Couverture de ANNA_571

Article de revue

Cham et Noé

Race, esclavage et exégèse entre islam, judaïsme et christianisme

Pages 93 à 125

Notes

  • [1]
    MARC BLOCH, « Comparaison », Revue de synthèse, 49,1930, repris dans Histoire et historiens, ÉTIENNE BLOCH (éd.), Paris, Armand Colin, 1995, pp. 87-83.
  • [2]
    BENJAMIN BRAUDE, « Les contes persans de Menasseh Ben Israèl : polémique, apologétique et dissimulation à Amsterdam au XVIIe siècle », Annales HSS, 49-6,1994, pp. 1107-1138.
  • [3]
    Quoique né dans le nord de l’Iran au moment où cette région était encore sous influence pré-islamique, Tabari pouvait se revendiquer d’une lignée arabe musulmane, du moins au regard du nom de ses ancêtres paternels. Il se garde néanmoins d’insister sur ses origines, si bien que la question n’est pas tranchée. Savant à la vocation tôt affirmée, il gagna bientôt des foyers intellectuels plus actifs en Irak, Syrie et Égypte, avant de s’installer finalement à Bagdad, capitale du califat abbasside alors au faîte de sa puissance. L’ampleur et la qualité de son œuvre émerveillait jusqu’aux polymathes de son époque, qui avaient calculé qu’entre sa puberté et sa mort, il avait rédigé en moyenne quatorze folios par jour. Voir sur ce point FRANZ ROSENTHAL, The History of al-Tabari, « Introduction générale », Albany, State University of New York Press, 1989, vol. 1, pp. 10-80; et CLAUDE GILLIOT, Exégèse, langue et théologie en Islam, l’exégèse coranique de Tabari, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1990, pp. 19-37.
  • [4]
    DOM CALMET, Dictionnaire historique et critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible, vol. 1,1722, pp. 195-196.
  • [5]
    DOM CALMET, Supplément au Dictionnaire historique [...] de la Bible, Paris, 1728, vol. 3, pp. 138-139; BARTHÉLÉMY D’HERBELOT et ANTOINE GALLAND (éds) Bibliothèque orientale ou dictionnaire universel, Paris, 1697, p. 425.
  • [6]
    Voir « Catalogue of Readings », Ms. pp. 4,35-36, rubriques 365,666-667 et 671, Jonathan Edwards Papers, Beinecke Library, Yale University. Je remercie Jon Butler et Ken Minkema de m’avoir indiqué ces références.
  • [7]
    Pour la diffusion de la malédiction en Europe, voir JEAN-PIERRE CHRÉTIEN, « Les deux visages de Cham, points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale », in P. GUIRAL et É. TEMIME (éds), L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éditions du CNRS, 1977, pp. 171-199. Je remercie Jean Schmitz d’avoir attiré mon attention sur cette référence. Pour l’Amérique, voir THOMAS VIRGIL PETERSON, Ham and Japheth : The Mythic World of Whites in the Antebellum South, Metchen, Scarecrow Press and the American Theological Library Association, 1978; DAVID BRION DAVIS, « Constructing Race : A Reflection », William and Mary Quarterly, 3e série, 54,1997, p. 9.
  • [8]
    Voir STEPHEN R. HAYNES, « Original Dishonor : Noah’s Curse and the Southern Defense of Slavery », The Journal of Southern Religion, <http ://jsr.as.wvu.edu/honor. htm> (5 décembre 2000); ID., Noah’s Curse : Race, Slavery, and the Biblical Imagination in America, New York, Oxford University Press, à paraître. Je le remercie de m’avoir permis de prendre connaissance de l’introduction de cet ouvrage avant sa parution.
  • [9]
    BENJAMIN BRAUDE, « The Sons of Noah and the Construction of Ethnic and Geographical Identities in the Medieval and Early Modern Periods », William and Mary Quarterly, 3e série, 54,1997, pp. 103-142; ID., Sex, Slavery and Racism : The Secret History of Noah and his Sons, New York, Alfred J. Knopf, à paraître. Pour une contestation de la thèse d’une origine rabbinique précoce de la malédiction de Cham, voir inter alia EPHRAÏM ISAAC, « Genesis, Judaism, and the “Sons of Ham” », in J. R. WILLIS (éd.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Frank Cass, 1985, vol. 1, pp. 75-91; SIMONE BAKCHINE DUMONT, « Le mythe chamitique dans les sources rabbiniques du Proche-Orient de l’ère chrétienne au XIIIe siècle », La Rassegna mensile de Israel, 55-1, 1989, pp. 43-71. La thèse d’une identité noire et servile consubstantielle à Cham est explicite dans l’ouvrage, qui a connu une très large diffusion et de multiples traductions, de ROBERT GRAVES et RAPHAEL PATAI, Hebrew Myths : The Book of Genesis, New York, McGraw-Hill Book Company, 1963, pp. 120-124. Ce livre résume en la déformant une anthologie, parue au début du XXe siècle, de fragments rabbiniques réunis contre toute vraisemblance en un récit continu : LOUIS GINZBERG, Legends of the Jews, Philadelphie, Jewish Publication Society, 7 vols, 1909-1938, vol. 1 (texte), 1909, pp. 168-170, vol. 5 (notes), 1925, p. 60; trad. fr. en cours : Les légendes des Juifs, 2 vols à ce jour, Paris, Le Cerf, 1997-1998. Étant donné que L. Ginzberg a créé un récit folklorique et naïvement anhistorique, il est quasiment impossible de situer son contenu dans un contexte historique précis. On retrouvera une démarche proche du récit de L. Ginzberg dans l’œuvre d’un historien de la pensée de la Renaissance juive, ABRAHAM MELAMED, Hayafokh kushi oro, dimuy ha-kushi ke-« aher » be-historiah, shel hatarbuthayehudit, Haïfa, Haïfa University Press, à paraître (trad. angl. : The Black as « Other » in the History of Jewish Culture, Londres, Curzon Press, à paraître). Le professeur Melamed a gracieusement mis à ma disposition le sommaire de son ouvrage avant publication.
  • [10]
    FRANK M. SNOWDEN, Before Color Prejudice, the Ancient View of the Blacks, Cambridge, Harvard University Press, 1983; ID., Blacks in Antiquity : Ethiopians in the Greco-Roman Experience, Cambridge, Harvard University Press, 1970; MOSES I. FINLEY, « The Slaves in Antiquity : The Black Sea and Danubian Regions », in B. D. SHAW et R. P. SALLER (éds), Economy and Society in Ancient Greece, New York, Viking Press, 1981, pp. 167-175; PAUL CARTLEDGE, The Greeks, a Portrait of Self and Others, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 138; MICHEL M. AUSTIN et PIERRE VIDAL-NAQUET, Economic and Social History of Ancient Greece : An Introduction, document no 75,1973, pp. 283-284.
  • [11]
    JOSEPH KLAUSNER, « The Economy of Judea in the Period of the Second Temple », in M. AVI-YONAH, World History of the Jewish People, 1e série, Ancient Times, vol. 7, The Herodian Period, New Brunswick, Rutgers University Press, 1975, p. 194; on trouvera une représentation inappropriée de la question de la couleur des esclaves dans le monde musulman dans WILLIAM MC KEE EVANS, « From the Land of Canaan to the Land of Guinea : The Strange Odyssey of the “Sons of Ham” », American Historical Review, 85,1980, pp. 15-43, en particulier p. 26. Sa thèse, selon laquelle, à partir de l’an mil à peu près, l’esclavage au Proche-Orient se met à recourir aux Noirs, repose sur deux affirmations inexactes : d’une part, le fait que l’accès aux exclaves blancs s’est considérablement restreint, et, de l’autre, que la disponibilité des esclaves noirs est à l’inverse devenue si massive que ceux-ci dominaient le marché. Pour exemple des erreurs de lecture d’Evans, on verra l’usage qu’il fait de SHELOMO D. GOITEIN, Mediterranean Society, Berkeley, University of California Press, 1967, vol. 1, pp. 130-147, en particulier p. 137 : « As to the provenance and prices of slaves, naturally, we learn little about males, since only few deeds concerning them have been found in the Geniza. Female Negroes were rarely employed. » W. Mckee Evans cite donc S. D. Goiten pour affirmer le contraire de ce que dit celui-ci. On se fiera davantage à ANDREW EHREN-KREUTZ, « Strategic Implications of the Slave Trade between Genoa and Mamluk Egypt in the Second Half of the Thirteen Century », in A. L. UDOVITCH (éd.), The Islamic Middle-East, 700-1900, Studies in Economic and Social History, Princeton, Darwin Press, 1981, pp. 335-345, et JOHN O. HUNWICK, « Black Africans in the Islamic World : An understudied dimension of the Black Diaspora », Tarikh, 5,1978, pp. 20-40.
  • [12]
    JOSIAH PRIEST, Slavery, as it relates to the Negro or African Race, examined in the light of circumstances, history and the Holy Scriptures; with an account of the origin of black man’s color, causes of his state of servitude and traces of his character as well in ancient as in modern times : with structures on abolitionism, Albany, 1843, p. 152. Ma thèse en faveur de cette date d’apparition tardive est confirmée par LADISLAS BUGNIER (éd.), L’image du Noir dans l’art occidental, Paris, Bibliothèque des Arts, 1976, dont la source est encore plus riche : The Image of the Black in Western Art, Research Project and Photo Archive, Harvard University (qu’on trouvera aussi à la Fondation Menil, à Paris); la collection est dix fois plus abondante que le matériau publié. Je remercie sa directrice, le Dr Karen Dalton, et son adjoint, le Dr Sheldon Cheek, de m’avoir permis de consulter ces documents. Malgré l’absence d’un Cham noir dans l’iconographie antérieure au XIXe siècle, Jean Devisse (in L’image du Noir..., op. cit., vol. 2, pp. 55-56) persiste à considérer qu’un Cham noir et esclave va de soi, au lieu de mettre en question l’origine de cette iconographie. Werner SOLLORS, Neither Black nor White Yet Both, Thematic Explorations of Interracial Literature, New York, Oxford University Press, 1997, p. 99, est le premier à avoir attiré l’attention sur l’originalité de l’illustration de J. Priest.
  • [13]
    B. D’HERBELOT et A. GALLAND (éds), Bibliothèque orientale..., op. cit., p. 425.
  • [14]
    MICHAEL JAN DE GOEJE (dir.), Annales quos scripsit Abu Djafar Mohammed ibn Djarir At-Tabari, 15 vols, Leyde, E. J. Brill, 1879-1901, JACOB BARTH (éd.), Series I, [1879] 1964, p. 178. Trad. angl., EHSAN YAR-SHATER (éd.), The History of al-Tabari (Ta’rîkh al-Rusul w’al mulûk), 39 vols à ce jour, Albany, State University of New York Press, 1985; trad. angl. : FRANZ ROSENTHAL (éd.), From the Creation to the Flood, 1,1989, p. 347. Les références aux versions arabe et anglaise du texte seront désormais indiquées entre parenthèses de la manière suivante (ar. 1,178/angl. 1,347). Les références au volume 2 de la traduction anglaise dans la même série renvoient à William M. BRINNER, Prophets and Patriarchs, op. cit. (Les traductions suivent généralement la version Albany, avec les modifications éventuelles lorsque le propos l’exige).
  • [15]
    GARY A. RENDSBURG, « Word Play in Biblical Hebrew : An Eclectic Collection », pp. 135-144, in S. B. NOEGELL (éd.), Puns and Pundits : Word Play in the Hebrew Bible and Ancient Near Eastern Literature, Bethesda, CDL Press, 2000, pp. 143-145. Voir aussi KAREL VAN DER TOORN, BOB BECKING et PIETER W. VAN DER HORST (éds), « Ham », Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leyde, E. J. Brill, 1995, p. 728.
  • [16]
    Bibliothèque orientale, op. cit., pp. 866-867, et HENRI LAURENS, Aux sources de l’orientalisme : La Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot, Paris, Maisonneuve et Larose, 1978, p. 56.
  • [17]
    On pourrait mentionner aussi al-Dînawarî (mort avant 903), qui décrit un peuple montrueux, issu d’un « fils de Noé » non nommé, dont la difformité – ses membres ont les yeux et la bouche sur la poitrine – est due à l’ire de Dieu, sans que celle-ci soit mise en relation avec Noé. En outre, ce peuple vit au-delà de la terre des Noirs (al-Sûdan). Voir ABÛ HANÎFAH AHMAD IBN DÂ WÛ D AL-DÎNAWARÎ, Al-Akhbâr al-tîwâl, Le Caire, 1912, p. 14 (trad. angl. : Corpus of Arabic Sources for West African History, N. LEVT-ZION et J. F. P. HOPKINS (éds), Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 23). S’agissant des quatre autres auteurs, j’ai été guidé dans la recherche par la communication de REUVEN FIRESTONE, « The Curse of Ham », donnée lors d’un colloque organisé par nos soins : The Sons of Noah in Jewish, Christian and Muslim Traditions (Annual Meeting, Middle East Studies Association et American Academy of Religion-Society Literature, San Francisco, 22-24 novembre 1997).
  • [18]
    IBN HISHAM ABD AL-MALIK, Kitab al-Tijân fî Mulûk Himyar, Sanaa, 1979, p. 32.
  • [19]
    MUHAMMAD IBN SA‘D, Kitâb al-Tabaqât al-Kabîr, Beyrouth, 1990, vol. 1, pp. 36-38.
  • [20]
    ABÛ MUHAMMAD ‘ABD ALLÂ H B. MUSLIM IBN QUTAYBA, Kitâb al-Ma’ârif, THARWAT ‘OKÂ SHA (éd.), Le Caire, 1981, pp. 25-26 (trad. angl. du passage in Corpus of Early Arabic Sources, op. cit., p. 15). Le terme arabe da‘wa, signifiant « prière » étant ici (mal) traduit par « malédiction », la distinction que Tabari cherchait à maintenir disparaît. Sur l’importance de cette question, voir AVIVA SHUSSMAN, Stories of the Prophets in Muslim Tradition, Mainly on the Basis of « Kisas al-Anbiya » by Muhammad b. Abdallah al-Kisa’i, thèse de doctorat (en hébreu), Université hébraïque de Jérusalem, 1981, pp. 69-73.
  • [21]
    AHMAD IBN ABI YAKÛ B AL-YA‘QÛ BÎ, Ta’rîkh, MARTIJN THEODOR HOUTSMA (éd.), Leyde, E. J. Brill, 1969, pp. 12-13. On en trouvera une traduction partielle dans Corpus of Early Arabic Sources, op. cit., p. 20, qui manifeste la même incapacité à distinguer entre « maudire » et « prier contre » que la traduction d’Ibn Qutayba.
  • [22]
    Voir par exemple MATTHEW MORGENSTERN et alii, « The Hitherto Unpublished Columns of the Genesis Apocryphon », Abr-Nahrain, 33,1995, pp. 30-54.
  • [23]
    Talmud de Palestine, traité Taanit, chap. 1, fol. 64, p. 4. The Talmud of the Land of Israel, Preliminary Translation and Explanation, trad. angl. Jacob Neusner, Chicago, University of Chicago Press, 1987, vol. 18, p. 169, doit être maniée avec précaution. Trad. fr. (avec texte hébreu) : Le Talmud, IV. 1, Taanit, A. STEINSALTZ (éd. et commentaire) (trad. J. J. Gugenheim et J. Grunewald), Jérusalem-Paris, Fonds Social Juif Unifié/ Ramsay, 1995. Bereschit Rabba mit kritischen Apparat und Kommentar (en hébreu), J. THEODOR (éd.), avec révision de C. Albeck, Jérusalem, Wahrman Books, 1965,36 : 7, vol. 1, p. 341. Trad. angl., The Midrash, Genesis Rabbah, trad. H. Freedman, Londres, Soncino Press, 1983, vol. 1, p. 293. Midrach Rabba, t. 1 Genèse Rabba, trad. fr. Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi, Paris, Verdier, « Les dix paroles », 1987. ISIDORE EPSTEIN (éd.), Hebrew-English Edition of the Babylonian Talmud, Sanhedrin, trad. H. Freedman, Londres, Soncino, 1969, fol. 108b. Le Talmud, VI, Sanhédrin 1, VIII, Sanhédrin 2, A. STEINSALTZ (éd. et commentaire), op. cit., 1996.
  • [24]
    Vienne, Ö sterreichische NationalBibliothek, Codex Theol. Grec 31.
  • [25]
    KURT SCHUBERT, « Jewish Traditions in Christian Painting Cycles : The Vienna Genesis and the Ashburnham Pentateuch », in H. SCHRECKENBERG et K. SCHUBERT, Jewish Historiography and Iconography in Early Medieval Christianity, Assen-Minneapolis, Van Gorcum/Fortress Press, 1992, pp. 211-260, en particulier les pp. 213-215 et figure 47.
  • [26]
    Voir Pirke de Rabbenou ha-Kadoch, cité in R. MARGALIOT, Margaliot ha-Yam, Masekhet Sanhedrin, Jérusalem, 1958,2e partie, p. 194; ainsi que le manuscrit yéménite ( XVIe siècle environ) de ce traité (Jérusalem, Bibliothèque de Yad Ha-Rav Hertzog) qui ajoute au texte la couleur « particulière » de Kush. En revanche, aucune des quatre sources manuscrites ashkénazes (domaine franco-allemand) du Sanhédrin n’ajoute de glose de ce genre, et l’une d’elles omet même l’ensemble du passage. Je remercie Beryl Septimus d’avoir attiré mon attention sur le livre de R. Margaliot, ainsi que Mordechai Sabato, auteur d’une thèse sur l’histoire textuelle du Sanhédrin soutenue à l’Université hébraïque de Jérusalem, qui m’a éclairé sur ces détails. Pour Rachi, voir son commentaire (non traduit) dans l’une des éditions de référence du Talmud de Babylone, Sanhédrin, op. cit., 108b; mais reste à savoir si cette portion du commentaire est bien de Rachi (cf. AVRAHAM GROSSMAN, Hakhmei çarfat ha-richonim, Jérusalem, Magnes Press, 1995, p. 217, n. 278).
  • [27]
    FLAVIUS JOSÈPHE, Les Antiquités juives, livre I, section 131, texte grec, trad. et notes par Étienne Nodet, Paris, Le Cerf, 2e éd. 1992, vol. 1, p. 39.
  • [28]
    On trouvera cet argument davantage développé dans B. BRAUDE, Sex, Slavery and Racism..., op. cit., ainsi que dans ID., « Toward a History of Black and White : Color Identity and Color Indifference in Greece and the Near East », communication au colloque Histoire sans frontières (Meeting of the American Historical Association, janvier 2002), sous la direction de Benjamin Braude : « The Social and Cultural Construction of Race from the Ancient Near East to the Early Modern Americas ». Bien qu’il ne tire pas toutes les conséquences de cette distinction, F. M. SNOWDEN y fait allusion dans Before Color Prejudice..., op. cit., p. 5.
  • [29]
    AGATHARCIDES OF CNIDUS, On the Erythraean Sea, STANLEY M. BURSTEIN (éd. et trad. angl.), Londres, Hakluyt Society, 1989, pp. 69 et 75.
  • [30]
    ORLANDO PATTERSON, Slavery and Social Death, Harvard-Cambridge, Cambridge University Press, 1982, pp. 43-44.
  • [31]
    Pour plus de détails sur ce point, voir B. BRAUDE, Sex, Slavery and Racism..., op. cit., et ID., « Race and Sex : What Happened to Cross-Color Generation in the Eighteenth Century », Conference on Sexuality in Early America, McNeil Center for Early American Studies (University of Pennsylvania), juin 2001, site internet : hhttp :// www. mceas. org/june2001/sc01oieahc.htm.
  • [32]
    « Au contraire, Pharaon réduisit facilement le peuple égyptien en servitude à lui-même, et il n’est pas écrit qu’il y employa la force, car les Égyptiens sont facilement portés à une vie dégradante et deviennent vite les esclaves de toute espèce de vices. Considère leur origine : tu verras que leur ancêtre Cham, qui s’était moqué de la nudité de son père, avait mérité cette sentence : que son fils Canaan serait l’esclave de ses frères, pour que sa condition d’esclave témoigne de la dépravation de ses mœurs. Ce n’est donc pas sans raison que la postérité décolorée reproduit la corruption de la race. » (souligné par nous). Ma traduction diffère quelque peu de celle de LOUIS DOUTRELAU, éditeur et traducteur de ORIGÈNE, Homélies sur la Genèse, Paris, Le Cerf, 1976, pp. 374-375. Les deux versions anglaises préfèrent « discolored » qui conserve toutes les ambiguïtés. Voir ORIGEN, Homilies in the Genesis and Exodus, Ronald Heine (trad.), Washington, The Catholic University of America Press, 1981, p. 215; et PETER GARNSEY, Ideas of Slavery from Aristotle to Augustine, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 44. Je remercie le Père Sidney Griffith d’avoir attiré mon atttention sur ce sermon d’Origène.
  • [33]
    P. GARNSEY, Ideas of Slavery..., op. cit., pp. 197-199.
  • [34]
    L’absence, dans les cultures pré-modernes, de distinction claire et cohérente entre Kush (Éthiopie) et les autres Noachides, en particulier ceux qui descendent de Sem et de Japhet, loin de se borner à l’iconographie, est une variante extrêmement fréquente dans l’œuvre profane qui connut le plus grand succès à la Renaissance, à savoir les centaines de manuscrits et d’éditions des Voyages de Mandeville, rédigés au milieu du XIVe siècle. Toutes les versions italiennes du XVe et de la première moitié du XVIe siècle que j’ai examinées donnent à Japhet, outre l’Europe, l’Éthiopie. On trouvera un traitement plus détaillé de cette question dans B. BRAUDE, « Sons of Noah... », art. cit.
  • [35]
    Ce point est approfondi dans B. BRAUDE, Sex and Slavery..., op. cit., 1re partie, « The Nakedness of Noah ».
  • [36]
    S. J. DOUTRELAU, Homélies..., op. cit., pp. 76-114.
  • [37]
    The Sexuality of Christ in Renaissance Art and in Modern Oblivion, 2e éd. revue et augmentée, Chicago, University of Chicago Press, 1996 (trad. fr. de la 1re éd. : La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Paris, Gallimard, [1983] 1987).
  • [38]
    Le fait est patent lorsque l’on compare Genèse 9 et Lévitique 18, qui lie Canaan, fils de Cham, à la transgression d’interdits sexuels, en particulier l’inceste. Voir aussi l’évêque du IIe siècle, THÉOPHILE D’ANTIOCHE, Trois livres à Autolycus (trad. fr. de Jean Sender), Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes », 1948, p. 149, le débat attribué aux rabbins du IIIe siècle Rab et Samuel, Talmud de Babylone, Sanhédrin, op. cit., 70a, et plusieurs autres sources, notamment Rachi. Ce point est approfondi dans B. BRAUDE, Sex and Slavery..., op. cit., 1re partie, « The Nakedness of Noah ».
  • [39]
    GARY TAYLOR, Castration, an Abbreviated History of Western Manhood, New York, Routledge, 2000, pp. 185-209; MATHEW KUEFLER, The Manly Eunuch, Masculinity, Gender Ambiguity, and Christian Ideology in Late Antiquity, Chicago, University of Chicago Press, 2001, pp. 245-254.
  • [40]
    Édition de LOUIS DUBEUX, Paris, 1836, pp. 106-107; édition de HERMANN ZOTEN-BERG, Paris, Éditions Bessons et Chantemerle, [1867-1874] 1954, vol. 1, pp. 114-115.
  • [41]
    Édition de M. T. BAHAR, Téhéran, 1974, pp. 142-143. Je remercie Mahnaz Mahdavi de m’avoir aidé dans la lecture de l’édition Bahar.
  • [42]
    ZÂ KIR KADIRÎ UGAN et AHMET TEMIR (éds), Tabari, Milletler ve Hükümdarlar Tahiri, Ankara, 1954, vol. 1, pp. 268 et 272.
  • [43]
    WILLIAM OUSELEY (éd. et trad.), The Oriental Geography of Ebn Haukal, an Arabian Traveller of the Tenth Century [en fait al-Istakhri], Londres, 1800, pp. XII - XIII.
  • [44]
    MUHAMMAD IBN HAWQAL, Kitab surat al-Ard, Leyde, E. J. Brill, 1938, vol. 1, p. 105 (trad. fr., Configuration de la terre, J. H. Kramers et G. Wiet (trad.), Beyrouth-Paris, Commision internationale pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1964, vol. 1, p. 103).
  • [45]
    AL-MAS‘UDÎ (attribué à), Akhbar al-zamân, wa-man abâdahu al-hidthân, wa-‘ajâ’ib albuldân wa-’al-ghâmir bi-’al-ma wa-al-‘umrân, ‘ABD ALLÂ H AL-SÂ WI (éd.), réimpr. Beyrouth, 1966, p. 86. Trad. angl. : Corpus of Early Arabic Sources..., op. cit., p. 34. L’abrégé des merveilles, Carra de Vaux (trad. fr.), Paris, Sindbad, [1898] 1984, pp. 105-106.
  • [46]
    MUHAMMAD IBN ABI BAKR ZUHRI, Kitâb al-Dja‘râfiyya, Mappemonde du calife al-Ma’mûn reproduite par Fazâri ( IIIe - IXe s.) rééditées et commentée par Zuhri ( VIe - XIIe s.), MAHAMMAD HADJ-SADOK (éd.), Damas, Institut français de Damas, 1968, p. 140 (autre publication dans Bulletin d’études orientales, 21,1968). Trad. angl., Corpus of Early Arabic Sources..., op. cit., p. 90. Une version castillane du XVe siècle, à la différence du texte arabe, n’indique pas que la lignée de Cham est faite de « Noirs ». Elle ne comporte pas non plus le commentaire qui suit cette mention, à savoir que les chrétiens (al-Rûm) et les juifs sont frères. Trad. en espagnol moderne : DOLORES BRAMÓ N, El mundo en el siglo XII : estudio de la versión castellana y del « original » arabe de una geografía universal, « El tratado de al-Zuhri », Barcelone, Editorial Ausa, 1991, p. 114, version médiévale en castillan, p. 236.
  • [47]
    YÂ QUT IBN ‘ABD ALLÂ H AL-HAMAWÎ, Mu‘jam al-buldân, Beyrouth, 1957, vol. 4, fasc. 15, p. 260; vol. 3, fasc. 9, pp. 127 et 142. Trad. angl. : Corpus of Early Arabic Sources, op. cit., pp. 170-172.
  • [48]
    CHAMS AL-DÎN MUHAMMAD IBN ABÎ T LIB DIMACHQUI, Cosmographie de Chesmeddin Abou Abdallah Mohammed ed-Dimachqui, texte arabe, M. A. F. Mehren (éd.), Saint-Pétersbourg, 1866, p. 266. Trad. angl. : Corpus of Early Arabic Sources..., op. cit., p. 212. Trad. fr. : Nukhbat al-dahr : Manuel de la cosmographie au Moyen  ge, M. A. F. Mehren (trad.), Copenhague, 1871, pp. 384-385. Il faut cependant remarquer que l’un des quatre manuscrits utilisés dans l’édition de M. A. F. Mehren, BnF, Mss. Or., ancien fonds 581) omet le rejet de la malédiction par Dimachqui.
  • [49]
    On trouvera dans BERNARD LEWIS, Race and Slavery in the Middle East, An Historical Enquiry, New York, Oxford University Press, 1990, pp. 173-174, n. 15) le résumé le plus commode et le plus complet de l’attitude d’Ibn Khaldun, ainsi que les références aux divers extraits et éditions de traductions françaises et anglaises. La traduction anglaise la plus récente est la suivante : IBN KHALDÛ N, The Muqaddimah, An Introduction to History, Franz Rosenthal (trad.), Princeton, Princeton University Press, 1967, vol. 1, pp. 169-170 et 301. Pour une traduction française, on se reportera par exemple à Discours sur l’histoire universelle (al-Muqadima), Vincent Monteil (trad.), 1re éd. Beyrouth, 1967,3e éd. revue, Arles, Actes Sud, 1997.
  • [50]
    Voir M. GRÜ NBAUM, Neue Beiträge zur semitischen Sagenkunde, Leyde, E. J. Brill, 1893, p. 87. GEORGE VAJDA, « Hâm », Encyclopedia of Islam, Leyde, E. J. Brill, 2e éd., 1971, vol. 3, pp. 104-105. On trouvera un traitement d’ensemble de cette question dans B. LEWIS, Race and Slavery..., op. cit., ainsi que dans GERNOT ROTTER, Die Stellung des Negers in der islamisch-arabischen Gesellschaft bis zum XVI Jahrhundert, thèse de doctorat, Université du Rhin Friedrich-Wilhelm, Bonn, 1967.
  • [51]
    SUBHAT AL-AHBAR, Rosenkranz der Weltgeschichte... (Vienne, Ö sterreichische NationalBibliothek, Codex Vindobonensis A. F. 50), Graz, Éd. Kurt Holter, 1981, fol. 5 v.
  • [52]
    MAHMÛ D MUHAMMAD SHÂ KIR et AHMAD MUHAMMAD SHÂ KIR (éds.), Tafsîr al-Tabarî, Le Caire, 1955, vol. 2, pp. 471-472. Trad. angl. : The Commentary of the Quran... being an abridged translation, J. Cooper (trad.), Oxford, Oxford University Press, 1987, pp. 228-229. La traduction abrégée de Pierre Godé (Commentaire du Coran, Paris, Éditions d’art Les heures claires, 1983, vol. 1, pp. 146-147) omet, malheureusement, ces trois passages.
  • [53]
    Cette mention apparaît dans un commentaire sur la Sourate XXXVII (77), dans lequel Tabari, citant des érudits, affirme que Sem est le père des Perses et des Arabes, Japhet celui des Turcs, Slaves et Khazars, et Cham celui des Noirs (Tafsîr al-Tabarî, Beyrouth, Dar al-Fikr, 1988, p. 67).
  • [54]
    Voir Targum du Pentateuque, trad. fr. Roger le Déaut et alii, « Genèse », Paris, Le Cerf, 1978, p. 85; et Pirke de Rabbi Eliézer, trad. angl. Gerald Friedlander, New York, Hermon Press, 1965, pp. 76-77, ou Chapitres de Rabbi Eliézer, Pirqé de Rabbi Eliézer, trad. fr. Marc-Alain Ouaknin et Éric Smilévitch, 2e éd. revue et corrigée par E. Smilévitch, Lagrasse, Verdier, « Les dix paroles », 1992, p. 77.
  • [55]
    Talmud de Babylone, Sanhédrin, op. cit., 38 a-b.
  • [56]
    Le fait est notamment démontré par RAYMOND SCHWAB, L’auteur des Mille et une nuits, vie d’Antoine Galand, Paris, Mercure de France, 1964.
  • [57]
    The Book of the Thousands Nights and a Night, trad. angl. John Payne, Londres, 1901, vol. 4, pp. 96-97. B. LEWIS (Race et esclavage..., op. cit., p. 163, n. 10) signale la version du même conte donnée par Richard Burton et l’analyse de ses éléments anti-noirs proposée par André Miquel. Cette version est cependant absente de l’édition définitive, MUHSIN MAHDI (éd.), Alf Layla wa Layla, Leyde, E. J. Brill, 1984. Trad. angl. : The Arabian Nights, Based on the Text of the Fourteenth-Century Syrian Manuscript édité par Muhsin Mahdi, trad. angl. Husain Haddawy, New York, W. W. Norton, 1990.
  • [58]
    CHARLES TAYLOR (dir.), Augustin Calmet’s Great Dictionary of the Holy Bible, Historical, Critical, Geographical, and Etymological..., Revised, Corrected, and Augmented, with an Entirely New Set of Plates, Explanatory, Illustrative, and Ornamental, 3 vols, Londres, 1797-1801.
  • [59]
    THOMAS R. TRAUTMANN, Aryans and British India, Berkeley, University of California Press, 1997, pp. 90-93.
  • [60]
    Le récit du Purana reste inchangé dans l’édition américaine pourtant très soignée (Augustin Calmet’s Great Dictionary of the Holy Bible..., 5 vols, Charlestown, 1812-1817,3, pp. 25-27). Inchangé aussi dans la réimpression anglaise, Calmet’s Dictionary of the Holy Bible..., Londres, 1823,4, Fragments Illustrating [...] the Holy Scriptures [...] from the Most Esteemed and Authentic Voyages and Travels into the East [...] Intended as a Continued Appendix to Calmet’s Dictionary of the Holy Bible, fragment DXXIX, pp. 63-65; mais on fera la comparaison avec la note prudente du vol. 3, fragment XIX.

1C’est en se projetant dans la scène spectaculaire de la galerie des glaces de la Dame de Shangaï, ce grand classique du film noir américain, que débute notre exercice de comparaison : Orson Welles, Rita Hayworth et Everett Sloane se poursuivent à coups de revolver. Mais leurs desseins meurtriers sont voués à l’échec, car ils sont incapables de distinguer leur vraie cible de son reflet. Où est le Moi, où est l’Autre ? Où est le reflet trompeur ? Autant de questions qui sont au cœur de l’étude comparative que nous entreprenons ici, quant à l’origine des races et de l’esclavage, sur la base des phénomènes d’appropriation et à partir des polémiques auxquelles l’exégèse scripturaire a donné lieu.

2En effet, à la différence d’une comparaison qui se jouerait entre les religions abrahamiques et des systèmes de pratiques et de croyances plus éloignées (animisme nord-américain antérieurs à 1492 et bouddhisme japonais par exemple, les relations entre islam et hindouisme se situant à mi-chemin), toute tentative pour comparer entre elles l’une ou l’autre des trois religions issues d’Abraham se heurte à l’absence d’échantillon vierge de toute influence. Chacune, de manière parfaitement consciente, reconnaît l’autre et, jusqu’à un certain point, s’en fait le miroir. À l’instar de la galerie des glaces, les religions abrahamiques créent par conséquent un entrelacs complexe d’identités. Si ce fait ne pose pas de difficulté pour la méthode comparative qu’a esquissée Marc Bloch il y a plus de soixante-dix ans, puisqu’il n’abordait pas la question des études religieuses comparées [1], il est en revanche essentiel pour nous : est-il possible de distinguer ce qui serait réellement islamique de ce qui serait chrétien et juif ? Certes, il est loisible d’établir des caractéristiques propres à chacune de ces religions, tout autant que des différences. Mais il y existe aussi un faisceau si considérable de points communs que la ligne de partage est, par endroits, difficile à tracer. Ce faisceau est en outre si dense qu’il est fort aisé pour chacune de s’approprier quelque élément d’une autre et de le revendiquer pour sien ou, à l’inverse, de prêter à l’autre un trait qui relève de son propre fonds, voire, enfin, de se livrer à un subtil mélange des deux. Rien ne les empêche non plus de travailler en interaction tout en le niant ou en prétendant le nier [2].

3Convergences et divergences sont particulièrement frappantes en ce qui concerne le rapport à l’Écriture. On peut dire des chrétiens, des juifs et des musulmans qu’ils « lisent » et, à la fois, ne « lisent » pas le même texte sacré (les guillemets renvoient au fait qu’historiquement la plupart des musulmans, des chrétiens et même des juifs – qu’on peut raisonnablement considérer comme les plus lecteurs de tous – écoutaient plus qu’ils ne lisaient les textes sacrés). Si juifs et chrétiens partagent entre eux davantage de textes sacrés qu’avec les musulmans, ces écrits ne sont cependant pas identiques : il faut bien entendu tenir compte non seulement du corpus chrétien, le Nouveau Testament, mais aussi des multiples désaccords sur le texte qui leur est censément commun. En outre, postérieurement à la Bible, le judaïsme rabbinique a maintenu le fil d’une continuité sacrée quasi biblique dans ce que l’on appelle la « Tradition orale » (littéralement la « Torah de la bouche ») qui, pendant la transformation du culte de Jésus en Église chrétienne et au-delà, a développé et expliqué le texte saint. La Tradition orale, au bout du compte, est définie comme l’ensemble des jugements à valeur juridique et des lectures exégétiques que contient le corpus de la littérature rabbinique connu sous les noms de Talmud et de Midrach. Le rapport de cette tradition orale avec l’« Ancien Testament » est aux juifs ce que le rapport entre Nouveau et Ancien Testament est aux chrétiens, à savoir le prisme définissant le mode de compréhension du texte fondamental. À ce titre, les juifs le considèrent aussi comme Bible, partie intégrante de la Torah. Cette tradition orale constitue un instrument herméneutique remarquablement similaire au genre, chronologiquement postérieur, des hadiths, ou « dits du Prophète », dans l’islam sunnite : un moyen d’assimiler, à l’intérieur d’une tradition écrite fixée, innovation et interprétation avec sanction divine. Il reste que la religion islamique diverge de ses aînées sur un point essentiel. Pour éviter l’épineuse difficulté de la « bigamie textuelle », qui compliqua l’appropriation des textes saints israélites par le culte de Jésus en ses débuts, l’islam créa en effet sa propre synthèse des deux traditions. Le Coran incarne non seulement un triomphe des lettres arabes, mais aussi une forme de délocalisation des écritures juive et chrétienne, visant à les distiller. La plupart des leçons morales et des personnages subsistent, mais « descendants », personnages mineurs et maints épisodes hauts en couleur sont omis, ou seulement évoqués par des allusions aux histoires plus complètement conservées dans les autres traditions. Lu isolément, le Coran pourrait se comparer au son que rend une main qui applaudit – le Koan paradoxal du bouddhisme zen. Ce sont les genres coraniques secondaires qui, incorporant à la fois la conception musulmane et les traditions juives et chrétiennes, font surgir la seconde main. À cet égard, l’islam ne constitue aucunement une exception. Chacune des traditions religieuses doit être considérée comme partie intégrante d’une entreprise herméneutique qui dépasse chacun des textes pris séparément. Les interrelations entre les trois religions démontrent que malgré ces multiples différences, juifs, chrétiens et musulmans partagent, sous l’angle textuel, le même espace sacré. En ce sens, ils lisent bel et bien le même texte.

4En quoi consiste donc un « espace textuel sacré » ? Il ne s’agit pas nécessairement d’un écrit particulier, ni même d’une bibliothèque de textes particuliers. C’est bien plutôt la croyance qui veut que la parole divine ait été révélée et recueillie dans une écriture sainte narrant une série d’histoires, dont la plupart sont acceptées par les trois religions dans leur ligne générale, mais non dans leur détail ou leur sens théologique. Ce sont ces histoires qui représentent le message de Dieu à l’humanité. Leur élaboration étant elle aussi partie intégrante de l’espace textuel sacré, celui-ci se trouve par là même indéfiniment extensible. Et aussi infiniment contestable. C’est ainsi que les trois religions en viennent à s’engager dans l’échange exégétique et la polémique, voie royale de l’échange. On pourrait appeler cet espace les « Grandes Bibles », terme qui n’est pas nouveau mais dont il convient de renouveler le sens. Il a d’abord désigné, en effet, les nouvelles éditions de la Bible hébraïque (Miqraot Gedolot), où le texte hébreu était enchâssé entre traduction araméenne, commentaires médiévaux et apparat textuel, et qu’un imprimeur chrétien, Daniel Bomberg, vivant à Venise au XVIe siècle, avait spécialement conçues pour une clientèle juive.

Cham dans la galerie des glaces

5En 1728, un extrait de l’Histoire du grand lettré musulman Tabari (838/839-923) [3] fait son apparition dans l’édition révisée du monumental Dictionnaire historique et critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible de Dom Augustin Calmet. C’est à la rubrique concernant Cham, fils de Noé, que le bénédictin avait introduit cet extrait. Après le Déluge, selon Genèse 9,18-27, Noé planta une vigne pour en faire du vin. Il but tant du fruit de la première vendange qu’il s’endormit sous le coup de l’ivresse et se dévêtit sous sa tente. Son fils Cham le vit et alla rapporter à ses frères Sem et Japhet cette embarrassante situation. Vertueusement, ceux-ci couvrirent leur père. Lorsque Noé revint à lui, il sut ce qu’on lui avait fait et, dans sa malédiction, voua Canaan, fils de Cham, à être l’esclave des deux autres.

6Dans la première édition (Paris, 1722), l’article « Cham », fondé sur les seules sources juives et chrétiennes, se bornait à raconter que Canaan avait été maudit, peut-être parce qu’il avait été le premier à voir la nudité de Noé [4]. Le « noircissement racial » est absent, et l’esclavage n’est évoqué que sur le mode mineur. Mais une difficulté persistait : n’aurait-il pas fallu aussi condamner Cham, le méchant de l’Écriture, à l’esclavage ? C’est dans une autre source orientale que Dom Calmet devait ensuite trouver une réponse à cette question. En effet, dans le supplément de 1728, l’article s’appuie sur l’autorité de Tabari pour prétendre qu’outre Canaan, Cham et tous ses descendants sont, par la malédiction, condamnés de naissance à l’esclavage, mais aussi à avoir la peau noire :

7

Cham. L’auteur du Tharik-Thabari enseigne que Noé ayant donné sa malédiction à Cham & à Chanaan, l’effet de cette malédiction fut que non seulement leur postérité fut asservie à ses frères, & née pour ainsi dire dans l’esclavage, mais aussi que tout à coup la couleur de leur chair devint noire; car ils tiennent que tous les noirs viennent de Cham et Chanaan. Noé voyant ce changement si prompt, en fut attendri & et pria Dieu qu’il lui plût d’inspirer aux Maîtres de Chanaan un amour de tendresse & de compassion pour lui : & cette prière de Noé dans la servitude des descendans de Cham, nous y remarquons aussi l’effet de sa prière, en ce que cette sorte d’esclaves noirs est chérie et recherchée en tous lieux[5].

8On ne saurait surestimer l’importance de cet article révisé pour une histoire du racisme. Certes, Dom Calmet n’était pas le premier savant européen à présenter ce que nous appellerions aujourd’hui la version raciste de la malédiction de Cham. Et Tabari n’était pas non plus la seule source invoquée pour l’appuyer. Mais, dans l’ensemble du monde chrétien, le Dictionnaire de Calmet devint à la Bible ce que le Webster est à l’anglais et Le Robert au français. L’approche irénique de Dom Calmet rendait son œuvre recevable au sein de milieux très divers : même le théologien américain du milieu du XVIIIe siècle, Jonathan Edwards, farouche calviniste s’il en fut, a reconnu l’importance de cet ouvrage si autorisé [6]. L’érudition évidente, qui manifestait une connaissance des traditions tant protestante que juive, faisait grande impression. Le dictionnaire connut une trentaine d’impressions et éditions, en quatre langues au moins (français, anglais, latin et néerlandais); il fut publié au moins dans cinq pays sur deux continents, et cela deux siècles durant. La plupart des versions comprenaient l’avilissante malédiction de Cham, souvent dépouillée de son contrepoint paternaliste, l’« amour de tendresse & de compassion ».

9C’est la malédiction de Cham qui, dans l’Europe et l’Amérique des XVIIIe et XIXe siècles, servit le plus souvent à justifier l’esclavage racial [7]. Même après l’abolition de l’esclavage, elle continua de fournir, convenablement modifiée, un argument en faveur de la ségrégation, de l’apartheid et autres formes de discrimination raciale [8]. Compte tenu de l’importance de Tabari (revu par Dom Calmet) dans la transmission de ce qui devint un trope raciste, son traitement de la malédiction ouvre une très riche perspective à qui souhaite s’engager dans une comparaison entre traditions juive, chrétienne et musulmane. Cette histoire illustre en effet la complexité des Grandes Bibles dans la mesure où, si judaïsme et christianisme partagent le même récit détaillé contenu dans Genèse 9,18-27 (certes dans un langage différent et donnant lieu à des interprétations fort diverses), il n’en va pas de même du texte sacré de l’islam. Dans le Coran, en effet, conformément à sa logique de reprise abrégée et pieuse des récits bibliques, au moment où Noé et sa famille ont survécu au Déluge, les fils de Noé ne sont pas nommés, nul héros ne s’enivre, et rien d’inconvenant ne se déroule sous la tente. Comme nous l’avons suggéré précédemment, cet applaudissement à une seule main n’a rien d’exceptionnel, car les musulmans devaient comprendre le Coran dans le contexte – peu confortable – du grand espace textuel sacré antérieurement établi par le judaïsme et le christianisme. Néanmoins, c’est bien la vulgarisation, via Calmet, d’une version musulmane de l’histoire complète, elle-même extra-canonique à l’intérieur de l’islam, et réélaborant un matériau issu des Grandes Bibles juive et chrétienne, qui enracine un lieu commun raciste dans le monde chrétien. Puisque l’islam ne disposait pas de sa propre version, en arabe, de la rencontre sous la tente, il put formuler une version moins soumise à la lettre de l’original.

10Insister ainsi sur l’importance de l’article de Dom Calmet paru en 1728 revient à contester la thèse, aussi traditionnelle que peu démontrée, selon laquelle la tradition religieuse abrahamique avait, depuis longtemps et sans conteste possible, fait de Cham un esclave noir [9]. Cette thèse repose elle-même sur une affirmation non défendable qui voudrait que, dans le monde ancien – classique ou islamique –, avant même le commerce moderne d’esclaves à travers l’Atlantique, la majorité des esclaves aient été noirs. En dépit des efforts sérieux et répétés pour dissiper cet anachronisme fort répandu [10], des chercheurs par ailleurs éminents ont compromis la valeur de leurs travaux en fondant leurs raisonnements sur cette prémisse [11]. Et tout comme l’identité des esclaves pouvait varier dans le monde antique et médiéval, de même l’identité de Cham. Il est l’archétype de l’Autre. Et quelle que fût la phobie du moment, elle est incarnée par Cham : au cours de sa longue histoire, il est tour à tour Égyptien, hérétique, pécheur, sodomite, juif, musulman, Mongol, Noir, Asiatique, et Africain. Il est aussi bien esclave que maître d’un empire, en une synthèse paradoxale dont seul Hegel serait à même de goûter tout le sel. Dans l’iconographie juive, chrétienne et islamique, Cham ne devient noir que fort tardivement : en 1843 pour la première fois [12]. Dans l’exégèse, ce « noircissement » de Cham, quoique antérieur au XIXe siècle, demeure très ambigu, comme nous allons le constater.

11C’est dans la Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot et Antoine Galland, parue quelques années plus tôt, que Calmet trouva Tabari [13]. Tabari avait effectivement inclus les histoires de Cham et Noé dans les premières sections du al-ta’rîkh al-Rusul w’al Mulûk, [L’Histoire des Prophètes et des Rois], qu’il termina vers 915. Il n’empêche que l’extrait cité par Calmet et d’Herbelot et Galland ne constitue pas l’ensemble de ce que Tabari avait en réalité écrit sur la question dans l’Histoire des Prophètes, ni la totalité de ce que la culture musulmane lui imputait sur l’affaire Cham, ni même, enfin, tout ce que Tabari avait à dire sur l’origine des différences de couleur de peau chez les humains.

12À l’évidence, le rôle de Tabari dans cette affaire est bien plus complexe que ce que les extraits transmis par d’Herbelot, Galland ou Calmet pourraient laisser imaginer. Il jouissait d’un prestige et d’une influence immenses dans le monde intellectuel islamique, et l’on peut légitimement considérer son œuvre de compilation et de transmission comme la plus importante de toute l’histoire de l’islam classique. Non seulement il écrivit une histoire du monde (en plusieurs volumes) depuis sa création divine jusqu’au califat abbasside, mais il recueillit et passa au crible les traditions de l’islam et des religions antérieures pour construire un commentaire complet du Coran, destiné à faire autorité, que l’on appelle d’ordinaire le Tafsir, c’est-à-dire Le Commentaire.

13Entre la présentation que propose la Bibliothèque orientale de ce qu’aurait dit Tabari de la malédiction de Cham et ce que l’auteur disait en réalité, les différences sont notables. Tout d’abord, en prélevant un extrait de l’Histoire de Tabari, d’Herbelot et Galland omettent un élément pourtant essentiel pour ses lecteurs d’origine : dans une bonne partie (mais non la totalité) de ses textes, Tabari laissait entendre que ce que nous appellerions une interprétation raciste du récit était issue directement ou indirectement du « peuple de la Torah ». Pour autant que nous puissions cerner les contours de la Grande Bible judaïque à son époque, il n’existe pourtant pas de version juive qui corresponde précisément à ce qu’il indique, bien que l’on puisse toujours interpréter, couper, traduire, coller des extraits de la littérature rabbinique et patristique pour le fabriquer. En citant le récit, mais en faisant allusion ensuite à une origine juive, Tabari s’engageait dans un processus complexe qui, simultanément, intégrait le récit dans la littérature islamique et mettait en doute sa validité. On voit ici surgir la question du statut des Israiliyyat (histoires d’origine juive) dans la littérature islamique, phénomène remarquablement parallèle au mouvement conjoint d’appropriation et de distanciation envers les textes orientaux qui se manifeste chez les savants occidentaux, le rapport de Calmet à Tabari inclus.

14Ensuite, il faut examiner ce que contient vraiment l’original arabe de l’Histoire, en le comparant à ce qu’en cite Calmet et à ce qui circulait sous ce titre dans l’ensemble du monde musulman : les multiples versions en arabe, persan et turc, qui dérivaient non de l’original arabe, mais des traductions persanes abrégées qui fleurirent peu après que Tabari eut terminé de rédiger son œuvre. Quel est l’intérêt principal de ces versions fort répandues ? Justement ce que la plupart ne contiennent pas. Selon les variantes, Cham est tantôt innocent de toute faute, tantôt complice de son frère Japhet face à la nudité de Noé. Mais, dans l’un et l’autre cas, l’esclavage ne constitue nullement le destin des Chamites. Ainsi donc, contrairement à ce qu’indiquent à la fois la Bibliothèque orientale et Dom Calmet, la plupart des versions de Tabari connues des musulmans ne fournissent nullement de justification de l’esclavage racial. Non qu’une affirmation de ce genre fût absente de l’islam, mais le crédit qu’on lui accordait était loin d’être unanime.

15Enfin, dans son Histoire aussi bien que dans son Commentaire, Tabari propose une explication des différences de couleur de peau conforme à un universalisme humaniste, et qui contredit directement l’orientation du passage cité par Dom Calmet. Il raconte en effet qu’Adam fut créé à partir de trois sortes de poussière : rouge, noire et blanche, qui sont à l’origine même des trois couleurs de l’humanité. Mieux encore, dans cette présentation dénuée de tout préjugé racial, la différence est attribuée non pas à une source contestable – les juifs –, mais au Prophète lui-même. Pourtant, l’examen des textes montre qu’on pouvait assigner à cette présentation une origine rabbinique autant, voire davantage, qu’un lieu commun raciste. En effet, certaines versions du Targum Yonatan (traduction périphrastique de la Bible en araméen), du Pirke de Rabbi Eliézer (reprise narrative à visée exégétique de la Bible, étroitement apparentée au précédent), et d’autres sources encore, les unes et les autres très probablement compilées avant Tabari, racontent une histoire semblable.

Propos de Tabari sur Cham et Noé

16Qu’avait donc écrit Tabari sur Cham outre ce qu’en citaient d’Herbelot et Galland ? Et quelle était la signification précise de l’omission des orientalistes français ? Une seule des œuvres de Tabari, l’Histoire, évoque la négritude asservie des Chamites, mais point d’esclavage. Tabari introduit les fils de Noé assez tôt dans son Histoire[14]. Il ne les mentionne d’abord que brièvement au sein des développements sur Noé et les événements de son temps, leur réservant un traitement plus détaillé dans une section à part. C’est alors qu’il évoque les passagers embarqués sur l’arche que Tabari, citant des sources musulmanes dignes de foi, affirme : « Cham attaqua [sexuellement] sa femme dans l’arche, si bien que Noé pria pour que sa semence fût altérée, et ainsi il engendra les Noirs (ar. 1,196-197/angl. 1,365). La couleur noire est ensuite confirmée par d’autres sources musulmanes qui font état, cependant, d’une descendance exceptionnellement blanche (ar. 1,199/angl. 1,368). Vient alors l’explication de la répartition du monde entre les fils de Noé : Sem hérite du milieu de la terre, qui inclut Jérusalem, le Nil, l’Euphrate et le Tigre; Cham de ce qui se trouve à l’ouest du Nil et des « régions au-delà de la région où souffle le vent d’ouest »; et Japhet de la terre située à l’est du Pishon, rivière qui marque la limite orientale du lot attribué à Sem (ar. 1,200/angl. 1,370). Parmi les sources sur lesquelles se fonde Tabari figurent le biographe du prophète, Ibn Ishaq, ainsi que d’autres musulmans dignes de foi. Dans tous ces textes, point d’esclavage ni de couleur de peau. Si la supériorité de Sem est patente, l’infériorité des deux autres n’est nullement soulignée. Cette ethno-géographie contredit ce qui deviendra la vulgate conventionnelle de l’Occident moderne (l’Asie pour Sem, l’Europe pour Japhet et l’Afrique pour Cham), mais il s’agit d’un lieu commun dans les sources musulmanes médiévales et, pour certaines, juives. De là, Tabari se livre à une digression qui récapitule les récits païens concernant cette époque.

17Revenant ensuite aux Noachides, il leur consacre un développement long et fort détaillé (plus d’une douzaine de pages dans l’édition arabe de référence). Il débute en mentionnant les autorités non musulmanes ou douteuses qu’il venait d’évoquer dans sa digression, mais il en fait ici un usage plus subtil. Ces sources permettent d’introduire deux éléments qui touchent l’ensemble de la question. D’abord, Cham est le père des Noirs (ar. 1,211/angl. 2,11); ensuite, Canaan, fils de Cham, et Cham lui-même sont condamnés à être les esclaves des frères de celui-ci (ar. 1,212/angl. 2,12). Tabari fait remonter la source de la première affirmation à Wahb b. Munabbih, un Yéménite qui, chrétien ou juif à l’origine, se convertit à l’islam et mourut vers 730. La référence à cette autorité est fort significative. En effet, quelques décennies après sa mort, à la suite de l’émergence des Abbassides en 750, l’islam changea d’attitude envers les traditions pré-islamiques, qu’elles fussent chrétiennes ou juives : initialement tout à fait admise, leur valeur est désormais ébranlée. Attribuer, au Xe siècle, la première affirmation à une figure devenue aussi profondément contestable revient donc à en nuancer la portée. La seconde, concernant l’esclavage, corrobore cette impression. Immédiatement après l’évocation de la lignée de Noé (imputée à Wahb), on voit s’introduire une nouvelle nuance, puisque la source ultime est cette fois « le peuple de la Torah » (ahl altawrah), censé proposer le récit suivant. Pendant le sommeil de Noé, ses parties génitales en vinrent à être découvertes. Cham les vit mais ne les recouvrit pas. Sem et Japhet, au contraire, les virent et les couvrirent. Lorsque Noé s’éveilla, il sut les agissements de chacun, et dit : « Maudit soit Canaan [Mal‘ûn kan‘ân] fils de Cham. Qu’ils soient esclaves de ses frères ! [...] Puisse Cham être l’esclave de ses deux frères [...] Puisse Cham être leur esclave. » Ce récit est fort proche de Genèse 9,20-27, à cette différence près que c’est ici Cham, et non Canaan, qui est voué à l’esclavage.

18Plusieurs attitudes peuvent expliquer cette juxtaposition des dires de Wahb juste avant le renvoi au « peuple de la Torah ». D’un côté, en bon musulman du Xe siècle, Tabari récuse l’un et l’autre; de l’autre, son instinct encyclopédique exigeait au moins qu’il les inclue. Or, on pouvait citer la Torah selon une gradation de l’autorité qui lui était reconnue : la Torah elle-même, « nue et crue », représente la version la plus fiable d’un ensemble au demeurant de moindre autorité que la parole du Prophète lui-même; vient ensuite la Torah selon le peuple de la Torah, un peu moins sûre; et, enfin, la moins valide, celle précisément utilisée ici, le peuple de la Torah à l’exclusion de tout texte explicitement allégué à l’appui. Tabari donnerait par là à son lecteur l’avertissement d’être attentif quant à la valeur de ce qui suit. Néanmoins, il convenait de ne pas jeter le doute de la même manière sur tous les descendants de Noé, puisque les généalogies de la branche arabe disposaient de relais fiables dans la tradition musulmane.

19Cette manière d’éviter la Torah elle-même, par opposition au « peuple de la Torah », ne traduirait-elle pas un scrupule ? Tabari aurait été conscient que, pour une bonne part, tout ce qu’il disait n’était pas dans la Torah, qui, à l’inverse, révélait bien des points que lui-même ne reprenait pas. On peut imputer aussi cet évitement à l’élasticité du champ de la Torah, dans la mesure où celle-ci, comme les autres Grandes Bibles, est en constante expansion. Le développement censé être issu du « peuple de la Torah » débute sur une expression équivoque : « Ceci ne serait pas arrivé sans la prière adressée par Noé à l’encontre de son fils Cham » (ar. 1,213/angl. 2,11). Le référent de « ceci » demeure ambigu. Renvoie-t-il au développement immédiatement antérieur, issu de Wahb, et donc au fait que Cham serait le père des Noirs ? Ou bien à ce qui suit, la servitude de Cham, à savoir la formulation de la Torah, mais revue et corrigée par Tabari ? On se souvient, en effet, d’une part, que Genèse 9 mentionne bien l’esclavage, mais non la couleur de peau; et, d’autre part, il semble que le seul Canaan y soit victime de la malédiction, et non, comme chez Tabari, Canaan et son père Cham.

20En fait, la signification de l’original biblique est elle-même ambiguë et sujette à interprétation. De là la nécessité de recourir aux Grandes Bibles. À l’origine, les auteurs de la Genèse entendaient probablement attaquer par des généalogies et jeux de mots les ennemis d’Israël, en particulier les grands empires – Égypte et Mésopotamie –, qui incarnaient la menace extérieure, et les Canaanites, sur le front intérieur. La généalogie biblique de Cham (voir Genèse 10,6-8) associait les trois puissances hostiles : les deux fils de Cham – Miçrayim (Égypte) et Canaan – et son petit-fils, Nemrod, fondateur de l’empire mésopotamien. Et c’est Canaan, en tant que rival d’Israël pour la possession de la terre, qui essuie le gros de l’attaque. Le nom hébreu de « Cham » pourrait relever d’un jeu de mots sur des termes, étroitement apparentés en égyptien, qui signifiaient « majesté » et « esclavage », comme s’il s’agissait de démontrer que la menaçante majesté d’aujourd’hui peut finir demain en esclave humilié [15]. En outre, la Bible, comme l’art et la littérature du Proche-Orient ancien, et en contraste frappant avec l’imaginaire grec, ne fait pas de la couleur un marqueur d’identité. C’est là une différence culturelle considérable, complètement négligée mais essentielle à la compréhension de ce passage et de l’évolution de ses interprétations ultérieures.

21Il n’y a certes nulle raison de croire que Tabari avait pleinement conscience de la visée complexe de l’Écriture, mais les allusions et jeux de mots à l’œuvre dans les versets de Genèse 9 avaient bel et bien créé les conditions propices au développement ultérieur de significations contradictoires. Si le texte de la Genèse pouvait paraître ambigu quant à l’identité exacte du condamné à l’esclavage et la nature de cet asservissement (allégorique, politique, moral, social ?), l’autre allégation de Tabari, Cham père des Noirs, est, quant à elle, totalement absente de Genèse 9, ainsi que, me semble-t-il, de l’ensemble de la culture proche-orientale avant l’époque hellénistique. Tabari, non sans ambiguïté, suggère que l’explication de la couleur de peau dérive, elle aussi, du peuple de la Torah, bien que dans quatre autres passages au moins (trois dans l’Histoire et un dans le Commentaire), il n’indique que des sources musulmanes. Nous avons déjà mentionné brièvement la première occurrence (ar. 1,196-197/angl. 1,365). Les deux autres interviennent au cours de la section évoquant la généalogie des Noachides. L’une d’entre elles est en fait étroitement apparentée au passage repris par d’Herbelot et Galland et cité par Calmet :

22

D’autres, outre Ibn Ishaq, ont dit que Noé pria pour que de Sem descendent les prophètes et les apôtres, et qu’il pria pour que les rois soient de la postérité de Japhet. Il commença avec la prière en faveur de Japhet, et ce faisant lui donna préséance sur Sem [sic]. Et il pria pour que soit altérée la couleur de Cham et que ses descendants soient esclaves des enfants de Sem et de Japhet.
Il est dit dans les livres que Noé adoucit plus tard son cœur envers Cham et qu’il pria pour qu’il trouve compassion auprès de des frères. Il pria aussi pour certains des enfants de ses enfants – pour Kush b. Cham et Gomer b. Japhet b. Noé. Il en fut ainsi parce que certains de ses petits-enfants grandissaient alors que Noé s’avançait dans la vieillesse, et qu’ils le servaient comme l’avaient fait les fils de ses entrailles. Et c’est pourquoi il pria pour eux (ar. 1,215/angl. 2,14).

23On aura remarqué que le « noircissement » instantané et intégral de Cham et de sa postérité tel que le rapportent d’Herbelot et Galland et le propage ensuite Calmet, aussi bien que la proposition « cette sorte d’esclaves noirs est chérie & recherchée en tous lieux » sont absents du texte qui fait aujourd’hui autorité. De fait, la version d’Herbelot et Galland – diffusée dans toute l’Europe, comme Tabari – diffère dans certains de ses détails de celle que reprend l’édition de référence. Le fait n’est pas pour surprendre puisque d’Herbelot dépendait de la traduction latine d’une collection d’extraits de Tabari, l’une et l’autre constituées bien des siècles plus tard [16].

24Il n’en reste pas moins qu’à d’autres égards l’esprit, sinon la lettre, des ultimes propos de Tabari sur Cham est conforme à la lecture raciste que lui prêtent Dom Calmet et sa source :

25

Ceci est relaté par Damrah b. Rabi‘ah – Ibn ‘Ata’– son père : Cham engendra tous les noirs aux cheveux crépus, alors que Japhet engendra tous ceux qui ont la face large et les yeux petits, et Sem engendra quiconque est beau de visage et beau de chevelure. Noé pria pour que les cheveux des descendants de Cham ne croissent point derrière leurs oreilles, et pour qu’en tous lieux où sa postérité rencontrerait les enfants de Sem, elle leur soit asservie (ar. 1,223/angl. 2,21).

26Ces extraits révèlent au passage une subtile divergence de détail entre les récits fondés sur les sources musulmanes et ceux qui s’appuient sur la Torah ou son peuple. Lorsqu’il cite la Torah et ses variantes, Tabari dit généralement que Noé maudit (‘-l-n) l’objet de son courroux, mais, dans le cas des sources musulmanes, que Noé pria (d-‘-w) pour que soit puni cet objet de son courroux. Pour l’islam, il ne sied pas à un prophète de maudire.

27Récapitulons à présent la manière dont l’Histoire traite Cham, la malédiction, la couleur de la peau et la servitude. Le premier récit (ar. 1,196-197/angl. 1,365) évoque la pigmentation noire, résultat de la prière de Noé; la servitude est absente; et les fondements musulmans assurés. Le second (ar. 1,199/angl. 1,368), qui rend noirs de peau les descendants de Cham, sans référence à Noé ni à l’esclavage, trouve aussi un substrat islamique assuré. Le troisième (ar. 1,200/angl. 1,370), qui ne mentionne ni peau de couleur ni esclavage, a une chaîne de tradition forte. Le quatrième (ar. 1,211-212/angl. 2,11), qui mentionne la couleur noire de la peau, conséquence, semble-t-il, de la prière de Noé, ne dispose que d’un fondement islamique mal assuré qui remonte au très douteux Wahb b. Munabbih, et l’esclavage n’y figure pas. Mais ce quatrième récit, de façon ambiguë, pourrait aussi avoir pour origine le « peuple de la Torah », source du cinquième récit (ar. 1,212/angl. 2, 11-12), qui ne traite que de la servitude, conséquence d’une malédiction, sans allusion à quelque pigmentation de la peau. Le sixième récit (l’avant-dernière de nos citations), qui combine couleur de peau et esclavage, laisse relativement indéterminée la question des sources, puisqu’il fait référence à « d’autres, outre Ibn Ishaq » et à ce qui « est dit dans les livres », mais il semble viser des sources musulmanes. Quant au septième récit (la dernière de nos citations), il se voit attribuer un solide fondement musulman tout en croisant couleur de peau, esclavage et affirmation de la domination des fils de Sem sur ceux de Cham. Dans l’un et l’autre cas, c’est une prière, et non une malédiction, qui provoque la punition de l’objet du courroux de Noé. De tous ces récits, globalement, se dégagerait une propension à en appeler à des sources non musulmanes pour l’esclavage, et musulmanes pour la couleur de peau. Cette tendance n’est néanmoins pas systématique, comme le montrent les deux derniers exemples. Il reste que le flou qui subsiste dans le dernier cas laisse ouverte la question de ses origines.

Les sources musulmanes de Tabari

28Il convient donc de poursuivre l’enquête sur ces « autres » et ces « livres » que mentionne Tabari. Avant lui, quatre auteurs musulmans ont abordé l’« affaire Cham et Noé », soit, par ordre plus ou moins chronologique : Ibn Hisham (mort vers 830), Ibn Sa‘d (mort vers 845), Ibn Qutayba (mort en 889) et Ya‘qûbî (mort en 891/892) [17]. Le plus ancien, Ibn Hisham, lie la désobéissance de Cham sur l’arche – le fils enfreint l’interdit de toute relation sexuelle – à la naissance, qui en résulte, d’un fils noir, nommé Kush [18]. Le terme désignant ce rejeton, ghûlam, est remarquablement ambigu : il peut signifier « jeune homme » ou « garçon », mais aussi « esclave » ou « serviteur ». Et c’est non une malédiction, mais une prière de Noé qui entraîne la peau noire de ce rejeton. Le récit est attribué à l’autorité contestable de Wahb.

29Il n’en va pas de même, en revanche, dans l’œuvre d’Ibn Sa‘d [19], qui ne mentionne ni colère de Noé contre Cham (prière ou malédiction) ni esclavage ni explication de la couleur de la peau. Alors que diverses autorités musulmanes font de Cham le père des Éthiopiens et d’autres populations à peau sombre, le Cham d’Ibn Sa‘d engendre des peuples qui ne répondent pas à cette description. Les deux Chamites qui retiennent son attention sont en effet le maître de Babylone, Nemrod (fils de Kush, fils de Canaan, lui-même fils de Cham), et Canaan, qu’Israël fait déchoir de sa domination sur la Palestine (Cham). Cette généalogie diffère de celle de la Bible puisque Kush est ici le fils, et non le frère, de Canaan.

30Ibn Qutayba, pour sa part, introduit avec ingénuité un élément important commun aux récits juifs et chrétiens : Noé était ivre [20]. Noé était, d’après le Coran, un prophète de cette lignée qui culmine avec Mahomet; il participe donc de la vertu particulière propre à cette catégorie d’hommes exceptionnels. C’est là un principe essentiel à l’islam. Or cette vertu inclut l’abstinence, outre le refus de la malédiction. On a là, selon nous, le seul texte des premiers temps de l’islam qui admette la mention de l’ivresse de Noé dans la Genèse. Bien entendu, reconnaissance vaut simultanément défiance. C’est un nouvel exemple de ce mode équivoque d’appropriation qui caractérise l’usage des sources juives dans l’islam de cette époque. Faire dériver ce récit de la Torah, c’est lui affecter un point d’interrogation. Dans la mesure où Ibn Qutayba ajoute à la mention de cette source contestable le fait de situer l’ivresse de Noé au début de la rencontre avec Cham, il signale plus nettement encore que Tabari le caractère douteux de ce qui suit. La vision de sa nudité par Cham met Noé en colère. À partir de là, le récit, plus encore que l’Histoire de Tabari, diverge dans le détail de son original biblique. En effet, alors que le corpus de Tabari fait explicitement de Canaan et de Cham les victimes de la malédiction de Noé qui les voue à la servitude, Ibn Qutayba en fait peser le fardeau sur le seul Cham. Canaan n’est plus impliqué que par la kunya (nom filionymique) qui désigne Cham : Abu Kan‘ân, « Père de Canaan ». Et l’esclavage des Chamites résulte de la malédiction de Noé, non de sa prière. Dans tout ce passage, point de couleur de peau. Elle surgit en revanche avec force dans celui qui suit immédiatement (p. 26), et qui est imputé à Wahb. Dans ce second récit, manquent aussi bien l’esclavage que la malédiction : Noé prie pour que Cham et sa progéniture deviennent Noirs. À cela Ibn Qutayba ne donne aucune raison explicite, mais il en suggère une par la manière dont il a précédemment rendu compte de la Torah. À cette histoire, Ibn Qutayba ajoute en effet un autre élément inédit. Une fois noirs de peau, Cham et sa famille partent s’installer au bord de la mer, où ils se nourrissent exclusivement de poisson : leurs dents deviennent aussi pointues que des aiguilles. Et l’origine de ces Noirs ichtyophages aux dents d’aiguille fournira un peu plus loin une piste précieuse pour remonter le fil d’une influence inconnue subie par Ibn Qutayba.

31Le dernier des récits antérieurs à Tabari a tout l’air d’une version pieusement censurée de ce que nous avons rencontré jusqu’à présent : non seulement al-Ya‘qûbî ne cite pas ses sources, mais il passe sous silence tout détail inconvenant. Dans son Histoire, point de Torah, ni de référence à Wahb; point d’ivresse (quoique Noé plante bien une vigne féconde) ni de malédiction de Cham; pas l’ombre d’une peau noire, ni d’un esclavage [21]. Cham se gausse de la nudité de son père, que couvrent les bons fils, Sem et Japhet. Puis, sans explication, Noé prie contre (da‘â ‘alâ) Canaan, sans autre effet que quelques coupables activités musicales.

32Ces réélaborations musulmanes de l’histoire de Cham et de Noé au IXe siècle, culminant avec l’Histoire de Tabari au Xe, obéissent à une structure complexe. Globalement, les aspects les plus difficiles de la question – malédiction versus prière, esclavage, châtiment par la couleur de la peau – sont attribués à des sources moins dignes de foi : c’est à la Torah que remonte la malédiction de l’esclavage; c’est au contestable Wahb que remonte le châtiment de la noirceur de l’épiderme. Si Tabari, au Xe siècle, cite bel et bien des sources musulmanes fiables, sur ces mêmes points, il tente cependant d’atténuer leur impact en transformant ce qui était, dans la Torah, la malédiction de Noé en une prière à Dieu du prophète Noé du Coran. C’est pourtant Tabari qui introduisit l’idée – absente des textes du IXe siècle – que les enfants de Sem doivent partout asservir ceux de Cham. Il indique ainsi un durcissement progressif des préjugés raciaux, alors même qu’il essaie de les combattre en évoquant une prière, aux fondements textuels très vagues, qui appelle à la compassion. L’examen de quatre des « livres » du IXe siècle où l’on aurait pu imaginer que Tabari avait trouvé cette improbable compassion, montre qu’ils ne contiennent pas l’ombre d’une sympathie de ce genre. D’où l’hypothèse qu’elle relève de sa propre invention. Sur cette gêne ambivalente éprouvée par Tabari face à la malédiction, gêne que trahit aussi son Commentaire, il faudra revenir à propos de l’« universalisme humaniste ».

Les autres peuples du Livre

33À l’évidence, certains musulmans du Xe siècle se passaient désormais du douteux Wahb et du peuple de la Torah pour étayer leur interprétation dirigée contre les Noirs de la rencontre entre Noé et Cham. Pourtant, la persistance des allusions faites à ces sources plus anciennes incite fortement à se demander dans quelle mesure les Grandes Bibles avaient contribué à nourrir les diverses affirmations que leur prêtaient, directement ou non, les musulmans. Bien entendu, les Grandes Bibles juive et chrétienne étaient la condition sine qua non de la généalogie entière attribuée par l’islam à Noé, puisque le Coran n’en disait mot : il évoque Noé, le Déluge, l’Arche et la destruction du monde, mais non la rencontre sous la tente. Le rôle considérable des Grandes Bibles pré-islamiques apparaît donc ici dans toute sa clarté. Le Coran, qui ne pouvait exister à part, se trouvait toujours enchâssé dans un réseau complexe d’interactions entre traditions scripturaires, conservées à l’intérieur de genres fort divers (de type oral ou écrit), aux sources elles aussi très diverses. Le Nouveau Testament chrétien se rattachait explicitement aux Écritures hébraïques, alors que le Coran se raccordait implicitement à ses prédécesseurs, au sens large. C’est ce processus d’interaction scripturaire dans l’histoire de Cham qu’il convient d’examiner à présent.

Le peuple de la Torah

34Esclavage et couleur de peau : tels sont les deux éléments distincts, souvent – quoique non systématiquement – combinés dans les textes islamiques étudiés jusqu’ici. Wahb, en outre, insère régulièrement l’interprétation d’éléments présents dans la littérature rabbinique, alors que la Torah, selon l’islam, est une interprétation du Pentateuque. Le caractère systématique de cette structure est remarquable. Pour autant, les versions musulmanes ne recouvrent pas exactement les affirmations juives, même si elles en constituent des lectures possibles.

35La Bible elle-même, au sens strict, ne dit mot de la couleur de peau des fils et petits-fils de Noé. Le Livre de Jérémie, l’une des sections les plus récentes du noyau central des Écritures, fait bien une allusion oblique à la peau caractéristique de Kush, l’un des rejetons de Cham, mais, même dans cette unique occurrence (13,23), la question de la couleur n’est pas explicite. Elle reste absente de la littérature dite apocryphe et pseudo-épigraphique composée entre 300 avant J.-C. et 100 après J.-C. environ, qui développe les récits de la Genèse; absente aussi des rouleaux de la mer Morte [22], des textes de Flavius Josèphe et de Philon d’Alexandrie.

36C’est à une date plus tardive, dans les débuts de la littérature rabbinique, que l’on voit surgir la question. Les autorités rabbiniques, qui s’épanouissent entre la fin du IIIe et le début du IVe siècle, sont créditées des premières tentatives pour lier le comportement de Cham à la couleur de sa peau. Il est certes difficile d’établir la date exacte de ces propos, puisque les œuvres où ils apparaissent – traité Taanit dans le Talmud de Palestine, traité Sanhédrin dans le Talmud de Babylone et Genèse Rabbah – furent en fait rédigées plusieurs siècles plus tard, probablement avant l’émergence de l’islam. Qu’ils figurent dans le Talmud, corpus principalement juridique, ou dans le Midrash, à visée largement homilétique et exégétique, ils relèvent de la Haggadah, autrement dit de la spéculation et de la recherche sur le sens de l’Écriture, qui témoigne d’une imagination débridée et multiplie allusions et fausses pistes. Pris à la lettre, les propos des premiers textes talmudiques et midrachiques sont, de fait, obscurs et ambigus. Tout repose sur deux phrases clés, qui interviennent dans trois passages différents [23]. Dans les sources les plus anciennes (le Talmud de Palestine et la Genèse Rabbah), Cham, pendant le Déluge et l’errance de l’Arche, enfreint l’interdit de commerce charnel et en est ainsi châtié : « Ham yatsah mefuham » (nous soulignons), à savoir, littéralement, « Cham en sortit charbonné ». Dans l’autre source (le Talmud de Babylone), la même faute lui vaut d’être « châtié dans sa peau » (laqah be-’oro). Le plus ancien des récits musulmans conservés, celui d’Ibn Hisham propose, reprenant Wahb, une version assez similaire, à cette notable différence près que la version arabe ajoute de façon ambiguë la possibilité d’un esclavage résultant de cette transgression. La troisième occurrence (la Genèse Rabbah encore) reprend le même jeu de mot « Ham... mefuham », mais dans un contexte différent. La punition est liée à ce qu’ont fait Cham et Canaan à leur père sous la tente. Et Noé explique à Cham la conséquence de son épouvantable méfait : « Le fruit de ta semence sera laid et charbonné ».

37À deux reprises donc, les rabbins usent du même jeu de mots : Ham... mefuham, « Cham en sortit charbonné ». La signification exacte de ce jeu de mot reste obscure. La carbonisation est-elle à prendre au sens littéral ? Ê tre mefuham est-il l’équivalent de « se consumer de honte » ou bien vraiment de « en sortit la peau noire », comme le prétendent les traductions modernes ? De multiples indices font préférer la signification allégorique à la couleur de la peau. Premier indice, une illustration presque contemporaine, qui figure dans une bible grecque datant au plus tard du VIe siècle et d’origine syrienne, la Genèse de Vienne[24]. On a décelé dans les illustrations de ce manuscrit de nettes influences rabbiniques. De fait, c’est au passage cité supra de la Genèse Rabbah que l’on fait remonter la source de cette image de Cham, accompagné de son complice Canaan [25]. Mais, sur cette image, ni Cham ni Canaan ne sont noirs, quoique tous deux apparaissent « consumés de honte ». Second indice : une source juive plus tardive, peut-être irakienne ou yéménite, remontant au IXe siècle environ, corrobore l’absence de peau noire chez Cham et sa postérité. Il s’agit du Pirke de Rabbenou ha-Kadoch, qui explique un vers du traité du Sanhédrin dans le Talmud de Babylone : laqah be-’oro (châtié dans sa peau). Si l’on avait universellement vu dans mefuham une référence à la peau noire de Cham, alors « châtié dans sa peau » eût été compris de manière similaire. Or, cela ne va pas de soi, puisque c’est une autre glose qui figure ici, à savoir « Kush sortit de lui [Cham] » (yatsah mi-menou Kuch). Cette interprétation était à ce point admise dans une partie du monde islamique qu’au XVIe siècle, un scribe juif yéménite alla jusqu’à inscrire dans le texte du Sanhédrin la glose suivante : « laqah be-oro ve yatsah mi-menou Kuch she mechouneh be-oro », c’est-à-dire « il fut châtié dans sa peau et Kush, qui de peau est différent, sortit de lui ». Cette idée d’une peau de couleur différente apparaissait aussi dans Rabbenou ha-Kadoch. Si l’une et l’autre sources avaient considéré tous les Chamites comme noirs, il eût été difficile de faire de l’épiderme le signe distinctif de Kush. En d’autres termes, pour autant du moins que l’on ait vu dans ces expressions une référence à la couleur de peau, elles ne peuvent s’appliquer qu’à un seul des quatre fils de Cham. On notera au passage que, dans la tradition manuscrite ashkénaze du Talmud, cette interpolation est absente, bien qu’elle intervienne dans le commentaire (jouissant d’une grande autorité) attribué à Rachi de Troyes (fin du XIe ou début du XIIe siècle). Et l’un des manuscrits du Sanhédrin va jusqu’à omettre l’intégralité de la section où figure la mauvaise action de Cham [26].

38Ainsi que le montrent les sources juives et musulmanes, l’identité de Kush joue un rôle essentiel dans l’attribution d’une couleur particulière aux Chamites. Le nom « Kuch » est attesté dans des textes égyptiens et persans anciens, où il renvoie aux peuples de la vallée méridionale du Nil, région qui, grossièrement, correspond aujourd’hui au sud de l’Égypte et au nord du Soudan. L’identification moderne à l’Éthiopie remonte peut-être à la traduction grecque de la Bible (version dite des Septante, IIe siècle avant J.-C.), ou à Flavius Josèphe deux siècles plus tard, bien que, dans le monde hellénistique et l’Europe médiévale, le concept d’Éthiopie ait été généralement beaucoup plus large, puisqu’on la faisait s’étendre parfois d’est en ouest sur toute la largeur de l’Afrique, voire jusqu’en Arabie et en Inde [27]. Sur ce patronyme comme sur les autres termes qui désignaient, dans le Proche-Orient ancien, les peuples à peau noire habitant les régions sahariennes et sub-sahariennes, on soulignera qu’à l’inverse de leurs équivalents grecs et latins ils n’associent nullement l’identité à la couleur de peau [28]. Selon la mythologie classique, « Éthiopien » signifiait celui dont la peau est brûlée par le soleil, conformément à l’ancienne théorie grecque des climats, pour qui les régions centrales du globe, autour de l’Équateur, étaient trop chaudes pour permettre la vie humaine : quiconque s’en approchait risquait de griller ou du moins, de devenir noir. Telle est l’étiologie grecque la plus courante des différences de couleur de peau. Les anciens habitants du Proche-Orient n’ont rien inventé de semblable : vivant plus près de l’Équateur que les Grecs, ils ne pouvaient, au vu de leur propre expérience de la région, admettre une telle affirmation. Néanmoins, l’émergence de l’influence hellénistique sur la culture du Proche-Orient aidant, cette théorie, et son insistance sur les relations entre climat et identité ethno-géographique, en vint à rencontrer un écho toujours plus large. Ce phénomène est particulièrement net chez les géographes musulmans, qui s’inspirèrent en la matière des systèmes grecs et persans.

39L’influence des géographes grecs est particulièrement marquée dans le traitement que réserve Ibn Qutayba aux « mangeurs de poisson », dont le régime alimentaire intrigua à ce point les auteurs classiques qu’il en vint à définir leur identité par le nom d’« Ichtyophages ». Une source ancienne, attestée dans la littérature byzantine contemporaine d’Ibn Qutayba, les décrit en des termes fort similaires aux siens, fournissant ainsi l’arrière-plan de ses commentaires. Dans sa description de la mer Rouge (intitulée, dans le monde classique, Sur la mer Érythréenne), Agatharcide de Cnide ( IIe siècle avant J.-C.) fait figurer les « Mangeurs de poisson » parmi les riverains : réduits à la famine faute de poisson, ces derniers choisissaient au milieu de vieilles arêtes les plus juteuses et les plus fraîches, « brisant les unes sur la roche, et écrasant les autres entre leurs dents [29] ».

40La littérature rabbinique ancienne ne trahit aucune influence hellénistique de ce genre. Une théorie des climats qui aurait assimilé tous les descendants de Cham à des Noirs heurtait de plein fouet les principes de l’ethno-géographie biblique et proche-orientale. Interpréter mefuham et laqah be-oro dans le sens d’une peau noire étendue à tous les Chamites aurait en effet classé parmi les Noirs non seulement Cham et Kush, mais aussi les autres fils ou frères de ceux-ci mentionnés dans Genèse 10, y compris l’Égypte, et surtout Canaan.

41Or, pour les juifs plus encore que pour les chrétiens, et à la différence des musulmans, Canaan, dont le texte fait l’objet de l’ire de Noé, disposait d’une identité parfaitement définie, qui n’avait que faire de la carnation. La Bible, qui pourtant n’a de cesse d’accabler les Canaanites, ne fait pas la moindre allusion à une particularité physique qui viendrait s’ajouter à leurs déviances morales et théologiques. C’est peut-être, comme le suggèrent certains archéologues aujourd’hui, parce que culturellement, linguistiquement, ethniquement, mais non religieusement, ils étaient identiques aux Israélites. Dans le judaïsme rabbinique, le Canaanite continue de jouer un rôle mythologique et juridique important. Il devient l’un des archétypes des ennemis d’Israël, le rival qui lui dispute la terre, mais, là encore, sans l’ombre d’une allusion à sa peau. Dans le discours juridique, la fonction d’archétype du non-Israélite s’incarne dans un couple antithétique, esclave hébreux/esclave canaanite. La Michnah, premier code juridique systématique après la Bible, rédigée vers le IIe siècle après J.-C., distingue entre deux catégories de sujétion. L’esclave hébreux relève d’un contrat synallagmatique; l’esclave canaanite, conformément à de nombreuses références bibliques non limitées à Genèse 9, est soumis au droit des biens meubles. Étant donné le petit nombre de Canaanites dans cette situation en Palestine au IIe siècle de notre ère, et leur nombre plus réduit encore en Mésopotamie quelques siècles plus tard, au moment et à l’endroit où la Michnah se transforma en Talmud, le nom de « Canaanite » a pu devenir la désignation officielle de tous les esclaves non juifs appartenant à un juif, quelle que fût leur origine. Ainsi que l’a montré Orlando Patterson dans son magistral Slavery and Social Death, on a plus d’une fois inventé une fausse généalogie, ou une fausse appartenance à un groupe étranger, créant ainsi une division artificielle à l’intérieur d’un même peuple ou de peuples très proches, afin de justifier la distinction entre maître et esclave [30].

42Le concept de Canaanite, très élaboré dans la Bible et la littérature rabbinique, ne revêtait pas la même importance pour l’islam, dans la mesure où il ne répondait pas à un besoin théologique ou socio-économique. Canaan est absent du Coran et ces clauses particulières de la Michnah ne trouvent aucun écho dans la Shari‘a (loi islamique). Une seule exception : Ibn Sa‘d fait une référence spécifique à Canaan et à la perte de la terre de Palestine, vestige de la conception biblique de la rivalité entre Cananéens et Israélites, mais, fort significativement, il passe sous silence malédiction, peau noire et esclavage. À la différence d’Ibn Sa‘d, la plupart des musulmans étudiant les compilations de Tabari et de ses prédécesseurs devaient lire les passages issus de Wahb et du peuple de la Torah sans leur associer un instant des questions territoriales de ce genre et en en tirant des conclusions différentes sur l’appartenance des personnages concernés à tel ou tel peuple.

43Les sources rabbiniques les plus anciennes suggèrent donc que Cham se rendit coupable de divers actes de mauvaise conduite. Et le châtiment adopta lui aussi des formes variées, dont la plus grave, et la seule explicitement mentionnée dans la Bible, est la réduction des Canaanites en esclavage. Le second châtiment, post-biblique, est un « noircissement » tantôt allégorique, tantôt littéral. Je soutiendrais volontiers que la version allégorique s’applique à Cham et à l’ensemble de sa postérité, tandis que la version littérale est réservée à Kush.

44La littérature rabbinique n’associait pas nettement ces deux châtiments, dont l’esclavage était à l’évidence le plus grave. Quant à la couleur de la peau, si, comme punition allégorique, elle heurte incontestablement la sensibilité moderne – en particulier lorsqu’elle se concentre sur Kush –, elle n’impliquait guère de réprobation morale. Elle équivalait, comme le suggère le commentaire midrachique du IXe siècle, à « différent ». En outre, du fait du peu d’importance accordée à la transmission héréditaire, méconnue avant Gregor Mendel, ainsi que des autres barrières épistémologiques qui endiguaient le racisme endémique dans les cultures anciennes (question que nous avons abordée ailleurs), les conséquences d’une affirmation de ce genre sur la suite des générations se trouvaient de facto limitées [31]. On constate ainsi, dans la Bible et la littérature rabbinique, que si le Kushite, d’après Jérémie, ne peut changer de couleur de peau, la carnation de son fils, Nemrod, n’est jamais mentionnée. À la différence de certains exemples islamiques, couleur de peau et esclavage ne sont pas clairement liés dans la littérature rabbinique classique.

45Reste que ces passages, ambigus, suscitent de multiples interprétations. Il n’y a rien d’étonnant à ce que juifs, chrétiens et musulmans des temps anciens, aussi bien que les érudits modernes, s’y soient laissés entraîner. Les musulmans, qui souhaitaient légitimer le trafic d’esclaves africains mais ne disposaient pas, dans leur tradition, du soutien que pouvait apporter la littérature scripturaire et rabbinique, pouvaient raisonnablement l’emprunter en guise de justification. C’est ainsi, que chez Ibn Hisham, la transgression de l’interdit en vigueur dans l’Arche déboucha sur une progéniture (Kush) non seulement noire, comme le suggère la Haggadah, mais aussi esclave. Les chrétiens, avant de s’engager massivement dans le même trafic, n’avaient guère de raison de faire de même. Sur sa compréhension de l’histoire de Cham, chaque religion fit peser non seulement les principes d’ethno-géographie et la culture constitutifs de sa vision du monde, mais aussi une nécessité d’ordre socio-économique : justifier pour ses fidèles la réduction en esclavage de certains de leurs frères humains.

Origène à l’origine ?

46Mais les musulmans étaient-ils vraiment les premiers à associer sans ambiguïté, sinon systématiquement, Cham, ses descendants, la couleur de peau et l’esclavage ? Une source fort importante, jusqu’ici négligée, et bien antérieure aux textes musulmans ou juifs analysés supra, s’avère éclairante. L’ouvrage a pour auteur Origène, l’un des principaux Pères de l’Église, qui le composa probablement entre 225 et 230, après avoir quitté une Alexandrie hostile pour Césarée, le plus grand port de Palestine. Soit bien des siècles avant que fussent achevés les autres textes abrahamiques.

47C’est dans la traduction latine de Rufin d’Aquilée (Gaule, vers 403-405), puisque l’original grec de l’homélie XVI sur la Genèse est perdu, que nous trouvons ce passage :

48

Pharao vero aegyptium populum facile sibi in servitutem redegit, nec scribitur quia cum vi hoc fecerit. Proclives enim sunt Aegyptii ad degenerem vitam et cito ad omnem famulatum decidunt vitiorum. Respice ad originem generis et invenies quod pater eorum Cham, qui nuditatem riserat patris, hujuscemodi sententiam meruit, ut filius ejus Chanaan servuus esset fratribus suis, quo in eo nequitiam morum argueret conditio servitutis. Non ergo immerito ignobilitatem generis decolor posteritas imitatur (souligné par nous) [32].

49Comment saisir ce que dit Origène à travers les mots de Rufin ? À l’évidence, « genus », « race » n’avait pas alors le même sens qu’aujourd’hui, et doit ici être traduit par « peuple », « lignée ». Que faire de « decolor » ? Le terme pouvait signifier « noir » en latin classique, bien que la traduction française de référence, contrairement à son pendant anglais, évite soigneusement cette acception et lui préfère « flétrissure ». S’agit-il par conséquent d’une considération morale (si l’on choisit la version française) ou d’une affaire de couleur de peau (parti pris plus immédiat de deux traductions anglaises) ? L’affaire est sujette à interprétation. Si l’on souhaite intenter un procès pour racisme aux Pères de l’Église, comme on l’a fait pour d’autres sujets, c’est là une pièce à conviction de premier choix.

50Le plus étonnant est que ce passage ait pu être aussi longtemps négligé. Pourquoi donc Calmet n’invoque-t-il pas Origène pour appuyer la thèse d’une malédiction qui, pour l’ensemble des Chamites, déboucherait sur un changement de couleur et l’esclavage ? Pourquoi être allé chercher une source musulmane ? Parmi les réponses possibles, on pourrait imaginer que le magistère de l’Église n’avait jamais eu recours à Origène sur ce point parce qu’il ne répondait à aucun besoin ni dans l’Antiquité ni au Moyen  ge. Or, si Dom Calmet n’était pas de ces clercs du XVIIIe siècle prompts à inventer une nouvelle interprétation à partir d’une source chrétienne ancienne (voilà qui sentait bien trop son protestant), il était suffisamment homme des Lumières pour emprunter une explication à un musulman. La philippique homilétique d’Origène contre les Égyptiens corrompus – c’est-à-dire les Égyptiens païens dont, en tant que chrétien d’origine égyptienne, il se distinguait formellement – résultait peut-être de sa fureur contre un peuple qui avait tué son père. Inversement, des siècles après la conversion de l’Égypte au christianisme, les Pères de l’Église n’avaient plus aucune raison d’insister sur la corruption servile et « noircie » de son peuple. Aussi l’interprétation d’Origène fut-elle dépassée par les événements. Dans l’exégèse et l’iconographie chrétiennes à l’époque suivante, les questions afférentes à l’esclavage et à la couleur de Cham ne suscitèrent guère l’attention (pour la première), voire pas du tout (pour la seconde). Et, de fait, c’est en se fondant sur l’histoire d’Esaü, et en s’inspirant du philosophe juif hellénisé Philon d’Alexandrie, qu’Ambroise, Père de l’Église de la fin du IVe siècle, élabora sa théorie de l’origine biblique de l’esclavage [33]. Il faut attendre – nous l’avons constaté – le XIXe siècle pour qu’un artiste chrétien fasse de Cham un Noir, et même son fils Kush, que traducteurs et commentateurs ont longtemps identifié à l’Éthiopie classique (peuple étymologiquement brûlé par le soleil), était d’ordinaire indiscernable des autres descendants de Noé et ne connut jamais la servitude [34].

51C’est sur un tout autre aspect, plus allusif, que se concentrèrent exégètes et artistes : ce que Cham fit ou non à Noé [35]. De fait, Noé jouissait aux yeux des premiers chrétiens d’un tout autre prestige que Cham : à l’évidence, il avait sauvé l’humanité lors du Déluge, mais il préfigurait aussi Jésus-Christ. À la différence du sort que connut le passage sur les descendants « noircis » de Cham, les autres analyses d’Origène sur la question, en particulier celle où il fait de Jésus un Noé spirituel et de l’arche l’Église du Christ, servirent de fondement à la conception proprement chrétienne de l’épisode de Noé et du Déluge [36]. Ce Noé figure du Christ déboucha sur un trait aussi peu convenable que mal compris de l’iconographie chrétienne, que l’on retrouve du VIe au XVIe siècle au moins, de la Genèse de Vienne jusqu’aux fresques de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange : Noé nu, ses genitalia exhibés. Si la première vision de Noé dénudé avait attiré sur Cham les foudres de la malédiction, pourquoi donc les artistes chrétiens ont-ils si obstinément exposé les spectateurs au même péril ? La cause n’est pas à rechercher du côté d’une imagination artistique débridée mais d’un mystère essentiel au christianisme. La mise en évidence des pudenda de Noé anticipait celle du sexe du Christ à la Renaissance, qui, ainsi que l’a démontré Leo Steinberg, visait à souligner la parfaite incarnation du Fils de Dieu [37]. Origène, avec le succès que l’on sait, avait fait du Christ un Noé spirituel; il s’ensuivait que Noé était un Christ charnel. Malheureusement, sur la rencontre de Cham avec Noé ivre planait le soupçon que le fils avait violé ou mutilé le père. À partir du IIIe siècle, les Pères chrétiens s’efforcèrent donc avec une belle constance d’éliminer toute allusion à un viol ou une castration, mais le premier était déjà patent dans la Bible et la seconde était apparue au moins une fois chez l’un des premiers Pères ainsi que dans la littérature rabbinique [38]. La question de la castration était particulièrement sensible dans l’Église primitive, puisque certains – et peut-être le célèbre eunuque Origène en personne – avaient fait des paroles du Christ dans Matthieu 19,12, un éloge des « eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des Cieux », non point une métaphore du célibat, mais une justification de l’acte pris au sens littéral [39]. Exposer Noé dans l’intégralité de sa virilité constituait donc une preuve contre la sacralisation hérétique de la castration.

Tabari après Tabari

52Mutatis mutandis, le texte de Tabari connut un sort semblable à celui d’Origène chez les chrétiens : la plupart des versions et traductions de son Histoire, c’est-à-dire ce qui résume la signification de Tabari pour la plus grande partie du monde musulman, omettent ou minimisent le récit de l’asservissement de Cham. Elles laissent par là même imaginer que les signaux complexes et mêlés de Tabari quant à la valeur douteuse des Israiliyyat avaient eu l’effet escompté. La version persane abrégée du T’arîkh que rédigea Muhammad Bal‘ami au Xe siècle était fort connue, et son succès dépassa même celui de l’original dans le monde musulman. Elle fut ensuite traduite en turc et même en arabe, langue de l’original. Cette version persane abrégée se présente sous deux formes, aujourd’hui publiées : la plus ancienne, conservée dans plusieurs manuscrits actuellement conservés dans des collections européennes, n’a pas été pas publiée en persan, mais fut partiellement traduite en français par Louis Dubeux et finalement complétée par Hermann Zotenberg [40]. Une version postérieure, un peu plus courte, largement fondée sur des manuscrits conservés en Iran, fut éditée par Muhammad Taqi Bahar [41]. Significativement, aucune ne mentionne l’asservissement de Cham et de ses descendants.

53Ce point commun mis à part, les deux textes persans divergent. L’édition Bahar, la plus récente, ne comporte ni malédiction, ni méfait d’aucun des fils. Dénuée de tout commentaire particulier, elle fait de Cham le père des Noirs, Éthiopiens, Zanj, hindous et incroyants, ainsi que des rois et des tyrans. De la souche de Japhet sont issus les Turcs, les Slaves, Gog et Magog, « et bien d’autres » – formule fréquemment répétée dans l’original arabe. La version la plus ancienne et la plus longue (celle de Dubeux et Zotenberg) propose la même généalogie de Japhet, mais se borne à dire globalement de la descendance de Cham qu’elle est noire. Elle comporte en revanche des détails sans équivalent ailleurs et hautement significatifs : la vision de la nudité paternelle est imputée à la fois à Cham et à Japhet ! Tous les deux manquent à couvrir Noé lorsque le vent dénude ses parties intimes, et tous les deux se moquent de lui. Quant au châtiment afférent, il se manifeste cette fois par une altération de leur semence : la descendance de Cham et les fruits portés par sa terre deviendront noirs, de là le raisin noir; quant à Japhet, sa postérité comptera, la liste déjà citée. Le racisme en son âge d’or eût sans doute trouvé le châtiment inégal. Mais, en fait, ces descendants de Japhet n’étaient pas plus recommandables, et, à bien des égards, pires que les Chamites. Quant à la version turque imprimée, comme les versions persanes, elle omet l’esclavage. Cependant, à la différence de la tradition musulmane dominante, elle laisse entendre que les Chamites pourraient aussi bien être noirs que blancs [42].

54De façon tout à fait remarquable, la version Tabari de la malédiction la plus diffusée en Occident n’est pas la plus répandue dans le monde islamique. Il est significatif que la version de Dom Calmet ne coïncide ni avec l’édition du texte persan ni avec la version turque, puisqu’elle inclut l’esclavage. De ce fait, elle est plus proche, mais non identique à l’original arabe, inconnu en Europe, il faut le souligner, jusqu’au XIXe siècle, et le moins répandu au Moyen-Orient [43]. Fait extraordinaire, Dom Calmet et sa source orientaliste attribuent à Tabari un châtiment de Cham, l’esclavage, que ne comportent pas les versions les plus fréquemment conservées de cette source d’une telle influence.

55D’autres auteurs encore se garderont d’associer peau noire et servitude. Ibn Hawqal (milieu du Xe siècle), sans aborder directement la malédiction ou l’esclavage, remarque cependant que certains des rejetons de Cham qui avaient originellement la peau noire « devinrent blancs à cause de leur proximité avec le Nord [44] ». Si le Akhbar al-Zaman (fin du Xe -début du XIe siècle) indique bien que les « traditionnistes » affirment que Noé jeta sur Cham la malédiction de la noirceur de la peau et sur ses descendants celle de l’asservissement à Sem, le reste du récit ignore en revanche ces deux points [45]. Par ailleurs, si Zuhri (milieu du XIIe siècle) affirme que les descendants de Cham sont les « Noirs » (Sûdan), il ignore aussi bien l’esclavage que le courroux de Noé, et n’offre par conséquent aucune explication à la différence des couleurs de peau [46]. Quant à Yâkût (début du XIIIe siècle), il mentionne Cham sans évoquer ni malédiction ni servitude et n’associe pas explicitement Cham à la couleur noire, même s’il note que la population d’une ville qui devait son nom à un fils de Cham était majoritairement noire. Dans l’ensemble, ses commentaires sur la couleur de la peau n’ont rien de désobligeant [47]. De son côté, Dimachqui (fin du XIIIe -début du XIVe siècle), non seulement évite la question de l’esclavage, récusant explicitement les récits du courroux de Noé, qu’il mentionne pourtant, mais préfère une explication naturelle de la couleur de peau, en accord avec Ibn Hawqal [48]. Ibn Khaldun enfin (fin du XVe siècle) qui, lui aussi, rejette le lien causal entre malédiction et couleur de peau, affirme que, contrairement aux allégations des généalogues ignorants, la peau noire est absente de la Torah, et, d’accord avec Ibn Hawqal et Dimachqui, il en propose une explication naturelle. Il souligne pourtant que ce sont les descendants de Cham (et non le seul Canaan) qui, selon la Torah, sont voués à la servitude. Ailleurs, sans référence à la malédiction, Ibn Khaldun expose une étiologie climatique plutôt qu’héréditaire, mais bel et bien proto-raciste, à la vocation naturelle des Noirs à l’esclavage [49].

56Il y a donc dans la littérature islamique des exemples d’une origine maudite de la couleur de peau. C’est, pour se borner à quelques exemples d’une série très fournie, l’ire de Noé qui en est cause chez Qazwini ( XIIIe siècle) et, à une date plus tardive, dans les histoires des prophètes, un genre extrêmement répandu [50]. L’iconographie de Noé et de sa postérité vient rendre plus troubles encore les eaux peu limpides de cette histoire. Pas plus que dans les images juives et chrétiennes antérieures au XIXe siècle, il n’y a de Cham noir dans l’art islamique classique. Le premier Cham indubitable, inclus dans un silsilename (tableau généalogique des sultans) ottoman du début du XVIIe siècle, est blanc de peau, et en outre promu ancêtre d’un autre Blanc, le prophète arabe Salih [51]. Faut-il y voir la preuve que les Ottomans faisaient des Chamites des Blancs ? La version turque de Tabari ne permet pas de trancher.

57À l’issue de cette perspective cavalière sur les avatars de Cham dans l’imaginaire musulman après Tabari, une conclusion s’impose : quelle qu’en soit la raison – à laquelle ne sont peut-être pas étrangers les efforts déployés par ce dernier pour saper autant que pour transmettre l’interprétation de l’épisode du prétendu Wahb et du « peuple de la Torah », – on n’assiste pas à un dénigrement et à un asservissement clair et systématique du fils de Noé et de ses descendants. Alors que la question retenait davantage l’attention que dans les traditions juive et chrétienne, pour la bonne et simple raison que le monde islamique entretenait des relations plus étroites et continues avec l’Afrique sub-saharienne, elle aboutit aussi à des réactions plus complexes et contrastées. Peut-être est-ce dans un autre texte de Tabari qu’il convient de chercher la raison de cette relative retenue dont font preuve les musulmans dans leur hostilité à l’égard des Noirs. Il se trouve un autre récit pour proposer une vision remarquablement unitaire, mais qui, malheureusement, n’a pas connu le même succès que la première, pour une raison fort simple : au rebours de la légitimation du commerce des esclaves, la version humaniste n’a jamais aidé quiconque à faire fortune.

Un universalisme humaniste

58La description chez Tabari des différentes teintes de poussière dont Dieu pétrit Adam et d’une humanité aux couleurs diverses offre la plus noble des visions de cette triste histoire. Contrairement aux épisodes de Noé priant contre Cham ou le maudissant, qui ne figurent que dans l’Histoire – et seulement dans l’original, soit la moins diffusée de ses versions –, le récit humaniste revient, quant à lui, à trois reprises dans son œuvre.

59En premier lieu, Tabari l’intègre deux fois dans son commentaire de la Sourate II (31), où l’on voit Adam apprendre de Dieu « le nom de toutes choses ». Il tient si fort à mettre en valeur l’argument qu’il le place dans deux passages contigus, la première fois en se référant à une tradition digne de foi qui remonte au respectable Ibn Abbas :

60

Lorsqu’il fut envoyé prendre de la terre la matière d’Adam, l’ange de la mort la ramassa à la surface de la terre, et il en fit un mélange et il ne la prit point en un seul lieu; il en ramassa de la rouge, il en ramassa de la blanche et de la noire, et voilà pourquoi les êtres humains sont de diverses couleurs.

61Le second passage relève d’une source plus autorisée encore, le prophète Mahomet lui-même :

62

Dieu créa Adam d’une poignée [de terre] ramassée sur toute la surface de la terre. Et les enfants d’Adam sont advenus selon la terre : parmi eux les rouges, les noirs, les blancs et ce qui est entre-deux; parmi eux, les doux et les rudes, les mauvais et les bons[52].

63Cet épisode réapparaît dans l’Histoire (ar. 1,89/angl. 1,260-261), appuyée sur la même tradition remontant sans interruption jusqu’au Prophète. En revanche, le Commentaire ne mentionne nulle part la faute de Cham, malgré une référence – neutre – à Cham ancêtre des Noirs (al-Sûdan)[53]. Voilà qui concorderait avec l’histoire d’Adam pétri de poussières de diverses couleurs. Aux antipodes par conséquent d’une interprétation raciste des origines de la diversité humaine, Tabari brosse du premier homme un portrait à valeur universelle, celui d’un Adam qui réunit en lui toutes les facettes de l’humanité.

64Les autorités qui garantissent cette noble étiologie de la diversité humaine – Ibn Abbas d’abord, le Prophète ensuite – ne sont pas indifférentes. À l’inverse de Wahb ibn Munabbih, Ibn Abbas représente un maillon plus ancien qui permet à l’islam d’intégrer en toute sécurité les traditions juive et chrétienne, des autorités qui assuraient la légitimité d’une chaîne fiable de garants de la tradition (isnad), qui la leur garantissaient en retour. Mais, pour prévenir toute contestation éventuelle, l’histoire se répète avec un enchaînement de garants de la tradition plus solide encore, qui passe par toute une série de patriarches avant d’aboutir au Messager de Dieu lui-même. Contrairement aux histoires d’esclavage et de couleur de peau, aucune de ces chaînes de garants ne fait allusion au peuple de la Torah. Celui-ci n’en serait-il pas néanmoins la source ? Ce n’est pas à exclure.

65On connaît en effet des textes au contenu apparenté à ce que nous venons de lire. Parmi eux, la traduction exégétique de la Bible en araméen, que les spécialistes appellent le Pseudo-Jonathan, aussi bien que le récit du midrash Pirke de Rabbi Eliézer, qui lui est étroitement apparenté. Si tous deux sont approximativement datés des VIIe - VIIIe siècles, il y a accord général sur le fait que l’un et l’autre incorporent des matériaux plus anciens, avec des interpolations tardives qui font allusion à des événements des VIIe - VIIIe siècles impliquant Byzance et l’Islam. Lorsqu’elles commentent Genèse 2,7, certaines variantes textuelles – mais pas toutes – des deux sources décrivent les diverses couleurs de poussière dont le Seigneur a modelé Adam : rouge, noire (ou peut-être rouge foncé ou brune) et blanche [54]. Dans le Talmud de Babylone, incontestablement antérieur au développement de l’islam, Rabbi Meir formule une idée semblable : Adam est fait de la poussière du monde entier, sans mention de la couleur cependant [55]. Quant à 2 Enoch 30,13-14, dont l’origine n’est pas établie, ce texte indique que le nom d’Adam est tiré du grec, et renvoie aux quatre directions du monde. Autre tentative, donc, pour reconnaître l’unité de tous les hommes au sein d’un seul.

66Le témoignage de ces textes et variantes suggère que les tendances universalistes de Tabari, telles qu’elles apparaissent dans le commentaire de la Sourate II (31), auraient fort bien pu être attribuées au peuple de la Torah au même titre que les propos infamants sur la descendance de Cham. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Ce système d’attribution reflète chez Tabari et consort deux instincts d’ordre psychologique et moral : d’un côté, un souci de promouvoir l’universalisme et de rejeter les préjugés, et, de l’autre, la volonté d’imposer l’islam et de contrer les autres religions. En assignant le message le plus noble à l’isnad la plus digne de foi, les maîtres des hadiths, les commentateurs du Coran et les chroniqueurs s’efforçaient de soutenir la cause de l’égalité entre les hommes, l’une des doctrines les plus fondamentales de l’islam. Et, en assignant un message de valeur moindre à une chaîne de garantie moins fiable, ils s’efforçaient de combattre la thèse de l’inégalité humaine. Mais, dans cette construction – et le fait n’est pas sans ironie –, ils entraient dans une polémique contre une religion rivale, niant à l’Autre l’élévation d’esprit qu’ils cherchaient à cultiver au sein de l’islam. En d’autres termes, ce travail d’appropriation et de polémique eut, semble-t-il, pour effet d’intégrer les interprétations nobles et généreuses dans le noyau d’une tradition religieuse – en l’occurrence un commentaire sur le texte sacré –, et d’attribuer les interprétations viles et malveillantes à des sources étrangères tout en les introduisant dans des textes de genre moins intrinsèquement religieux – l’histoire en l’espèce. En termes psychologiques, on assiste donc à un phénomène de déni et de projection exégétiques.

67La Bibliothèque orientale, qui a joué un si grand rôle dans cette histoire, n’était pas, bien entendu, le plus célèbre des ouvrages d’Antoine Galland destinés à diffuser en Occident la sagesse orientale : Les Mille et une nuits, visant au pur plaisir, connurent un succès bien plus éclatant [56]. Depuis la publication de l’édition de Muhsin Mahdi, fondée sur le plus ancien manuscrit conservé (Syrie, XIVe siècle), nous mesurons mieux encore à quel point ce que l’Occident connaissait des Nuits, même par l’intermédiaire des manuscrits et éditions des XVIIIe et XIXe siècles, était en réalité créé pour un nouveau marché. Incontestablement, la comparaison des différentes versions des contes aux connotations érotiques et raciales les plus éclatantes suggère que, bien que nullement chaste et politiquement correct, le texte du XIVe siècle restait plus convenable que les versions libertines que l’on faisait circuler dans les salons londoniens et parisiens. Et de fait, la version européanisée des Nuits comporte un récit qui utilise la malédiction de Cham pour expliquer la couleur de peau des Noirs et les taxer d’inintelligence. Or ce récit, intitulé « The man of Yemen and his six slave girls » (« L’homme du Yémen et ses six femmes esclaves »), est absent du texte du XIVe siècle. Faut-il alors voir dans la représentation de Tabari proposée par Galland le résultat d’une nouvelle contamination tendancieuse, orientée celle-là par le marché, d’un texte réputé authentiquement oriental [57] ?

68Quoique la question excède les limites du présent article, on soulignera cependant que l’histoire de la publication du Dictionnaire de Dom Calmet trahit justement une distorsion de ce genre, et cela dans l’une de ses rééditions, destinée à rayonner très largement. En 1797, un imprimeur britannique, Charles Taylor, publia en anglais une nouvelle version, en plusieurs volumes, de l’œuvre devenue classique de l’érudit bénédictin, somptueusement illustrée et mise à jour, et qui intégrait l’apport des recherches récentes sur l’Asie. Quel n’est pas notre émerveillement : elle révèle une nouvelle source, hindoue, qui fait rebondir la saga du « péché de Cham et la malédiction de Canaan ». Si Dom Calmet avait appuyé sur Tabari la thèse voulant que Cham et les Chamites fussent par la malédiction voués à être des esclaves noirs, le doute persistait encore. Or, Taylor indiquait qu’un passage d’un ancien texte hindou, le Padma Purana, publié quelque temps auparavant par la Société Asiatique et traduit par l’une de ses sommités, l’éminent spécialiste de sanskrit Sir William Jones, confirmait, indépendamment de Tabari, la thèse d’un Cham maudit. L’extrait récapitulait l’histoire des trois fils de Noé, rebaptisés Sarma, Kharma et Jyapati. Le roi, leur père, était ivre et nu. Kharma omit de le couvrir. Lorsque le souverain s’éveilla, il maudit Kharma : « Tu seras serviteur des serviteurs. » Ainsi donc, une autorité ancienne et indépendante des autres venait prouver que la malédiction avait voué Cham et sa descendance à un destin d’esclaves [58].

69L’article de Francis Wilford, qui contenait les traductions de Jones, était paru en 1792. Taylor l’intégra aussitôt à sa nouvelle édition de Dom Calmet, qui devait être ensuite réimprimée pendant plusieurs dizaines d’années, en Grande-Bretagne aussi bien qu’aux États-Unis. Mais voilà qu’en 1805, Wilford avoue une découverte fort embarrassante : les vers concernant Sarma, Kharma et Jyapati ne figuraient pas dans le Padma Purana. Quelques décennies auparavant, il s’était, moyennant finances, attaché les services d’un pandit hindou pour passer en revue la littérature sanskrite en quête de réponses aux graves questions qui le taraudaient : il lui fallait des solutions, issues du monde antique païen, aux obscurités de la Bible. Le pandit produisit ce qu’on lui demandait. Mais, bien des années plus tard, Wilford eut la honte d’apprendre qu’il s’était rendu complice d’une fraude. L’obligeant assistant avait forgé de toutes pièces quelques milliers de pseudo-vers anciens. Parmi eux, ceux qui concernaient les trois fils du roi ivre [59]. L’édition suivante du Dictionnaire de Calmet, à la différence de Wilford, ne confessa point l’erreur. Et c’est ainsi que, jusque dans les années 1820, l’on réimprima l’interprétation viciée de la malédiction [60].

70Ainsi s’est donc construit un schème d’utilisation de la malédiction de Noé visant à justifier l’esclavage. D’un côté, elle proposait une justification de l’inhumanité bien trop commode pour qu’on l’ignorât; de l’autre, du moins pour les esprits les plus élevés, elle incarnait une attitude trop vile envers leurs frères humains pour que l’on pût l’embrasser sans réticence ni équivoque. C’est ainsi qu’un compromis fut bricolé. Chacun l’intégrerait dans sa tradition, mais en le marquant au fer rouge de son extériorité. On franchit l’une des étapes essentielles dans cette reconnaissance non seulement lorsque Dom Calmet l’admit dans son Dictionnaire, mais aussi lorsqu’il l’attribua à une source musulmane : il se donnait ce faisant la possibilité de rejeter le blâme sur quelqu’un d’autre. Bien entendu, rien de plus facile que de justifier le recours à une interprétation musulmane : il suffisait d’arguer que cette source orientale ancienne permettait de comprendre l’intention profonde et la signification de la Bible. De même, quelques décennies plus tard, Charles Taylor devait introduire des passages – en réalité falsifiés – du Padma Purana sanskrit, une sorte de Haggadah hindoue, afin d’étayer la même affirmation. Mais, bien loin de se borner à un pur exercice philologique, ce processus répondait à un besoin psychologique profond, dont les manifestations sont récurrentes. Puisque suspectes, ces histoires de Noirs voués à l’esclavage pouvaient donc être colportées, alors même qu’on en révoquait la valeur, sur le mode de la rumeur ou du propos rapporté. Mais, à chaque étape de la comparaison et de l’appropriation, est à l’œuvre un processus de distorsion, où l’on ne voit que ce que l’on veut bien voir. En toute innocence ? Bien plutôt, selon la formule de Sartre dans L’Ê tre et le néant, par « tromperie de soi de la mauvaise foi ».

71Traduit par Marie-Pierre Gaviano


Date de mise en ligne : 01/09/2008

Notes

  • [1]
    MARC BLOCH, « Comparaison », Revue de synthèse, 49,1930, repris dans Histoire et historiens, ÉTIENNE BLOCH (éd.), Paris, Armand Colin, 1995, pp. 87-83.
  • [2]
    BENJAMIN BRAUDE, « Les contes persans de Menasseh Ben Israèl : polémique, apologétique et dissimulation à Amsterdam au XVIIe siècle », Annales HSS, 49-6,1994, pp. 1107-1138.
  • [3]
    Quoique né dans le nord de l’Iran au moment où cette région était encore sous influence pré-islamique, Tabari pouvait se revendiquer d’une lignée arabe musulmane, du moins au regard du nom de ses ancêtres paternels. Il se garde néanmoins d’insister sur ses origines, si bien que la question n’est pas tranchée. Savant à la vocation tôt affirmée, il gagna bientôt des foyers intellectuels plus actifs en Irak, Syrie et Égypte, avant de s’installer finalement à Bagdad, capitale du califat abbasside alors au faîte de sa puissance. L’ampleur et la qualité de son œuvre émerveillait jusqu’aux polymathes de son époque, qui avaient calculé qu’entre sa puberté et sa mort, il avait rédigé en moyenne quatorze folios par jour. Voir sur ce point FRANZ ROSENTHAL, The History of al-Tabari, « Introduction générale », Albany, State University of New York Press, 1989, vol. 1, pp. 10-80; et CLAUDE GILLIOT, Exégèse, langue et théologie en Islam, l’exégèse coranique de Tabari, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1990, pp. 19-37.
  • [4]
    DOM CALMET, Dictionnaire historique et critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible, vol. 1,1722, pp. 195-196.
  • [5]
    DOM CALMET, Supplément au Dictionnaire historique [...] de la Bible, Paris, 1728, vol. 3, pp. 138-139; BARTHÉLÉMY D’HERBELOT et ANTOINE GALLAND (éds) Bibliothèque orientale ou dictionnaire universel, Paris, 1697, p. 425.
  • [6]
    Voir « Catalogue of Readings », Ms. pp. 4,35-36, rubriques 365,666-667 et 671, Jonathan Edwards Papers, Beinecke Library, Yale University. Je remercie Jon Butler et Ken Minkema de m’avoir indiqué ces références.
  • [7]
    Pour la diffusion de la malédiction en Europe, voir JEAN-PIERRE CHRÉTIEN, « Les deux visages de Cham, points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale », in P. GUIRAL et É. TEMIME (éds), L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éditions du CNRS, 1977, pp. 171-199. Je remercie Jean Schmitz d’avoir attiré mon attention sur cette référence. Pour l’Amérique, voir THOMAS VIRGIL PETERSON, Ham and Japheth : The Mythic World of Whites in the Antebellum South, Metchen, Scarecrow Press and the American Theological Library Association, 1978; DAVID BRION DAVIS, « Constructing Race : A Reflection », William and Mary Quarterly, 3e série, 54,1997, p. 9.
  • [8]
    Voir STEPHEN R. HAYNES, « Original Dishonor : Noah’s Curse and the Southern Defense of Slavery », The Journal of Southern Religion, <http ://jsr.as.wvu.edu/honor. htm> (5 décembre 2000); ID., Noah’s Curse : Race, Slavery, and the Biblical Imagination in America, New York, Oxford University Press, à paraître. Je le remercie de m’avoir permis de prendre connaissance de l’introduction de cet ouvrage avant sa parution.
  • [9]
    BENJAMIN BRAUDE, « The Sons of Noah and the Construction of Ethnic and Geographical Identities in the Medieval and Early Modern Periods », William and Mary Quarterly, 3e série, 54,1997, pp. 103-142; ID., Sex, Slavery and Racism : The Secret History of Noah and his Sons, New York, Alfred J. Knopf, à paraître. Pour une contestation de la thèse d’une origine rabbinique précoce de la malédiction de Cham, voir inter alia EPHRAÏM ISAAC, « Genesis, Judaism, and the “Sons of Ham” », in J. R. WILLIS (éd.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, Frank Cass, 1985, vol. 1, pp. 75-91; SIMONE BAKCHINE DUMONT, « Le mythe chamitique dans les sources rabbiniques du Proche-Orient de l’ère chrétienne au XIIIe siècle », La Rassegna mensile de Israel, 55-1, 1989, pp. 43-71. La thèse d’une identité noire et servile consubstantielle à Cham est explicite dans l’ouvrage, qui a connu une très large diffusion et de multiples traductions, de ROBERT GRAVES et RAPHAEL PATAI, Hebrew Myths : The Book of Genesis, New York, McGraw-Hill Book Company, 1963, pp. 120-124. Ce livre résume en la déformant une anthologie, parue au début du XXe siècle, de fragments rabbiniques réunis contre toute vraisemblance en un récit continu : LOUIS GINZBERG, Legends of the Jews, Philadelphie, Jewish Publication Society, 7 vols, 1909-1938, vol. 1 (texte), 1909, pp. 168-170, vol. 5 (notes), 1925, p. 60; trad. fr. en cours : Les légendes des Juifs, 2 vols à ce jour, Paris, Le Cerf, 1997-1998. Étant donné que L. Ginzberg a créé un récit folklorique et naïvement anhistorique, il est quasiment impossible de situer son contenu dans un contexte historique précis. On retrouvera une démarche proche du récit de L. Ginzberg dans l’œuvre d’un historien de la pensée de la Renaissance juive, ABRAHAM MELAMED, Hayafokh kushi oro, dimuy ha-kushi ke-« aher » be-historiah, shel hatarbuthayehudit, Haïfa, Haïfa University Press, à paraître (trad. angl. : The Black as « Other » in the History of Jewish Culture, Londres, Curzon Press, à paraître). Le professeur Melamed a gracieusement mis à ma disposition le sommaire de son ouvrage avant publication.
  • [10]
    FRANK M. SNOWDEN, Before Color Prejudice, the Ancient View of the Blacks, Cambridge, Harvard University Press, 1983; ID., Blacks in Antiquity : Ethiopians in the Greco-Roman Experience, Cambridge, Harvard University Press, 1970; MOSES I. FINLEY, « The Slaves in Antiquity : The Black Sea and Danubian Regions », in B. D. SHAW et R. P. SALLER (éds), Economy and Society in Ancient Greece, New York, Viking Press, 1981, pp. 167-175; PAUL CARTLEDGE, The Greeks, a Portrait of Self and Others, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 138; MICHEL M. AUSTIN et PIERRE VIDAL-NAQUET, Economic and Social History of Ancient Greece : An Introduction, document no 75,1973, pp. 283-284.
  • [11]
    JOSEPH KLAUSNER, « The Economy of Judea in the Period of the Second Temple », in M. AVI-YONAH, World History of the Jewish People, 1e série, Ancient Times, vol. 7, The Herodian Period, New Brunswick, Rutgers University Press, 1975, p. 194; on trouvera une représentation inappropriée de la question de la couleur des esclaves dans le monde musulman dans WILLIAM MC KEE EVANS, « From the Land of Canaan to the Land of Guinea : The Strange Odyssey of the “Sons of Ham” », American Historical Review, 85,1980, pp. 15-43, en particulier p. 26. Sa thèse, selon laquelle, à partir de l’an mil à peu près, l’esclavage au Proche-Orient se met à recourir aux Noirs, repose sur deux affirmations inexactes : d’une part, le fait que l’accès aux exclaves blancs s’est considérablement restreint, et, de l’autre, que la disponibilité des esclaves noirs est à l’inverse devenue si massive que ceux-ci dominaient le marché. Pour exemple des erreurs de lecture d’Evans, on verra l’usage qu’il fait de SHELOMO D. GOITEIN, Mediterranean Society, Berkeley, University of California Press, 1967, vol. 1, pp. 130-147, en particulier p. 137 : « As to the provenance and prices of slaves, naturally, we learn little about males, since only few deeds concerning them have been found in the Geniza. Female Negroes were rarely employed. » W. Mckee Evans cite donc S. D. Goiten pour affirmer le contraire de ce que dit celui-ci. On se fiera davantage à ANDREW EHREN-KREUTZ, « Strategic Implications of the Slave Trade between Genoa and Mamluk Egypt in the Second Half of the Thirteen Century », in A. L. UDOVITCH (éd.), The Islamic Middle-East, 700-1900, Studies in Economic and Social History, Princeton, Darwin Press, 1981, pp. 335-345, et JOHN O. HUNWICK, « Black Africans in the Islamic World : An understudied dimension of the Black Diaspora », Tarikh, 5,1978, pp. 20-40.
  • [12]
    JOSIAH PRIEST, Slavery, as it relates to the Negro or African Race, examined in the light of circumstances, history and the Holy Scriptures; with an account of the origin of black man’s color, causes of his state of servitude and traces of his character as well in ancient as in modern times : with structures on abolitionism, Albany, 1843, p. 152. Ma thèse en faveur de cette date d’apparition tardive est confirmée par LADISLAS BUGNIER (éd.), L’image du Noir dans l’art occidental, Paris, Bibliothèque des Arts, 1976, dont la source est encore plus riche : The Image of the Black in Western Art, Research Project and Photo Archive, Harvard University (qu’on trouvera aussi à la Fondation Menil, à Paris); la collection est dix fois plus abondante que le matériau publié. Je remercie sa directrice, le Dr Karen Dalton, et son adjoint, le Dr Sheldon Cheek, de m’avoir permis de consulter ces documents. Malgré l’absence d’un Cham noir dans l’iconographie antérieure au XIXe siècle, Jean Devisse (in L’image du Noir..., op. cit., vol. 2, pp. 55-56) persiste à considérer qu’un Cham noir et esclave va de soi, au lieu de mettre en question l’origine de cette iconographie. Werner SOLLORS, Neither Black nor White Yet Both, Thematic Explorations of Interracial Literature, New York, Oxford University Press, 1997, p. 99, est le premier à avoir attiré l’attention sur l’originalité de l’illustration de J. Priest.
  • [13]
    B. D’HERBELOT et A. GALLAND (éds), Bibliothèque orientale..., op. cit., p. 425.
  • [14]
    MICHAEL JAN DE GOEJE (dir.), Annales quos scripsit Abu Djafar Mohammed ibn Djarir At-Tabari, 15 vols, Leyde, E. J. Brill, 1879-1901, JACOB BARTH (éd.), Series I, [1879] 1964, p. 178. Trad. angl., EHSAN YAR-SHATER (éd.), The History of al-Tabari (Ta’rîkh al-Rusul w’al mulûk), 39 vols à ce jour, Albany, State University of New York Press, 1985; trad. angl. : FRANZ ROSENTHAL (éd.), From the Creation to the Flood, 1,1989, p. 347. Les références aux versions arabe et anglaise du texte seront désormais indiquées entre parenthèses de la manière suivante (ar. 1,178/angl. 1,347). Les références au volume 2 de la traduction anglaise dans la même série renvoient à William M. BRINNER, Prophets and Patriarchs, op. cit. (Les traductions suivent généralement la version Albany, avec les modifications éventuelles lorsque le propos l’exige).
  • [15]
    GARY A. RENDSBURG, « Word Play in Biblical Hebrew : An Eclectic Collection », pp. 135-144, in S. B. NOEGELL (éd.), Puns and Pundits : Word Play in the Hebrew Bible and Ancient Near Eastern Literature, Bethesda, CDL Press, 2000, pp. 143-145. Voir aussi KAREL VAN DER TOORN, BOB BECKING et PIETER W. VAN DER HORST (éds), « Ham », Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leyde, E. J. Brill, 1995, p. 728.
  • [16]
    Bibliothèque orientale, op. cit., pp. 866-867, et HENRI LAURENS, Aux sources de l’orientalisme : La Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot, Paris, Maisonneuve et Larose, 1978, p. 56.
  • [17]
    On pourrait mentionner aussi al-Dînawarî (mort avant 903), qui décrit un peuple montrueux, issu d’un « fils de Noé » non nommé, dont la difformité – ses membres ont les yeux et la bouche sur la poitrine – est due à l’ire de Dieu, sans que celle-ci soit mise en relation avec Noé. En outre, ce peuple vit au-delà de la terre des Noirs (al-Sûdan). Voir ABÛ HANÎFAH AHMAD IBN DÂ WÛ D AL-DÎNAWARÎ, Al-Akhbâr al-tîwâl, Le Caire, 1912, p. 14 (trad. angl. : Corpus of Arabic Sources for West African History, N. LEVT-ZION et J. F. P. HOPKINS (éds), Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 23). S’agissant des quatre autres auteurs, j’ai été guidé dans la recherche par la communication de REUVEN FIRESTONE, « The Curse of Ham », donnée lors d’un colloque organisé par nos soins : The Sons of Noah in Jewish, Christian and Muslim Traditions (Annual Meeting, Middle East Studies Association et American Academy of Religion-Society Literature, San Francisco, 22-24 novembre 1997).
  • [18]
    IBN HISHAM ABD AL-MALIK, Kitab al-Tijân fî Mulûk Himyar, Sanaa, 1979, p. 32.
  • [19]
    MUHAMMAD IBN SA‘D, Kitâb al-Tabaqât al-Kabîr, Beyrouth, 1990, vol. 1, pp. 36-38.
  • [20]
    ABÛ MUHAMMAD ‘ABD ALLÂ H B. MUSLIM IBN QUTAYBA, Kitâb al-Ma’ârif, THARWAT ‘OKÂ SHA (éd.), Le Caire, 1981, pp. 25-26 (trad. angl. du passage in Corpus of Early Arabic Sources, op. cit., p. 15). Le terme arabe da‘wa, signifiant « prière » étant ici (mal) traduit par « malédiction », la distinction que Tabari cherchait à maintenir disparaît. Sur l’importance de cette question, voir AVIVA SHUSSMAN, Stories of the Prophets in Muslim Tradition, Mainly on the Basis of « Kisas al-Anbiya » by Muhammad b. Abdallah al-Kisa’i, thèse de doctorat (en hébreu), Université hébraïque de Jérusalem, 1981, pp. 69-73.
  • [21]
    AHMAD IBN ABI YAKÛ B AL-YA‘QÛ BÎ, Ta’rîkh, MARTIJN THEODOR HOUTSMA (éd.), Leyde, E. J. Brill, 1969, pp. 12-13. On en trouvera une traduction partielle dans Corpus of Early Arabic Sources, op. cit., p. 20, qui manifeste la même incapacité à distinguer entre « maudire » et « prier contre » que la traduction d’Ibn Qutayba.
  • [22]
    Voir par exemple MATTHEW MORGENSTERN et alii, « The Hitherto Unpublished Columns of the Genesis Apocryphon », Abr-Nahrain, 33,1995, pp. 30-54.
  • [23]
    Talmud de Palestine, traité Taanit, chap. 1, fol. 64, p. 4. The Talmud of the Land of Israel, Preliminary Translation and Explanation, trad. angl. Jacob Neusner, Chicago, University of Chicago Press, 1987, vol. 18, p. 169, doit être maniée avec précaution. Trad. fr. (avec texte hébreu) : Le Talmud, IV. 1, Taanit, A. STEINSALTZ (éd. et commentaire) (trad. J. J. Gugenheim et J. Grunewald), Jérusalem-Paris, Fonds Social Juif Unifié/ Ramsay, 1995. Bereschit Rabba mit kritischen Apparat und Kommentar (en hébreu), J. THEODOR (éd.), avec révision de C. Albeck, Jérusalem, Wahrman Books, 1965,36 : 7, vol. 1, p. 341. Trad. angl., The Midrash, Genesis Rabbah, trad. H. Freedman, Londres, Soncino Press, 1983, vol. 1, p. 293. Midrach Rabba, t. 1 Genèse Rabba, trad. fr. Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi, Paris, Verdier, « Les dix paroles », 1987. ISIDORE EPSTEIN (éd.), Hebrew-English Edition of the Babylonian Talmud, Sanhedrin, trad. H. Freedman, Londres, Soncino, 1969, fol. 108b. Le Talmud, VI, Sanhédrin 1, VIII, Sanhédrin 2, A. STEINSALTZ (éd. et commentaire), op. cit., 1996.
  • [24]
    Vienne, Ö sterreichische NationalBibliothek, Codex Theol. Grec 31.
  • [25]
    KURT SCHUBERT, « Jewish Traditions in Christian Painting Cycles : The Vienna Genesis and the Ashburnham Pentateuch », in H. SCHRECKENBERG et K. SCHUBERT, Jewish Historiography and Iconography in Early Medieval Christianity, Assen-Minneapolis, Van Gorcum/Fortress Press, 1992, pp. 211-260, en particulier les pp. 213-215 et figure 47.
  • [26]
    Voir Pirke de Rabbenou ha-Kadoch, cité in R. MARGALIOT, Margaliot ha-Yam, Masekhet Sanhedrin, Jérusalem, 1958,2e partie, p. 194; ainsi que le manuscrit yéménite ( XVIe siècle environ) de ce traité (Jérusalem, Bibliothèque de Yad Ha-Rav Hertzog) qui ajoute au texte la couleur « particulière » de Kush. En revanche, aucune des quatre sources manuscrites ashkénazes (domaine franco-allemand) du Sanhédrin n’ajoute de glose de ce genre, et l’une d’elles omet même l’ensemble du passage. Je remercie Beryl Septimus d’avoir attiré mon attention sur le livre de R. Margaliot, ainsi que Mordechai Sabato, auteur d’une thèse sur l’histoire textuelle du Sanhédrin soutenue à l’Université hébraïque de Jérusalem, qui m’a éclairé sur ces détails. Pour Rachi, voir son commentaire (non traduit) dans l’une des éditions de référence du Talmud de Babylone, Sanhédrin, op. cit., 108b; mais reste à savoir si cette portion du commentaire est bien de Rachi (cf. AVRAHAM GROSSMAN, Hakhmei çarfat ha-richonim, Jérusalem, Magnes Press, 1995, p. 217, n. 278).
  • [27]
    FLAVIUS JOSÈPHE, Les Antiquités juives, livre I, section 131, texte grec, trad. et notes par Étienne Nodet, Paris, Le Cerf, 2e éd. 1992, vol. 1, p. 39.
  • [28]
    On trouvera cet argument davantage développé dans B. BRAUDE, Sex, Slavery and Racism..., op. cit., ainsi que dans ID., « Toward a History of Black and White : Color Identity and Color Indifference in Greece and the Near East », communication au colloque Histoire sans frontières (Meeting of the American Historical Association, janvier 2002), sous la direction de Benjamin Braude : « The Social and Cultural Construction of Race from the Ancient Near East to the Early Modern Americas ». Bien qu’il ne tire pas toutes les conséquences de cette distinction, F. M. SNOWDEN y fait allusion dans Before Color Prejudice..., op. cit., p. 5.
  • [29]
    AGATHARCIDES OF CNIDUS, On the Erythraean Sea, STANLEY M. BURSTEIN (éd. et trad. angl.), Londres, Hakluyt Society, 1989, pp. 69 et 75.
  • [30]
    ORLANDO PATTERSON, Slavery and Social Death, Harvard-Cambridge, Cambridge University Press, 1982, pp. 43-44.
  • [31]
    Pour plus de détails sur ce point, voir B. BRAUDE, Sex, Slavery and Racism..., op. cit., et ID., « Race and Sex : What Happened to Cross-Color Generation in the Eighteenth Century », Conference on Sexuality in Early America, McNeil Center for Early American Studies (University of Pennsylvania), juin 2001, site internet : hhttp :// www. mceas. org/june2001/sc01oieahc.htm.
  • [32]
    « Au contraire, Pharaon réduisit facilement le peuple égyptien en servitude à lui-même, et il n’est pas écrit qu’il y employa la force, car les Égyptiens sont facilement portés à une vie dégradante et deviennent vite les esclaves de toute espèce de vices. Considère leur origine : tu verras que leur ancêtre Cham, qui s’était moqué de la nudité de son père, avait mérité cette sentence : que son fils Canaan serait l’esclave de ses frères, pour que sa condition d’esclave témoigne de la dépravation de ses mœurs. Ce n’est donc pas sans raison que la postérité décolorée reproduit la corruption de la race. » (souligné par nous). Ma traduction diffère quelque peu de celle de LOUIS DOUTRELAU, éditeur et traducteur de ORIGÈNE, Homélies sur la Genèse, Paris, Le Cerf, 1976, pp. 374-375. Les deux versions anglaises préfèrent « discolored » qui conserve toutes les ambiguïtés. Voir ORIGEN, Homilies in the Genesis and Exodus, Ronald Heine (trad.), Washington, The Catholic University of America Press, 1981, p. 215; et PETER GARNSEY, Ideas of Slavery from Aristotle to Augustine, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 44. Je remercie le Père Sidney Griffith d’avoir attiré mon atttention sur ce sermon d’Origène.
  • [33]
    P. GARNSEY, Ideas of Slavery..., op. cit., pp. 197-199.
  • [34]
    L’absence, dans les cultures pré-modernes, de distinction claire et cohérente entre Kush (Éthiopie) et les autres Noachides, en particulier ceux qui descendent de Sem et de Japhet, loin de se borner à l’iconographie, est une variante extrêmement fréquente dans l’œuvre profane qui connut le plus grand succès à la Renaissance, à savoir les centaines de manuscrits et d’éditions des Voyages de Mandeville, rédigés au milieu du XIVe siècle. Toutes les versions italiennes du XVe et de la première moitié du XVIe siècle que j’ai examinées donnent à Japhet, outre l’Europe, l’Éthiopie. On trouvera un traitement plus détaillé de cette question dans B. BRAUDE, « Sons of Noah... », art. cit.
  • [35]
    Ce point est approfondi dans B. BRAUDE, Sex and Slavery..., op. cit., 1re partie, « The Nakedness of Noah ».
  • [36]
    S. J. DOUTRELAU, Homélies..., op. cit., pp. 76-114.
  • [37]
    The Sexuality of Christ in Renaissance Art and in Modern Oblivion, 2e éd. revue et augmentée, Chicago, University of Chicago Press, 1996 (trad. fr. de la 1re éd. : La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Paris, Gallimard, [1983] 1987).
  • [38]
    Le fait est patent lorsque l’on compare Genèse 9 et Lévitique 18, qui lie Canaan, fils de Cham, à la transgression d’interdits sexuels, en particulier l’inceste. Voir aussi l’évêque du IIe siècle, THÉOPHILE D’ANTIOCHE, Trois livres à Autolycus (trad. fr. de Jean Sender), Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes », 1948, p. 149, le débat attribué aux rabbins du IIIe siècle Rab et Samuel, Talmud de Babylone, Sanhédrin, op. cit., 70a, et plusieurs autres sources, notamment Rachi. Ce point est approfondi dans B. BRAUDE, Sex and Slavery..., op. cit., 1re partie, « The Nakedness of Noah ».
  • [39]
    GARY TAYLOR, Castration, an Abbreviated History of Western Manhood, New York, Routledge, 2000, pp. 185-209; MATHEW KUEFLER, The Manly Eunuch, Masculinity, Gender Ambiguity, and Christian Ideology in Late Antiquity, Chicago, University of Chicago Press, 2001, pp. 245-254.
  • [40]
    Édition de LOUIS DUBEUX, Paris, 1836, pp. 106-107; édition de HERMANN ZOTEN-BERG, Paris, Éditions Bessons et Chantemerle, [1867-1874] 1954, vol. 1, pp. 114-115.
  • [41]
    Édition de M. T. BAHAR, Téhéran, 1974, pp. 142-143. Je remercie Mahnaz Mahdavi de m’avoir aidé dans la lecture de l’édition Bahar.
  • [42]
    ZÂ KIR KADIRÎ UGAN et AHMET TEMIR (éds), Tabari, Milletler ve Hükümdarlar Tahiri, Ankara, 1954, vol. 1, pp. 268 et 272.
  • [43]
    WILLIAM OUSELEY (éd. et trad.), The Oriental Geography of Ebn Haukal, an Arabian Traveller of the Tenth Century [en fait al-Istakhri], Londres, 1800, pp. XII - XIII.
  • [44]
    MUHAMMAD IBN HAWQAL, Kitab surat al-Ard, Leyde, E. J. Brill, 1938, vol. 1, p. 105 (trad. fr., Configuration de la terre, J. H. Kramers et G. Wiet (trad.), Beyrouth-Paris, Commision internationale pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1964, vol. 1, p. 103).
  • [45]
    AL-MAS‘UDÎ (attribué à), Akhbar al-zamân, wa-man abâdahu al-hidthân, wa-‘ajâ’ib albuldân wa-’al-ghâmir bi-’al-ma wa-al-‘umrân, ‘ABD ALLÂ H AL-SÂ WI (éd.), réimpr. Beyrouth, 1966, p. 86. Trad. angl. : Corpus of Early Arabic Sources..., op. cit., p. 34. L’abrégé des merveilles, Carra de Vaux (trad. fr.), Paris, Sindbad, [1898] 1984, pp. 105-106.
  • [46]
    MUHAMMAD IBN ABI BAKR ZUHRI, Kitâb al-Dja‘râfiyya, Mappemonde du calife al-Ma’mûn reproduite par Fazâri ( IIIe - IXe s.) rééditées et commentée par Zuhri ( VIe - XIIe s.), MAHAMMAD HADJ-SADOK (éd.), Damas, Institut français de Damas, 1968, p. 140 (autre publication dans Bulletin d’études orientales, 21,1968). Trad. angl., Corpus of Early Arabic Sources..., op. cit., p. 90. Une version castillane du XVe siècle, à la différence du texte arabe, n’indique pas que la lignée de Cham est faite de « Noirs ». Elle ne comporte pas non plus le commentaire qui suit cette mention, à savoir que les chrétiens (al-Rûm) et les juifs sont frères. Trad. en espagnol moderne : DOLORES BRAMÓ N, El mundo en el siglo XII : estudio de la versión castellana y del « original » arabe de una geografía universal, « El tratado de al-Zuhri », Barcelone, Editorial Ausa, 1991, p. 114, version médiévale en castillan, p. 236.
  • [47]
    YÂ QUT IBN ‘ABD ALLÂ H AL-HAMAWÎ, Mu‘jam al-buldân, Beyrouth, 1957, vol. 4, fasc. 15, p. 260; vol. 3, fasc. 9, pp. 127 et 142. Trad. angl. : Corpus of Early Arabic Sources, op. cit., pp. 170-172.
  • [48]
    CHAMS AL-DÎN MUHAMMAD IBN ABÎ T LIB DIMACHQUI, Cosmographie de Chesmeddin Abou Abdallah Mohammed ed-Dimachqui, texte arabe, M. A. F. Mehren (éd.), Saint-Pétersbourg, 1866, p. 266. Trad. angl. : Corpus of Early Arabic Sources..., op. cit., p. 212. Trad. fr. : Nukhbat al-dahr : Manuel de la cosmographie au Moyen  ge, M. A. F. Mehren (trad.), Copenhague, 1871, pp. 384-385. Il faut cependant remarquer que l’un des quatre manuscrits utilisés dans l’édition de M. A. F. Mehren, BnF, Mss. Or., ancien fonds 581) omet le rejet de la malédiction par Dimachqui.
  • [49]
    On trouvera dans BERNARD LEWIS, Race and Slavery in the Middle East, An Historical Enquiry, New York, Oxford University Press, 1990, pp. 173-174, n. 15) le résumé le plus commode et le plus complet de l’attitude d’Ibn Khaldun, ainsi que les références aux divers extraits et éditions de traductions françaises et anglaises. La traduction anglaise la plus récente est la suivante : IBN KHALDÛ N, The Muqaddimah, An Introduction to History, Franz Rosenthal (trad.), Princeton, Princeton University Press, 1967, vol. 1, pp. 169-170 et 301. Pour une traduction française, on se reportera par exemple à Discours sur l’histoire universelle (al-Muqadima), Vincent Monteil (trad.), 1re éd. Beyrouth, 1967,3e éd. revue, Arles, Actes Sud, 1997.
  • [50]
    Voir M. GRÜ NBAUM, Neue Beiträge zur semitischen Sagenkunde, Leyde, E. J. Brill, 1893, p. 87. GEORGE VAJDA, « Hâm », Encyclopedia of Islam, Leyde, E. J. Brill, 2e éd., 1971, vol. 3, pp. 104-105. On trouvera un traitement d’ensemble de cette question dans B. LEWIS, Race and Slavery..., op. cit., ainsi que dans GERNOT ROTTER, Die Stellung des Negers in der islamisch-arabischen Gesellschaft bis zum XVI Jahrhundert, thèse de doctorat, Université du Rhin Friedrich-Wilhelm, Bonn, 1967.
  • [51]
    SUBHAT AL-AHBAR, Rosenkranz der Weltgeschichte... (Vienne, Ö sterreichische NationalBibliothek, Codex Vindobonensis A. F. 50), Graz, Éd. Kurt Holter, 1981, fol. 5 v.
  • [52]
    MAHMÛ D MUHAMMAD SHÂ KIR et AHMAD MUHAMMAD SHÂ KIR (éds.), Tafsîr al-Tabarî, Le Caire, 1955, vol. 2, pp. 471-472. Trad. angl. : The Commentary of the Quran... being an abridged translation, J. Cooper (trad.), Oxford, Oxford University Press, 1987, pp. 228-229. La traduction abrégée de Pierre Godé (Commentaire du Coran, Paris, Éditions d’art Les heures claires, 1983, vol. 1, pp. 146-147) omet, malheureusement, ces trois passages.
  • [53]
    Cette mention apparaît dans un commentaire sur la Sourate XXXVII (77), dans lequel Tabari, citant des érudits, affirme que Sem est le père des Perses et des Arabes, Japhet celui des Turcs, Slaves et Khazars, et Cham celui des Noirs (Tafsîr al-Tabarî, Beyrouth, Dar al-Fikr, 1988, p. 67).
  • [54]
    Voir Targum du Pentateuque, trad. fr. Roger le Déaut et alii, « Genèse », Paris, Le Cerf, 1978, p. 85; et Pirke de Rabbi Eliézer, trad. angl. Gerald Friedlander, New York, Hermon Press, 1965, pp. 76-77, ou Chapitres de Rabbi Eliézer, Pirqé de Rabbi Eliézer, trad. fr. Marc-Alain Ouaknin et Éric Smilévitch, 2e éd. revue et corrigée par E. Smilévitch, Lagrasse, Verdier, « Les dix paroles », 1992, p. 77.
  • [55]
    Talmud de Babylone, Sanhédrin, op. cit., 38 a-b.
  • [56]
    Le fait est notamment démontré par RAYMOND SCHWAB, L’auteur des Mille et une nuits, vie d’Antoine Galand, Paris, Mercure de France, 1964.
  • [57]
    The Book of the Thousands Nights and a Night, trad. angl. John Payne, Londres, 1901, vol. 4, pp. 96-97. B. LEWIS (Race et esclavage..., op. cit., p. 163, n. 10) signale la version du même conte donnée par Richard Burton et l’analyse de ses éléments anti-noirs proposée par André Miquel. Cette version est cependant absente de l’édition définitive, MUHSIN MAHDI (éd.), Alf Layla wa Layla, Leyde, E. J. Brill, 1984. Trad. angl. : The Arabian Nights, Based on the Text of the Fourteenth-Century Syrian Manuscript édité par Muhsin Mahdi, trad. angl. Husain Haddawy, New York, W. W. Norton, 1990.
  • [58]
    CHARLES TAYLOR (dir.), Augustin Calmet’s Great Dictionary of the Holy Bible, Historical, Critical, Geographical, and Etymological..., Revised, Corrected, and Augmented, with an Entirely New Set of Plates, Explanatory, Illustrative, and Ornamental, 3 vols, Londres, 1797-1801.
  • [59]
    THOMAS R. TRAUTMANN, Aryans and British India, Berkeley, University of California Press, 1997, pp. 90-93.
  • [60]
    Le récit du Purana reste inchangé dans l’édition américaine pourtant très soignée (Augustin Calmet’s Great Dictionary of the Holy Bible..., 5 vols, Charlestown, 1812-1817,3, pp. 25-27). Inchangé aussi dans la réimpression anglaise, Calmet’s Dictionary of the Holy Bible..., Londres, 1823,4, Fragments Illustrating [...] the Holy Scriptures [...] from the Most Esteemed and Authentic Voyages and Travels into the East [...] Intended as a Continued Appendix to Calmet’s Dictionary of the Holy Bible, fragment DXXIX, pp. 63-65; mais on fera la comparaison avec la note prudente du vol. 3, fragment XIX.

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