que se découvre la « transférabilité » de certaines visions du monde hors de leur milieu d’incubation, que les visions du monde s’hybrident, et que les groupes eux-mêmes œuvrent à élargir leurs cadrages des causes et des injustices, pour les rendre aptes à des appropriations diverses de la part d’autres acteurs dont le soutien est recherché, appropriations, bricolages et braconnages [32] pouvant aller jusqu’à l’entente dans le malentendu. Aussi est-ce bien souvent les schèmes les plus souples qui circulent le mieux [33], à l’image de la critique anti-autoritaire en mai-juin 1968, qui peut être considérée, à condition de ne pas la fossiliser en « idéologie », comme le cadre global (master frame) assurant la connexion la plus grande entre secteurs en lutte. Cette force sociale du flou tient au fait que sa plasticité permet à la critique antiautoritaire de faire écho à des intérêts préconstitués auxquels elle donne un sens et une audience plus larges, et d’entrer en résonance avec des vécus, ce que l’analyse des cadres appelle le « phenomenological life world [34] ». Par exemple, on ne peut rendre compte des jonctions étudiants-ouvriers en mai-juin 1968, limitées au niveau des groupes « réifiés » mais bien réelles au niveau des acteurs individuels ou des groupes labiles constitués en situation, qu’en décrivant finement, souvent à l’échelle locale, non seulement les effectives proximités idéologiques qui se font jour ici et là – comme on verra plus loin dans le cas des jonctions ouvriers-étudiants-paysans à Nantes – mais aussi la façon dont la critique anti-autoritaire et la revendication d’autonomie, très présentes dans des pans entiers du mouvement étudiant, rencontrent chez certains ouvriers un refus de l’autoritarisme d’entreprise, voire de l’encadrement syndical déterminé en grande partie par leur refus de l’ordre usinier [35]. Et si ces appropriations sont possibles, c’est bien parce que la critique antiautoritaire mêle, jusque dans les secteurs lettrés, critique artiste et critique sociale [36] : loin de s’opposer radicalement, comme la dissociation analytique des révoltes étudiante et ouvrière voudrait le faire croire, la revendication d’autonomie de l’individu fait signe vers la dénonciation de l’aliénation productiviste, et la contestation de l’autorité se fait toujours, en mai-juin, au nom de l’égalité [37]. Si le schème anti-autoritaire concourt à la désectorisation de la crise, c’est d’une part parce qu’il travaille les acteurs en offrant un cadre interprétatif renouvelé à leurs luttes contre la domination, et d’autre part parce que, dans le même temps, les acteurs travaillent à l’ajuster au plus près des propriétés spécifiques de la conflictualité sociale dans laquelle ils sont inscrits.

7On pourrait durcir le modèle. P. Bourdieu suggère que la diffusion de la crise est le produit « des solidarités fondées sur les homologies structurales entre les occupants de positions dominées dans des champs différents » : « du fait que tout champ tend à s’organiser autour de l’opposition entre des positions dominantes et des positions dominées, il existe toujours un rapport sous lequel les agents d’un champ déterminé peuvent s’agréger ou être agrégés à des agents occupant une position homologue dans un autre champ, pour éloignée dans l’espace social que soit cette position et pour si différentes que puissent être les conditions d’existence qu’elle offre à ses occupants et, du même coup, les habitus dont ils sont dotés ». Qu’ils se reconnaissent à tort (allodoxia) ou à raison dans le mouvement critique, les individus et les groupes occupant des positions subalternes dans leurs champs respectifs et partageant l’expérience de la domination sont ainsi portés à investir le moment critique ou, tout simplement, à « saisir l’occasion créée par la rupture critique de l’ordre ordinaire pour faire avancer leurs revendications ou défendre leurs intérêts » [38]. M. Dobry souligne le poids de ce facteur : « Toutes les fois que ces champs sociaux différenciés se rapprochent de configurations structurelles homologues et, dans le cas plus particulier de configurations dualistes, rendent ainsi parfaitement visibles les clivages entre dominants et dominés dans chaque champ, on a affaire à un puissant facteur de coordination tacite en cas d’émergence de mobilisations multisectorielles en leur sein [39]. » Cette coordination tacite, bien loin de l’accord idéologique conscient, apparaît comme un ressort privilégié de la désectorisation des luttes, signale la force mobilisatrice du symbolique et des alignements de cadres interprétatifs dans les conjonctures marquées par la vitesse des événements et l’incertitude sur le sens de ce qui se passe, dessine un contexte qui fait sens et qui fait agir, et se situe à la rencontre entre des émergences symboliques en situation et des états structurels de conflictualité qu’elles redéfinissent et coalisent.

8Pourtant, cette circulation des enjeux critiques à travers les frontières sociales ne saurait expliquer à elle seule les mécanismes d’extension de la crise dont elle est, en retour, très largement le produit. La critique anti-autoritaire, cheminant de longue date dans les cercles intellectuels et étudiants du marxisme hétérodoxe, de l’anarchisme et de la critique artiste du capitalisme, n’acquiert pas immédiatement, et pour ainsi dire comme par elle-même, sa force d’enrôlement et de cadrage des mobilisations non étudiantes, ni, parmi celles-ci, des mobilisations de certaines organisations d’extrême gauche. Après tout, dans leur grande majorité, les grèves ouvrières ne commencent que le 13 mai, de même que celles qui touchent d’autres univers professionnels ne débutent qu’après le 15, voire le 20 mai. C’est donc bien que quelque chose se passe dans les événements, qui en assure soudainement le relais. Aussi faut-il porter l’attention sur les « saillances situationnelles [40] » qui font converger les anticipations tactiques et les définitions de la situation des protagonistes. Sans leur prise en compte, on ne saurait mesurer combien l’accidentel peut, en conjoncture de fluidité politique, faire franchir un seuil de radicalisation à la dynamique des mobilisations.

9Afin de rompre avec le privilège causal attribué aux facteurs structurels (économiques, sociaux, politiques et culturels), dont elle constate qu’ils se retrouvent ailleurs sans avoir eu les mêmes conséquences, Ingrid Gilcher-Holtey reprend à nouveaux frais la notion d’« événement critique » proposée par P. Bourdieu, qui permet de penser ensemble histoire structurelle et histoire événementielle [41]. Elle en démontre la fécondité à partir de ce moment particulier que représente la première « nuit des barricades » rue Gay-Lussac et alentour, dans la nuit du 10 au 11 mai. Événement et mode d’action sans commune mesure avec les revendications étudiantes restreintes jusqu’alors à la réouverture de la Sorbonne, la libération des étudiants arrêtés et condamnés, et le retrait de la police du quartier Latin. Elle analyse ce passage de seuil comme le fruit du télescopage entre, d’une part, des imaginaires insurrectionnels et des dispositions à agir, et, d’autre part, une part accidentelle liée à la coïncidence de petites décisions non coordonnées, d’anticipations hasardeuses et d’hésitations du côté des manifestants comme du côté des autorités. La confusion créée au sommet de l’État par l’absence du Premier ministre Georges Pompidou, en visite en Iran et en Afghanistan, et par le silence ombrageux de de Gaulle est telle que le ministre de l’Éducation nationale, Alain Peyrefitte, et le Premier ministre par intérim, Louis Joxe, négocient séparément avec les manifestants. Ce flottement encourage les étudiants, bien qu’ils hésitent encore et s’opposent quant à ce qu’il convient de faire une fois rassemblés aux abords de la Sorbonne. La première barricade est érigée sans que personne n’en donne la consigne. Le rôle des médias est capital dans la dramatisation et la nationalisation ce qui se passe alors : les voitures-radio d’Europe 1 et de RTL retransmettent les événements toute la nuit, contribuent « à la circulation de l’information à l’intérieur même du mouvement », relient « les acteurs agissant dispersés dans des rues différentes et favorisent le sentiment d’adhésion à la situation ». C’est même depuis l’une de ces voitures que s’effectue et est diffusé l’entretien entre Alain Geismar et le recteur de l’académie de Paris, publicité qui rompt avec les tentatives du gouvernement de négocier discrètement, et qui pousse les manifestants à la fermeté. Les pourparlers sont suspendus à 1 heure 50, et l’assaut policier commence vingt minutes après, le préfet de police ayant fait valoir en haut lieu que ses hommes, mobilisés toute la journée, commençaient à fatiguer et qu’il fallait intervenir sans plus attendre. La « stéréophonie totale » permet alors à des millions de Français de suivre le déroulement des heurts qui durent jusqu’à 5 h 30. Dramatisée par sa publicisation, la répression solidarise « l’opinion publique », dont la mesure cependant fait défaut, et les syndicats ouvriers avec les étudiants. G. Pompidou, de retour en France le lendemain, cédant aux trois revendications étudiantes, donne le sentiment que la radicalisation paie. Un seuil est franchi : la contestation quitte le strict site universitaire et gagne le monde ouvrier, l’événement critique brise l’isolement des champs d’action, précipite des crises sectorielles latentes dues à des facteurs structurels, et les synchronise en les liant ensemble dans les faits et dans les représentations. Par un enchaînement contingent d’événements, on entre alors pleinement dans le « moment critique ». La dénonciation de la répression gaulliste devient ainsi la forme par laquelle les centrales syndicales s’approprient la critique anti-autoritaire, en la reformulant dans leurs registres propres et en l’ajustant avec leur agenda spécifique.

10L’événement critique est donc bien un facteur déterminant de la solidarisation des mouvements étudiant et ouvrier contre la répression et le gouvernement. Le seuil de désectorisation qu’il fait franchir à la dynamique de crise ne renvoie donc pas aux métaphores habituelles de la « tâche d’huile » et de la « contagion », qui n’expliquent rien. Il ne s’analyse qu’en rapport avec les mécanismes empiriques précis d’enchaînement des événements. Il ouvre un moment de convergence dans la concurrence entre les organisations de la classe ouvrière et le mouvement étudiant, malgré l’hostilité affichée très tôt par la CGT et le PCF à l’égard des « gauchistes ». La journée d’action et de grève générale du 13 mai en est la traduction, même si les discussions entre les uns et les autres à propos de l’itinéraire et de la place des défilés sont âpres. Semblable analyse permet de rendre compte des autres seuils de radicalisation. Déjà le 3 mai, c’est la rupture du « contrat » passé entre les forces de l’ordre et les quelques centaines de militants regroupés dans la cour de la Sorbonne – évacuation contre non-arrestation – qui fait basculer les événements et débouche sur les premiers affrontements violents d’ampleur dans le quartier Latin, débordant de loin les seuls militants « gauchistes » mobilisés ce jour-là. La solidarisation des étudiants présents autour du boulevard Saint-Michel et de la rue des Écoles est ainsi l’effet de la rencontre entre, d’un côté, une sensibilité de crise déjà perceptible [42], une politisation silencieuse hors des cadres organisationnels de l’extrême gauche, et, de l’autre, la répression disproportionnée qui s’abat alors jusque sur des passants. Le maintien de l’ordre constituera au demeurant à plusieurs reprises un levier involontaire de radicalisation de la situation, comme on le verra à propos des résistances à la reprise du travail, au point qu’il devient « l’événement dans l’Événement [43] ». D’autres seuils de radicalisation paraissent en comparaison moins déterminants. Ils jouent pourtant un grand rôle. Le débat sur les examens le 15 mai, la décision de les boycotter le 16, et finalement leur report, alors même qu’ailleurs les grèves et occupations ouvrières se multiplient, semblent a priori sans poids significatif dans l’évolution de la conjoncture, alors qu’en réalité, en débarrassant les étudiants de cette préoccupation immédiate quant à leur avenir, ils les rendent plus disponibles pour l’action [44]. De même, aussi folklorique qu’elle ait pu paraître après-coup à certains commentateurs, l’occupation du théâtre de l’Odéon le 15 mai par des éléments du Mouvement du 22 mars, entre autres, et la libération de la parole qui s’ensuit, ont elles aussi contribué à l’élargissement de la crise aux secteurs culturels : aucune institution culturelle, aucun « monstre sacré » – Jean-Louis Barrault, Jean Vilar, Maurice Béjart l’apprennent à leurs dépens – ne peut plus se considérer protégé. Aucune autorité symbolique n’est désormais à l’abri de la critique antiautoritaire, anti-bureaucratique, anti-institutionnelle. Les intellectuels ne peuvent plus témoigner de leur soutien ex cathedra – par exemple sous la forme de la pétition –, mais sont invités à créer eux-mêmes des comités d’action, si du moins ils entendent témoigner de leurs aspirations « révolutionnaires ». Les directeurs de centres dramatiques et de maisons de la culture se réunissent à Villeurbanne le 21 mai pour reconsidérer les politiques de décentralisation et de démocratisation culturelles sous l’angle du « non-public » et des liens entre création culturelle et politisation. D’autres professions, au même moment, s’alignent sur la critique antiautoritaire – sous les deux formes qu’elle prend alors, la critique de la division verticale du travail qui institue hiérarchies et dominations, et la critique de la division sociale horizontale qui segmente les mondes sociaux et limite les métissages trans-sectoriels – pour réinterroger leurs idéologies, pratiques et fonctionnements professionnels [45]. Et le jeu ouvert par les occupations d’usines, si contrôlées qu’elles soient majoritairement par les directions syndicales, travaille lui aussi à la désectorisation en autorisant des rencontres sociales improbables, que ce soit entre ouvriers et militants gauchistes, dans de rares cas entre ouvriers et étudiants, ou encore entre ouvriers, d’un côté, ingénieurs et cadres de l’autre. Sur ce dernier point, pour divisé et (auto)limité que soit le « mai 1968 des cadres », il donne lieu à des transgressions de frontières qui marquent les esprits, à l’image de ce qu’exprime un ingénieur CFDT du secteur automobile : « Ils [les cadres de la fabrication] connaissent parfaitement les réactions de l’ouvrier à son poste de travail, mais l’ouvrier redevenu un homme, ils ne savent pas ce que c’est. Finalement, comme ont dit les copains du CG [comité de grève], ‘les ingénieurs et cadres ont découvert cet animal qu’on appelait jusqu’à maintenant l’ouvrier’. À noter d’ailleurs qu’au comité de grève, les ouvriers ont découvert cet animal qu’ils appelaient jusque-là ingénieur ou cadre [46] ! »

11Il reste, comme on l’a laissé entendre, que la dynamique de désectorisation n’est pas davantage séparable de facteurs structurels qu’elle ne l’est de facteurs situationnels. « L’événement ne signifie pas dans un vide [47]. » Si tout n’est pas déjà joué avant la crise, tout néanmoins ne se joue pas en lui. C’est parce que l’événement critique rencontre des crises sectorielles latentes qu’il a le pouvoir d’ouvrir une crise générale. Si l’événement est une « rupture d’intelligibilité », c’est aussi parce qu’il donne à voir, à l’état explicite, des mutations antérieures qui sans lui seraient restées sourdes et silencieuses [48]. Une sociohistoire du temps court a donc pour vocation de penser ensemble les spécificités du présent de la crise et les « séries dans lesquelles l’événement prend sens [49] », celles-ci n’étant pas tributaires d’une chronologie et d’une logique uniques, mais s’ouvrant et se fermant, durant « les années 68 » [50], selon des temporalités et des mécanismes différenciés. De nombreuses mobilisations en mai-juin 1968, des architectes des Beaux-Arts [51] aux écrivains [52], des médecins [53] aux magistrats [54], des contestations dans le champ religieux [55] jusqu’aux footballeurs [56], en passant par une multitude de microgroupes ou associations, permettraient d’illustrer que le présent de l’histoire en situation de crise généralisée est un processus dans lequel se rencontrent, d’un côté, une grammaire générale de la contestation qui émerge en situation, et de l’autre, des prédispositions à s’en emparer pour rejouer, grandir, élargir et radicaliser des causes et des conflits déjà là. On voudrait le détailler à propos des grèves ouvrières.

La désectorisation du monde ouvrier : une généralisation par le bas

12Le mot d’ordre de grève lancé par les directions syndicales pour le 13 mai est de fait inséparable de la rencontre entre l’événement critique de la première « nuit des barricades » et des « dispositions à agir collectivement qui trouvent leur principe dans la tradition du mouvement ouvrier français [57] ». C’est en effet parce que le répertoire de la grève unitaire existait dans la tradition syndicale, malgré sa fréquence relative, que les directions des organisations syndicales ont pu un moment lire la synchronisation des crises sectorielles comme une forme de continuation, contrôlable, de l’existant. Mais la grève du 13 mai n’était pas « reconductible ». Comment expliquer, dès lors, cette énigme propre à mai 1968 : la généralisation des grèves sans mot d’ordre de « grève générale » – ce que la CGT elle-même reconnaît le 16 mai, à sa manière (c’est-à-dire en en revendiquant le contrôle), par la voix de Georges Séguy : « Pour le moment, notre tactique et notre stratégie, c’est d’étendre la grève ‘par en bas’ [58] » ? L’éclatement des scènes et la multiplicité des sites de confrontation partout en France incitent évidemment à la prudence analytique : les logiques spécifiques à l’usine, au local et au régional, se mêlent à l’intrigue nationale selon des modalités chaque fois différentes. Cette généralisation sans chef d’orchestre n’en est pas moins intelligible, si du moins l’on accepte ce qu’il reste de points aveugles dans un récit abandonnant la poursuite vaine d’un principe organisateur unique de la texture infinie du réel en crise, et procédant par coups de sonde et par nœuds problématiques.

13Le cadre global de mobilisation et de sens créé par la conjoncture le 13 mai pousse à rejouer, en situation, des revendications antérieures qui avaient échoué au niveau local et qui paraissent désormais à portée de satisfaction, y compris dans de petites unités de production. Xavier Vigna a ainsi montré que c’est dès le 13 mai au soir, avant les grosses usines, que, par exemple, des usines modestes comme les Papeteries La Chapelle à Saint-Étienne-du-Rouvray ou la filature Dollfus Mieg à Loos-les-Lille cessent le travail, et ce jusqu’au 4 juin [59]. La conjoncture donne aussi droit de cité à des cadres de perception échappant à l’ordre syndical dominant. L’occupation de l’usine Sud-Aviation à Bouguenais près de Nantes, le 14 mai, s’entend comme le produit à la fois du précédent créé par la révolte étudiante et la mobilisation du 13 mai, d’un côté, des grèves tournantes initiées quelques semaines auparavant et d’une tradition anarcho-syndicaliste fortement présente [60], de l’autre. Et l’effet d’entraînement ainsi créé s’analyse lui-même comme le télescopage de conflits antérieurs et de la dynamique de l’événement, à laquelle, parfois, la surdité du patronat aux revendications n’est pas non plus étrangère. De même, dans l’usine Renault de Cléon, le lendemain, ce qui au départ est une journée d’action pour l’abrogation des ordonnances sur la Sécurité sociale change de sens et, face au refus de la direction de recevoir les délégués du personnel l’après-midi, se transforme en occupation de l’usine et en quasi-séquestration de la direction. La grève « sauvage » à Renault-Cléon est ainsi initiée par la conjonction de la conflictualité spécifique à cette usine et du précédent créé, ailleurs, par les Sud-Aviation nantais, en même temps qu’elle renforce à son tour la dynamique de contestation dans les autres usines Renault qui entrent en grève le lendemain. Ce pouvoir de levée de censure et d’entraînement est plus patent encore à l’échelle locale. À Nantes, si l’occupation de Sud-Aviation le 14 mai contribue à précipiter nombre d’usines, d’institutions et de syndicats locaux dans la mobilisation, c’est qu’en élargissant l’espace des possibles, elle rend légitime et crédible la reprise et la radicalisation de revendications antérieures. Il se produit alors des synergies qui, à ce degré, n’étaient pas envisageables quelques jours auparavant : on discute d’autogestion à Sud-Aviation, dans des entreprises de presse, dans les caisses d’allocations familiales; surtout, un comité central de grève est mis en place le 24 mai, qui pallie la paralysie de la ville en organisant, en relation avec les comités de grève et les comités de quartier, certaines tâches ordinairement dévolues à la municipalité, au point qu’on a pu parler de « Commune de Nantes [61] ». Ce comité central de grève, sous l’égide des centrales ouvrières, associe les paysans, et même quelques étudiants. Or, ce décloisonnement pratique et idéologique des causes, impensable à ce degré sans la dynamique même de la crise, est aussi inséparable de facteurs locaux de plus longue durée. Ainsi, le rapprochement des syndicats ouvriers et paysans est déjà à l’œuvre lors de la journée d’action du 8 mai, décidée le 13 mars, qui touche seize villes de Bretagne et des Pays de Loire. Et les raisons en sont à chercher à la fois dans la situation dramatique de l’emploi dans ces régions, et dans un certain nombre de mutations syndicales vieilles d’une dizaine d’années : les minorités anarcho-syndicalistes et trotskistes sont très actives à Nantes chez les étudiants, les ouvriers et les paysans; les jeunes paysans formés à la JAC qui prennent le contrôle du syndicalisme agricole départemental à la fin des années 1950, avec pour objectif de moderniser les relations sociales et non pas seulement les exploitations, entrent en relation, par l’intermédiaire de la CFTC, avec la JOC, la CGT et l’UD FO dirigée localement par l’anarcho-syndicaliste Alexandre Hébert, ce qui se traduit par des actions communes tout au long des années 1960 et par la signature, le 13 mars 1968, d’un « programme d’action des organisations syndicales ouvrières et agricoles de l’Ouest » réclamant, notamment, « la mise sous responsabilité publique, et leur gestion démocratique, des secteurs clés de l’industrie, de la banque et des crédits d’investissement ». Le terrain est donc déjà préparé à la jonction des luttes en mai 1968, qui voit des paysans participer auprès des étudiants aux combats de rue le 24 mai au soir, qui voit également Bernard Lambert pour la FDSEA, Jean Cadiot pour le CDJA, appeler à « l’union nécessaire étudiants-paysans » et à l’alliance des paysans avec « les ouvriers, les enseignants, les étudiants en lutte » [62]. Le signal lancé par les Sud-Aviation le 14 mai au soir et la dynamique de la contestation dans les semaines suivantes s’enracinent donc dans un passé local qui se rejoue en mai 1968 sous une forme radicalisée, et qui aura pour conséquence l’éclatement de l’unité du syndicalisme agricole sous l’effet d’un courant révolutionnaire dont le nom de B. Lambert est le plus emblématique. Semblables passerelles entre mondes sociaux et professionnels, semblables articulations entre conjoncture critique et mutations sociales, économiques, idéologiques et syndicales antérieures, s’observent dans d’autres sites, comme à Angers [63] : là aussi, mai 1968 radicalise les tendances au décloisonnement des causes, au renouvellement des modes d’action, aux convergences syndicales et à l’engagement dans les mobilisations multisectorielles de secteurs ordinairement plus corporatistes comme le secteur agricole, et de mondes traditionnellement en retrait comme l’Église (l’évêque avertit les fidèles, le 26 mai, que le produit de la quête ira au soutien des grévistes du département), la CFDT jouant ici le rôle de pivot dans l’unification des luttes, la grève illimitée des cheminots à partir du 18 mai celui de signal fort dans le passage à l’action des autres entreprises.

14Les mécanismes de l’extension de la grève au sein du monde ouvrier sont donc à analyser selon trois échelles à la fois interdépendantes et relativement autonomes : les spécificités locales, le jeu du passé et du présent, et bien sûr l’intrigue nationale. Comme l’écrit X. Vigna, « les grévistes suivent les faits qui se déroulent ailleurs : dans les usines à proximité, dans la ville ou le bassin d’emploi, et surtout à Paris [64] ». Le travail de mobilisation des syndicats joue ainsi un rôle important : s’ils ne sont pas à l’initiative des grèves spontanées qui lancent le mouvement dans les grosses unités de production, ils tentent rapidement de les encadrer, de leur donner un cadre revendicatif clair, et de susciter d’autres arrêts de travail. Le jeu est donc subtil, et souvent convergent, entre ce qui leur échappe et ce qui leur revient. Des phénomènes de solidarité contribuent aussi à l’élargissement de la contestation : que ce soit localement ou nationalement, il devient coûteux de ne pas suivre et intéressant de suivre le mouvement général dès lors que celui-ci, à partir du 20 mai, a atteint une ampleur sans rapport avec les grèves pour l’emploi des années précédentes [65]. Il faudrait, pour se convaincre de cet effet d’opportunité, multiplier les monographies d’usines et y saisir les pressions qui s’exercent pour ne pas être en reste du mouvement général, à l’image des tournées organisées dans les communes rurales où certains ouvriers se sont retirés durant la grève, comme à Sochaux, et où ils sont allés travailler pour se faire un pécule, comme dans le Cambraisis [66]. Les pressions relèvent aussi, et ce n’est pas anecdotique, des difficultés matérielles qui s’accumulent et qui empêchent de se rendre au travail : la grève gagne en effet les premiers dépôts SNCF et RATP le 17 mai, l’ensemble de ces deux entreprises les deux jours suivants et jusqu’au 5 juin, et l’essence commence à manquer le 19. Le cas de la SNCF est au demeurant important pour notre propos. La grève y est essentiellement corporative [67], mais la position stratégique des transports en fait un seuil dans la généralisation de la crise à l’échelle nationale.

15D’autre part, l’extension du mouvement ne se réduit pas à la multiplication des arrêts de travail, mais renvoie aussi à la radicalisation des revendications et des modes d’action, et sur ce plan encore, l’interaction entre passé et présent est déterminante. Les grèves syndicales sont certes majoritaires en mai-juin 1968. Elles caractérisent surtout la grande industrie et sont fortement encadrées par des syndicats, principalement la CGT et FO, qui s’empressent de saisir l’opportunité offerte par la situation de crise pour faire aboutir des revendications anciennes et traditionnelles, par exemple en matière de salaires. Il s’agit aussi, dans certains cas, de « grèves d’émancipation » qui aboutissent pour l’essentiel à la création de sections syndicales et qui prennent place dans des entreprises où la représentation syndicale, en raison de politiques du personnel répressives ou paternalistes et en raison d’une organisation du travail très cloisonnée, est avant la crise soit inexistante, soit le fait d’organisations « indépendantes » peu représentatives. Les grèves plus novatrices, mettant en cause le système des relations professionnelles, sont minoritaires, qu’elles demandent la participation ou la cogestion de l’entreprise par les ouvriers, notamment pour limiter l’arbitraire de l’encadrement, comme dans les entreprises nationalisées, ou qu’elles mettent en question plus radicalement les rapports sociaux au sein de l’entreprise, l’autoritarisme, et exigent le « contrôle ouvrier », voire l’autogestion [68]. Or, pour minoritaires qu’elles soient, ces grèves marquent les esprits : elles questionnent le principe de la délégation syndicale et paraissent préfigurer à l’échelle de l’usine, voire de l’atelier, ce que pourrait être une société future fondée sur l’autonomie des travailleurs. Elles sont le produit, là aussi, de logiques structurelles et de logiques situationnelles. Le communiqué de la CFDT du 16 mai 1968, qui appelle à substituer à la « monarchie industrielle et administrative » des « structures démocratiques à base d’autogestion » et « le droit des travailleurs à la gestion de l’économie et de leur entreprise », joue un rôle non négligeable dans la mesure où il est relayé par les syndicats CFDT selon leur poids dans les entreprises et la nature de leur alliance avec la CGT. Si le thème de l’autogestion chemine alors depuis une dizaine d’années dans les cercles intellectuels de la Nouvelle Gauche et dans certaines fractions de la CFDT déconfessionnalisée, comme les fédérations Chimie et Hacuitex, ce n’est que parce que la situation paraît l’accréditer, avec les premières grèves spontanées des 14-15 mai et leurs revendications « qualitatives » en faveur du « pouvoir ouvrier », qu’il est repris officiellement et au niveau national par la CFDT, qui en fera ensuite le socle de sa réflexion [69]. Et si le thème de l’autogestion, et plus généralement l’exigence d’une expression autonome des travailleurs, rencontrent un écho certain dans le mouvement, c’est également dans la mesure où ils entrent en résonance avec un contexte inédit de « prise de parole [70] » et de revendication d’autonomie, dans lequel ils s’insèrent et qui lui donnent sens, et qu’ils contribuent à renforcer en retour. Or, ce contexte renvoie lui-même à deux dimensions qu’il faut examiner tour à tour : les jonctions ouvriers-étudiants et le refus de l’ordre usinier.

Jonctions étudiants-ouvriers

16On a beaucoup glosé sur le « rendez-vous manqué » entre ouvriers et étudiants en mai-juin 1968, rendez-vous manqué qu’accréditerait l’image, devenue image d’Épinal, des étudiants marchant sur la forteresse ouvrière de Renault-Billancourt et y trouvant portes closes comme l’avait annoncé la CGT. Mais si le constat se vérifie assez largement au niveau des groupes réifiés (« le mouvement ouvrier », « le mouvement étudiant »), il méconnaît les nombreux cas où ces rencontres ont bien lieu. Et l’on ne peut s’en apercevoir que si l’on prend toute la mesure de ce qu’appelle l’analyse des situations de crise : la dé-réification des groupes, toujours pluriels et plus encore dans les conjonctures critiques, la suspension de l’identification des ouvriers au « mouvement ouvrier » ou aux « organisations ouvrières » [71], et la variation des échelles d’observation qui suppose une attention très grande à la pluralité des situations d’usines [72] en mai-juin 1968 et à l’existence de ces métissages sociaux [73] entre acteurs et groupes qui constituent une des spécificités des crises. Les monographies et les synthèses existantes sur les mobilisations ouvrières, notamment dans leurs insertions locales, attestent du fait que ces rencontres entre étudiants et ouvriers ont bien eu lieu, que ce soit à Nantes et à Angers, comme on l’a vu, mais aussi à Caen, aux usines Renault de Billancourt et Flins, Citroën de Javel et Nanterre, Thomson-Houston de Gennevilliers, ainsi que dans de nombreuses villes universitaires [74]. Or, ces rencontres ne sont pas compréhensibles en dehors de l’opportunité que leur ouvre la conjoncture de crise. Si les crises constituent des moments de désectorisation de l’espace social, c’est plus vrai encore de celle de mai-juin 1968 dans la mesure où la critique de la division sociale du travail et des cloisonnements sociaux y est explicite, recherchée et érigée en modèle de société future, dans la mesure également où la libération de la parole, revendiquée et pratiquée par les comités d’action étudiants, est précisément rendue possible dans le monde ouvrier par la cessation du travail et y fait parfois écho au désir de ne plus déléguer aux représentants syndicaux l’expression des souffrances associées à la servitude laborieuse. Le comité central de grève de l’usine Rhône-Poulenc de Vitry écrit ainsi dans un tract du 28 mai 1968 : « Alors que l’on nous avait toujours refusé la parole, nous l’avons prise, nous avons appris à parler et cela est irréversible [75]. »

17Mais ces rencontres, qui se poursuivent en partie après mai aussi bien à l’échelle individuelle qu’au niveau collectif, comme l’illustre le cas des groupes Medvedkine dans la région de Sochaux [76], doivent aussi beaucoup à des éléments antérieurs à la crise elle-même. L’histoire propre des syndicats, en premier lieu. Si tendanciellement la CFDT soutient la jonction ouvriers-étudiants quand la CGT s’en méfie, c’est évidemment en raison de deux traditions très différentes : la CGT, dont la position est liée à celle du Parti communiste et travaillée par une identité ouvriériste peu ouverte aux « jeunes bourgeois » gauchistes, s’adresse d’abord aux ouvriers professionnels de la grande industrie syndiqués depuis longtemps; la CFDT, attentive aux nouveaux acteurs ouvriers, notamment les jeunes OS, et aux revendications « qualitatives » sur les relations sociales au sein des entreprises, se reconnaît plus volontiers dans la remise en cause anti-autoritaire contenue dans la prise de parole étudiante. Mais ce qui vaut en tendance ne vaut pas partout, là encore pour des raisons historiques : dans les houillères en grève, une section CGT d’Oignies se démarque de la méfiance de G. Séguy à l’endroit des étudiants et se fait fort de rappeler que c’est « un honneur de ne jamais oublier » que ceux-ci avaient précocement soutenu la grève des mineurs de 1963 [77]. Le poids de l’histoire, notamment des histoires locales, est donc déterminant dans l’ensemble des facteurs qui autorisent ou au contraire empêchent que soit saisie la possibilité, ouverte ou renforcée par la crise, de rencontrer le dehors de l’usine. L’exemple des jonctions ouvriers-étudiants à Caen est à cet égard emblématique. L’unité d’action entre la CFDT et l’UNEF, auxquelles la CGT, réticente, s’associe parfois, se matérialise par une manifestation unitaire le 10 mai et des défilés communs le 13, et se prolonge par la création d’une commission luttes étudiantes-luttes ouvrières, par des discussions entre ouvriers et étudiants à l’université ou aux portes de Moulinex et de Citroën, par des actions communes le 24 mai, notamment la mise à sac du local du parti gaulliste, et par une manifestation commune le 31 contre la riposte gaulliste de la veille. Mais la rencontre caennaise entre étudiants et ouvriers en mai-juin 1968 trouve en fait ses racines dans le soutien explicite qu’apporte l’UNEF aux grévistes de la SAVIEM, brutalement réprimés le 24 janvier, et dans les heurts qui opposent les jours suivants ouvriers et étudiants d’un côté, police de l’autre. Et ces racines renvoient elles-mêmes aux luttes menées en commun par la CFTC, la CGT, la FEN et l’UNEF contre la guerre d’Algérie au début des années 1960. Les convergences qui se dessinent alors sont relayées les années suivantes par de multiples contacts entre une UNEF conquise en 1965 par les ESU, les étudiants du PSU, et une CFDT abritant elle-même une forte proportion de militants du PSU. Une commune socialisation au syndicalisme chrétien (Action catholique ouvrière ou Jeunesse étudiante chrétienne), la jeunesse partagée des étudiants et des ouvriers – les usines locales emploient une forte majorité de moins de trente ans –, des idéologies convergeant en particulier sur le problème de jeunes OS d’origine rurale massivement recrutés lors de la décentralisation industrielle, assurent dès lors la continuité d’un front commun qui se rejoue et s’affermit encore en mai-juin 1968, et permettent sa focalisation, non seulement sur la question des salaires et de l’emploi, mais aussi, plus radicalement, sur la dénonciation du taylorisme et la défense de la dignité ouvrière [78].

18Il importe de souligner ce dernier aspect : le refus de l’ordre usinier, à bien des égards plus radical et non-négociable que les revendications quantitatives classiques, s’exprime de façon aiguë jusque dans des grèves n’exigeant pourtant pas explicitement le « pouvoir ouvrier » et l’autogestion; il détermine en partie la longévité des luttes, leur extension, leurs modes d’action parfois illégaux comme les séquestrations de dirigeants ou de cadres d’entreprise et l’affrontement violent avec les forces de l’ordre, l’entrée en scène de nouveaux acteurs ouvriers comme les jeunes OS, la formation d’un langage commun avec les étudiants, fait de prise de parole hors délégation syndicale, de revendications d’autonomie et de dignité, et d’aspirations publiques à en finir avec l’aliénation quotidienne du productivisme; il met en jeu ce qui vient du passé et ce que réarticule et radicalise la crise, en ce sens qu’il traduit une contestation embryonnaire du modèle fordiste que la crise manifeste au grand jour et qui devient, dans l’après-Mai, le point focal de bien des manifestations de l’insubordination ouvrière comme des innovations managériales par lesquelles les entreprises tenteront d’en tenir compte tout en en éliminant la charge subversive [79]. En cela, le refus de l’ordre usinier représente un prisme crucial pour une sociohistoire du temps court de la crise. Et d’autant plus qu’il constitue un élément central des résistances à la reprise du travail en juin 1968, alors que l’intrigue nationale est à la resectorisation et à la normalisation du jeu politique.

Résistances à la reprise du travail et refus de l’ordre usinier

19À la fin du mois de mai et au début du mois de juin 1968, les éléments qui poussent à la reprise du travail sont nombreux, mais interviennent dans un climat instable. L’échec de l’annonce d’un référendum sur la participation par le général de Gaulle le 24 mai, la seconde nuit des barricades parisiennes dans les heures qui suivent, le refus du constat de Grenelle par les ouvriers de Renault-Billancourt le matin du 27, le meeting commun de l’UNEF, du PSU, de la CFDT au stade Charléty le soir même, la conférence de presse de François Mitterrand le 28, le souhait d’un gouvernement populaire d’union démocratique à forte participation communiste plusieurs fois réitéré par le PCF, les manifestations massives de la CGT le 29 mai à Paris, la « disparition » de de Gaulle à Baden-Baden le même jour, la poursuite des grèves et des occupations un peu partout en France, tout ceci pousse le flottement politique et la fluidité de la situation à leur comble. Certes, l’allocution du général de Gaulle le 30 mai, annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue d’élections législatives anticipées à la fin du mois de juin, appuyée par la manifestation de masse de la droite deux heures après à Paris, paraît réordonner le jeu politique institutionnel autour de la perspective électorale, d’autant plus que la FGDS et le PCF s’y rallient très rapidement. Mais contrairement à ce qu’ont pu faire accroire les reconstructions rétrospectives, fortes de leur connaissance du fin mot de l’histoire – la tenue des élections et le retour à l’ordre –, contrairement aussi à la vision promue par une certaine histoire politique, plus attentive à l’histoire institutionnelle qu’à l’histoire sociale et à la sociologie des crises, et pénétrée d’une disposition scolastique lettrée, sinon empathique, cherchant dans la « magie gaullienne du verbe » le levier unique d’un retournement héroïque de la situation [80], l’instabilité prévaut encore et conduit aux anticipations les plus contradictoires. La CGT appelle certes, dès la fin des négociations de Grenelle et dans les jours suivants, à la reprise du travail, mais très prudemment, la CFDT ne s’y employant à son tour que le 4 juin, et encore, avec des nuances notables selon les entreprises et les usines.

20Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que, même après le 30 mai, nombre de grèves et d’occupations se durcissent et s’éternisent, certaines jusqu’au début du mois de juillet, et que d’autres, qui plus est, s’enclenchent après Grenelle, comme dans de petits établissements restés jusqu’alors à l’écart, en Isère, en Haute-Loire, dans l’Eure, en Vendée, en Haute-Saône ou dans la région de Dunkerque [81]. Au demeurant, la sociologie des crises politiques met bien en évidence que les « dérapages tendent à survenir dans des contextes où certains acteurs dotés de ressources importantes ont tenté de stabiliser une situation qui semblait leur échapper et ont pu être fondés à croire [...] y être parvenus [82] », mais en vain, comme c’est le cas le 27 mai après le refus du constat de Grenelle à Renault-Billancourt. De sorte que là encore, l’irréductibilité ouvrière n’est intelligible qu’en associant facteurs situationnels et facteurs structurels, spécificités locales et intrigue nationale. Se télescopent alors à la fois une radicalité ouvrière débordant bien souvent les syndicats, des pressions pour le retour à l’ordre exercées par les autorités, un décalage entre les solutions proposées et les attentes, et des facteurs « accidentels » qui vont contribuer aux heurts violents observés aux portes de certaines usines.

21Maints indices attestent de cette radicalité ouvrière. Dès le 13 mai au soir en province, de multiples refus de dispersion, barrages, barricades, sit-in prolongés, assauts de préfectures, et affrontements sont observés, notamment dans l’Ouest et à Clermont-Ferrand [83]. Le constat de Grenelle est accueilli avec hostilité dans de nombreux départements, des grèves se durcissent en Haute-Marne, dans les Vosges, l’Hérault, le Loiret, le Calvados, et des responsables syndicaux sont chahutés dans le Valenciennois [84]. Les modes d’action sortent parfois du répertoire ouvrier classique, à l’image, on l’a dit, des séquestrations de dirigeants d’entreprises et de cadres, qui se multiplient à partir du 16 mai [85]. Des syndicalistes CGT enlèvent même quatre cadres le 2 juin aux usines Ducellier situées en zone rurale aux confins de la Haute-Loire et du Puy-de-Dôme [86]. Dans certaines usines occupées, comme à Citroën-Javel à Paris, des ouvriers radicaux s’associent à des militants « gauchistes » et organisent leur propre occupation, à l’écart des militants syndicaux chevronnés [87].

22De l’autre côté, circulaires ministérielles et rapports préfectoraux témoignent de la volonté des autorités, immédiatement après le discours de de Gaulle le 30 mai, d’employer les moyens nécessaires pour forcer la reprise et ramener l’ordre. Consigne est donnée aux préfets et aux forces de l’ordre, plus encore après que Raymond Marcellin a succédé à Christian Fouchet le 5 juin (symptôme, en lui-même, d’un durcissement du pouvoir), de multiplier si besoin les interventions policières pour expulser les ouvriers occupant les usines et permettre l’accès des non-grévistes aux ateliers [88]. L’État mobilise aussi les moyens du maintien de l’ordre symbolique. Michelle Zancarini-Fournel note ainsi l’insistance avec laquelle la télévision, relayée par la presse dans sa grande majorité, évoque les reprises du travail là où elles ont lieu et tait les refus, façon performative de prescrire en « décrivant », d’annoncer en énonçant, qui délégitime par avance toute résistance et impose l’idée générale que la tendance, sinon la règle, est à la fin des grèves [89]. Cette disqualification symbolique, associée au sentiment donné à son camp par le général de Gaulle, dans son discours du 30 mai, que la reprise en main est en marche, encourage des initiatives violentes contre les grévistes irréductibles : attaques de piquets de grève, agressions de militants, saccages de sièges syndicaux [90].

23Les évacuations musclées de grévistes occupant leurs usines débutent les 5 et 6 juin, chez Lockeed à Beauvais, dans le Nord, et surtout, à Renault-Flins en région parisienne et à Peugeot-Sochaux. Ces deux derniers cas condensent le jeu des facteurs mis en évidence précédemment. À Peugeot-Sochaux, dans un contexte de tensions entre la direction et les syndicats, de votes ambigus et contestés sur la question de la reprise, et de division progressive du front syndical, de jeunes grévistes soutenus par des syndicalistes CFDT appellent à relancer l’occupation de l’usine le 10 juin. L’intervention des forces de l’ordre le lendemain est d’une brutalité inouïe : elles s’en prennent aussi bien aux grévistes qu’aux non-grévistes arrivés par cars pour reprendre le travail, ce qui provoque la solidarisation des uns et des autres; les CRS tirent et tuent un ouvrier, Pierre Beylot; les combats durent toute la journée, blessant de nombreux ouvriers et en tuant un autre, Henri Blanchet. Si ce déchaînement a sans doute partie liée avec les modalités concrètes de maintien de l’ordre sur le terrain, jamais totalement contrôlables par la hiérarchie [91], il s’entend aussi comme la conjonction des consignes de fermeté lancées par des autorités politiques, attentives à ne pas voir se prolonger une grève avec occupation dans un secteur automobile symboliquement et stratégiquement déterminant, de la résistance que leur opposent les ouvriers, et de l’incertitude qui règne sur l’état du rapport de force : un nombre en effet peu élevé de travailleurs a participé à l’occupation de l’usine depuis le 20 mai et aux votes relatifs à la reprise du travail, de sorte que nul ne peut anticiper, ni les syndicats, ni la direction, ni les autorités, ce qu’il en est de leur combativité. Incertitude typique des situations de crise, qui en l’espèce pousse la direction à parier sur la passivité des absents. Pari erroné. C’est donc bien dans le rapport distant à l’usine de ces « attentistes » que réside la clef du dérapage, comme le montre Nicolas Hatzfeld [92]. Ils sont en effet la « grande inconnue du conflit » : ils suivent la grève de loin, se retirent dans leur famille, mais ce qui a pu apparaître pour de l’indifférence n’est en réalité qu’une attitude « symptomatique d’un certain fatalisme des classes populaires et inhérente aux logiques de délégation [93] ». Cette modalité particulière – défection provisoire, mise à distance – de refus de l’ordre usinier traduit en réalité ce qu’on retrouve dans bien des cas en mai-juin 1968 : la moindre « usinisation » qui caractérise un groupe ouvrier alors en pleine transformation [94]. C’est bien ce qui est en jeu dans le cas de Peugeot-Sochaux. La croissance de l’entreprise a en effet conduit depuis le milieu des années 1950 à des recrutements massifs qui déstabilisent l’ordre usinier : on recrute des ouvriers-paysans, des travailleurs immigrés en contrats temporaires, des jeunes souvent venus d’autres régions, au point que « manœuvres et OS constituent les trois quarts de l’effectif [95] ». Ces nouveaux ouvriers cantonnés aux tâches parcellisées, adhérant peu au « métier », à l’encadrement syndical, ainsi qu’à l’« esprit Peugeot », en particulier les jeunes, sont ceux qui, déjà en 1960 et 1961, recourent à de nouvelles façons de lutter comme les grèves sauvages et les occupations de bureaux, et subissent la répression de la direction. Ils sont aussi ceux qui, en mai-juin 1968, mettent en cause « l’autorité des responsables syndicaux », se montrent sensibles aux discours plus radicaux des militants trotskistes de la CFDT, et, pourtant distants à l’usine, déploient une combativité inattendue le 11 juin. De sorte que si, ce jour-là, « la résistance ouvrière a été aussi massive et énergique, au point de rester maîtresse du terrain, c’est qu’elle réagit au télescopage de toutes les dominations : celle du travail dans l’entreprise et de ses contraintes, celle de l’entreprise sur la vie hors usine, celle de l’État, par ses troupes policières au service de la même entreprise [96] ». Quelque chose de cet ordre se joue aussi à Flins entre le 6 et le 10 juin, où des affrontements violents ont lieu autour de l’usine Renault, culminant avec la mort d’un lycéen maoïste, Gilles Tautin, qui se noie dans la Seine en tentant d’échapper aux forces de l’ordre. La dimension supplémentaire étant ici l’alliance, approuvée par la section CFDT, qui se noue entre jeunes ouvriers et étudiants venus par centaines appuyer les grévistes contre la reprise de l’usine par la police le 6 juin.

24L’apparition de revendications irréductibles à l’agenda syndical classique, comme la mise en cause des relations d’autorité et de pouvoir dans les entreprises, la critique des responsables syndicaux, la radicalité des modes d’action, le refus du constat de Grenelle, les résistances parfois violentes à la reprise du travail, tout ceci traduit un refus de l’ordre usinier qui vient s’exprimer de façon inédite en mai-juin 1968, mais qui est inséparable des modifications du recrutement ouvrier induites par la décentralisation industrielle depuis les années 1950. Anciens et nouveaux ouvriers coexistent désormais, souvent dans les mêmes établissements [97], et les femmes, les jeunes ouvriers, les ouvriers ruraux, les travailleurs étrangers, aussi différents soient-ils, partagent au moins une distance très nette à l’endroit du modèle de l’ouvrier professionnel de la grande industrie, masculin, d’âge moyen, syndiqué, dont la CGT a fait son cœur de cible. Et s’ils ne se reconnaissent pas dans le constat de Grenelle, c’est bien que ce compromis fordiste, où s’échangent satisfactions salariales et maintien de l’organisation du travail, ne répond pas à leur rapport à l’usine ni à leur refus de la servitude laborieuse, du travail parcellaire et aliénant, de l’autoritarisme de la maîtrise ou du paternalisme des dirigeants. En butte au syndicalisme classique, qui continue à « mastiquer les mêmes mots ou les mêmes slogans, nos traitements, nos pensions, nos retraites [98] », ces ouvriers, dont certains sont pourtant syndiqués depuis longtemps, notamment à la CGT, expriment leur désir d’une démocratisation dans l’entreprise, d’une transformation des rapports de pouvoir, et d’un contrôle ouvrier sur l’organisation du travail. Ils le font parfois, en mai-juin, dans le cadre de comités de base. Si la plupart sont aux mains des délégués syndicaux, certains réservent un poids important à la base dont la parole est ainsi libérée des traductions qu’en opère le plus souvent les porte-parole syndicaux. Ils exigent un droit de regard sur les cadences, l’attribution des postes de travail, le chronométrage, les conditions sanitaires du travail, à l’image de cette jeune femme des usines Wonder de Saint-Ouen, filmée par une équipe d’étudiants de l’IDHEC, que l’on voit opposer au délégué CGT, appelant début juin à reprendre le travail, son refus de « remettre les pieds dans cette taule dégueulasse ». Ces revendications, ignorées tant par Grenelle que par la plupart des accords de branche qui suivent, sont au cœur de l’irréductibilité ouvrière du mois de juin.

25S’ouvre alors, comme l’a montré X. Vigna [99], une période post-68 marquée par le développement d’une insubordination ouvrière qui met en crise le compromis fordiste prévalant depuis la Libération. Cette insubordination se traduit par la politisation de questions d’usine liées à l’organisation du travail ou aux relations sociales internes aux entreprises (cotation par poste, salaire au rendement, augmentation des cadences, rotations de postes, pénibilité, mise en danger de la santé des travailleurs, autoritarisme des chefs), elle se traduit aussi par la multiplication des foyers de conflictualité jusque dans des périphéries récemment industrialisées et sans tradition de lutte, jusque dans des entreprises de taille modeste et des départements conservateurs, elle se traduit enfin par l’amplification de modes d’action radicaux (grèves de la faim, grèves d’atelier, grèves productives) et de répertoires illégaux (occupations, séquestrations des dirigeants, sabotages et dégradations).

Le « retour à la normale »

26Et pourtant, la reprise du travail, bon an mal an, a bien eu lieu, les manifestations ont cessé, les élections législatives se sont bien tenues, remportées de manière écrasante par la droite. La normalisation de la conjoncture politique interroge à nouveau les rapports entre le passé et le présent dans les situations de crise. Les reprises du travail, qui se multiplient au cours du mois de juin, doivent bien sûr à la répression en cours, mais aussi au réenclavement des espaces de confrontation : les acteurs politiques institutionnels se concentrent sur l’arène électorale; les étudiants encore mobilisés s’interrogent sur la « stratégie » à suivre et se trouvent progressivement canalisés vers un tête-à-tête avec le ministère de l’Intérieur qui culmine le 12 juin avec la dissolution des organisations d’extrême gauche et l’interdiction des manifestations; on négocie désormais au niveau des branches ou des entreprises; et la CGT – conformément à la volonté du PCF d’aller dans l’ordre aux élections pour éviter d’accréditer l’épouvantail du « communisme totalitaire » agité par de Gaulle – fait pression sur les ouvriers pour qu’ils regagnent les ateliers. Il devient dès lors difficile pour les syndicats CFDT, dans les nombreux sites où ils sont minoritaires, de poursuivre seuls la grève et l’occupation, et la désagrégation progressive des luttes, la répression et les désalignements imposés par une conjoncture moins porteuse renforcent les coûts des mobilisations. Et parce qu’elle délégitime la ténacité et la radicalité des actions protestataires, la convergence des anticipations des acteurs institutionnels, syndicats et partis, vers la solution législative est un élément pivot du retour à la normale. Celui-ci est ainsi le produit complexe des interdépendances conjoncturelles qui replacent progressivement les acteurs partisans au centre du jeu, et des transactions plus routinières, à la fois collusives et concurrentielles, qui lient les partis dans une commune reconnaissance du jeu électoral, c’est-à-dire d’un jeu dont ils connaissent les règles et dont ils pensent pouvoir tirer parti. Autrement dit, dans un contexte de dissipation de la lisibilité du monde social et de la pertinence des calculs ordinaires, propice aux anticipations erronées, la resectorisation et le resserrement du jeu politique apparaissent comme le résultat, certes advenu mais non nécessaire, d’une interdépendance tactique élargie, de coups ratés ou réussis, de transferts dans la crise de schèmes d’interprétation et d’action forgés antérieurement ou réajustés en situation, et de réemplois de technologies institutionnelles ayant fait leurs preuves en temps ordinaire.

27Il importe donc, pour penser la normalisation, de revenir sur les tactiques déployées par les protagonistes politiques « classiques ». Confrontés à une situation inédite qui brise les routines d’action et d’interprétation des jeux sociaux et politiques ordinaires, les acteurs politiques ont certes à s’adapter dans l’urgence à un système d’action élargi qui échappe au fonctionnement ordinaire du régime parlementaire, mais peuvent être tentés de s’en remettre, pour se déterminer dans une situation indéterminée, à ce qu’ils croient savoir et à ce qu’ils croient savoir faire, et ce d’autant plus que les dispositions intériorisées sont dotées d’une inertie plus grande que les rapports sociaux institutionnalisés ou les représentations objectivées du monde social [100]. Cette oscillation entre adaptation au régime de crise et « confiance dans l’habitus [101] » est un produit presque nécessaire de la fluidité politique, mais les acteurs et les groupes y répondent de façons différentes en fonction de leur histoire, de leur position dans le jeu, de leur perception de la situation et des ajustements qu’ils déploient pour en tirer profit ou en réduire les coûts. Si l’on regarde les différentes tactiques employées par la présidence, le Premier ministre et les partis d’opposition, la solution législative n’a rien d’une évidence. Elle ne s’impose que sur le tard, au terme d’un processus qui a vu chacun des protagonistes poursuivre, pour reprendre Erving Goffman, une « carrière morale » incertaine et recourir à des coups d’une autre nature. Elle ne fait converger les calculs qu’après que les autres options envisagées, moins conformes aux règles institutionnelles, ont échoué ou perdu leur saillance. À cet égard, il n’est pas certain que, même en conjoncture de crise, les solutions exceptionnelles – et la dissolution de l’Assemblée nationale n’en est pas une, puisqu’elle est prévue par la Constitution et qu’elle a déjà été employée en 1962 – soient les plus performantes.

28La solution référendaire voulue par de Gaulle est un symptôme patent du caractère inopérant que peuvent revêtir les coups héroïques que paraît pourtant appeler, aux yeux de leurs auteurs, le caractère exceptionnel de la crise. Le référendum, dont la Constitution en son article 11 limite l’usage, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de passer en force, n’a pas à cette époque, faut-il le rappeler, de légitimité, son emploi en 1962 ayant soulevé l’opposition des partis de gauche, de nombreux constitutionnalistes et du Sénat. Il se heurte, en mai 1968, tant à des limites techniques – différents services ministériels ayant fait valoir qu’il ne pouvait être organisé dans les temps – qu’à l’opposition du mouvement étudiant, de la gauche parlementaire, de G. Pompidou, de fractions importantes de la majorité parlementaire auxquelles il n’offre rien de tangible, et même du patronat (le référendum portant sur la participation). Prisonnier d’une stratégie charismatique, qui a antérieurement fait ses preuves mais qui perd déjà ses soutiens jusque dans le camp gaulliste, rejouant le 13 mai 1958, voire le 18 juin 1940, de Gaulle rate bel et bien la spécificité de ce qui se déroule sous ses yeux rendus distants par la cage interprétative que sa longue carrière a forgée. Quant à la gauche parlementaire, sa « carrière » dans la crise est pour le moins marquée par une tension entre solutions exceptionnelles et solutions routinières. Après avoir dénoncé les étudiants, puis appelé à une grève de solidarité le 13 mai, déposé une motion de censure, tenté de réguler les grèves « sauvages », accepté les négociations de Grenelle, envisagé de former un gouvernement populaire nécessairement illégal puisqu’il ne pouvait obtenir le consentement du Président qui, seul, en avait constitutionnellement le pouvoir, le PCF se replie finalement sur l’option législative, plus conforme, au fond, à ses grilles de lecture traditionnelles, à sa stratégie de conquête du pouvoir par les urnes, la courte victoire de la droite aux législatives de 1967 accréditant l’idée, qui plus est, qu’il y a à ce moment-là un coup à jouer. Le cheminement de la FGDS est similaire, à ceci près qu’elle a à faire avec ses divisions internes, et avec la tactique de « l’homme providentiel » adopté par le représentant d’un de ses courants, F. Mitterrand, dans sa conférence de presse du 28 mai, dans laquelle il appelle à la fois à la formation d’un gouvernement provisoire de gestion et annonce qu’il sera candidat à l’élection présidentielle en cas de « non » au référendum et de départ du général de Gaulle. Captifs de leur stratégie électorale de rapprochement décidée antérieurement à la crise, et de leurs grilles de lecture largement hostiles aux étudiants et à leur illégalisme, mais tentés eux-mêmes ou le paraissant, un bref instant, par le coup de force, PCF et FGDS échouent sur les deux tableaux du renversement du régime et de la bataille législative.

29En comparaison, la constance avec laquelle G. Pompidou prend le parti du jeu politique classique – refus d’évacuer la Sorbonne par la force mi-mai, négociations sociales avec les syndicats, division des fronts et marginalisation des étudiants, et solution législative arrachée à grand-peine à de Gaulle – paraît à première vue à contre-emploi : les crises ont en effet pour caractéristique de radicaliser les antagonismes, de fragiliser les compromis et de déligitimer les positions modérées [102]. Elle réussit pourtant, preuve supplémentaire que les produits des conjonctures critiques ne sont jamais écrits à l’avance. Mais l’on aurait tort d’y voir une lucidité à toute épreuve et une intelligence infaillible de la situation. C’est là encore au terme de sa carrière dans la crise et des enseignements qu’il en tire que G. Pompidou se résout à l’option électorale. Il a, en effet, échoué à comprendre à temps ce qu’il faut faire lorsqu’il a, le 11 mai, satisfait aux premières revendications étudiantes, alors que la première nuit des barricades les rendait de facto caduques. Il n’a pas obtenu non plus, du moins au moment où la dissolution de l’Assemblée nationale est envisagée, les résultats escomptés des négociations de Grenelle. De sorte que c’est, là encore, parce que toutes les alternatives ont été épuisées que la solution législative apparaît comme la moins mauvaise dans un contexte où lui non plus ne peut anticiper de façon claire les résultats qui en sortiront. Et si sens du jeu il y a malgré tout dans cette tactique, c’est dans l’ajustement à la recomposition des alliances en cours au sein de la majorité parlementaire qu’il se situe. Attentif aux premiers signes de rupture d’allégeance des députés indépendants à l’autorité gaullienne, à la marginalisation des soutiens de de Gaulle – il n’y a plus guère alors que les gaullistes de gauche et les proches conseillers du Président qui fondent les CDR (comités de défense de la République) – à la délégitimation de la figure du fondateur de la Ve République, G. Pompidou offre, avec une bataille législative qui ne peut être menée qu’en nom collectif contrairement au référendum-plébiscite, la possibilité au camp gaulliste de se réorganiser en soldant les comptes de l’ancien gaullisme charismatique attaché à la personne même de de Gaulle au profit d’un gaullisme partisan dont le capital politique est désormais collectif [103]. En cela, le retour à la normale n’est pas un retour inchangé au passé.

Le présent de l’histoire

30L’analyse des facteurs présidant à la désectorisation et à la resectorisation de la conjoncture en mai-juin 1968 fait apparaître combien l’objet crise politique, l’événement au sens fort, permet de revisiter des enjeux méthodologiques déterminants des sciences sociales en mettant celles-ci à l’épreuve de ces situations où leurs modes routiniers d’analyse sont mis au défi de saisir ensemble la singularité historique et le travail continué des facteurs structurels. Autrement dit, l’événement est ce qui leur impose de penser à la fois les logiques complexes par lesquelles, comme en temps ordinaire, « le mort saisit le vif » – les institutions saisissant les individus et prédéterminant les contextes d’action –, et les logiques critiques au travers desquelles, au contraire, les acteurs et leurs actions contribuent à faire et défaire les institutions, au travers desquelles, donc, le vif saisit le mort. Le présent de la crise condense donc le passé en même temps qu’il le déplace et le reconfigure selon des logiques nouvelles. Il se passe au fond, dans le temps accéléré et radicalisé du moment critique, ce qui passe en temps ordinaire de façon plus invisible et plus lente : comme l’écrit Bernard Lepetit, « le temps historique se réalise au présent », « le passé [...] est un présent en glissement », et le présent des sociétés est fait de « réemplois du passé », par lesquels « les groupes requalifient, pour de nouveaux emplois, les objets, les institutions et les règles qui dessinent ensemble l’espace d’expérience dont ils disposent » [104]. La spécificité de la crise réside en ceci qu’elle met à nu ces glissements, réemplois et reconfigurations du passé dans le présent. Elle réside dans l’accélération qu’elle imprime aux façons dont le présent s’envole du passé où il prend son origine, aux façons dont il fabrique des possibles à partir de ceux dessinés en amont, dont il brise l’évidence du sens pratique et du sens tout court inscrits dans une matrice du passé qui continue néanmoins de peser dans cet effarement même, et dont il fait émerger de déterminations préalables un irréductible. La vitesse des événements, la démultiplication des interactions et des causalités, l’évaporation des orchestrations ordinaires participent de cette déconventionnalisation brutale de l’ordre tacite des choses par laquelle surgissent un nouveau cours et une nouvelle perception de ce cours. Mais l’intérêt d’une sociohistoire du temps court, comme rupture avec les « risques symétriques de la tyrannie des héritages et de la liberté des usages [105] », c’est aussi de montrer comment, du fait que les propriétés de la fluidité politique les requalifie soudain comme pertinentes, les solutions institutionnelles, c’est-à-dire un code constitutionnel pensé dans un passé sans rapport avec le présent, peuvent contribuer en partie à la déflation critique, sans que pour autant le retour à la normale, si féroces que soient les manières de l’imposer, de le relégitimer, de le rendre évident et de l’administrer, soit un pur et simple retour au passé comme si, précisément, rien ne s’était passé ni n’avait passé.


Mise en ligne 01/05/2008

Notes

  • [1]
    Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « 1968 : histoire, mémoires et commémoration », Espaces-Temps, 59-60-61,1995, p. 152.
  • [2]
    Jean-Pierre RIOUX, « À propos des célébrations décennales du Mai français », Vingtième siècle, 23,1989, p. 49-58; Isabelle SOMMIER, « Mai 68 : sous les pavés d’une page officielle », Sociétés Contemporaines, 20,1994, p. 63-79; M. ZANCARINI-FOURNEL, « 1968 : histoire... », art. cit.; Bernard LACROIX, « D’aujourd’hui à hier et d’hier à aujourd’hui : le chercheur et son objet », Scalpel, 4-5,1999, en ligne : hhttp :// www. gap-nanterre. org/ article.php3 ?id_article=44]; Boris GOBILLE, « Excès de mémoire, déficit d’histoire. Mai 68 et ses interprétations », in J. MICHEL (dir.), Mémoires et histoires. Des identités personnelles aux politiques de reconnaissance, Rennes, PUR, 2005; Kristin ROSS, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles/Paris, Éd. Complexe/Le Monde diplomatique, 2005.
  • [3]
    Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1971, p. 23.
  • [4]
    Bernard LEPETIT, « Une logique du raisonnement historique », Annales ESC, 48-5, 1993, p. 17, traduit ainsi la méfiance dont témoigne, à l’égard de l’herméneutique, Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
  • [5]
    Bernard LACROIX, « À contre-courant : le parti pris du réalisme », Pouvoirs, 39,1986, p. 117-127.
  • [6]
    Toutes ces citations sont extraites de Pierre NORA, « L’ère de la commémoration », in P. NORA (dir.), Les lieux de mémoire, Les France, Paris, Gallimard, [1984] 1997, t. 3, p. 4688-4690.
  • [7]
    Comme l’écrit Bernard Lepetit à propos (implicitement) de l’entreprise des « lieux de mémoire » : Bernard LEPETIT, « Le présent de l’histoire », in B. LEPETIT (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 298.
  • [8]
    Michel DOBRY, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986, p. 52 (nous soulignons). Sur « l’illusion étiologique », ibid., p. 48-60.
  • [9]
    Raymond BOUDON, « La crise universitaire française : essai de diagnostic socio-logique », Annales ESC, 24-3,1969, p. 738-764.
  • [10]
    Pierre BOURDIEU, Homo Academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984, « Le moment critique », p. 207-250.
  • [11]
    Louis GRUEL, La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Rennes, PUR, 2004, p. 23-66.
  • [12]
    Roger CHARTIER, « Espace social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au XVIIe siècle », Annales ESC, 37-2,1982, p. 389-400.
  • [13]
    Sur le légitimisme consistant à analyser une révolte contre les institutions et l’ordre existant comme le produit d’une impossibilité à y réussir, à prêter aux « dominés » le désir d’être et d’avoir ce que les dominants sont et ont, et à lire toute hétérodoxie comme une orthodoxie contrariée, voir Boris GOBILLE, « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en mai 1968 », thèse pour le doctorat de sciences sociales, EHESS, 2003, chap. 1.
  • [14]
    Raisonnement circulaire bien mis en évidence par la sociologie de l’action collective et qui consiste à « prouver » la frustration par le surgissement de la mobilisation et à expliquer en retour celle-ci par l’existence de frustrations préalables. Vois Érik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005, p. 43, et M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 55-56.
  • [15]
    Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole : théorie et applications, Paris, Fayard, [1970] 1995.
  • [16]
    Pour une discussion des racines de la crise étudiante et du devenir dissident, voir Boris GOBILLE, « La vocation d’hétérodoxie », in D. DAMAMME et al., (dir.), Mai-juin 68, Paris, Éd. de l’Atelier, 2008, p. 274-291.
  • [17]
    B. LEPETIT, « Le présent de l’histoire », art. cit., p. 273-298.
  • [18]
    Nous avons choisi de centrer l’analyse sur le seul cas français. On sait pourtant que, en mai-juin 1968 comme durant l’année 1968 elle-même, des manifestations ont lieu aussi aux États-Unis, en Belgique, en RFA, en Italie, en Grande-Bretagne, en Suède, aux Pays-Bas, etc. Celles-ci posent la question des interactions activistes et idéologiques internationales, centrale pour penser la structuration des espaces militants et des logiques de crise à cette autre échelle pertinente qu’est l’échelle occidentale. Mais nous manquons à ce jour d’études circonstanciées qui auraient permis d’en apercevoir les mécanismes concrets, empiriquement constatables et théoriquement problématisables. Le repérage des familiarités idéologiques et des voyages militants d’un territoire à l’autre, moins encore la simple juxtaposition panoramique, très courante, des luttes et des mouvements, ne sauraient suffire à éclairer le problème du comparatisme entre des contextes très différents, d’autant que celui-ci, déjà crucial en ce qui concerne l’Occident, se complexifie avec l’irruption de mobilisations au Japon, dans l’Espagne franquiste, en Yougoslavie, au Sénégal, en Europe de l’Est, au Brésil, au Mexique, dans toute l’Amérique latine. Le choix de la France se justifie aussi par sa spécificité : nous ne trouvons pas ailleurs une telle synchronisation des crises étudiante et ouvrière, une telle extension à l’ensemble du salariat, un tel vacillement du régime.
  • [19]
    Alban BENSA et Éric FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, 38,2002, p. 8.
  • [20]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 201-210.
  • [21]
    David A. SNOW, « Le legs de l’École de Chicago à la théorie de l’action collective », entretien avec Daniel Cefaï et Dany Trom, Politix, 50,2000, p. 157.
  • [22]
    Voir « Présentation », in D. CEFAÏ et D. TROM (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éd. de l’EHESS, 2001, p. 12. Voir aussi Daniel CEFAÏ, « Les cadres de l’action collective. Définitions et problèmes », ibid., p. 51-97.
  • [23]
    D. CEFAÏ, « Les cadres de l’action collective... », art. cit., p. 56 et 60.
  • [24]
    Alain DEWERPE, Charonne 8 février 1962. Anthropologie d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006, montre ainsi que l’attention à « la textualité de l’archive, à l’énonciation et à la narration » appartient au travail propre de l’historien (p. 19).
  • [25]
    Timothy TACKETT, « Par la volonté du peuple ». Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, [1996] 1997, p. 20.
  • [26]
    Érik NEVEU et Louis QUÉRÉ, « Présentation », dossier « Le temps de l’événement I », Réseaux, 75,1996, p. 13.
  • [27]
    A. BENSA et É. FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », art. cit., p. 10.
  • [28]
    Michel DOBRY, « ‘Penser = classer ?’Entretien avec André Loez, Gérard Noiriel et Philippe Olivera », Genèses, 59,2005, p. 121-155, ici p. 158.
  • [29]
    T. TACKETT, « Par la volonté du peuple »..., op. cit., p. 20. Sur le poids respectif des facteurs structurels et situationnels, comme l’idéologie, l’antagonisme social, l’apprentissage politique et la dynamique de groupe chez les députés des États généraux et de l’Assemblée constituante en 1789, voir aussi Timothy TACKETT, « Le processus de radicalisation au début de la Révolution française », in A. COLLOVALD et B. GAÏTI (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006, p. 47-66.
  • [30]
    Annie COLLOVALD et Brigitte GAÏTI, « Questions sur la radicalisation politique », in A. COLLOVALD et B. GAÏTI (dir.), La démocratie aux extrêmes..., op. cit., p. 30.
  • [31]
    Sur la relativisation du poids de l’idéologie dans la radicalisation révolutionnaire des députés des États généraux en 1789, voir T. TACKETT, « Le processus de radicalisation... », art. cit.
  • [32]
    Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, chap. 12.
  • [33]
    Robert D. BENFORD et David A. SNOW, « Framing processes and social movements : An overview and assessment », Annual Review of Sociology, 26,2000, p. 611-639, ici p. 618 : « Hypothetically, the more inclusive and flexible collective action frames are, the more likely they are to function as or evolve into ‘master frames’. »
  • [34]
    Robert D. BENFORD et David A. SNOW, « Ideology, frame resonance, and participant mobilization », International Social Movement Research, 1,1988, p. 197-217, ici p. 207-211.
  • [35]
    Xavier VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007, p. 37-41. Dans certains cas aussi, l’expérience antérieure de la guerre d’Algérie et de la hiérarchie militaire est au principe d’un rapport indocile à l’autoritarisme de la maîtrise dans les ateliers. À propos de la grève à la Rhodiaceta de Besançon en 1967, voir Cédric LOMBA et Nicolas HATZFELD, « La grève de Rhodiaceta en 1967 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 108.
  • [36]
    Sur la critique artiste du capitalisme, Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 83-86,244-249 et 501-576; Ève CHIAPELLO, Artistes versus managers. Le management culturel face à la critique artiste, Paris, Éd. Métailié, 1998, p. 13-64.
  • [37]
    Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Conclusion », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les Années 68. Le temps de la contestation, Éd. Complexe/ IHTP, Paris, 2000, p. 502.
  • [38]
    Sur la « synchronisation », voir P. BOURDIEU, Homo Academicus, op. cit., p. 226-233.
  • [39]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 100.
  • [40]
    Ibid., p. 198-201.
  • [41]
    Ingrid GILCHER-HOLTEY, « ‘La nuit des barricades’», Sociétés & Représentations, 4, 1997, p. 165-184.
  • [42]
    Sur la « crise de sensibilité » et la « sensibilité de crise » des étudiants dans les années 1960, inséparables des mutations de l’appareil scolaire, voir Bernard PUDAL, « Ordre symbolique et système scolaire dans les années 1960 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 62-74.
  • [43]
    Patrick BRUNETEAUX, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique, Paris, Presses de la FNSP, 1996, p. 203.
  • [44]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 168.
  • [45]
    Pour une synthèse, Boris GOBILLE, Mai 1968, Paris, La Découverte, 2008, p. 61-74.
  • [46]
    Renaud DULONG, « Les cadres et le mouvement ouvrier », in P. DUBOIS et al., Grèves revendicatives ou grèves politiques ? Acteurs, pratiques et sens du mouvement de mai, Paris, Éd. Anthropos, 1971, p. 215.
  • [47]
    A. BENSA et É. FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », art. cit., p. 8.
  • [48]
    Georges DUBY, Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, [1973] 1985, p. 9, rappelait déjà que la valeur de l’événement historique tient à ce que « brusquement, il éclaire. Par ses effets de résonance, par tout ce dont son explosion provoque la remontée depuis les profondeurs du non-dit, par ce qu’il révèle à l’historien des latences ».
  • [49]
    A. BENSA et É. FASSIN, « Les sciences sociales face à l’événement », art. cit., p. 15.
  • [50]
    Notion proposée par les historiens du temps présent : G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit.
  • [51]
    Jean-Louis VIOLEAU, « Les architectes et le mythe de mai 1968 », in G. DREYFUS - ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 239-258.
  • [52]
    Boris GOBILLE, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 158,2005, p. 30-53.
  • [53]
    Voir le tract du Centre national des jeunes médecins, « Médecine et répression », cité dans Pierre VIDAL-NAQUET et Alain SCHNAPP (éd.), Journal de la Commune étudiante, textes et documents, novembre 1967-juin 1968, Paris, Éd. du Seuil, [1969] 1988, p. 827-829; Comité d’action santé, Médecine, Paris, Maspero, 1968; et le témoignage de Jean CARPENTIER, Journal d’un médecin de ville. Médecine et politique, 1950-2005, Nice, Éd. du Losange, 2005.
  • [54]
    Anne DEVILLÉ, « L’inscription du Syndicat de la magistrature dans la culture politique des années 68 », Lettre d’information, 28,1998, Institut d’Histoire du Temps Présent : http ://irice.cnrs.fr/IMG/pdf/Lettre_d_info_68_no28_12-01-98.pdf.
  • [55]
    Voir Étienne FOUILLOUX, « Des chrétiens dans le mouvement du printemps 68 ? », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 2, Acteurs, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 247-268; Grégory BARRAU, Le mai 68 des catholiques, Paris, Éd. de l’Atelier, 1998; Denis PELLETIER, La crise catholique. Religion, société, politique en France, 1965-1978, Paris, Payot, 2002; Hervé SERRY, « Église catholique, autorité ecclésiale et politique dans les années 1960 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 47-61.
  • [56]
    Alfred WAHL, « Le mai 68 des footballeurs français », Vingtième siècle, 26,1990, p. 73-82.
  • [57]
    I. GILCHER-HOLTEY, « ‘La nuit des barricades’», art. cit., p. 177.
  • [58]
    Cité par X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 29.
  • [59]
    Ibid., p. 128.
  • [60]
    Ibid., p. 28 et 56.
  • [61]
    Yannick GUIN, La Commune de Nantes, Paris, Maspero, 1969. Le point reste cependant discuté : René BOURRIGAUD, « Les paysans et mai 1968 : l’exemple nantais », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 237, conteste le terme de « Commune », dans la mesure où il n’y a pas eu d’élections d’institutions révolutionnaires.
  • [62]
    Sur tous ces éléments, ibid., p. 238-239.
  • [63]
    Marc BERGÈRE, « Les grèves en France : le cas du Maine-et-Loire », in G. DREYFUS - ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 313-327.
  • [64]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 31.
  • [65]
    Sami DASSA, « Le mouvement de mai et le système de relations professionnelles », no spécial « Le mouvement ouvrier en mai 1968 », Sociologie du Travail, 3,1970, p. 244-261, ici p. 245.
  • [66]
    Nicolas Hatzfeld, cité par X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 41.
  • [67]
    Georges RIBEILL, « SNCF : une grève dans la tradition de la corporation du rail », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 119-140.
  • [68]
    Sur ces différents types de grève, S. DASSA, « Le mouvement de mai et le système de relations professionnelles », art. cit.
  • [69]
    Frank GEORGI, « La CFDT en mai-juin 68 », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 2, Acteurs, op. cit., p. 35-56, et « ‘Vivre demain dans nos luttes d’aujourd’hui’. Le syndicat, la grève et l’autogestion en France (1968-1988) », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 399-413.
  • [70]
    Michel DE CERTEAU, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Éd. du Seuil, [1968] 1994.
  • [71]
    Bernard PUDAL et Jean-Noël RETIÈRE, « Les grèves ouvrières de 68, un mouvement social sans lendemain mémoriel », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 207-221; Xavier VIGNA, « La figure ouvrière à Flins (1968-1973) », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 329-343.
  • [72]
    X. VIGNA, « La figure ouvrière à Flins (1968-1973) », art. cit., p. 330, et Nicolas HATZFELD, « Les ouvriers de l’automobile : des vitrines sociales à la condition des OS, le changement des regards », in G. DREYFUS-ARMAND et al. (dir.), Les années 68..., op. cit., p. 346.
  • [73]
    B. PUDAL et J.-N. RETIÈRE, « Les grèves ouvrières de 68... », art. cit.
  • [74]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 49.
  • [75]
    Ibid., p. 48.
  • [76]
    Bruno MUEL et Francine MUEL-DREYFUS, « Week-ends à Sochaux (1968-1974) », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 329-343.
  • [77]
    Olivier KOURCHID et Cornelia ECKERT, « Les mineurs des houillères en grève : l’insertion dans un mouvement national », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 91.
  • [78]
    Gérard LANGE, « La liaison étudiants-ouvriers à Caen », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 217-236.
  • [79]
    L. BOLTANSKI et È. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit.
  • [80]
    René RÉMOND, Notre siècle. 1918-1991, Paris, Fayard, 1991, p. 689, écrit ainsi : « De cette intervention l’effet est foudroyant. Rarement renversement de situation s’est accompli en si peu de temps. Jean Lacouture a excellement exprimé le ressaisissement de l’initiative : ‘En l’espace de cinq minutes, la France changea de maître, de régime et de siècle. Avant 16 h 30, on était à Cuba. Après 16 h 35, c’était presque la Restauration’. »
  • [81]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 32.
  • [82]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 151.
  • [83]
    Danielle TARTAKOWSKY, « Les manifestations de mai-juin 68 en province », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 148-150.
  • [84]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 32 et 58.
  • [85]
    Voir, pour de nombreux exemples, ibid., p. 38-39.
  • [86]
    Ibid., p. 39-40.
  • [87]
    Patrick HASSENTEUFEL, « Citroën-Paris : Une ‘grève d’émancipation’», in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 35-50.
  • [88]
    X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 33-34.
  • [89]
    Ibid., p. 35.
  • [90]
    Ibid.
  • [91]
    P. BRUNETEAUX, « Les enseignements de mai 1968 », Maintenir l’ordre..., op. cit., p. 197-244.
  • [92]
    Nicolas HATZFELD, « Peugeot-Sochaux : de l’entreprise dans la crise à la crise dans l’entreprise », in R. MOURIAUX et al. (dir.), 1968. Exploration du Mai français, t. 1, Terrains, op. cit., p. 51-72.
  • [93]
    B. PUDAL et J.-N. RETIÈRE, « Les grèves ouvrières de 68... », art. cit., p. 218.
  • [94]
    Pierre BOURDIEU, « La grève et l’action politique », Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 253, désigne par le terme « usinisation », sur le modèle du concept d’asilisation d’Erving Goffman, « le processus par lequel les travailleurs s’approprient leur entreprise, et sont appropriés par elle, s’approprient leur instrument de travail et sont appropriés par lui, s’approprient leurs traditions ouvrières et sont appropriés par elles, s’approprient leur syndicat et sont appropriés par lui, etc. ».
  • [95]
    N. HATZFELD, « Peugeot-Sochaux : de l’entreprise dans la crise à la crise dans l’entreprise », art. cit., p. 63.
  • [96]
    Ibid., p. 59-60.
  • [97]
    Xavier VIGNA, « L’insubordination ouvrière dans l’après-68 », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 320.
  • [98]
    Ouvrier de Citroën, syndiqué depuis 20 ans à la CGT, cité par X. VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68..., op. cit., p. 65.
  • [99]
    X. VIGNA, « L’insubordination ouvrière dans l’après-68 », art. cit., p. 319-328.
  • [100]
    M. DOBRY, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 245.
  • [101]
    Ibid., p. 250.
  • [102]
    P. BOURDIEU, Homo Academicus, op. cit., p. 235 : « la crise tend à substituer la division en camps clairement distincts [...] à la distribution continue entre deux pôles et à toutes les appartenances multiples, partiellement contradictoires, que la séparation des espaces et des temps permet de concilier ». Voir aussi les remarques d’A. COLLOVALD et B. GAÏTI, « Questions sur la radicalisation politique », art. cit., p. 26-28.
  • [103]
    Brigitte GAÏTI, « Le charisme en partage : mai-juin 68 chez les gaullistes », in D. DAMAMME et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 259-273.
  • [104]
    B. LEPETIT, « Le présent de l’histoire », art. cit., p. 296.
  • [105]
    Ibid., p. 290.
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