Notes
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[1]
La meilleure source sur l’histoire de l’Afghanistan moderne est VARTAN GREGORIAN, The emergence of modern Afghanistan, Stanford, Stanford University Press, 1969. 1
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[2]
Voir MICHAEL BARRY, Le royaume de l’insolence - L’Afghanistan, 1504-2001, Paris, Flammarion, 2001.
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[3]
Sans rentrer trop dans les détails, nous pouvons reprendre l’analyse que nous avions développée dans OLIVIER ROY, L’Afghanistan, Islam et modernité politique, Paris, Le Seuil, 1985.
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[4]
Comme dans beaucoup d’États musulmans du Moyen-Orient, la nationalité est de droit pour tous ceux qui habitaient le pays au moment de l’indépendance (à condition qu’ils renoncent à toute autre nationalité), mais elle se transmet ensuite par droit du sang (et en général par ligne patrilinéaire); ce qui veut dire qu’il y a une sorte d’année zéro, point de départ d’un nouveau peuple. 1
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[5]
AZIZ TOQIAN, Hazarajat, Tarikh-e melli-ye hazara-yé moghol (Hazarajat, histoire du Hazara-Mongol), Quetta, 1980, adaptation en persan d’un livre du soviétique L. TEMIRKHANOV, Khazarejcy, Moscou, 1972. L’ouvrage est publié par l’« Organisation de la nouvelle génération des Hazaras Moghols ». Cet épisode démontre que les théories ethnicistes sont en fait symétriques, malgré les divergences politiques et idéologiques de leurs promoteurs. Cela montre aussi que, comme pour les Kurdes de Turquie, la mise en œuvre par l’État d’une matrice ethnique entraîne l’ethnicisation des opposants sur la même base conceptuelle (un peuple, une langue, une histoire, un territoire, un État).
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[6]
Lors de ma première rencontre avec un cadre islamiste de la résistance intérieure (alors que je me présentais au nom d’une organisation humanitaire médicale française en 1981), sa première question fut : « Pourquoi nous aidez-vous ? » Il ne s’agissait ni d’orgueil mal placé ni d’idéologie, mais il importait de poser la question de la relation de pouvoir et de légitimité (donc politique) qui s’établit entre le donneur et le receveur. Message jamais compris par les ONG, qui se prétendent toujours apolitiques et désintéressées, ce qui peut être vrai mais ne change rien au problème. 1
1Les événements en Afghanistan consécutifs à l’intervention militaire américaine d’octobre 2001 sont perçus par nombre de commentateurs et de journalistes dans une continuité historique et à l’aide d’une grille d’analyse prête à l’emploi : celles de tribus indociles contestant un État central faible dont le contrôle ne s’étendrait guère au-delà de la capitale. Deux régimes auraient tenté de briser cette continuité en imposant un État central fort parce qu’idéologique : les communistes, de 1978 à 1992, et les Taliban, de 1996 à 2001. Mais l’Afghanistan serait retourné à ses vieux démons : celui des « seigneurs de la guerre », des tribus rebelles et des conflits ethniques.
2Or cette vision, qui fait un peu partie du sens commun sur un pays brièvement très médiatisé, n’est pas corroborée par une analyse de l’histoire du XXe siècle [1]. Sur le plan politique, la fameuse « instabilité » chronique afghane s’efface si on s’en tient à l’histoire événementielle. De 1880 à 1978, six souverains seulement (dont un président) se sont succédé, tous du clan Mohammedzay, de la tribu Barakzay. Certes, un seul – Abdourrahman (1880-1901) – est mort de sa belle mort alors qu’il était encore sur le trône; les autres ont été assassinés (Habiboullah, Nader Khan, Mohammed Daoud) ou exilés (Amanoullah, Zaher Shah), mais dans tous les cas, sauf le dernier, l’assassin ou le nouveau maître venait du sérail : Habiboullah fut tué sans doute par l’entourage de son fils, Nader par un aristocrate proche d’Amanoullah; Zaher fut renversé par son cousin Daoud en 1973; seul Daoud fut tué dans un véritable et sanglant coup d’État qui a inauguré la seule vraie période d’instabilité, celle qui va de 1978 au régime de Hamid Karzay, mis en place début 2002. Incidemment, Karzay est un Popolzaï, c’est-à-dire de la tribu d’Ahmed Shah Dourrani, le fondateur de l’Afghanistan. Durant la centaine d’années qui va de 1880 à 1978, l’Afghanistan n’a guère connu qu’une guerre étrangère (contre la Grande-Bretagne en 1919) et une insurrection qui a conduit à un bref renversement du pouvoir au profit d’un fondamentaliste tajik en 1929. Même si l’on accepte le constat d’une grande continuité du pouvoir central jusqu’au coup d’État communiste du 27 avril 1978, qui inaugura une période de conflits ininterrompus jusqu’à nos jours, il n’en reste pas moins que ce pouvoir central est perçu comme structurellement faible, face à une société rétive à tout contrôle [2].
3Cette vision non conforme à la réalité historique pose néanmoins une question intéressante : peut-on parler d’une culture politique qui serait un peu le destin d’un pays ? Comment penser continuité et discontinuité dans l’histoire afghane contemporaine ? Quel est le rôle de la guerre moderne et de l’intervention étrangère dans la transformation politique d’une société définie comme « traditionnelle » ? Comment deux idéologies politiques (le communisme et l’islamisme) se sont-elles articulées sur des structures traditionnelles comme le tribalisme ? Et qu’entend-on, enfin, par « retour de la tradition » ?
4L’histoire de l’Afghanistan peut être lue comme l’interaction de trois niveaux : une culture politique fondée sur les relations entre un État central et les « groupes de solidarités », réseaux infra-ethniques dont la tribu n’est qu’une forme d’expression possible; un équilibre stratégique régional où les acteurs se positionnent sous la pression de grands clivages géopolitiques mondiaux (successivement la rivalité entre Britanniques et Russes, puis la guerre froide et enfin la « guerre contre le terrorisme »); l’idéologisation induite par le communisme et l’islamisme, qui contribuent, d’une part, à modifier le jeu interne des relations entre l’État et les groupes de solidarité et, d’autre part, à faire de l’Afghanistan un enjeu des conflits internationaux. L’histoire de l’Afghanistan est donc portée largement par des facteurs exogènes, mais qui s’articulent sur des constantes locales.
État et société en Afghanistan
La genèse de l’État afghan
5L’Afghanistan est historiquement né à partir de l’émirat de Kaboul, créé en 1747 par Ahmed Shah Dourrani, un Pachtoune de la tribu Popolzaï jusqu’ici au service du Shah d’Iran, Nader. À la mort de ce dernier, Ahmed Shah unifia les tribus pachtounes du sud de l’Afghanistan et se tailla un empire, de Kandahar à New Delhi. Cette percée fut possible parce que les trois grands empires qui se partageaient alors la région étaient en crise (les Safavides en Iran, les Ouzbeks en Asie centrale et les Moghols en Inde, tous fondés dans la première moitié du XVIe siècle par des Turcs s’appuyant sur une administration persanophone). L’originalité afghane tient au fait que la nouvelle dynastie était pachtoune et non turque, même si la langue de cour et d’administration restait le persan. Sa légitimité première était tribale, mais les émirs s’efforcèrent de l’élargir en développant un embryon d’État central avec, en particulier, une garde royale non tribale et une administration persanophone. Le territoire sous le contrôle de l’émir fluctua en fonction des vicissitudes affectant les trois puissances voisines. On est bien ici dans le cadre de la théorie d’Ibn Khaldoun sur la fondation des empires à partir d’une coalition tribale : peu à peu, l’appareil d’État issu de cette coalition s’autonomisa par rapport à elle, tout en prenant soin de maintenir une légitimité tribale par les mariages, l’insistance sur les origines et la généalogie, ainsi que par le mythe du consensus des tribus sous la forme des Loya Jirga, ou grandes assemblées, qui légitiment après coup le pouvoir en place plus qu’elles ne le désignent.
6Sous les contraintes de l’environnement régional (confrontation avec les deux impérialismes occidentaux, le britannique et le russe) tout autant que par la volonté de s’émanciper du contrôle des tribus, les émirs se lancèrent, à partir d’Abdourrahman, dans la mise en place d’un État moderne. C’est la pression britannique qui était la plus forte : après avoir pris le contrôle de l’empire des Indes, les Britanniques arrivèrent aux frontières de l’émirat. La première rencontre eut lieu en 1809 (ambassade de Elphinston auprès de l’émir de Kaboul, résidant alors à Peshawar), suivie par la première guerre en 1839 (brève défaite britannique en 1841), et un second conflit en 1879-1880; après quoi les Britanniques décidèrent de renoncer à la forward policy (marche en avant pour occuper les espaces encore libres entre les Indes et la Russie, politique prônée par Disraeli). Dans tous les cas, les brèves victoires afghanes furent obtenues grâce à des « levées tribales » (lashkar) et non par une armée nationale, inexistante. Obsédés par la crainte d’une descente russe vers les « mers chaudes », sans vouloir payer pour autant le prix d’une occupation de l’Afghanistan, les Britanniques décidèrent, après 1880, de faire du pays un Étattampon plutôt qu’un avant-poste. Ils eurent donc alors intérêt à ce que l’État central fût stable et contrôlât le pays pour éviter des ingérences russes (mais aussi pour que l’Afghanistan ne devienne pas une zone refuge pour les tribus pachtounes qui entraient régulièrement en dissidence dans l’espace contrôlé par les Britanniques). La décision fut prise de confier la direction du pays à un nouvel émir, Abdourrahman, alors en exil en Asie centrale, et de lui donner les moyens de contrôler le pays (armes modernes et subsides) tout en lui interdisant de mener une politique étrangère propre (confiée au vice-roi des Indes, représenté à Kaboul par un résident, un musulman indien).
7Au cours des vingt années de son règne, l’émir prit le contrôle d’un espace situé à l’intérieur de frontières décidées de l’extérieur par un certain nombre d’accords bilatéraux dont il était lui-même le plus souvent exclu. L’État afghan n’est ainsi pas le résultat de conquêtes extérieures mais la conquête intérieure d’un territoire défini de l’extérieur, c’est-à-dire par la volonté des Britanniques et 1 des Russes de créer un État-tampon et d’éviter tout contact direct de leurs empires (ce qui explique par exemple que le corridor du Wakhan, une vallée d’environ 300 kilomètres de long sur une vingtaine de large reliant la province afghane du Badakhshan à la Chine, ait été attribué à l’Afghanistan alors qu’il n’avait jamais fait partie de l’émirat de Kaboul). En fait, la carte actuelle de l’Afghanistan a été définie par une série d’accords internationaux entre 1876 et 1907 : accords russobritanniques sur la frontière nord de l’Afghanistan (1876, renégocié en 1887) et sur la frontière nord-est (1896); accord anglo-afghan sur la ligne Durand, qui délimita non pas une frontière mais les zones d’influences sur les tribus pachtounes entre l’émir de Kaboul et le vice-roi des Indes (1893); accord anglo-iranien sur la frontière entre l’Afghanistan et l’Iran (1905), tracée par les Britanniques; traité anglo-russe de 1907 par lequel les deux pays renonçaient à annexer tout ou partie de l’Afghanistan.
8Ce territoire, en réalité, n’avait aucune homogénéité ethnique : non seulement il comprenait des groupes ethniques et linguistiques variés, mais tous les grands groupes concernés (sauf les Hazaras) étaient établis de part et d’autre des frontières (Pachtounes, Tajiks, Ouzbeks, Turkmènes – persanophones sunnites –, Kirghizes, Balouches). Pour « conquérir » son territoire, l’émir eut recours à la fois à une armée permanente, faible mais de plus en plus technique (artillerie), et des levées tribales occasionnelles. Mais, pour ne pas dépendre trop des tribus, il les utilisa les unes contre les autres. Surtout, en déportant vers le nord des groupes tribaux ghilzays rebelles qui, bien que Pachtounes, voyaient dans le pouvoir de l’émir l’émanation de la confédération rivale des Dourranis, il fit de ceux-ci, soudainement installés dans un milieu non pachtoune, un relais de l’État central : en effet, celui-ci n’était plus perçu par les déplacés (nâqelân) comme représentant les seuls Dourranis, mais comme incarnant l’ensemble des intérêts pachtounes contre les non-Pachtounes. Le passage d’une identité tribale à une identité ethnique fut donc le fait de l’État. Cette polarisation ethnique entre Pachtounes et non-Pachtounes devint une constante de la vie politique afghane. La polarisation ethnique, comme on le verra aussi pour les guerres de la fin du XXe siècle, est en fait une conséquence de la politisation de la société.
La construction de l’État
9Toute l’histoire afghane de 1880 à 1978 est celle de l’extension, sous l’égide de la monarchie, d’un appareil d’État : extension qualitative, qui fait de celui-ci la seule instance légitime de pouvoir, et extension territoriale, qui fait qu’à partir des années 1960 aucun district d’Afghanistan n’est vide de toute présence étatique.
10Les méthodes d’Abdourrahman relevaient à la fois des jeux classiques d’alliances (il prenait femme et concubine dans chaque groupe soumis ou en donnait une à son fils héritier) et du modèle de despotisme éclairé propre aux pays musulmans soumis à la confrontation coloniale du XIXe siècle. La réforme de l’appareil d’État visa avant tout à résister au colonialisme : elle s’articulait sur celle de l’armée, dont la modernisation exigeait à la fois une réforme politique (conscription, centralisation) et la mise en place d’un système d’éducation moderne (pour le corps des officiers). Jusqu’ici, les forces armées étaient constituées par la garde du souverain (souvent faite d’« étrangers » pour qu’elle ne fût pas instrumentalisée par les différentes factions tribales : les étrangers en question étaient les chiites Kizilbash, descendants des troupes de Nader Khan restées en Afghanistan) et par des levées tribales convoquées en cas de menace. Abdourrahman mit fin au système de la garde royale et entreprit de mettre sur pied une armée moderne, grâce aux subsides britanniques (ce qui lui évita d’avoir à lever de lourds impôts). Jusqu’aux années 1940, cependant, les souverains ne purent gagner un conflit sans le soutien de milices tribales : elles leur étaient acquises de toute façon en cas de menaces étrangères, mais, en cas de révoltes locales, l’État devait les recruter dans des groupes rivaux de celui qui se soulevait. C’est ainsi que Abdourrahman a utilisé les Dourranis pour vaincre les Ghilzays, mais a aussi instrumentalisé ces derniers, une fois déplacés, pour contrôler le nord du pays.
11Tous ses successeurs continuèrent cette politique, mais l’armée régulière se montra incapable de briser une révolte tribale sans l’aide de supplétifs d’autres tribus jusqu’à la fin des années 1940. La crise la plus importante se déroula de 1928 à 1930 : le roi Amanoullah (1919-1929), qui avait lancé une campagne de réformes dans la ligne de celles d’Atatürk, fut renversé par un soulèvement tribal, celui des Shinwari, et une offensive d’éléments fondamentalistes tajiks qui prirent Kaboul en 1928. Il s’exila en Europe, tandis qu’une branche cousine dans le clan, sous les ordres de Nader Khan (père du roi Zaher), se lança dans la reconquête de la ville en s’appuyant à son tour sur une coalition tribale pachtoune (octobre 1929). Le nouveau régime reprit prudemment les réformes mises en œuvre par le souverain déposé. En 1947, pour la première fois, l’armée put écraser toute seule la révolte des Safis de la vallée de la Kounar. C’est un tournant : dès lors, les tribus ne menaceront plus l’État central (le soulèvement contre le régime communiste de 1978 ne saurait être assimilé à une révolte tribale, précisément parce que les groupes non tribalisés y ont joué un rôle essentiel). Le gouvernement put désormais mettre en place un réseau d’administrateurs, le plus souvent des officiers à la tête d’une petite unité militaire, jusque dans le moindre district. De manière intéressante, le poste militaire est appelé en Afghanistan hokumat, c’est-à-dire « le gouvernement »; il est en général situé à l’extérieur des villages, associé à quelques boutiques et à un saray, c’est-à-dire une petite gare routière et une auberge, auxquelles est souvent adjointe l’école. L’État est certes extérieur à la société villageoise mais, en même temps, il contrôle le passage vers la ville aussi bien socialement que géographiquement et économiquement. Cette pénétration s’accompagna du développement d’un réseau d’écoles primaires, d’abord pour les garçons, puis, à partir des années 1960, pour les filles également, malgré cette fois de fortes réticences dans les zones tribales pachtounes.
12L’armée se modernisa sous l’égide des Soviétiques à partir des accords bilatéraux de 1955 : l’aviation et les blindés se développèrent significativement, tandis que, afin de disposer d’un corps d’officiers professionnels, surtout pour les armes techniques, le gouvernement créa des lycées militaires qui recrutaient en priorité 1 de très jeunes garçons, issus du milieu des petits chefs tribaux pachtounes (les malek). Dans le droit fil de la politique d’Abdourrahman, le but était à la fois de détribaliser les Pachtounes (c’est-à-dire de transférer la loyauté à l’égard du clan vers celle à l’égard de l’État et le groupe ethnique), tout en « pachtounisant » l’État, et surtout l’appareil militaire et sécuritaire, au détriment de la tradition de recruter des persanophones de la ville. Mais les simples conscrits étaient en majorité non Pachtounes, car beaucoup de tribus avaient obtenu d’être dispensées de service militaire, en échange de l’engagement de procéder à des levées tribales en cas de danger (engagement que l’État se gardait bien de leur rappeler). Quant au haut commandement militaire, il resta entre les mains du clan royal, les Mohammedzay.
13Entre le règne d’Amanoullah et le coup d’État de 1978, l’État était donc bien omniprésent en Afghanistan et les notables locaux ne pouvaient l’ignorer. Au contraire, pour exister et développer son pouvoir ou son influence, il fallait être du côté de l’État. Mais cette articulation entre notables (les kalan nafar ou gens importants) et État se faisait selon des modalités infra-politiques (relations personnelles sans lien avec une quelconque affinité d’idées). C’est la complexité de cette relation qui forgea la culture politique contemporaine en Afghanistan.
Identités et passage au politique : « groupes de solidarité », tribalisme et ethnies
14En Afghanistan comme ailleurs, les concepts de tribalisme et d’ethnie sont utilisés de manière abusive. En fait, c’est en deçà de l’identité tribale ou ethnique que se nouent les vrais réseaux de loyauté. L’Afghanistan est d’abord un patchwork de « groupes de solidarité » dont le fondement sociologique peut être fort variable (famille étendue, caste, clan, village, groupe pseudo-ethnique, etc.) [3]. Par « groupe de solidarité » nous entendons l’appartenance à un groupe primaire, auquel on appartient par la naissance et qui détermine un réseau informel de loyauté et de solidarité, même s’il peut être lui-même hiérarchisé (entre familles importantes et modestes, entre patrons et clients). Cette définition inclut bien entendu la tribu, mais cette dernière n’est qu’un type parmi d’autres de « groupes de solidarité ». En revanche, le système tribal repose en Afghanistan sur un modèle idéal, évidemment reconstruit, qui suppose une segmentation en différents niveaux selon une généalogie patrilinéaire : confédérations tribales (fruits d’événements politiques, en fait) comme les Dourranis et les Ghilzays; tribus supposées émaner chacune d’un ancêtre commun, sous-tribus; clans et sous-clans, eux aussi censés être issus des différentes branches de la filiation de l’ancêtre commun. Les tribus afghanes étant par ailleurs en grande majorité sédentaires, les clans ont donc une certaine base territoriale, mais qui ne correspond pas forcément à des unités discrètes (plusieurs groupes peuvent occuper un même espace dans des habitats dispersés). Enfin, l’idéalité du système n’est pas reflétée dans la terminologie qui reste assez floue (qabila pour tribu en général, kheyl pour clan; un nom suivi du suffixe -zay se réfère à un groupe quelconque, Ahmedzay est une tribu, Mohammedzay un clan, Karzay une famille).
15Le tribalisme ne recouvre pas l’ethnie : si, dans l’imaginaire pachtoune, un vrai Pachtoune appartient à une tribu, il y a des tribus pachtounes persanophones (les groupes Nourzay qui sont à la frontière de l’Iran) et des pachtounophones non tribalisés (habitants de la ville de Kaboul, digan de la vallée de la Kunar, ou bien sous-groupes professionnels, comme les barbiers). Le tribalisme est fort chez les Balouches et les Nouristanis, subsiste chez les Turkmènes et semble plutôt une réminiscence chez les Ouzbeks et les Aymaqs. Il ne fait pas sens chez la plupart des persanophones, sunnites ou chiites. Mais l’appartenance à un groupe primaire est forte partout, quel que soit le fondement sociologique de celui-ci. Cela peut être la famille étendue, les habitants d’un même village ou d’une même vallée, un groupe professionnel à la limite de la caste du fait de l’endogamie, comme les barbiers ou les potiers, un groupe religieux comme les sayyed (supposés descendants du Prophète), une appellation ethnique qui ne correspond à aucune réalité linguistique particulière (les « Arabes » et les « Balouches » du Badakhshan sont persanophones). Le terme général utilisé en Afghanistan pour désigner le groupe de solidarité est qawm, quelle que soit sa réalité sociologique ou son origine historique. La frontière entre un groupe « ethnique » et un groupe de solidarité est floue, car les deux peuvent se confondre localement. Mais lorsque l’on passe à des ensembles démographiques plus importants, une identité ethnique peut se dégager au-dessus des qawm : dans ce cas, il n’y a pas de liens naturels entre les individus. Cette identité ethnique combine habituellement deux critères, linguistique et/ou religieux, mais d’autres peuvent jouer (historiques ou sociaux). Un persanophone sunnite sera qualifié de Tajik, mais pas un persanophone chiite (qui est soit un Kizilbash urbain, descendant des troupes iraniennes, par ailleurs le plus souvent d’origine turque, soit un Hazara, habitant le centre de l’Afghanistan); l’ethnie est ici surdéterminée par rapport à d’autres critères, historiques et sociaux. Mais, parmi les Hazaras, les sayyed (un des groupes dominant socialement) ne se définissent traditionnellement pas comme Hazara, mais comme Arabes car descendants du Prophète : se dire Hazara, pour certains sayyed, est un choix politique, celui de l’ethnie contre la caste. En fait, l’appellation ethnique n’est pas spontanée : elle est expérimentée d’abord négativement et éventuellement construite politiquement. On a signalé comment une identité pachtoune s’est développée parmi les tribus déplacées au nord de l’Afghanistan : chez elles, l’identité pachtoune l’a emporté sur les affiliations tribales, d’autant plus que celles-ci ne fonctionnent plus, dans une situation de déplacement forcé, pour déterminer les droits à la propriété et donc aussi les échanges matrimoniaux (un autre indice de la crise des identités tribales vient de ce que des Pachtounes du nord, contraints de repartir vers le sud à la suite des conflits de la fin du XXe siècle, n’ont pas trouvé de solidarité parmi leurs co-tribules du sud). La connexion avec l’administration centrale, marquée par l’usage du pachtou, a remplacé la généalogie tribale pour déterminer le statut social.
Les discours de légitimité
16Si l’Afghanistan existe, c’est bien parce que derrière le patchwork des identités s’est développée une culture politique commune, faite à la fois de références de légitimité allant au-delà de la segmentation anthropologique, et d’une pratique politique concrète qui prend en compte cette segmentation, mais sans en faire un discours construit. La légitimité se construit dans l’idéal, voire l’imaginaire, et la segmentation est gérée dans le non-dit, de manière pragmatique, comme un fait connu de tous, qui n’a besoin ni d’être explicité ni d’être nié (sinon à destination des étrangers). Le mythe de l’unité afghane et la réalité de la segmentation ne sont pas perçus comme des registres contradictoires mais comme deux ordres différents. Le bon homme politique est celui qui sait gérer les deux, ce qu’a su faire la monarchie, le dirigeant communiste Najiboullah et les Taliban, jusqu’au jour où leur alliance idéologique avec Bin Laden est apparue aux yeux de beaucoup d’Afghans comme dépourvue de sens. C’est cette double gestion que reprend aujourd’hui Hamid Kazay.
17La division en qawm et en tribus n’empêche pas des formes de mobilisations spécifiquement politiques, même si le jeu des qawm fait retour à l’intérieur des partis politiques. Des mobilisations purement politiques peuvent s’opérer sur des bases idéologiques (communisme, islamisme, voire pachtounisme). Mais, surtout, l’État s’est aussi défini en mobilisant alternativement plusieurs discours de légitimité. Au XIXe siècle et jusqu’aux années 1940, il y avait un consensus pour défendre un Afghanistan perçu non comme un État-nation, un empire ou un « bien tribal », mais comme le dernier espace musulman libre dans une région soumise aux deux grands impérialismes (russe et britannique), à l’exception de l’Iran, hérétique parce que chiite. Ce ne sont pas un ou plusieurs groupes ethniques qui se sont reconnus dans l’État afghan, mais plutôt une population musulmane, indépendamment de ses identités ethniques (car tous les grands groupes ethniques, sauf les Hazaras, chevauchent les frontières de l’Afghanistan), qui s’est identifiée peu à peu à un territoire défini comme un espace d’indépendance. Les émirs rappellent certes constamment aux tribus pachtounes qu’ils sont issus d’elles, mais cette légitimité tribale ne se traduit pas en un discours nationaliste-ethnique (en tout cas pas avant 1933). Le persan reste la seule langue d’État jusqu’en 1933, lorsque le pachtou accède à ce statut (à parité avec le persan). Les Pachtounes du nord déplacés par Abdourrahman deviennent bilingues (pachtou/persan) et rien n’est fait pour « pachtouniser » les populations locales. Le mot « Afghanistan » lui-même ne devient le nom du pays que lorsque le roi Amanoullah se proclame roi, et non plus émir, en 1923.
18L’Afghanistan est alors perçu comme le mellat des musulmans restés indépendants, c’est-à-dire une « nation » mais au sens de nation politique. Tribus et ulémas soutiennent l’émir en tant qu’il est le défenseur de cette nation musulmane. Cette légitimité musulmane a trouvé aussi un écho à l’extérieur : en 1920, des dizaines de milliers de musulmans indiens rejoignent l’Afghanistan en vue d’y établir un nouveau califat (mouvement du Khilafat). Après l’abolition du califat ottoman par Atatürk en 1924, des intellectuels musulmans de plusieurs pays ont signé un appel pour qu’Amanoullah fût proclamé calife, au moment même où il était confronté à des révoltes tribales qui rejetaient les réformes qu’il voulait mettre en place. Cette logique se retrouve avec les Taliban en 1994, qui, quoique issus essentiellement de milieux tribaux pachtounes, ont toujours mis en avant l’identité musulmane de l’Afghanistan et n’ont pas eu de politique ethnique. Dans cette tradition de voir dans l’Afghanistan le bastion d’une identité musulmane en Asie centrale, les mollahs Pachtounes se positionnent comme les « meilleurs musulmans » et non comme des nationalistes ethniques.
19La question de l’ethnie émerge lorsque la monarchie tenta de passer, à partir de la constitution de 1923, à une définition du pays comme État-nation, où, théoriquement, tous les citoyens sont égaux et la citoyenneté fondée sur le droit du sol : être Afghan n’a plus rien à voir, officiellement, avec l’appartenance tribale ou religieuse, même si l’islam est défini comme la religion officielle [4]. Aucune référence n’est faite à l’ethnicité dans cette constitution. Il est clair que l’Afghanistan est ici défini comme territoire et non plus comme espace, c’est-à-dire que le roi ne défend plus le principe de l’islam contre des empires conquérants aux limites mouvantes, mais gère un territoire défini par des frontières fixées par traités. Les frontières définissent un État-nation, et l’on passe d’une légitimité idéologique (religieuse) à une légitimité purement territoriale. D’ailleurs, Amanoullah noua, dès son arrivée au pouvoir, des relations étroites avec les Soviétiques qui faisaient la guerre à l’islam dans leur Asie centrale.
20Mais comme ce fut le cas dans d’autres pays, cette légitimité territoriale resta abstraite et peu mobilisatrice. Comme en Turquie et en Iran à la même époque, l’État lui donna peu à peu une dimension ethnico-linguistique : depuis la constitution de 1923, le pays s’appelle officiellement dawlat-e Afghanistan, État d’Afghanistan, mais avec une ambiguïté, puisque, jusqu’alors (et ceci est resté encore très vivace dans le nord du pays), le terme « Afghan » désignait uniquement les Pachtounes. C’est dire que l’ethnonyme du groupe dominant est utilisé pour désigner la nationalité de l’ensemble des habitants. La dynastie des Mohammedzay (1930-1978), sous l’influence d’intellectuels pachtounes formés à l’occidentale, développa un nationalisme pachtoune qui culmina lorsque le prince Daoud, cousin du roi Zaher (qui régna de 1933 à 1973), était au pouvoir (comme Premier ministre, entre 1954 et 1964, puis comme président, de 1973 à 1978). Les instruments furent ceux des nationalismes ethniques européens des XIXe et XXe siècles, voire de la politique soviétique des nationalités : l’ethnie fut définie par la langue; on établit un corpus littéraire (à l’authenticité parfois douteuse, comme le Puteh-Khazaneh, un recueil de poésie supposé remonter au Ier millénaire de notre ère); on tenta de faire correspondre territoire et peuple (promotion du concept de Pachtounistan à partir de 1947). Les identités tribales furent minorées au profit du concept de peuple pachtoune. Tous les fonctionnaires furent contraints d’apprendre le pachtou. Mais le maniement de cette légitimité ethnique créa bien sûr des tensions avec les non-pachtounophones, au sein desquels se développèrent aussi, en miroir, des théories « ethniques », parmi les Hazaras en particulier (par un processus similaire de reconstruction historique, de jeunes intellectuels hazaras émigrés en Iran élaborèrent la théorie selon laquelle les Hazaras sont des Mongols et occupent de fait ou de droit la moitié de l’Afghanistan [5] ).
21On ne mentionnera pas ici le communisme comme idéologie mobilisatrice, parce que la prise du pouvoir par les deux factions pro-soviétiques khalq et parcham du Parti communiste afghan (27 avril 1978) a entraîné un rejet massif de la part de la population, ce qui a conduit les Soviétiques a envahir le pays en décembre 1979 pour empêcher la chute du régime. En fait, si le régime a réussi à se maintenir (par exemple à partir de l’arrivée au pouvoir de Mohammed Najiboullah en 1985), c’est précisément parce qu’il a renoncé à toute lecture idéologique et a joué exclusivement sur la segmentation de la société, en particulier en encourageant et en légitimant la transformation de groupes de solidarité locaux en milices du gouvernement. Le régime communiste opposait, au discours idéologique de la résistance (le jihad), la réalité anthropologique à l’œuvre dans cette même résistance. Mais ce ne fut qu’un combat d’arrière-garde, car le régime n’avait rien d’autre à proposer qu’un statu-quo précaire.
La guerre et la mobilisation politique
La mobilisation idéologique et la contestation
22Toutes les idéologies modernes en Afghanistan (nationalisme ethnique, marxisme, islamisme) se sont développées parmi les élites liées au développement de l’appareil d’État. Ces élites n’ont jamais contesté l’État en tant que tel, mais, au contraire, ont toujours revendiqué son renforcement et promu la transformation de la société par le haut. En ce sens, attribuer la contestation de l’État à la réaction d’une société traditionnelle ne correspond pas à la réalité. Les conflits qui ont suivi le coup d’État contre Daoud en 1978 sont tous liés à la politisation de la société traditionnelle par des acteurs se réclamant de l’État et non à la résistance des tribus et des mollahs.
23Les forces qui contestent le pouvoir, à partir des années 1960, ne sont plus des puissances traditionnelles (mollahs, chefs de tribus) mais proviennent des secteurs modernes étatiques. Elles sont le produit du développement de l’appareil d’État, y compris les islamistes. D’une part, le développement intensif de l’université à partir des années 1950 a produit des générations d’étudiants dont le débouché naturel était, à 90 %, d’intégrer l’appareil d’État. D’autre part, à l’exception d’une faculté de médecine à Kandahar, toute l’université était concentrée à Kaboul, mettant en contact des jeunes d’origines ethniques variées mais qui se regroupaient par affinités idéologiques. La vie politique universitaire se polarisa dans les années 1960 sur deux minorités agissantes : les islamistes, qui recrutaient surtout dans les facultés scientifiques (et en particulier l’école polytechnique), et les communistes, qui recrutaient surtout dans les écoles normales d’instituteurs et les écoles d’officiers pour la faction dite khalq, dans les facultés de lettres et sciences humaines pour la tendance dite parcham. Quant aux maoïstes, ils avaient leur bastion dans la faculté de médecine. Derrière cette polarisation par discipline jouait en fait un clivage social et ethnique. Les écoles normales et militaires privilégiaient les jeunes pachtounes d’origine tribale, plus précisément les enfants des petits notables tribaux (les grandes familles n’avaient pas besoin de mettre leurs enfants en pension pour qu’ils étudient), et ce en raison de la politique de « pachtounisation » de l’armée et de la fonction publique encouragée par le prince Daoud quand il était Premier ministre. Les chiites, tenus à l’écart des hautes fonctions publiques, investirent la faculté de médecine, la seule qui débouchait sur le secteur privé; quand ils passaient au marxisme, ils choisissaient le maoïsme (ou plus rarement le parcham) du fait que la tendance khalq recrutait surtout chez les Pachtounes des tribus, les adversaires traditionnels des Hazaras, depuis qu’Abdourrahman les avait lancés à la conquête du Hazarajat (dans les années 1890). Nombre de persanophones ou d’enfants de l’élite kaboulie choisirent aussi le parcham pour des raisons similaires. Les islamistes recrutaient surtout parmi les provinciaux (le futur commandant Massoud) ou parmi les Pachtounes détribalisés du nord (Goulbouddin Hekmatyar). Les quelques rares religieux qui soutinrent les islamistes provenaient de la faculté d’État de théologie (fondée en 1951) et dont les cadres ont été envoyés au Caire dans les années 1950, où ils ont été influencés par les Frères musulmans (par exemple Borhanuddin Rabbani). L’insurrection islamiste de 1975 comme le coup d’État communiste de 1978 ont été menés par des cadres issus de ces milieux. Tous deux échouèrent à se trouver une base sociale dans la paysannerie. Parallèlement, surtout après le coup d’État du prince Daoud en 1973, le pouvoir central développa un nationalisme pachtoune (qui fut d’ailleurs repris par la faction khalq du régime communiste après sa prise du pouvoir en 1978).
24Certes, nombre de milieux traditionalistes, à commencer par les religieux sortis du système des madrasa-s privées, dominant en Afghanistan, critiquèrent la politique de modernisation et d’ouverture menée par la monarchie. Mais ils ne 1 représentaient pas une véritable menace (en 1971, ils organisèrent une grande manifestation à Kaboul, mais pour protester contre l’influence communiste dans l’université). Ces notables jouèrent en fait le jeu de la constitution de 1964 qui avait mis en place un système d’élections relativement libres (les limites du jeu électoral étaient le fait des gouverneurs, des chefs de district et des notables locaux, qui s’efforçaient de canaliser les suffrages). Dans tous les cas, les idéologies contestataires qui agitaient les milieux de l’intelligentsia étaient étatistes, tout comme le nationalisme pachtoune mis en avant par le prince Daoud. Ces idéologies considéraient toutes le tribalisme comme une survivance féodale, même si les liens ethniques et les groupes de solidarité structuraient de manière non dite et sous-jacente les relations entre militants.
25C’est le coup d’État communiste et la guerre de résistance contre l’invasion soviétique qui a conduit à la politisation du monde rural ou, plus exactement, à la recomposition des identités locales et des réseaux de solidarité en un système structuré par les militants politiques et les enjeux stratégiques. Derrière le conflit Est-Ouest (volonté des Soviétiques d’empêcher la chute d’un régime pro-soviétique, soutien américain apporté aux opposants – surtout les radicaux du Hizb-i Islami) se profilaient des enjeux régionaux plus complexes, en particulier la stratégie pakistanaise de « clientéliser » l’Afghanistan en jouant une carte pachtoune et fondamentaliste. Les militants islamistes, originaires des campagnes mais montés à Kaboul pour faire leurs études, avaient fui au Pakistan après la répression de leur tentative de coup d’État en 1975. L’occupation soviétique de 1979 leur fournit l’occasion de revenir dans leurs villages d’origine car, cette fois, leur combat était perçu comme légitime par les paysans qui s’étaient eux-mêmes soulevés entre 1978 et 1980, s’opposant aux réformes communistes et à l’invasion étrangère. Ils contribuèrent donc à implanter les partis de la résistance dans le monde rural.
26Cependant, ces militants ont été pris par la logique des segmentations traditionnelles – condition de leur implantation –, tout en essayant de les dépasser pour des raisons autant militaires qu’idéologiques. La guerre a donc moins conduit à une idéologisation des choix politiques qu’à une recomposition des identités à deux niveaux : d’une part, une polarisation ethnique due aux dynamiques de mobilisation, aboutissant à l’émergence de « seigneurs de la guerre »; d’autre part, une militarisation des groupes de solidarité entraînant l’émergence d’une nouvelle catégorie de notables : les « commandants ».
Polarisation ethnique et politisation
27La guerre contre les Soviétiques (1978-1989) a été un facteur majeur de polarisation ethnique. Les partis, même si aucun n’est explicitement ethnique, y ont joué un rôle. Les armes ont été distribuées de l’extérieur par l’intermédiaire de partis politiques afghans créés en exil au Pakistan. Or, aucun de ces partis n’avait de véritable implantation en Afghanistan. Ils se sont établis durant la guerre de deux manières : à travers des réseaux de clientèles autour de figures religieuses conservatrices (Mohammad Nabi, Younous Khales, Sebghatoullah Mojaddidi) ou libérales (Pir Sayyad Gaylani), ou bien à travers des réseaux d’étudiants islamistes en exil (partis Jamiat et Hizb-i Islami), qui rejoignaient leur lieu d’origine, et donc leur qawm. Dans les deux cas, ces réseaux correspondaient à des clivages ethniques assez nets : tous les partis étaient à direction pachtoune, sauf le Jamiat qui a recruté parmi les commandants locaux qui n’avaient pas accès aux directions pachtounes. En s’étendant, les partis accentuèrent leur caractère ethnique car les adhésions se firent de fait à l’intérieur d’une population ethniquement homogène (par exemple les tribus ou les confréries, l’adhésion aux confréries en Afghanistan étant plutôt le fait de groupes que d’individus).
28Les camps de réfugiés cassèrent aussi les appartenances à des groupes de solidarité dispersés par la guerre; les réfugiés tendaient alors à rejoindre un camp selon des critères linguistiques, mouvement encouragé par les Pakistanais soucieux de contrôler les camps. Les officiers pakistanais connaissaient bien les populations pachtounes mais mal les autres qu’ils tendaient à regrouper, facilitant l’émergence d’identités ethniques au-delà des qawm. Ainsi, l’immense camp appelé « Khorassan », au nord de Peshawar, regroupa les non-Pachtounes du nord, ce qui contribua à développer une identité tajik souvent éloignée de la vision antérieure des déplacés.
29Pour atteindre une masse critique sur le plan militaire (en termes d’effectifs mais aussi pour étendre le territoire « ami » sur lequel leurs troupes pouvaient circuler sans négocier avec les chefs locaux), les commandants les plus importants de la résistance intérieure furent amenés à dépasser les segmentations primaires. Ils n’y arrivèrent qu’à l’échelle régionale : la shura-ye nazar (conseil de supervision) de Massoud s’étendit sur cinq provinces, l’émirat de l’ouest, d’Ismael Khan, occupa toute la province de Herat, le Hizb-i Wahdat une bonne partie du Hazarajat. Les Taliban, au début des années 1990, établirent tout un réseau qui dépassa les divisions tribales chez les Pachtounes du sud. Le même phénomène vaut pour le général Doustom : les milices ouzbèkes qu’il leva pour le compte du gouvernement communiste après 1985 furent appelées jozjani, du nom de leur province d’origine, et non pas ouzbèkes. Doustom recourut à nombre de cadres persanophones, s’exprimait en persan et ne se définit jamais comme un nationaliste ouzbek. Même si les deux chefs luttant pour le contrôle de Mazar-i Sharif après 1992 (Rashîd Doustom et Mohammad Atta) étaient clairement identifiés l’un comme Ouzbek, l’autre comme Tajik, aucun ne formula leur lutte en termes strictement ethniques. Mais, dans la pratique, les identités ethniques finirent par créer des solidarités politiques. Le général Shahnawaz Tana’y, un communiste pur et dur, servit d’intermédiaire entre le régime communiste et les milieux tribaux pachtounes. Lors de l’effondrement du régime communiste, en avril 1992, les généraux communistes rejoignirent les moudjahidin en fonction d’affinités ethniques, proximité résultant de plusieurs années de contacts plus ou moins secrets, où le régime avait joué sur la seule chose que ses officiers pouvaient partager avec leurs adversaires, à savoir les identités tribales et ethniques : ceux du nord allèrent avec Massoud, et les Pachtounes avec les Taliban (dont Tana’y qui alla jusqu’à se mettre à leur service). La fin de l’idéologie ne signifia pas un « retour » à l’ethnicité, mais plutôt l’émergence de l’ethnicité. 1
30Il est important de noter qu’aucun commandant (sauf les chefs hazaras) ne donna un sens ethnique à cet élargissement du groupe de solidarité. Tous (sauf encore les Hazaras qui, parce que chiites, savaient qu’ils seraient toujours traités en minorité), « jouèrent au centre », prétendant diriger un mouvement à vocation nationale et s’insurgeant lorsqu’on leur attribuait un label ethnique. La polarisation est d’ailleurs restée inachevée : aucun mouvement, aucun chef n’a pu rassembler l’ensemble des membres d’un même groupe ethnique (même Massoud ou Doustom). Les logiques de regroupement se sont faites davantage sur des bases régionales et personnelles que, à proprement parler, ethniques : on rejoignait un chef, pas un mouvement. Or le commandant, en quête d’hégémonie au moins locale, se heurte au jeu des qawm : l’adhésion de tel groupe lui vaut automatiquement l’hostilité de tel autre. Son pouvoir s’affaiblit, certes, à mesure que l’on s’éloigne de son bastion, mais la plus grande opposition vient souvent de segments très proches : le pouvoir d’Ismaël khan à Herat a toujours été contesté par des groupes (les Afzali par exemple) établis dans la ville et sa périphérie proche; le Hizb-i Islami a toujours été fort dans la vallée d’Andarab, voisine et symétrique de celle du Panjshir, bastion de Massoud et ennemi juré de ce parti. Doustom a toujours été violemment contesté par des chefs de guerre ouzbeks établis dans la province de Faryab, limitrophe de son bastion du Jawzjan. Les assassinats de chefs politiques furent la plupart du temps opérés par des proches (comme le commandant Ala’nddin, adjoint d’Ismaïl Khan à Herat).
31Ce processus d’auto-limitation des polarisations ethniques fut encore plus fort en zone tribale : la prédominance temporaire d’une tribu entraînait presque automatiquement l’opposition d’une autre, qui jouait alors une autre carte politique soit localement soit au niveau du gouvernement central : le gouverneur Gul Agha Sherzaï, nommé à Kandahar par les Américains lors de leur offensive de novembre 2001 fut contesté par le commandant militaire Khan Mohammed, un Alikozay. À la même époque, un Jadran et un Taniwal se disputèrent le pouvoir sur la ville de Khost : le président Karzay nomma d’abord le chef de guerre qui avait travaillé avec les Américains (Padshah Khan Jadran) pour le remplacer ensuite par Hakim Taniwal. Ni le premier « chef de guerre » ni son rival ne purent établir une hégémonie sur la région : ils dépendaient des rivalités locales et eurent besoin pour s’imposer localement du soutien de l’État central, qu’ils ne peuvent donc ni ignorer ni contester.
32La polarisation ethnique n’a donc rien à voir avec une ethnicisation du politique : le discours n’est pas ethnique. Cette polarisation reste également très fragile : la victoire de l’Alliance du nord dans la foulée de l’intervention américaine n’a nullement conduit à un contrôle de l’État par les Tajiks mais au contraire à une division de cette même Alliance selon des clivages clientélistes plutôt qu’ethniques ou géographiques. L’accès au pouvoir brise les solidarités antérieures au profit de stratégies plus personnelles, où le « groupe de solidarité » redevient un acteur clé. Le jeu du pouvoir relève d’hommes et de réseaux personnels, non de solidarités ethniques (ainsi le général Fahim, devenu ministre de la Défense en 2002, s’est contenté de placer ses hommes et d’utiliser le ministère à des fins personnelles, sans aucune retombée pour la population du Panjshir, dont il est originaire).
33C’est pourquoi il y a une relation étroite entre cette polarisation ethnique et la figure du « Seigneur de guerre » : son pouvoir suppose un dépassement local de la segmentation en qawm, en clans et en tribus, et donc correspond à un regroupement de type supérieur en termes démographiques. Mais aucun ne peut ni ne veut apparaître comme un dirigeant ethnique. Par ailleurs, l’accès au pouvoir central (cas du général Fahim, successeur de Massoud, nommé ministre de la Défense dans la foulée de la chute de Kaboul en 2001) casse la base régionale du nouveau dirigeant qui n’apparaît plus comme le représentant de cette région envers le centre, mais comme un nouvel avatar du centre, incapable de divertir ce qu’il peut prendre à l’État, au bénéfice de sa région, le réservant à son entourage proche. Un seigneur de la guerre qui s’établit à Kaboul perd son statut et change de registre dans le jeu politique.
34Mais, alors que la polarisation ethnique s’auto-limite, elle est souvent confortée de l’extérieur. On assiste en effet à un développement de « l’explication par l’ethnie » chez les acteurs extérieurs, ce qui n’est pas sans effet sur la politique intérieure. Le discours ethnique est perçu comme une grille d’explication valable, même s’il n’est pas celui des acteurs. La guerre civile et l’internationalisation du conflit afghan ont contribué à ce développement.
35La politique dite des « nationalités » (du russe soviétique natsionalnost), brièvement mise en œuvre par les communistes durant les années 1980 pour tenter de diviser la résistance afghane, sur le modèle soviétique, n’a peut-être pas été un succès politique, mais elle a renforcé l’idée qu’il y a bien des ethnies clairement définies, et surtout aidé le régime à développer des liens et des réseaux au-delà des clivages politiques pour contacter un chef de la résistance avec qui il voulait négocier. Le régime envoyait un officier proche du qawm du commandant en question, mais cela se faisait dans le non-dit. Le discours officiel restait celui de la « nationalité » (melliat, au sens russe de natsionalnos).
36Un autre élément de polarisation ethnique est l’usage des ethnonymes, tant par l’administration que, dans le cas de l’Afghanistan, par la presse et les observateurs étrangers. Ceux que l’on appelle Tajiks aujourd’hui dans la presse internationale se définissent pour la plupart comme persanophones sunnites, c’est-à-dire par la combinaison d’un critère linguistique et d’un critère religieux, mais pas comme un groupe ethnique. Néanmoins, ils utilisent bien le mot Tajik comme ethnonyme, mais pour désigner un sous-ensemble du groupe des persanophones sunnites, habitant les piémonts septentrionaux de l’Hindou Koush, lesquels cohabitent avec d’autres persanophones sunnites qui s’appellent eux-mêmes « Baloutches » ou « Arabes ». Ailleurs, les persanophones sunnites se qualifient de Panjshiri ou Aymaq, par exemple. De plus, il n’y a pas symétrie dans les appellations ethniques : ainsi, un groupe sunnite à Nahrin, dans la province de Baghlan, appelé Hazara par ses voisins, alors que les Hazaras sont en général chiites et donc méprisés par les sunnites, se qualifie lui-même de Tajik, mais se voit refuser cette appellation par les autres sunnites.
37L’usage politique du terme « Tajik » pour qualifier tous les persanophones sunnites, dans un contexte où le pays est perçu de l’extérieur comme une collection 1 d’ethnies bien délimitées, fait que Tajiks, Arabes, Baloutches, Panjshiris, Aymaqs, Farsiwan, etc., sont tous qualifiés de Tajiks. Les intéressés en arrivent ainsi à reprendre ce terme ethnique générique, afin d’utiliser les mêmes catégories que l’État et la communauté internationale, parce que c’est un moyen pour eux d’exister politiquement. Ainsi l’organisation politico-militaire de Massoud dans le nord-est, la shura-yé nazar (Conseil de supervision), était-elle composée de Panjshiris avec quelques autres groupes qui s’y étaient joints (des persanophones du Badakhshan, du Takhar, de Samangan et de la plaine de Shamali au nord de Kaboul, tous persanophones). L’organisation se voulait politique et non pas ethnique, mais, perçue comme représentant les Tajiks, elle a aussi joué de cette carte pour se donner une légitimité « ethnique », en particulier face aux Pachtounes.
38Enfin, dernier point important, comme dans l’Irak d’aujourd’hui, l’ethnicité est une grille de lecture facilement adoptée par les Américains (alors que celle d’islamisme ou de nationalisme leur font problème). Qui dit ethnie, dit minorité, donc droits des minorités : nombre d’experts américains ne cessent de proposer un modèle fédéral tant pour l’Irak que pour l’Afghanistan, alors que presque aucun des acteurs (sauf les Kurdes et les Hazaras) ne soutient cette option. La polarisation ethnique résulte donc de processus politiques de cristallisation des identités, pour des raisons liées aux évolutions politiques et militaires : le groupe premier, le qawm, n’a pas le poids démographique suffisant pour être un acteur à part entière du jeu politique.
Seigneurs de guerre et commandants
39Le deuxième point est la transformation des groupes de solidarité. La guerre a entraîné la militarisation de ces groupes et l’émergence de la figure du « commandant » : on peut appeler ainsi tout chef de groupe armé qui compte un seul leader, voire aucun niveau hiérarchique entre le chef et le combattant de base. Même quand le commandant est issu de la catégorie traditionnelle des « notables » (laïcs ou religieux), l’exercice du pouvoir est en rupture avec la tradition : le commandant est souvent plus jeune qu’un notable traditionnel, et la force qu’il détient joue autant de rôle que la médiation que d’autres peuvent assurer. Les combattants de base, quant à eux, contrairement au chef, sont le plus souvent issus des catégories les plus pauvres du groupe de solidarité. L’appartenance à un groupe armé devient ainsi un moyen de vivre, moins par la solde reçue que par la distribution de biens obtenus par prédation (directe ou redistribuée par le chef). Mais le recrutement du groupe armé reste lié au qawm : les combattants appartiennent au même qawm. Le commandant n’est pas un « seigneur de la guerre », au sens où il n’exerce pas de fonctions civiles et ne délègue pas son pouvoir à des échelons intermédiaires. Il n’a pas de contact direct avec l’étranger ou la direction du parti duquel il se réclame, et a besoin d’un « parrain » ou d’un intermédiaire, qui peut être un commandant plus important, un seigneur de la guerre ou un représentant de l’État (voire une ONG occidentale ou un commandant américain du champ de bataille lors de la guerre contre les Taliban, ou bien un officier des services pakistanais pour les groupes frontaliers). Il règne sur un réseau plus que sur un territoire fermé : plusieurs commandants peuvent en effet coexister sur un même territoire restreint, mais leurs réseaux sont distincts (ainsi dans la plaine de Shamadi, au nord de Kaboul).
40Le seigneur de la guerre, quant à lui, est à la tête d’une entité plus large, issue d’une polarisation ethnique au niveau régional. Il dispose d’un embryon d’administration (comité des finances, comité religieux, comité judiciaire) et d’une chaîne de commandement qui combine deux types d’allégeance : un contrôle direct sur une petite armée permanente, entretenue par les revenus du seigneur de la guerre, et une relation d’allégeance/suzeraineté avec des commandants locaux, mais dont la loyauté est aléatoire.
41Si l’on s’en tient à une définition étroite du seigneur de la guerre (chef militaire assurant un pouvoir local grâce à une armée privée mais mettant en place un pouvoir proto-étatique), on voit que seuls quatre candidats correspondent à cette figure : Massoud jusqu’à son assassinat le 9 septembre 2001 (qui n’est pas relayé par son successeur Fahim), Doustom, Ismaël Khan et Khallili (chef du parti Hizb-i Wahdat) Deux en fait ont des institutions proto-étatiques : Ismaël Khan et Khallili, mais tous se réclament du pouvoir central.
42Le seigneur de la guerre tire sa légitimité du rôle qu’il a joué durant la guerre contre les Soviétiques et la guerre civile qui a suivi le retrait de leurs troupes. Cette légitimité est complexe car elle n’est pas uniquement liée à leur résistance : Doustom a été chef de milices communistes, mais, ce faisant, il a donné une réalité politique à des groupes ouzbeks des provinces de Jozjan et Mazar. Il a su changer de camp à temps en s’emparant de Kaboul avec Massoud et les chiites en avril 1992. Mais sa légitimité n’est pas vraiment ethnique : si ses troupes sont essentiellement ouzbèkes, tous les Ouzbeks ne l’ont pas rejoint, tant s’en faut. Il n’a guère d’influence à Kunduz, par exemple. Les réseaux infra-ethniques sont donc plus importants que l’identité ethnique (une règle générale pour l’Afghanistan). Par ailleurs, Doustom utilise volontiers le persan comme « langue officielle », et se réclame ainsi d’une tradition non pas étatique mais « émiratique » d’Afghanistan et d’Asie centrale : le pouvoir s’affirme comme au-dessus de l’ethnie en utilisant une langue qui n’est pas perçue comme langue ethnique. Enfin, quelle que soit la brutalité de ses manières, Doustom a toujours défendu une certaine « modernité » : les femmes ont bénéficié, dans la ville de Mazar sous son contrôle, d’une liberté relative qu’elles n’avaient pas ailleurs sous le régime taliban, et l’alcool a toujours été disponible.
43Ismaël Khan, à Herat, utilisait le terme d’« Émirat islamique de l’ouest de l’Afghanistan » pour qualifier son pouvoir durant la guerre contre les Soviétiques. Sa légitimité « patriotique » est incontestable : il a été l’un des premiers chefs de résistance a mener la lutte armée contre les Soviétiques. Il est lui-même très « fondamentaliste » et conçoit son rôle comme celui d’un « émir » chargé de l’administration civile et même de la culture (il a autorisé et protégé le travail d’une équipe internationale d’archéologues). Mais sa gestion de l’ouest du pays reste patrimoniale et clientéliste. Ce type de pouvoir se retrouve avec le Hizb-i Wahdat 1 de Khallili dans le centre du pays, mais la dimension politique est ici plus affirmée : le Hizb se veut un parti et pas seulement l’expression du pouvoir d’un homme : c’est peut-être le seul vrai parti, constitué de cadres et de militants, et qui survivrait comme organisation à la disparition du chef.
44Malgré son caractère autocratique, le seigneur de guerre ne peut pas exercer son pouvoir de manière despotique : il a besoin d’alliances, de composer avec les réseaux locaux et d’être toléré, voire soutenu par l’État. Il peut subir de soudains revers de fortune en fonction de changements d’alliances des commandants intermédiaires, face à un pouvoir plus fort ou plus riche : Massoud, Ismaël Khan et Doustom ont régulièrement (en particulier entre 1995 et 1998) vu leur pouvoir s’effondrer totalement pour les deux derniers ou se réduire à son bastion du Panjshir pour le premier, du fait d’une offensive militaire des Taliban au pouvoir, couplée avec un changement de camp de nombre de petits commandants locaux. Le « seigneur de la guerre » est donc dans la négociation permanente. C’est encore plus vrai en zones tribales au sud du pays où le terme « seigneur de la guerre » est sans doute inadapté : aucun de ceux qui se prétendirent tels (Shir Agha Sherzay, Padshah Khan Jadran) n’a pu tenir une fois que l’État pourtant faible du président Karzay lui eût retiré son soutien; avant son arrivée au pouvoir, ils devaient de toute façon composer avec le système tribal. Enfin, nous l’avons vu, le système tribal empêche par définition la mise en place d’un chef permanent.
L’État indispensable
45Il reste alors à envisager la position de l’État dans le jeu des forces locales, et le rapport de celles-ci avec celui-là. Peut-on vraiment parler de contestation systématique du premier et ne faire des secondes que des forces centrifuges, mettant l’État, justement, en péril ?
46En fait, la relation entre les qawm et l’État est simple : l’objectif de leurs leaders est de « brancher » le groupe sur l’État afin de minimiser la pression (poids des impôts, charge du service militaire), de se prémunir contre l’éventuel succès d’un groupe rival auprès des autorités de l’État et de maximiser les avantages (protection de l’État, postes et prébendes, accès aux ressources que l’État peut distribuer). Or, aucun qawm n’a les moyens de s’opposer à l’État ou de s’en emparer : tous risquent de voir le groupe rival faire de même, annulant ou en tout cas limitant les chances de réussite de l’opération. Les groupes, loin de chercher à évincer l’État, visent plutôt à l’instrumentaliser. L’État est ainsi investi d’une double légitimité : il est pourvoyeur de biens (matériels et symboliques) et arbitre des conflits d’intérêts divergents mais identiques.
47Quant aux groupes ethniques, aucun ne revendique l’indépendance ou le rattachement à un État étranger. Sachant qu’ils ne peuvent espérer pouvoir contrôler exclusivement l’État, ils revendiquent une participation à l’État conforme à ce qu’ils perçoivent comme leur poids démographique, et tous considèrent que les autres groupes sont surreprésentés dans l’appareil d’État. Ce débat, qui oppose essentiellement Pachtounes et non-Pachtounes, est d’abord une question de partage du pouvoir et de définition ensuite de la légitimité nationale. Les commandants et les seigneurs de la guerre se trouvent ainsi dans une logique symétrique face aux deux types de segmentation : ils veulent que l’État leur reconnaisse une place et qu’il les soutienne et protège aussi contre leurs ennemis. En un mot, tout le monde en Afghanistan joue « au centre ». Ce qui fait de l’État l’arbitre des tensions entre les groupes.
48La légitimité de l’État s’articule sur trois niveaux : 1) dans un contexte géostratégique menaçant, incarner l’existence même de l’Afghanistan; 2) être l’arbitre, même légèrement partial, entre les différents groupes appartenant à chacun des niveaux de segmentation (qawm et ethnie) : aucun ne doit avoir l’impression d’être définitivement exclu du jeu, même si chacun admet qu’il y a des privilégiés à tel ou tel moment; 3) redistribuer une aide internationale, plutôt que de prélever des impôts.
49La notion de parrainage (patronage en anglais) est donc au cœur de ce qui définit l’instance supérieure de pouvoir. L’obligation de tout pouvoir est de distribuer – c’est là le fondement même de sa légitimité –, mais recevoir n’oblige pas en retour, car recevoir n’est pas considéré comme une marque de subordination, mais une reconnaissance de celui qui donne. De l’autre côté, donner c’est simplement reconnaître l’importance de celui à qui l’on donne et non lui conférer une importance par le fait qu’il reçoit [6]. Ce schéma peut se décliner à quelque niveau où l’on se place, puisqu’il y a une chaîne de parrainages, le bénéficiaire pouvant donner à son tour partie de ce qu’il a reçu afin d’asseoir la légitimité de son pouvoir à plus petite échelle.
50On comprend mieux ainsi un certain nombre de traits qui marquent la vie politique afghane aujourd’hui. Aucun Afghan ne conteste le fait de l’État central. La question est de savoir si le pouvoir répond aux trois légitimités que l’on vient de définir. Or le régime de Hamid Karzay apparaît nettement comme un moindre mal : la souveraineté afghane n’a pas cessé d’exister après l’intervention américaine de 2001, contrairement au cas de l’Irak; la mise en scène de la Loyah Jirgah en juin 2002 et en décembre 2004 sert moins à mettre en place une représentation démocratique qu’à permettre aux différents groupes et aux notables de se situer les uns par rapport aux autres et par rapport à l’État. L’important, dans ces assemblées, est le débat, pas le résultat : d’âpres et parfois violentes discussions se terminent par un consensus. Nulle hypocrisie ici : c’est la scène qui importe, pour mettre en valeur les acteurs. Ce qui compte c’est d’exister, de le faire savoir et de se voir reconnaître cette existence. Les enjeux, dans ce cadre, ne sont pas idéologiques, à la grande surprise des observateurs occidentaux qui s’attendaient à ce que les anti-Taliban soient féministes et libéraux. La communauté internationale soutient le président Karzay; donc, dans la mesure où il n’y a pas d’autres sources de revenu, il est le point de départ légitime de la redistribution de l’aide étrangère, et, dans la mesure où cette redistribution est relativement équitable ou, plutôt, conforme aux hiérarchies attendues, le pouvoir central n’est pas remis en question. Mais l’accroissement spectaculaire du trafic de drogue peut bouleverser la donne, en créant une masse de ressources en dehors du contrôle de l’État, et qui pourrait, dès 2005, dépasser le budget de l’État.
51L’État est un négociateur et un intermédiaire vis-à-vis de puissances étrangères à qui l’on reconnaît une certaine forme de parrainage, sinon de tutelle. Le rôle de l’étranger est donc important. Tant que l’État est le point de passage obligé pour l’accès aux biens, réels comme symboliques, son rôle et sa place sont reconnus et il n’a pas de crainte à avoir pour sa survie. C’est lorsqu’il est contourné et ignoré par d’autres pouvoirs régionaux ou internationaux qu’il s’affaiblit et risque de n’avoir qu’une existence toute formelle. L’État afghan reste donc très tributaire de l’aide internationale. Mais il y a plus ! L’Afghanistan est prisonnier de ses origines : il n’existe que par les équilibres régionaux et dans la mesure où la communauté internationale se porte garante de ces équilibres. C’est un certain équilibre géo-politique régional qui avait présidé à sa naissance; c’est aujourd’hui la communauté internationale qui veille sur lui, se prétendant garante des équilibres géostratégiques contemporains. Mais à l’intérieur du territoire défini comme afghan, dans cette histoire troublée du dernier quart du XXe siècle, les acteurs, suivant les mêmes règles du jeu, ne cessent de redistribuer leurs cartes, faisant « du neuf avec du vieux » et « du vieux avec du neuf »... Dans ce panorama, l’ethnie n’est pas la tradition et l’« étranger » la nouveauté; les qawm et la Loyah Jirgah savent apparaître comme modernes, alors que les plus jeunes partis et les ONG se coulent dans le moule des plus traditionnels modes de relation. Les groupes de solidarité et l’État, quant à eux, apparaissent comme des éléments stables, sinon des facteurs de stabilité, en raison même de leur malléabilité.
Date de mise en ligne : 01/12/2004.
Notes
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[1]
La meilleure source sur l’histoire de l’Afghanistan moderne est VARTAN GREGORIAN, The emergence of modern Afghanistan, Stanford, Stanford University Press, 1969. 1
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[2]
Voir MICHAEL BARRY, Le royaume de l’insolence - L’Afghanistan, 1504-2001, Paris, Flammarion, 2001.
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[3]
Sans rentrer trop dans les détails, nous pouvons reprendre l’analyse que nous avions développée dans OLIVIER ROY, L’Afghanistan, Islam et modernité politique, Paris, Le Seuil, 1985.
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[4]
Comme dans beaucoup d’États musulmans du Moyen-Orient, la nationalité est de droit pour tous ceux qui habitaient le pays au moment de l’indépendance (à condition qu’ils renoncent à toute autre nationalité), mais elle se transmet ensuite par droit du sang (et en général par ligne patrilinéaire); ce qui veut dire qu’il y a une sorte d’année zéro, point de départ d’un nouveau peuple. 1
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[5]
AZIZ TOQIAN, Hazarajat, Tarikh-e melli-ye hazara-yé moghol (Hazarajat, histoire du Hazara-Mongol), Quetta, 1980, adaptation en persan d’un livre du soviétique L. TEMIRKHANOV, Khazarejcy, Moscou, 1972. L’ouvrage est publié par l’« Organisation de la nouvelle génération des Hazaras Moghols ». Cet épisode démontre que les théories ethnicistes sont en fait symétriques, malgré les divergences politiques et idéologiques de leurs promoteurs. Cela montre aussi que, comme pour les Kurdes de Turquie, la mise en œuvre par l’État d’une matrice ethnique entraîne l’ethnicisation des opposants sur la même base conceptuelle (un peuple, une langue, une histoire, un territoire, un État).
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[6]
Lors de ma première rencontre avec un cadre islamiste de la résistance intérieure (alors que je me présentais au nom d’une organisation humanitaire médicale française en 1981), sa première question fut : « Pourquoi nous aidez-vous ? » Il ne s’agissait ni d’orgueil mal placé ni d’idéologie, mais il importait de poser la question de la relation de pouvoir et de légitimité (donc politique) qui s’établit entre le donneur et le receveur. Message jamais compris par les ONG, qui se prétendent toujours apolitiques et désintéressées, ce qui peut être vrai mais ne change rien au problème. 1