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Article de revue

Stolpersteine à Bordeaux et Bègles. Retour sur un projet mémoriel, historique et artistique de Gunter Demnig

Pages 127 à 142

Notes

  • [1]
    On peut lister rapidement ici le maire de Bègles, les représentants des mairies de Bordeaux et de Bègles, les membres de l’UFR Langues et de l’UFR Humanités de l’Université Bordeaux Montaigne, le Consul Général d’Allemagne, la vice-présidente du Tribunal de Grande Instance de Bordeaux, des représentants de la communauté juive bordelaise et du Centre Yavné, dont le président de la section bordelaise du CRIF, des membres de l’Association du Souvenir des fusillés de Souge, des enseignants des lycées de Gradignan, de Bordeaux et de Bègles, douze descendants israéliens et américains de la famille Baumgart, ainsi que des journalistes.
  • [2]
    Le nombre très important de Stolpersteine a conduit à ce que souvent des publications sous diverses formes, du fascicule au livre, naissent en parallèle des pavés, pour prolonger ou éclairer l’acte de mémoire. Un exemple parmi d’autres : Karin Marquardt, Stolpersteine für Rolf und Henry Bernstein. Gedenken – Erinnern – Versöhnen, Verlag Stadtarchiv Hilden, 2009, p. 7-9.
  • [3]
    Selon Silvia Kavcic, de la Koordinierungsstelle Stolpersteine Berlin, qui coordonne les poses de pavés dans la capitale allemande, il y a environ 7 800 Stolpersteine à Berlin (chiffre pour l’année 2018). Voir le mail de S. Kavcic à C. Kaiser, 7 mars 2018. Voir également le site dédié aux pavés berlinois, qui héberge la cellule de coordination pour Berlin : https://www.stolpersteine-berlin.de, consulté le 20 mai 2018.
  • [4]
    Voir Laurence Guillon, Heidi Knörzer (dir.), Berlin et les Juifs, xixe-xxie siècles, Paris, éditions de l’éclat, 2014.
  • [5]
  • [6]
    https://www.stiftung-denkmal.de/denkmaeler/denkmal-fuer-die-verfolgten-homosexuellen.html#c948 [site consulté le 18 juin 2018]. Pour le contexte lié à la mémoire des victimes homosexuelles et la mise en place du mémorial, voir Régis Schlagdenhauffen, Triangle rose : la persécution nazie des homosexuels et sa mémoire, Paris, Autrement, 2011.
  • [7]
  • [8]
    https://www.stiftung-denkmal.de/denkmaeler/gedenk-und-informationsort-fuer-die-opfer-der-ns-euthanasie-morde.html Ce mémorial est aussi conçu comme un lieu d’information (Gedenk- und Informationsort für die Opfer der nationalsozialistischen « Euthanasie »-Morde / « Mémorial et lieu d’information pour les victimes des meurtres commis par les nazis lors du “programme d’euthanasie” ») et propose des panneaux d’information.
  • [9]
    Ce mémorial a été inauguré en 1992.
  • [10]
    Voir Ruth Vogel-Klein, « Le monument à la mémoire des Juifs assassinés d’Europe : enjeux et controverses », in : María González-Aguilar, Carola Hähnel-Mesnard, Marie Liénard, Cristina Marinas (dir.), Culture et mémoire. Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, Palaiseau, Éditions de l’École Polytechnique, 2008, p. 101-109.
  • [11]
    Mail de Anne Thomas, assistante de G. Demnig en charge des poses à l’étranger, à Claire Kaiser, 27 janvier 2018.
  • [12]
    Voir l’interview de Gunter Demnig par Petra Schellen « Stolpersteinerfinder Demnig über Kunst und Gedenken. “So ein Projekt ist größenwahnsinnig” », in : TAZ, 15 mars 2015, http://www.taz.de/Stolpersteinerfinder-Demnig-ueber-Kunst-und-Gedenken/!5016675/.
  • [13]
    Chiffre donné par Anne Thomas, mail à Claire Kaiser, 20 juin 2018.
  • [14]
    Horst Hoheisel, cité d’après le texte de l’exposition qui s’est tenue du 4 avril au 22 juin 2003 au Musée Juif de Berlin, « Berlin Torlos - das Brandenburger Tor ein leerer Ort » : http://www.zermahlenegeschichte.de/index.php?option=com_content&task=view&id=18&Itemid=32, consulté le 7 mars 2016. Voir aussi Horst Hoheisel, « Kunst als Umweg », in : Horst Hoheisel, Andreas Knitz (dir.), Kunst als Umweg - Zermahlene Geschichte, Weimar, Schriften des Thüringischen Hauptstaatsarchivs, Band 1, 1999, p. 250-254. Voir également le site web de l’artiste : http://www.zermahlenegeschichte.de/.
  • [15]
    La Pariser Platz est la place sur laquelle se dresse la porte de Brandebourg.
  • [16]
    Fritz-Bauer-Institut (dir.), Horst Hoheisel, Aschrottbrunnen, Frankfurt am Main, Schriftenreihe des Fritz Bauer Instituts, Band 16, 1998.
  • [17]
    « Stolpersteine in Berlin », App Store.
  • [18]
    Il y avait ainsi par exemple plusieurs centaines de Stolpersteine en République Tchèque, en Hongrie ou en Autriche, alors que les Pays-Bas en comptaient près de 3 000. Voir les articles de Hélène Camarade et Claire Kaiser dans ce dossier.
  • [19]
    Voir la contribution d’Hélène Camarade dans ce dossier.
  • [20]
    Voir Walid Salem, « Aux Bassins à flot, le Vril risque de partir en vrille », in : Rue 89 Bordeaux, 4 novembre 2015, https://rue89bordeaux.com/2015/11/sur-les-bassins-a-flot-le-vril-risque-de-partir-en-vrille/, consulté le 10 décembre 2017.
  • [21]
    Voir Mathieu Marsan, « La base sous-marine de Bordeaux, sous le béton la culture », in : In Situ, Revue des patrimoines [en ligne], n° 16, 2011. http://journals.openedition.org/insitu/9526 ; DOI : 10.4000/insitu.9526, consulté le 23 mai 2018.
  • [22]
    Régis Schlagdenhauffen, op. cit.
  • [23]
    Cf. Information donnée par Gunter Demnig le 5 juin 2018. La fondation n’a, à ce jour, pas d’archives permettant de retracer avec certitude les dates de pose des pavés, ni les noms des victimes. Voir NS-Dokumentationszentrum der Stadt Köln, Stolpersteine. Gunter Demnig und sein Projekt, Hermann-Josef Emons Verlag Köln, Köln, 2007, p. 78.
  • [24]
    Florence Tamagne, « La déportation des homosexuels durant la Seconde Guerre mondiale », in : Revue d’éthique et de théologie morale, 2006/2, n° 239, p. 77-104.
  • [25]
    Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Nouvelle édition mise à jour, Paris, Fayard, 2013 [1994], p. 10.
  • [26]
    Cf. Denis Peschanski, Stéphane Courtois, Adam Rayski, Le sang de l’étranger : les immigrés de la MOI dans la résistance (1989), Paris, Fayard, 1994 ; D. Peschanski, Des Étrangers dans la Résistance, Paris, Éditions de l’atelier, 2002.
  • [27]
    Notamment grâce à la thèse d’Alix Heiniger : Exil, résistance, héritage. Les militants allemands antinazis pendant la guerre et en RDA (1939-1975), Alphil, 2015.
  • [28]
    Paul Pasteur et Félix Kreissler (dir.), Les Autrichiens dans la Résistance, Publications de l’université de Rouen, 1996 ; voir également des synthèses comme Wolfgang Neugebauer, Der österreichische Widerstand 1938-1945, Édition Steinbauer, 2015 ; voir également la thèse en cours de Cécile Denis, Résistances allemandes et autrichiennes en France : l’exemple de la presse clandestine en langue allemande (1939-1944), sous la direction d’Hélène Camarade, Université Bordeaux Montaigne.
  • [29]
    Cf. Noëlline Castagnez, Frédéric Cépède, Gilles Morin et Anne-Laure-Ollivier, Les socialistes français à l’heure de la Libération. Perspectives française et européenne, 1943-1947, L’OURS, Paris, 2016, p. 7 : « Pendant des décennies, l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance, sollicitée par les mémoires gaulliste et communiste, a eu tendance à négliger le rôle des socialistes et autres démocrates ».
  • [30]
    Cf. Suzanne Beer, « L’aide aux juifs sous le national-socialisme. Approches, méthodes et problèmes de recherche. Encyclopédie en ligne des violences de masse », 17 avril 2014, dernière consultation : 11 juin 2018. https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/la-aide-aux-juifs-sous-le-national-socialisme-approches-ma-thodes-et-problames-de-recherche.
  • [31]
  • [32]
    Beate Kosmala, « Stille Helden im Widerstand gegen die Judenverfolgung 1941-1945. Forschung und Erinnerung. », in : Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, Tome 42, n° 4, octobre-décembre 2010, p. 535-551.
  • [33]
    Archives départementales de la Gironde, 44W10.
  • [34]
    45W7, « Correspondances et procès-verbaux concernant différentes communes de la Gironde et de la Dordogne entre 1940 et 1943 » ; 45W29, « Dossiers : listes de personnes arrêtées par les autorités allemandes relatives à ces personnes avec motifs des arrestations et demandes de mesures de bienveillance entre janvier 1943 et septembre 1944 ». Mais aussi 71W (« Fonds du camp d’internement de Mérignac-Beaudésert »), le fond 45W (« Relations avec la Feldkommandantur »), notamment 45W14/2 « Affaires de l’Occupation : Alsaciens-Lorrains et étrangers (1940-1941). Mesures d’expulsion et de répression à l’encontre des étrangers et des personnes de confession juive (décembre 1940-décembre 1941) ».
  • [35]
    DÖW 5265, DÖW 6394.
  • [36]
    Cf. « Kaderakte von Hilde Cahn-Loner », in : SAPMO-BA ZPA IV 2/11/ v. 57, Bl. 114 (et les suivantes). Voir aussi : Karin Hartewig, Zurückgekehrt : die Geschichte der jüdischen Kommunisten in der DDR, Böhlau, 2000, p. 112.
  • [37]
    Archives départementales de la Gironde, 31/L 34 « Annuaires de la Gironde (1941-1942-1943) ».
  • [38]
    Cf. Heiniger, op. cit., p. 33 ; voir aussi : Claude Collin, Le « Travail allemand », une organisation de résistance au sein de la Wehrmacht. Articles et témoignages, Paris, Les Indes savantes, 2013.
  • [39]
    Ce n’est pas la première fois que G. Demnig accepte de déroger à son principe et de placer des pavés devant des lieux liés à la répression : ainsi, à Berlin-Lichterfelde un pavé se trouve devant l’atelier où travaillait contre son gré un travailleur forcé polonais alors qu’à Magdebourg un pavé a été posé à l’endroit où a été exécuté un homme originaire du Kazakhstan. Voir la conférence de G. Demnig dans ce dossier. Parfois, les Stolpersteine sont posés, non devant des lieux de vie, mais devant la mairie, comme ce fut le cas à Hambourg pour les pavés honorant 13 travailleurs forcés vendéens internés dans la ville hanséatique. Voir l’article de C. Kaiser dans ce dossier.
  • [40]
    Comité du souvenir des fusillés de Souge, Les 256 de Souge. Fusillés de 1940 à 1944, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.
  • [41]
    http://www.ajpn.org/arrestation-1-33063.html [consulté le 12 juin 2018].
  • [42]
    http://yvng.yadvashem.org [consulté le 12 juin 2018].
  • [43]
    USHMM « International Tracing Service », https://www.ushmm.org/remember/the-holocaust-survivors-and-victims-resource-center/international-tracing-service [consulté le 12 juin 2018].
  • [44]
    Voir la contribution de Carole Lemee dans ce dossier.
  • [45]
    Discours de Julia Unzueta le 6 avril 2018 au moment de la pose des pavés pour Fritz Weiss, Alfred Gottfried Ochshorn et Alfred Loner.
  • [46]
    Gunter Demnig s’explique souvent sur cette dimension sociale, probablement à entendre au sens où les individus sont eux-mêmes matière sculpturale vivante. En avançant cela, il est évident que le travail sculptural de Demnig ne saurait être réduit à la dimension matérielle du pavé qu’il scelle et c’est le tout qui gravite autour de cette pose, le travail d’investigation d’un groupe de personnes qui conduit à l’inscription du pavé, les négociations avec les institutions publiques, les échanges de ces personnes avec l’artiste, la fabrication du pavé, le déplacement de l’artiste et de son équipe, le choix de sa position dans l’espace public, la pose du pavé, la présence de témoins, tout ceux qui ensuite achopperont sur ce pavé, tous ceux qui l’entretiendront, tous ceux qui en parleront, tout ceux qui solliciteront d’autres poses, toute cette structure sociale vivante constitue l’organe artistique de G. Demnig qui focalise sur un point et le modèle : la paradoxale culture – comme on cultive une plante – de l’absence.
  • [47]
    Beuys Joseph, Harlan Volker, Qu’est-ce que l’art ?, Paris, L’Arche, 1992, p. 163 (trad. Laurent Cassagnau).
  • [48]
    Voir la conférence de Gunter Demnig, dans ce dossier.
  • [49]
    On connaît le célèbre épisode de la « madeleine » de Proust dans Du côté de chez Swann où le narrateur voit soudain surgir en lui le passé à partir d’une sensation gustative : « Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray… ». Voir Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Tome I, Du côté de chez Swann, deuxième édition, Nouvelle revue française, Paris, 1919 [1913] p. 48.
  • [50]
    Hélène Camarade, dans son article « L’usure de la mémoire ; l’empreinte du temps sur les mémoriaux de la seconde Guerre mondiale », in : L’usure, Bordeaux/Bruxelles, PUB/ARBA, 2016, p. 125, souligne combien ce sont à chaque fois des hommages individuels qui contredisent la déshumanisation de la personne alors assignée à un numéro par les nazis.
  • [51]
    Nous avons aussi fait le choix de ne montrer que des photos des victimes dans leur vie civile et avons, par exemple, laissé de côté la photo de détention de Paula Rabeaux. Cf. l’article d’Hélène Camarade dans ce dossier.
  • [52]
    C’était là aussi une disposition plutôt « contre-artistique » sachant que l’un des pouvoirs de l’art est sa propension et son appétit pour la mise en fiction. Il y aurait à étudier comment Gunter Demnig produit avec force un art délibérément non fictionnel, à la différence, par exemple, de Christian Boltanski qui cultive la mémoire par l’échafaudage de nouveaux récits.
  • [53]
    Voir l’article de Carole Lemee dans ce dossier.
  • [54]
    Chaque affiche, une fois pliée en 6, est organisée par la grille dessinée par les plis du papier et constitue 16 cases de 16,5x11 cm (4 en largeur x 4 en hauteur). Sur le recto une image ou un texte marquant apparaît en pleine page. Sur le verso, chaque case contient une image ou un texte informatif ou un vide. Bien souvent, lorsque Gunter Demnig intervient dans des zones pavées, il adopte une méthode analogue en positionnant ses propres pavés de laiton dans la grille imposée par l’agencement des pavés urbains. Le tracé des déplacements, quant à lui, se déploie indépendamment de la grille. Le tout souligne la dimension ouverte et résolument inachevée de cette investigation documentaire, à l’image du travail de Demnig, tout en cherchant à faire en sorte que ça tombe bien.
  • [55]
    En effet, il n’est pas rare que l’un, l’une ou l’autre vienne vérifier qu’ils sont bien là et en bon état. Et s’ils sont sales, on procède à une petite séance de Putzaktion, de nettoyage, ce que firent Claire Kaiser et Alyson Saldot à l’occasion d’une sortie de classe avec les élèves d’une classe de 3e du collège Cassignol de Bordeaux et leur professeur d’histoire, le 27 mars 2018.
  • [56]
    Sans entrer dans des gloses de spécialistes, disons que la dimension conceptuelle du projet de Demnig porte d’une part sur sa faculté à battre en brèche l’idée même de l’œuvre d’art (vers un art social et dans la droite ligne de l’art conçu comme causa mentale depuis Léonard de Vinci) et, d’autre part, de donner forme à une existence générale de l’œuvre qui s’appuie sur le modelage de la pensée (faire achopper la pensée c’est créer une suite d’aspérités qui organisent un tissu mémoriel). Cette haute valeur de l’œuvre ne va pas sans sa plus basse activité matérielle : terrasser. Être au plus bas des ambitions pour monter au plus haut.
  • [57]
    Penser au travail d’Opalka en parallèle tombe sous le sens, mais nous avons affaire à deux types d’ascèses très différentes : celle d’Opalka est tournée vers l’absurde au sens d’une acceptation de l’inexorable déliquescence du temps, associé à une méditation philosophique, conceptuelle, autobiographique et numéraire. Celle de Demnig relève d’un exercice de résistance contre l’oubli, ascèse certes à portée conceptuelle mais éminemment empirique, sensible, collective et nominative. C’est pourquoi il y aurait probablement à approfondir la relation de pensée que l’artiste entretient avec celles des compagnons du devoir.
  • [58]
    Page consultée le 18 juin 2018 : 6 personnes et deux « bots ».
  • [59]
    « Liste der Stolpersteine in der Region Nouvelle-Aquitaine ».

1Les 6 et 7 avril 2017, dix « pavés de mémoire » (Stolpersteine) ont été posés pour la première fois dans deux grandes villes françaises, Bordeaux et Bègles. Trois cérémonies se sont succédé : la première a eu lieu sur le Parvis des droits de l’Homme, rue des Frères Bonie à Bordeaux, devant l’École nationale de la magistrature, à la mémoire de trois résistants autrichiens, Alfred Loner, Alfred Gottfried Ochshorn, Fritz Weiss ; la seconde place Saint-Pierre, en mémoire de cinq membres d’une famille juive, les Baumgart ; la troisième, à Bègles, à la mémoire d’un couple de résistants français, les époux Rabeaux. Dans les trois cas, les cérémonies ont rassemblé un public important, composé de soutiens institutionnels, de partenaires, de classes de collège et lycée et de passants [1]. Ces moments n’ont laissé personne indifférent : une riveraine de la place Saint-Pierre nous a confié son inquiétude quant à la présence quotidienne de ces « pavés de mémoire » sous sa fenêtre, tandis qu’à Bègles, la propriétaire de la maison devant laquelle nous avons scellé deux pavés assurait à l’artiste qu’elle en prendrait soin et la voisine est sortie pour nous raconter qu’elle était présente au moment de l’arrestation de l’une des deux personnes à qui nous rendions hommage.

2L’objectif de cet article rédigé par les deux organisatrices et les deux organisateurs de l’Université Bordeaux Montaigne est d’éclairer, aussi précisément que possible, les choix, les enjeux, les implications de cette pose inédite de Stolpersteine en France, et ainsi de documenter le travail qui a entouré ce projet artistique et mémoriel [2].

Berlin à l’origine du projet

3La genèse du projet remonte à un séminaire de formation-recherche qui s’est déroulé à Berlin en mars 2015. En coopération avec la Fondation Friedrich Ebert à Bonn (Friedrich-Ebert-Stiftung) et la faculté d’histoire de l’Université de Düsseldorf, le Département d’allemand de l’Université Bordeaux Montaigne a co-organisé un séminaire franco-allemand sur le thème « L’Europe dans la culture mémorielle à Berlin », animé par Friedhelm Boll (Bonn), Guido Thiemeyer (Düsseldorf) et deux des futures instigatrices du projet Stolpersteine, Hélène Camarade et Claire Kaiser (Bordeaux). Un groupe d’étudiants bordelais en Master Recherche et Master MEEF (enseignement) y a participé. Arpenter la capitale de l’Allemagne réunifiée a constitué une expérience mémorielle intense qui a permis d’appréhender concrètement la présence massive de Stolpersteine dans la ville. En effet, en 2018 plus de 7 000 pavés avaient été scellés par Gunter Demnig sur les trottoirs berlinois [3], notamment dans les quartiers de Mitte et de Charlottenburg où vivait avant-guerre une importante communauté juive [4]. Il est ainsi impossible de ne pas achopper à un moment ou un autre sur ces petits carrés de laiton et les pavés de mémoire font désormais partie du paysage urbain de la ville. Berlin abrite également, en son centre même et à proximité immédiate des lieux du pouvoir politique et culturel, de nombreux monuments et installations dédiés aux victimes du national-socialisme, plus visibles car plus imposants. Le plus connu est certainement le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, ensemble monumental de 2 700 stèles érigées en 2005 sur un terrain de 19 000 m², à quelques pas de la Porte de Brandebourg [5]. Non loin de là, dans le parc du Tiergarten ou à proximité, se trouvent pas moins de trois mémoriaux : le Mémorial pour les victimes homosexuelles, inauguré en 2008, bloc de béton de plus de 3 mètres de haut, au centre duquel une petite cavité accueille une installation vidéo montrant deux personnes du même sexe qui s’embrassent [6] ; le Mémorial pour les Sinti et les Roms assassinés par les Nazis, inauguré en 2012, constitué d’un bassin accueillant chaque jour en son centre une fleur fraîchement coupée [7] ; le Mémorial pour les victimes handicapées euthanasiées dans le cadre de l’action T4, évoquées à travers un grand panneau en plexiglas bleu transparent situé au numéro 4 de la Tiergartenstrasse[8]. Ce mémorial a été inauguré en 2014. Enfin, devant le parlement sur l’esplanade du Reichstag, un ensemble de 96 plaques de schistes dressées les unes à côté des autres commémore les 96 députés du Reichstag assassinés par les nazis en 1933 [9]. Les sites les plus emblématiques de la capitale fédérale sont ainsi l’occasion pour le visiteur averti de se confronter au passé nazi et le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe fait désormais partie de l’identité culturelle et touristique de Berlin. Il convient néanmoins de rappeler que la création de ce mémorial a suscité de nombreux débats, polémiques et revirements dans le contexte de l’Allemagne réunifiée, et ceci jusqu’à son inauguration en 2005 [10]. Aujourd’hui cependant, ce mémorial est dûment répertorié dans tous les guides et les brochures dédiés à la ville et constitue une étape marquante de tout séjour berlinois : il a d’ailleurs fortement impressionné les étudiants français, ne serait-ce que par sa monumentalité au cœur de la ville.

4Ce sont cependant les pavés de mémoire qui eurent le plus d’impact sur nos étudiants : même si les Stolpersteine sont plus discrets par leur taille, leur dissémination dans toute la ville, en deçà des circuits institutionnels ou touristiques, a réactivé de manière impromptue la mémoire des persécutions et nous a interpelés d’autant plus durablement que ces confrontations fortuites étaient incessantes. Lors de notre séjour, les Stolpersteine nous ont aussi marqués par la radicalité de leur concept, radicalité liée à la fois à l’ampleur du projet et à l’investissement personnel de l’artiste : en effet, à de rares exceptions près, G. Demnig pose lui-même les pavés, à raison de 5 000 poses environ par an [11]. Les chiffres, en constante progression, donnent véritablement le tournis : en 2015, il y avait plus de 50 000 pavés en Europe [12], en 2018 ils sont déjà plus de 69 000 [13] et le travail de G. Demnig s’articule comme une œuvre en mouvement et en perpétuelle élaboration.

5D’autres artistes ont également investi l’espace public avec des actions mémorielles tout aussi radicales, cherchant, à l’instar de G. Demnig, à échapper à une dimension institutionnelle plus classique. C’est par exemple le cas de l’artiste allemand Horst Hoheisel, dont la démarche nous a été présentée lors de ce séminaire berlinois. Ainsi en 1994, dans le cadre du concours ouvert pour la création du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, il avait déposé un projet visant à réduire en poudre la Porte de Brandebourg et à répandre le broyat ainsi obtenu sur le lieu dédié au mémorial, les deux espaces vides devant se faire écho l’un à l’autre, comme une béance monstrueuse au cœur de la capitale allemande. Bien évidemment, H. Hoheisel n’a jamais réellement envisagé de réaliser ce projet, mais il souhaitait par cette proposition provocatrice interpeller les Allemands en rendant visible « au centre de la nouvelle République fédérale, la rupture qu’a constitué l’Holocauste dans l’identité nationale et dans la continuité historique [14] ». En 2003, H. Hoheisel a présenté au Musée juif de Berlin une installation photographique, en prolongement de ce projet. Les visiteurs pouvaient voir, à travers un œilleton d’appareil photo géant, des images contemporaines de la Pariser Platz[15], où ne subsistaient de la porte de Brandebourg que ses piliers rognés à mi-hauteur, alors qu’en arrière-plan sonore retentissaient les bruits de la ville, intensifiant ainsi l’effet de réel. En 1987 déjà, à Cassel, avec son œuvre Das unsichtbare Brunnen / Aschrott Brunnen (« La fontaine invisible / Fontaine Aschrott »), il proposait une réflexion sur l’absence et sur la blessure que la disparition de millions de Juifs a laissée dans l’histoire et l’identité allemande. Il avait en effet reconstitué en négatif, creusée à l’envers dans le sol, la fontaine Aschrott, offerte à la ville de Cassel en 1908 par un industriel juif et détruite en 1939 par les nazis. À la place de la fontaine, H. Hoheisel avait ainsi érigé ce qu’il qualifie de « Gegen-Denkmal », un contre-mémorial invisible [16], le souvenir des victimes devant être justement attisé par l’absence, le vide volontairement revendiqué qui ne peut être comblé. Tout aussi radicale a été son action éphémère présentée le 27 janvier 1997 à Berlin pour commémorer les victimes de la Shoah : il avait projeté l’inscription tristement célèbre figurant à l’entrée d’Auschwitz, « Arbeit macht frei », sur le fronton de la Porte de Brandebourg. Il s’agissait de réintégrer au cœur de Berlin, sur l’un des symboles de l’identité nationale allemande, la violence d’Auschwitz afin de rappeler la tâche indélébile que constituent la barbarie nazie et l’assassinat des Juifs d’Europe.

6Certes, la radicalité de G. Demnig est moins spectaculaire dans ses manifestations et son geste artistique que les monuments et installations évoqués ici. Mais il redéfinit en profondeur le concept même de mémorial, notamment en le transposant de la sphère institutionnelle à la sphère individuelle. Nous avons pu le constater sur nos étudiants qui, d’abord intrigués, butant par hasard régulièrement sur les pavés, lisaient les inscriptions et les photographiaient, puis se sont mis à les pister sciemment de rue en rue, comme s’ils pouvaient en faire un inventaire. Nous n’avions, à l’époque, pas encore découvert l’application pour téléphone portable qui permet de les localiser dans tout Berlin [17]. Nos étudiants s’appropriaient ainsi presque fébrilement les pavés. Les Stolpersteine échappent en effet la plupart du temps à l’impulsion des institutions politiques, et ce dès leur genèse. Ils constituent un mémorial auquel chacun peut participer individuellement par ses recherches, en sollicitant l’artiste et en s’impliquant dans la préparation et l’accomplissement des poses. Il est ainsi possible pour chacun d’en devenir l’initiateur. Et surtout, ce geste artistique et mémoriel opéré par G. Demnig est transposable à d’autres lieux, à d’autres espaces européens. C’est pourquoi de retour à Bordeaux, l’idée s’est imposée à nous avec évidence de prolonger ce séjour berlinois par la pose de Stolpersteine dans la capitale girondine ou les villes avoisinantes. D’autant qu’il n’existait à l’époque que 17 pavés en France, chiffre bien modeste par rapport aux autres pays européens [18], ce qui constituait à nos yeux une lacune à combler.

Constitution de l’équipe de travail et aléas administratifs

7Au printemps 2016, après un temps de maturation, nous avons décidé de concrétiser cette idée en lui donnant un cadre à la fois pédagogique et scientifique au sein de l’Université Bordeaux Montaigne. Le plus urgent était d’obtenir l’aval de G. Demnig et de fixer une date pour sa venue à Bordeaux, dans la mesure où le temps d’attente pour tout déplacement de l’artiste est d’environ un an et qu’il nous fallait travailler suffisamment en amont pour obtenir les autorisations et les financements nécessaires. C’est pourquoi, en mars 2016, Claire Kaiser s’est rendue à Berlin afin de rencontrer G. Demnig et son assistante Anne Thomas, en charge des poses à l’étranger. Date fut prise pour une pose en Gironde un an plus tard, en avril 2017.

8Dès lors, nous nous sommes employés à constituer un groupe pouvant porter ce projet protéiforme. En effet, afin de mettre en avant à parts égales la dimension mémorielle et artistique de la démarche de G. Demnig, il nous a semblé pertinent de collaborer avec un historien spécialiste du nazisme, Nicolas Patin, et un artiste plasticien, Pierre Baumann, tous deux enseignants-chercheurs à l’Université Bordeaux Montaigne. Pour renforcer la complémentarité entre recherche et pédagogie, nous y avons associé les étudiants de Master Recherche en études germaniques et en arts plastiques. Très rapidement, un noyau dur s’est formé, composé de cinq étudiants, très engagés dans les recherches et l’organisation des poses : Samuel Amiel, Mélany Frouin, Florence Monchanin-Lion, Alyson Saldot et Julia Unzueta. Les objectifs de ce groupe d’étudiants et d’enseignants ont été doubles : effectuer un travail d’investigation en archives afin de déterminer le choix et le parcours des victimes et mener une réflexion sur la mise en forme plastique des éléments biographiques recueillis, afin d’accompagner le travail de G. Demnig d’un appareil documentaire lors des poses.

9Parallèlement à ce travail de recherche, un autre enjeu majeur nous a occupés, enjeu d’autant plus pressant et crucial qu’il conditionnait la venue de l’artiste : obtenir les autorisations de la mairie de Bordeaux. Le contexte bordelais était à l’époque parasité par deux éléments : le jumelage existant entre Bordeaux et Munich, cette dernière étant la seule ville d’Allemagne à refuser obstinément le scellement de Stolpersteine sur ses trottoirs [19] ; et la polémique autour du projet d’installation d’une sculpture monumentale devant l’ancienne base de sous-marins allemands sur la Garonne, par l’artiste anglaise Suzane Treister [20]. Cette base sous-marine, construite sous la supervision de l’Organisation Todt entre septembre 1941 et mai 1943 par 6 500 ouvriers, dont de nombreux prisonniers espagnols, cristallise les souvenirs douloureux de l’occupation allemande et du travail forcé [21]. Le bunker, investi ponctuellement depuis les années 1960 par des artistes, est officiellement reconverti en 1999 en un espace dédié aux productions d’art contemporain et constitue à ce titre un lieu exceptionnel, largement médiatisé à Bordeaux. Cette forte exposition rendait le contexte peu favorable à une prise de risque autour des questions liées à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.

10Un accord de principe a cependant rapidement été donné par Marik Fétouh, adjoint au maire de Bordeaux en charge de l’égalité et de la citoyenneté. L’acceptation de notre projet restait néanmoins soumise, après passage devant une commission interne, à l’aval du maire Alain Juppé (UMP), puis à l’autorisation des communes urbaines de l’agglomération bordelaise (Bordeaux Métropole) gérant les services de la voirie et, enfin, des Monuments Historiques. Les méandres administratifs, liés à la taille de la ville, et la succession des administrations concernées ont contribué à ralentir le processus décisionnaire, faisant peser un doute sur la possible réalisation de notre projet. C’est pourquoi, nous avons alors décidé, en discutant avec Fabienne Fédou, professeure d’allemand et membre du conseil municipal de Bègles, de solliciter Noël Mamère, maire (EELV) de la ville, Bègles étant déjà engagée dans une politique mémorielle volontariste. Cela nous a semblé d’autant plus pertinent que cette commune fait partie de la même communauté urbaine que Bordeaux et qu’un effet d’entraînement n’était pas à exclure. Si la ville de Bègles a d’emblée donné son accord, dès le mois de mai 2016, les ultimes autorisations bordelaises ne nous sont parvenues que début 2017, levant très tardivement les dernières entraves administratives.

Qui honorer ?

11Une fois le projet lancé, il s’agissait de réfléchir à l’identité des victimes dont nous voulions honorer la mémoire. Assez rapidement, le choix a été fait de nous orienter vers les mémoires lacunaires ou du moins minoritaires, en France ou en Europe.

12Nous nous sommes dans un premier temps penchés sur le sort des homosexuels car nous savions que leur reconnaissance au titre de victimes du nazisme avait été assez tardive en Allemagne [22]. Le Mémorial leur rendant hommage ne fut inauguré à Berlin qu’en 2008, même si des Stolpersteine ont vraisemblablement été posés à la mémoire d’homosexuels à Cologne en 2000 [23]. Les recherches, dans le contexte français, sont encore balbutiantes ; elles listaient, en 2004, 210 personnes arrêtées puis déportées au nom de l’article 175 du Code pénal allemand, qui criminalisait les relations entre hommes, dans les régions françaises annexées au Reich, l’Alsace et la Moselle [24]. Il nous fut pourtant difficile de suivre cette piste autour de Bordeaux car le régime de Vichy n’avait pas la même législation ni les mêmes politiques de répression que celles du nazisme. Nous avons donc abandonné cette idée pour nous concentrer sur des victimes politiques et raciales.

13Du côté des victimes politiques, notre choix s’est assez rapidement porté sur des étrangers qui avaient résisté en France pendant l’occupation. Nous voulions contourner le « mythe résistancialiste [25] » et rappeler que la résistance en France fut également portée par des étrangers ou des apatrides [26]. La participation d’Allemands commençant peu à peu à sortir de l’oubli [27], nous avons décidé d’honorer la mémoire de trois Autrichiens, dont nous avons découvert l’existence par hasard, sans rien savoir d’eux, si ce n’est qu’ils avaient été arrêtés le 30 janvier 1943 à Bordeaux. Nous avions trouvé leurs noms – Alfred Loner, Alfred Gottfried Ochshorn et Fritz Weiss – dans l’un des rares ouvrages portant sur la résistance autrichienne [28].

14Une deuxième préoccupation consistait à ne pas oublier l’engagement des femmes dans la résistance parce que leur mémoire, sans être toujours lacunaire, passe en général au second plan en raison de logiques d’invisibilisation, passées ou présentes. Les aléas administratifs et les lenteurs de la municipalité bordelaise, déjà évoqués, nous ont amenés à nous intéresser simultanément aux victimes politiques de la ville de Bègles. Toujours soucieux de nous pencher sur des destins méconnus ou peu reconnus, nous avons préféré ne pas honorer la mémoire de victimes politiques ayant déjà fait l’objet de plaques commémoratives ou donné leur nom à des rues de Bègles. La cellule municipale travaillant sur la mémoire béglaise, pilotée par Aurélie Montiel, archiviste auprès des Archives municipales, nous a alors orientés vers le couple formé par Paula et Raymond Rabeaux, résidents à Bègles au moment de leur arrestation en 1942 mais qui, n’étant pas natifs de la ville, n’avaient bénéficié d’aucune commémoration. Nous nous sommes donc arrêtés sur ce couple, ici encore, sans le connaître. Nous pouvions nous intéresser au destin d’une femme victime politique, même si nous étions malheureusement en train de reproduire, à notre tour, une sous-représentation quantitative des femmes.

15Le couple Rabeaux et les trois Autrichiens étant de conviction communiste, nous avons cherché à équilibrer la représentation des victimes sur l’échiquier politique de la résistance. Pendant des mois, nous avons pensé pouvoir poser un pavé à la mémoire de Jacques Aubriot, résistant gaulliste déporté à Dachau en juillet 1944, qui avait un lien de parenté avec l’une des membres de notre équipe. Il nous paraissait intéressant que le projet touche également la mémoire familiale au sein du groupe. Cette polarité entre communistes et gaullistes n’était, du reste, pas vraiment satisfaisante car elle reproduisait la représentation dominante de l’après-guerre où ces deux tendances occupaient le devant de la scène résistante en France [29], au détriment par exemple des communistes éloignés de la ligne de Moscou, des socialistes ou des anarchistes. Mais après de longs mois, la famille de ce résistant a finalement refusé que l’on pose un pavé à sa mémoire, ne souhaitant pas mettre en avant son destin individuel au détriment d’autres membres de son réseau, le réseau Gallia. Ce revirement illustre bien les difficultés que l’on peut encore aujourd’hui rencontrer lorsqu’il s’agit de commémoration. Certaines personnes font l’objet de surexposition, d’autres sont dans un angle mort, pour des raisons politiques ou sociales, d’autres encore restent sciemment dans l’ombre, peut-être par respect pour les autres victimes. On a rencontré en Allemagne un phénomène comparable au sujet des Allemands ayant aidé des Juifs entre 1933 et 1945 qui sont restés pendant des décennies dans l’oubli [30]. La recherche historique ne s’est pas intéressée à eux – le paradigme mémoriel dominant consistant pendant longtemps à voir dans les Allemands plutôt des bourreaux que des « Justes ». Eux-mêmes n’ont jamais mis leurs actions de sauvetage en avant, ni individuellement ni collectivement, quand d’autres nations célébraient – parfois bruyamment – leurs héros. Ils sont restés en marge de la mémoire de la résistance allemande jusqu’à la fin des années 1990, date à laquelle une équipe de chercheurs allemands, pilotée par Wolfgang Benz, a commencé à reconstituer leurs parcours. En 2004, un mémorial, qui fait aussi office de centre de recherche, a été inauguré en leur mémoire au cœur de Berlin [31]. Aujourd’hui, on appelle encore ces sauveurs des « héros silencieux » (stille Helden) en référence à cette longue période d’oubli [32].

16Notre choix s’est donc fixé sur ces cinq victimes politiques du régime de Vichy : quatre hommes et une seule femme, cinq communistes, dont trois étrangers.

17La deuxième catégorie de personnes que nous voulions honorer était les victimes raciales qui représentent la catégorie qui a suscité le plus de commémorations dans le monde et la pose du plus grand nombre de Stolpersteine. Ici encore, nous nous sommes intéressés à des destins tombés dans l’oubli, à des familles dont a priori personne en France n’allait naturellement cultiver la mémoire, une famille de Juifs étrangers. Notre intention première était d’aborder la façon dont le régime de Vichy avait traité les Juifs étrangers qui s’étaient réfugiés sur le sol français.

18Les démarches de recherche ont commencé aux Archives départementales de la Gironde (ADG) par des explorations dans les fonds qui semblaient les plus adaptés : 42W (« Expulsions des étrangers, dossiers individuels 1935-1951 ») ; 58W (« Professions non sédentaires, registres et dossiers individuels 1939-1983 ») et surtout 44W, à savoir « Recensement des Israélites du département de la Gironde, conformément à l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940 ». Ce recensement nous a amenés à nous intéresser à un certain nombre de profils, notamment les familles Léon, Baumgart, Baskin et Adler, pour la ville de Bordeaux, et la famille Finkelstein, pour Bègles, toutes des familles de Juifs étrangers. Les membres de la famille Adler, le père (Nicolas), la mère (Gisèle) et les deux enfants (Eva et Ivan) étaient par exemple tous nés en Hongrie, que ce soit à Budapest ou à Külsővat.

19Par rapport au concept des Stolpersteine, un élément a eu son importance dans le choix qui s’est finalement porté sur la famille Baumgart, la nécessité de poser les pavés devant l’un des derniers domiciles des victimes. Les profils des familles choisies nous permettaient d’obtenir ces informations – à la différence des victimes autrichiennes, nous y reviendrons – et nous avons alors donc réfléchi également en terme d’impact mémoriel, en fonction de notre connaissance des rues bordelaises. Il nous semblait que des pavés posés dans un quartier résidentiel éloigné du centre de Bordeaux auraient nécessairement moins d’impact que ceux de la famille Baumgart résidant, avant leur arrestation, sur une des places les plus fréquentées de Bordeaux (la place Saint-Pierre), ou ceux de la famille Adler, déjà citée, qui habitaient au 103, rue Porte Dijeaux [33], une artère très commerçante et passante de la ville.

20Nous nous sommes donc arrêtés, ici encore un peu par hasard, sur la famille Baumgart qui se composait des parents Chana et Abraham et de trois fils, Léon Henri, Bernard et Roland. Deux choses ont en outre attiré notre attention, le fait que les parents étaient nés en Pologne mais les trois enfants à Strasbourg (tous avant la guerre) et que le fils aîné portait un nom de famille différent, Kociolek.

21On le voit, les critères qui ont mené au choix des premières victimes honorées par des Stolpersteine à Bordeaux et à Bègles sont, de concert, liés à une volonté de positionnement historique – la reconnaissance de tous les types de victimes de la répression national-socialiste – mais aussi à des critères beaucoup plus pragmatiques (comme la nécessité, imposée par le projet artistique, de trouver une adresse de résidence) ou encore la volonté que les pavés reçoivent la meilleure exposition possible dans la ville de Bordeaux.

Les recherches biographiques : composer avec les lacunes

22Une fois l’identité des victimes arrêtée, le groupe s’est donc attelé aux recherches biographiques. Quelques recherches complémentaires aux Archives départementales de la Gironde ont été effectuées et n’ont pas été fructueuses [34].

23La nécessité première, pour le projet artistique, était de recueillir et de vérifier les informations qui allaient figurer sur les pavés, à savoir les noms exacts des personnes, les dates et lieux de naissance, de déportation et de décès. Ces informations apparemment succinctes revêtent une importance capitale, puisque ce sont elles qui subsistent sur les pavés. Les reconstituer n’allait pourtant pas de soi dans la mesure où nous avions à retrouver la piste de huit personnes étrangères – ou du moins considérées comme telles pour les trois enfants Baumgart nés sur le territoire français. La vie clandestine des trois résistants autrichiens qui s’étendait sur de longues années, de la guerre d’Espagne en 1936 jusqu’à leur arrestation en janvier 1943, et sur plusieurs pays, rendait les recherches particulièrement ardues. Dans le cas de la famille Baumgart, nous étions confrontés à de nombreux écueils, que ce soit les problèmes d’homonymie – très fréquents –, de translittération depuis le polonais, les graphies différentes pour chaque prénom ou nom. Ces questions peuvent paraître des détails mais déterminent bien souvent la réussite ou l’échec de la recherche d’un individu ou d’une famille dans une masse d’innombrables données.

24La deuxième nécessité – on l’a déjà évoqué – était de déterminer le lieu de pose des pavés, censé être l’un des derniers lieux de vie des victimes. Enfin, en tant que chercheurs, nous souhaitions, dépasser ces informations brutes pour reconstituer de manière aussi exhaustive que possible les parcours des victimes. L’équipe avait du reste décidé de réaliser des affiches pour chaque lieu de pose (Baumgart – Autrichiens – Rabeaux), dépassant le cadre restreint des informations inscrites sur les pavés. Les étudiants ont réalisé un nombre important de recherches.

25Pour les trois résistants autrichiens, des contacts ont été pris avec les archives du DÖW à Vienne (Dokumentationsarchiv des österreichischen Widerstandes ou Archives de la résistance autrichienne), notamment avec Winfried R. Garscha, qui nous a fourni des informations biographiques sur les trois hommes [35]. Nous avons pu constater la complexité de leur parcours, leurs fréquents changements de nom de code, mais surtout les nombreuses lacunes concernant des pans entiers de leur vie clandestine. Les informations transmises portaient essentiellement sur leur jeunesse en Autriche, puis leur engagement lors de la guerre d’Espagne. Nous avons ainsi eu accès à des photos des trois combattants à l’époque où ils étaient dans la XIe Brigade internationale (Brigade Thälmann). Mais nous n’avons eu que de rares informations sur leurs années clandestines en France. Nous sommes partis un moment sur les traces de la compagne d’Alfred Loner, la résistante Hilde Cahn, aussi connue sous le nom de Hilde Loner, qui survécut à la guerre et s’installa ensuite en République démocratique allemande (RDA). Cette piste nous permit seulement d’en apprendre un peu plus sur les conditions obscures dans lesquelles Alfred Loner mourut après la libération du camp de Mauthausen, sur la route de son retour vers Vienne [36].

26Il s’est finalement assez vite avéré que si nous arrivions peu à peu à retracer les grands éléments de leur parcours [voir biographies dans le cahier documentaire central], nous ne parviendrions pas à retrouver avec certitude l’un de leurs derniers lieux de résidence dans le laps de temps qui nous était imparti avant la date, déjà arrêtée, de la pose des pavés. Et pourtant, cette information conditionnait une partie de sa réalisation même. Il était fait référence à un hôtel dans Bordeaux dans lequel les trois résistants auraient résidé, mais même après avoir, entre autres, épluché les annuaires de la Gironde pour la période 1941-1943, il nous a été impossible de retrouver ce dernier lieu [37]. Les trois résistants autrichiens étaient vraisemblablement membres du TA, le Travail allemand (dit aussi Travail anti-allemand), une organisation chargée d’infiltrer la Wehrmacht et d’y pratiquer des actions de contre-propagande [38]. Or si les actions du TA commencent à être connues et documentées dans des villes comme Paris, Lyon ou Toulouse, elles n’ont, à notre connaissance, pas encore fait l’objet de recherches dans l’agglomération bordelaise, recherches sur lesquelles nous aurions pu nous appuyer.

27Après des discussions avec G. Demnig, celui-ci a consenti à une entorse majeure par rapport à la philosophie de son projet [39] : les pavés ne seraient pas posés devant le dernier lieu de vie, mais bien devant le dernier lieu d’enfermement, en l’occurrence, la prison du Fort du Hâ. Cela n’était pas sans poser des problèmes logistiques puisque l’emplacement du Fort du Hâ, aujourd’hui disparu, abrite non seulement l’École nationale de la magistrature (ENM), mais également un immense parvis, le Parvis des Droits de l’Homme, composé de larges dalles, dans lequel il était difficile d’imaginer creuser une cavité pour trois pavés.

28Les recherches concernant les époux Rabeaux étaient plus simples dans la mesure où il existe déjà de nombreuses associations et initiatives mémorielles sur la résistance française, notamment le Comité du souvenir des fusillés de Souge, parmi lesquels on compte Raymond Rabeaux [40]. Outre des recherches bibliographiques, des recherches généalogiques ont été entreprises par les étudiants Samuel Amiel et Florence Monchanin-Lion auprès des villes de Saumur et La Rochelle, ce qui a permis de retrouver les actes de naissances de Paula Rabeaux, née Trapy. Déterminer le dernier lieu de résidence a été relativement simple, grâce à des documents nombreux fournis par le Comité des fusillés de Souge, provenant pour partie des Archives des victimes des conflits contemporains (SHD) de Caen. Le dernier problème était que Paula Trapy se retrouvait systématiquement invisibilisée derrière les actes de résistance de son mari et qu’il nous était difficile à partir des sources documentaires lacunaires, de redonner de l’autonomie à son parcours de résistance. Comme pour les Autrichiens, nous manquions de temps pour entreprendre les recherches nécessaires afin d’y remédier.

29La recherche concernant la famille Baumgart a peut-être été la plus riche en terme de découvertes, dans la mesure où grâce à la pugnacité des étudiantes Mélany Frouin et surtout Alyson Saldot, il a été possible de prendre contact avec les descendants collatéraux de la famille. Nous avons débuté par une recherche assez classique dans les grandes bases de données dédiées aux victimes de la Shoah – site de l’AJPN (Anonymes, Justes et persécutés durant la période nazie) [41] en premier lieu, le site internet de Yad Vashem [42] (Institut international pour la mémoire de la Shoah), le site de l’United States Holocaust Memorial Museum[43], etc. Nous avons assez rapidement pu reconstituer quelques fragments du parcours de la famille Baumgart, ce qui nous a poussés à creuser ce sillon. Il nous a cependant été difficile de trouver plus d’informations que les quelques traces d’état civil ou les marques des politiques de répressions. Sur un document déposé en 2012 à Yad Vashem (Jérusalem) était indiqué le nom d’une descendante, Ruth Feigenbaum. Les étudiantes ont eu l’idée de la contacter, d’abord par Facebook, puis par lettre, et après quelques mois, cette descendante a répondu. Cela nous a permis d’obtenir, en plus de documents archivistiques, une somme d’informations de première main, constituée en dossier par la famille. Le couronnement de cette démarche a été la venue, au moment de la pose des pavées, d’une partie de la famille, depuis Israël et les États-Unis. Cette présence a grandement contribué à faire de la pose des pavés un moment unique de commémoration, où étaient présents non seulement G. Demnig et une foule nombreuse, mais les descendants des Baumgart, qui ont lu un texte et récité le Kaddish au moment de la cérémonie.

30Le temps de l’enquête biographique n’était ainsi pas réellement compatible avec les nécessités de la pose des pavés. L’agenda de Gunter Demnig, qui pose des milliers de pavés par an, imposait une réalisation rapide. Nous avons donc décidé de nous concentrer sur les informations inscrites sur les pavés et de composer, notamment pour les biographies rédigées sur les affiches, avec les lacunes.

31Nous considérons que nous avons engagé un processus mémoriel et historique qui peut à tout moment être prolongé. C’est ce qu’a fait notre collègue anthropologue Carole Lemee qui, dès le lendemain des poses, s’est attelée à retracer le parcours de la famille Baumgart en France, et livre un an après, en mai 2018, des résultats exceptionnels à leur sujet, présentés dans son article [44]. Le destin de Loner, Ochschorn ou Weiss pourra un jour lui aussi être reconstitué, ainsi que celui de Paula Rabeaux. Composer avec les lacunes, les reconnaître, les accepter, c’est aussi une forme de commémoration. C’est ce qu’a expliqué l’étudiante Julia Unzueta lors de la pose des pavés dédiés aux Autrichiens : « […] On ne voit pas meilleure manière d’honorer leur mémoire qu’en laissant ces lacunes visibles, en soulignant que leur parcours reste mystérieux et incertain, car ces lacunes sont finalement les plus représentatives de leur vie passée et elles sont, elles aussi, une forme de mémoire [45]. »

Accompagner une « sculpture sociale » avec une micro-édition

32Le travail d’investigation et d’accompagnement documentaire qui a conduit à la pose des pavés a également permis de revenir sur certains enjeux marquants de la démarche de Gunter Demnig, associant intimement le geste artistique à une action sociale dédiée à l’exercice de la mémoire. La conception d’une micro-édition constituée d’affiches, conduite en amont, fut pensée pour servir les pavés d’achoppement de l’artiste en facilitant la compréhension de leur expression et celle du sens de leur présence en France, pays encore peu habitué à ces manifestations discrètes dans la cité. Ces affiches pliables avaient pour objectif d’agir comme un aide-mémoire, comme ces petits morceaux de papier que chacun glisse dans sa poche pour ne rien oublier. Ainsi quatre planches de 66 x 44 cm au format plié de 16,5 x 11 cm furent élaborées pour retracer les vies arrêtées des dix victimes.

33Dans la démarche engagée par Gunter Demnig depuis 1993, trois choses ont retenu notre attention. La première est qu’il s’agit d’un travail qui permet de faire de la « sculpture sociale [46] », rentrant ainsi en résonance avec Joseph Beuys auquel l’artiste fait régulièrement référence. À ce titre, c’est bien un exercice de la mémoire à laquelle est conférée une teneur substantielle (contenue dans un pavé de laiton) au sens où Beuys l’entendait, l’expérience étant la condition de la bonne connaissance des expressions matérielles, sculpturales, artistiques, politiques ou sociales. « La perception de la substance intérieure des choses ne peut être obtenue que par l’exercice [47] » écrivait Joseph Beuys, et cette connaissance passe par la discussion. Ainsi, en alimentant ce qui justifierait la venue de l’artiste, nous étions d’ores et déjà dans l’exercice d’une sculpture sociale, point qui nous est apparu important dans le cadre de ce projet.

34La deuxième idée forte, elle aussi évoquée par Demnig au cours dans sa conférence [48] à l’Institut Goethe de Bordeaux le 6 avril 2017, est liée à l’achoppement : c’est la pensée, mais pas forcément le pied, qui achoppe. La question, qui s’est alors posée, est celle de voir comment à partir des documents que nous allions produire, nous pourrions participer à cet achoppement de la pensée, à faire buter la pensée et le regard sur ce qui est un peu plus bas que pied, sur ce qui est à demi enterré, à partir d’un geste involontaire qui génère un excès (proustien) de mémoire involontaire[49]. Il faudrait faire en sorte que ce souvenir surgisse malgré nous par réflexe sensible.

35Troisièmement, il s’agissait de voir quels gestes nous allions susciter à partir de la production de ces documents, gestes de la part de leurs auteurs – l’équipe du projet –, mais aussi de celle ou celui à qui on donnerait sans contrepartie la planche, pour qu’elle ou qu’il emporte avec soi une marque matérielle discrète des pavés de G. Demnig et de l’histoire de ceux auxquels ils se réfèrent.

36L’idée première, concrète et simple, a été de penser qu’il était utile de concevoir un document léger et mobile, capable de rentrer dans une poche et, par conséquent, facile à transporter, à transmettre à d’autres personnes et qui pourrait, au pied des Stolpersteine, devenir un support complémentaire de discussion, une mini balise. Ces documents ont été imaginés pour faire la synthèse de ces trois idées que porte le projet de Gunter Demnig, à savoir, produire une sculpture sociale, faire achopper la pensée et réfléchir aux gestes que ces pavés génèrent (buter, se rassembler, parler, échanger, négliger, conserver, entretenir, lustrer, frotter, etc.).

De l’utilité historique à l’usage artistique des documents

37Le projet s’est construit en deux temps qui, l’un comme l’autre, se sont mis au service de l’artiste. Dans un premier temps, fut mené un ensemble conséquent de recherches documentaires et archivistiques, évoquées plus avant, qui ont permis de produire un ensemble de ressources et de retracer les histoires des personnes disparues. Ce travail d’enquête a confronté l’équipe et les plasticiens en particulier à une nouvelle difficulté, qui était celle de saisir le sens du projet de Demnig et de trouver la place utile à donner aux documents. Or les traces sur lesquelles nous avons pu nous appuyer sont extrêmement lapidaires, parfois quasiment inexistantes. Cette contrainte a fait partie des difficultés à gérer, sachant que produire un document sur un groupe de personnes en relation à une œuvre d’art génère un phénomène de mise en abîme du document, par la mise en avant du document lui-même, très employée aujourd’hui dans le champ de l’art contemporain, écueil que nous avons cherché à éviter. Il ne s’agissait pas de produire une œuvre documentaire misant sur l’esthétique courante de l’image effacée et lapidaire qui, souvent, érode en même temps les noms propres. En effet, chaque pavé se réfère à une personne qui a toujours une histoire précise. Aussi, même si cette histoire s’avère difficile à reconstruire, il fallait conserver cette adresse [50].

38L’ensemble du projet éditorial s’est donc construit sur un principe de limitation d’usages et de transformations minimaux des documents pour intensifier l’effet d’achoppement de la pensée, ce que fait d’ailleurs plus radicalement encore Gunter Demnig avec ses pavés : les Stolpersteine ne contiennent que les informations textuelles nécessaires et suffisantes posées en un endroit précis qui suffit à marquer le lieu d’une empreinte mémorielle sur laquelle on tombera de façon fortuite. Cette dimension elliptique du marquage de Demnig nous a particulièrement intéressés. En effet, il associe la frugalité de l’inscription – un nom, une date, un lieu de disparition – à un objet élémentaire – un pavé, soit un cube – à son scellement, soit un ancrage fondamental au sol, sous le regard des autres – des vivants ; voir c’est déjà emporter avec soi et conserver.

39Par analogie, nous avons assumé le fait que la plupart des images dont nous disposions étaient elles aussi très elliptiques, souvent de mauvaise qualité, difficile à identifier, associées à des informations textuelles qui l’étaient tout autant – des noms sur des registres, des lettres fragmentaires, des cartes d’identité effacées, des tracts non signés ou des listes d’objets lapidaires [51]. Très vite, ce travail d’enquête fut réparti pour constituer des équipes rassemblées autour d’un groupe de disparus et, peu à peu, chacun est en effet rentré dans l’intimité des Baumgart, des Rabeaux, de Weiss, de Loner ou de Ochshorn. Il est toujours poignant émotionnellement d’être happés par ces parcours de vie. Nous avons plongé dans ces récits, qui se mettaient en place pièce par pièce, en réfutant autant que possible la fiction qui fait pression derrière les incertitudes et les manques [52].

40Assez vite, nous avons constaté qu’il y avait des tracés, que se dessinait une cartographie des déplacements, effrayante [53], sur lesquels ont notamment beaucoup travaillé les étudiantes Julia Unzueta et Florence Monchanin-Lion. Aussi, retracer graphiquement ces parcours participait à cette logique de l’achoppement. En les traçant, nous avons découvert quelque chose des personnes, peut-être un peu au moins de leur personnalité, de leur courage, de leurs doutes, de leur peur incarnée par la fuite, mais aussi de leur inexorable destination dès lors qu’ils furent arrêtés. Nous avons perçu aussi quelque chose de collectif qui caractérisait ces groupes de personnes, une obstination révolutionnaire pour certains (les Autrichiens), une cohésion familiale pour d’autres (les Baumgart) et encore l’engagement résistant d’un couple pour les derniers (les Rabeaux). Il faut, malgré l’évidence, toujours s’étonner de voir combien certains étaient volontaires, avaient des activités clandestines et pourquoi ils évoluaient logiquement avec des noms d’emprunt. Aussi, avant qu’ils ne soient arrêtés, leur périple fut souvent difficile à redessiner et nous avons alors mis en place un code graphique simple : les traits en pointillé retracent des trajets incertains et les traits continus ceux qui sont avérés.

41En parallèle, s’est développé tout un travail d’écriture pour essayer de rendre compte de ces parcours lapidaires, en cherchant à rester au plus juste possible. Ce travail d’écriture a conduit à l’apport de biographies sur ces affiches, associés aux différents visuels sélectionnés. Ils constituent une partie de l’appareil documentaire qui relate également un ensemble de faits, gestes et situations de vie, le tout étant graphiquement calé dans une grille de montage organisée par le pliage des feuilles [54].

Les gestes de Gunter Demnig : temporalité, résilience, délégation, usage et entretien

42Une dernière ambition du projet éditorial a été de mettre l’accent sur la valeur du geste de Gunter Demnig en suscitant, de la part du détenteur des affiches, si ce n’est un travail d’entretien de la mémoire, une attitude qui pourrait prolonger cette posture si caractéristique et toujours répétée de l’artiste : un genou à terre (toujours le droit, amorti par une genouillère), en deux temps trois mouvements, Demnig prépare le « site » (temps 1) puis scelle ses pavés (temps 2) en creusant (mouvement 1), en comblant (mouvement 2) puis en les essuyant (mouvement 3) pour leur redonner toute leur vitalité. Outre les affiches dédiées à chaque groupe, une quatrième affiche rassemble donc l’ensemble des noms inscrits sur les pavés de Bègles et de Bordeaux. Cette affiche permet à l’expérience de sculpture sociale d’activer un des effets concrets de l’achoppement : sur les dix cases laissées libres sur la page, peuvent venir se positionner l’empreinte par frottage des dix pavés aquitains. Pour se faire, il suffit de poser la feuille sur l’un d’eux et de frotter sa surface à l’aide d’une mine de plomb ou avec des doigts salis par la poussière environnante, comme on peut le faire avec une pièce de monnaie, et répéter l’opération pour chaque pavé, sur chaque lieu. La réplique qui se dessine résulte ici bel et bien d’une suite d’achoppements. La mine trébuche sur les reliefs du lettrage poinçonné des pavés, la pensée achoppe encore et s’épuise dans la répétition du geste. Mais elle résiste et chacun est susceptible d’emporter avec lui une empreinte physique, disons plus réaliste, des Stolpersteine.

43On est là au cœur du paradoxe fructueux de Gunter Demnig, non seulement ce sont des œuvres qui peuvent être touchées (alors qu’en général une œuvre ne doit pas l’être), mais plus encore ces contacts répétés (parfois par polissage) constituent le cœur de l’ouvrage. Ce contact (achoppement toujours, butée encore) induit une forme de délégation et de lâcher prise de la part de l’artiste qui, à chaque fois, laisse faire et délègue une part importante de la « mise en œuvre » du projet (en amont, pendant et en aval). En liant ainsi l’entreprise mémorielle à la butée, pour ne pas dire achoppement une fois de plus, Demnig construit un appareil artistique complexe qui substitue au langage verbal et à l’explication (il parle peu de son travail) le geste et la matière, tout en suscitant discours, discussions, échanges et partage de parole du public, des organisateurs, des instances locales, d’enfants ou d’adultes. L’équipe bordelaise du projet a pu ainsi se sentir, d’une certaine manière, dépositaire des Stolpersteine posée dans les deux villes, comme si la bonne existence des pavés dépendait aussi de leur adoption [55]. Le paradoxe est d’autant plus fort que ces gestes et ces matières sont élémentaires. En tout premier, ce sont ceux d’un compagnon terrassier, d’un ouvrier de la terre qui pourtant construit une œuvre éminemment conceptuelle [56].

44Remarque ultime, ce travail éditorial et plus largement cette collaboration autour de l’artiste et de l’implantation de ces dix pavés nous aura permis de saisir tout le sens, la difficulté, l’attention et l’intensité que requiert un tel exercice de la mémoire et surtout que la logique profonde de Demnig n’est pas de faire un coup d’éclat, ni une marque unique, encore moins un chef-d’œuvre, mais de supporter la répétition interminable de la pose : mettre toujours et encore un genou à terre. Plus les pavés se multiplient, plus son art est vivant. On pourrait dire que l’économie artistique de Demnig se renforce chaque jour en se diluant dans le temps avec une patience et une résilience rare [57].

Poursuite de la valorisation des Stolpersteine aquitains sur Internet

45Un des réflexes de l’équipe avait été de réfléchir à la valorisation du projet sur internet, et notamment sur l’encyclopédie libre « Wikipédia ». Nicolas Patin a ainsi modifié la page française « Stolpersteine » le 8 avril 2017 pour y indiquer, dans la catégorie « France », la nouvelle initiative de pose, à Bordeaux et Bègles, ainsi que la page « Bordeaux » elle-même, dans la catégorie « Patrimoine mémoriel » (9 avril 2017). Avant ce travail de publicité autour du projet, la création et la rédaction de la page « Fritz Weiss » avait été entreprise (9 février 2017), modifiée par huit personnes à ce jour [58]. Il avait été discuté, avec les descendants collatéraux de la famille Baumgart, de réaliser également une page Wikipédia, fondée sur un vrai travail d’archives à partir des documents qu’ils ont collectés, travail qui reste à faire.

46L’initiative virtuelle a essaimé, échappant à notre cercle. Le 9 février 2018 a ainsi été créée une page en langue allemande, « Liste des Stolpersteine dans la région Nouvelle-Aquitaine [59] ». Des données biographiques très précises, des photographies de chaque pavé bordelais et béglais ont été prises, ce qui donne à l’encyclopédie une allure de lieu de commémoration virtuel et prolonge notre initiative d’une manière que nous n’aurions pas pu anticiper.

Notes

  • [1]
    On peut lister rapidement ici le maire de Bègles, les représentants des mairies de Bordeaux et de Bègles, les membres de l’UFR Langues et de l’UFR Humanités de l’Université Bordeaux Montaigne, le Consul Général d’Allemagne, la vice-présidente du Tribunal de Grande Instance de Bordeaux, des représentants de la communauté juive bordelaise et du Centre Yavné, dont le président de la section bordelaise du CRIF, des membres de l’Association du Souvenir des fusillés de Souge, des enseignants des lycées de Gradignan, de Bordeaux et de Bègles, douze descendants israéliens et américains de la famille Baumgart, ainsi que des journalistes.
  • [2]
    Le nombre très important de Stolpersteine a conduit à ce que souvent des publications sous diverses formes, du fascicule au livre, naissent en parallèle des pavés, pour prolonger ou éclairer l’acte de mémoire. Un exemple parmi d’autres : Karin Marquardt, Stolpersteine für Rolf und Henry Bernstein. Gedenken – Erinnern – Versöhnen, Verlag Stadtarchiv Hilden, 2009, p. 7-9.
  • [3]
    Selon Silvia Kavcic, de la Koordinierungsstelle Stolpersteine Berlin, qui coordonne les poses de pavés dans la capitale allemande, il y a environ 7 800 Stolpersteine à Berlin (chiffre pour l’année 2018). Voir le mail de S. Kavcic à C. Kaiser, 7 mars 2018. Voir également le site dédié aux pavés berlinois, qui héberge la cellule de coordination pour Berlin : https://www.stolpersteine-berlin.de, consulté le 20 mai 2018.
  • [4]
    Voir Laurence Guillon, Heidi Knörzer (dir.), Berlin et les Juifs, xixe-xxie siècles, Paris, éditions de l’éclat, 2014.
  • [5]
  • [6]
    https://www.stiftung-denkmal.de/denkmaeler/denkmal-fuer-die-verfolgten-homosexuellen.html#c948 [site consulté le 18 juin 2018]. Pour le contexte lié à la mémoire des victimes homosexuelles et la mise en place du mémorial, voir Régis Schlagdenhauffen, Triangle rose : la persécution nazie des homosexuels et sa mémoire, Paris, Autrement, 2011.
  • [7]
  • [8]
    https://www.stiftung-denkmal.de/denkmaeler/gedenk-und-informationsort-fuer-die-opfer-der-ns-euthanasie-morde.html Ce mémorial est aussi conçu comme un lieu d’information (Gedenk- und Informationsort für die Opfer der nationalsozialistischen « Euthanasie »-Morde / « Mémorial et lieu d’information pour les victimes des meurtres commis par les nazis lors du “programme d’euthanasie” ») et propose des panneaux d’information.
  • [9]
    Ce mémorial a été inauguré en 1992.
  • [10]
    Voir Ruth Vogel-Klein, « Le monument à la mémoire des Juifs assassinés d’Europe : enjeux et controverses », in : María González-Aguilar, Carola Hähnel-Mesnard, Marie Liénard, Cristina Marinas (dir.), Culture et mémoire. Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, Palaiseau, Éditions de l’École Polytechnique, 2008, p. 101-109.
  • [11]
    Mail de Anne Thomas, assistante de G. Demnig en charge des poses à l’étranger, à Claire Kaiser, 27 janvier 2018.
  • [12]
    Voir l’interview de Gunter Demnig par Petra Schellen « Stolpersteinerfinder Demnig über Kunst und Gedenken. “So ein Projekt ist größenwahnsinnig” », in : TAZ, 15 mars 2015, http://www.taz.de/Stolpersteinerfinder-Demnig-ueber-Kunst-und-Gedenken/!5016675/.
  • [13]
    Chiffre donné par Anne Thomas, mail à Claire Kaiser, 20 juin 2018.
  • [14]
    Horst Hoheisel, cité d’après le texte de l’exposition qui s’est tenue du 4 avril au 22 juin 2003 au Musée Juif de Berlin, « Berlin Torlos - das Brandenburger Tor ein leerer Ort » : http://www.zermahlenegeschichte.de/index.php?option=com_content&task=view&id=18&Itemid=32, consulté le 7 mars 2016. Voir aussi Horst Hoheisel, « Kunst als Umweg », in : Horst Hoheisel, Andreas Knitz (dir.), Kunst als Umweg - Zermahlene Geschichte, Weimar, Schriften des Thüringischen Hauptstaatsarchivs, Band 1, 1999, p. 250-254. Voir également le site web de l’artiste : http://www.zermahlenegeschichte.de/.
  • [15]
    La Pariser Platz est la place sur laquelle se dresse la porte de Brandebourg.
  • [16]
    Fritz-Bauer-Institut (dir.), Horst Hoheisel, Aschrottbrunnen, Frankfurt am Main, Schriftenreihe des Fritz Bauer Instituts, Band 16, 1998.
  • [17]
    « Stolpersteine in Berlin », App Store.
  • [18]
    Il y avait ainsi par exemple plusieurs centaines de Stolpersteine en République Tchèque, en Hongrie ou en Autriche, alors que les Pays-Bas en comptaient près de 3 000. Voir les articles de Hélène Camarade et Claire Kaiser dans ce dossier.
  • [19]
    Voir la contribution d’Hélène Camarade dans ce dossier.
  • [20]
    Voir Walid Salem, « Aux Bassins à flot, le Vril risque de partir en vrille », in : Rue 89 Bordeaux, 4 novembre 2015, https://rue89bordeaux.com/2015/11/sur-les-bassins-a-flot-le-vril-risque-de-partir-en-vrille/, consulté le 10 décembre 2017.
  • [21]
    Voir Mathieu Marsan, « La base sous-marine de Bordeaux, sous le béton la culture », in : In Situ, Revue des patrimoines [en ligne], n° 16, 2011. http://journals.openedition.org/insitu/9526 ; DOI : 10.4000/insitu.9526, consulté le 23 mai 2018.
  • [22]
    Régis Schlagdenhauffen, op. cit.
  • [23]
    Cf. Information donnée par Gunter Demnig le 5 juin 2018. La fondation n’a, à ce jour, pas d’archives permettant de retracer avec certitude les dates de pose des pavés, ni les noms des victimes. Voir NS-Dokumentationszentrum der Stadt Köln, Stolpersteine. Gunter Demnig und sein Projekt, Hermann-Josef Emons Verlag Köln, Köln, 2007, p. 78.
  • [24]
    Florence Tamagne, « La déportation des homosexuels durant la Seconde Guerre mondiale », in : Revue d’éthique et de théologie morale, 2006/2, n° 239, p. 77-104.
  • [25]
    Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Nouvelle édition mise à jour, Paris, Fayard, 2013 [1994], p. 10.
  • [26]
    Cf. Denis Peschanski, Stéphane Courtois, Adam Rayski, Le sang de l’étranger : les immigrés de la MOI dans la résistance (1989), Paris, Fayard, 1994 ; D. Peschanski, Des Étrangers dans la Résistance, Paris, Éditions de l’atelier, 2002.
  • [27]
    Notamment grâce à la thèse d’Alix Heiniger : Exil, résistance, héritage. Les militants allemands antinazis pendant la guerre et en RDA (1939-1975), Alphil, 2015.
  • [28]
    Paul Pasteur et Félix Kreissler (dir.), Les Autrichiens dans la Résistance, Publications de l’université de Rouen, 1996 ; voir également des synthèses comme Wolfgang Neugebauer, Der österreichische Widerstand 1938-1945, Édition Steinbauer, 2015 ; voir également la thèse en cours de Cécile Denis, Résistances allemandes et autrichiennes en France : l’exemple de la presse clandestine en langue allemande (1939-1944), sous la direction d’Hélène Camarade, Université Bordeaux Montaigne.
  • [29]
    Cf. Noëlline Castagnez, Frédéric Cépède, Gilles Morin et Anne-Laure-Ollivier, Les socialistes français à l’heure de la Libération. Perspectives française et européenne, 1943-1947, L’OURS, Paris, 2016, p. 7 : « Pendant des décennies, l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance, sollicitée par les mémoires gaulliste et communiste, a eu tendance à négliger le rôle des socialistes et autres démocrates ».
  • [30]
    Cf. Suzanne Beer, « L’aide aux juifs sous le national-socialisme. Approches, méthodes et problèmes de recherche. Encyclopédie en ligne des violences de masse », 17 avril 2014, dernière consultation : 11 juin 2018. https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/la-aide-aux-juifs-sous-le-national-socialisme-approches-ma-thodes-et-problames-de-recherche.
  • [31]
  • [32]
    Beate Kosmala, « Stille Helden im Widerstand gegen die Judenverfolgung 1941-1945. Forschung und Erinnerung. », in : Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, Tome 42, n° 4, octobre-décembre 2010, p. 535-551.
  • [33]
    Archives départementales de la Gironde, 44W10.
  • [34]
    45W7, « Correspondances et procès-verbaux concernant différentes communes de la Gironde et de la Dordogne entre 1940 et 1943 » ; 45W29, « Dossiers : listes de personnes arrêtées par les autorités allemandes relatives à ces personnes avec motifs des arrestations et demandes de mesures de bienveillance entre janvier 1943 et septembre 1944 ». Mais aussi 71W (« Fonds du camp d’internement de Mérignac-Beaudésert »), le fond 45W (« Relations avec la Feldkommandantur »), notamment 45W14/2 « Affaires de l’Occupation : Alsaciens-Lorrains et étrangers (1940-1941). Mesures d’expulsion et de répression à l’encontre des étrangers et des personnes de confession juive (décembre 1940-décembre 1941) ».
  • [35]
    DÖW 5265, DÖW 6394.
  • [36]
    Cf. « Kaderakte von Hilde Cahn-Loner », in : SAPMO-BA ZPA IV 2/11/ v. 57, Bl. 114 (et les suivantes). Voir aussi : Karin Hartewig, Zurückgekehrt : die Geschichte der jüdischen Kommunisten in der DDR, Böhlau, 2000, p. 112.
  • [37]
    Archives départementales de la Gironde, 31/L 34 « Annuaires de la Gironde (1941-1942-1943) ».
  • [38]
    Cf. Heiniger, op. cit., p. 33 ; voir aussi : Claude Collin, Le « Travail allemand », une organisation de résistance au sein de la Wehrmacht. Articles et témoignages, Paris, Les Indes savantes, 2013.
  • [39]
    Ce n’est pas la première fois que G. Demnig accepte de déroger à son principe et de placer des pavés devant des lieux liés à la répression : ainsi, à Berlin-Lichterfelde un pavé se trouve devant l’atelier où travaillait contre son gré un travailleur forcé polonais alors qu’à Magdebourg un pavé a été posé à l’endroit où a été exécuté un homme originaire du Kazakhstan. Voir la conférence de G. Demnig dans ce dossier. Parfois, les Stolpersteine sont posés, non devant des lieux de vie, mais devant la mairie, comme ce fut le cas à Hambourg pour les pavés honorant 13 travailleurs forcés vendéens internés dans la ville hanséatique. Voir l’article de C. Kaiser dans ce dossier.
  • [40]
    Comité du souvenir des fusillés de Souge, Les 256 de Souge. Fusillés de 1940 à 1944, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.
  • [41]
    http://www.ajpn.org/arrestation-1-33063.html [consulté le 12 juin 2018].
  • [42]
    http://yvng.yadvashem.org [consulté le 12 juin 2018].
  • [43]
    USHMM « International Tracing Service », https://www.ushmm.org/remember/the-holocaust-survivors-and-victims-resource-center/international-tracing-service [consulté le 12 juin 2018].
  • [44]
    Voir la contribution de Carole Lemee dans ce dossier.
  • [45]
    Discours de Julia Unzueta le 6 avril 2018 au moment de la pose des pavés pour Fritz Weiss, Alfred Gottfried Ochshorn et Alfred Loner.
  • [46]
    Gunter Demnig s’explique souvent sur cette dimension sociale, probablement à entendre au sens où les individus sont eux-mêmes matière sculpturale vivante. En avançant cela, il est évident que le travail sculptural de Demnig ne saurait être réduit à la dimension matérielle du pavé qu’il scelle et c’est le tout qui gravite autour de cette pose, le travail d’investigation d’un groupe de personnes qui conduit à l’inscription du pavé, les négociations avec les institutions publiques, les échanges de ces personnes avec l’artiste, la fabrication du pavé, le déplacement de l’artiste et de son équipe, le choix de sa position dans l’espace public, la pose du pavé, la présence de témoins, tout ceux qui ensuite achopperont sur ce pavé, tous ceux qui l’entretiendront, tous ceux qui en parleront, tout ceux qui solliciteront d’autres poses, toute cette structure sociale vivante constitue l’organe artistique de G. Demnig qui focalise sur un point et le modèle : la paradoxale culture – comme on cultive une plante – de l’absence.
  • [47]
    Beuys Joseph, Harlan Volker, Qu’est-ce que l’art ?, Paris, L’Arche, 1992, p. 163 (trad. Laurent Cassagnau).
  • [48]
    Voir la conférence de Gunter Demnig, dans ce dossier.
  • [49]
    On connaît le célèbre épisode de la « madeleine » de Proust dans Du côté de chez Swann où le narrateur voit soudain surgir en lui le passé à partir d’une sensation gustative : « Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray… ». Voir Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Tome I, Du côté de chez Swann, deuxième édition, Nouvelle revue française, Paris, 1919 [1913] p. 48.
  • [50]
    Hélène Camarade, dans son article « L’usure de la mémoire ; l’empreinte du temps sur les mémoriaux de la seconde Guerre mondiale », in : L’usure, Bordeaux/Bruxelles, PUB/ARBA, 2016, p. 125, souligne combien ce sont à chaque fois des hommages individuels qui contredisent la déshumanisation de la personne alors assignée à un numéro par les nazis.
  • [51]
    Nous avons aussi fait le choix de ne montrer que des photos des victimes dans leur vie civile et avons, par exemple, laissé de côté la photo de détention de Paula Rabeaux. Cf. l’article d’Hélène Camarade dans ce dossier.
  • [52]
    C’était là aussi une disposition plutôt « contre-artistique » sachant que l’un des pouvoirs de l’art est sa propension et son appétit pour la mise en fiction. Il y aurait à étudier comment Gunter Demnig produit avec force un art délibérément non fictionnel, à la différence, par exemple, de Christian Boltanski qui cultive la mémoire par l’échafaudage de nouveaux récits.
  • [53]
    Voir l’article de Carole Lemee dans ce dossier.
  • [54]
    Chaque affiche, une fois pliée en 6, est organisée par la grille dessinée par les plis du papier et constitue 16 cases de 16,5x11 cm (4 en largeur x 4 en hauteur). Sur le recto une image ou un texte marquant apparaît en pleine page. Sur le verso, chaque case contient une image ou un texte informatif ou un vide. Bien souvent, lorsque Gunter Demnig intervient dans des zones pavées, il adopte une méthode analogue en positionnant ses propres pavés de laiton dans la grille imposée par l’agencement des pavés urbains. Le tracé des déplacements, quant à lui, se déploie indépendamment de la grille. Le tout souligne la dimension ouverte et résolument inachevée de cette investigation documentaire, à l’image du travail de Demnig, tout en cherchant à faire en sorte que ça tombe bien.
  • [55]
    En effet, il n’est pas rare que l’un, l’une ou l’autre vienne vérifier qu’ils sont bien là et en bon état. Et s’ils sont sales, on procède à une petite séance de Putzaktion, de nettoyage, ce que firent Claire Kaiser et Alyson Saldot à l’occasion d’une sortie de classe avec les élèves d’une classe de 3e du collège Cassignol de Bordeaux et leur professeur d’histoire, le 27 mars 2018.
  • [56]
    Sans entrer dans des gloses de spécialistes, disons que la dimension conceptuelle du projet de Demnig porte d’une part sur sa faculté à battre en brèche l’idée même de l’œuvre d’art (vers un art social et dans la droite ligne de l’art conçu comme causa mentale depuis Léonard de Vinci) et, d’autre part, de donner forme à une existence générale de l’œuvre qui s’appuie sur le modelage de la pensée (faire achopper la pensée c’est créer une suite d’aspérités qui organisent un tissu mémoriel). Cette haute valeur de l’œuvre ne va pas sans sa plus basse activité matérielle : terrasser. Être au plus bas des ambitions pour monter au plus haut.
  • [57]
    Penser au travail d’Opalka en parallèle tombe sous le sens, mais nous avons affaire à deux types d’ascèses très différentes : celle d’Opalka est tournée vers l’absurde au sens d’une acceptation de l’inexorable déliquescence du temps, associé à une méditation philosophique, conceptuelle, autobiographique et numéraire. Celle de Demnig relève d’un exercice de résistance contre l’oubli, ascèse certes à portée conceptuelle mais éminemment empirique, sensible, collective et nominative. C’est pourquoi il y aurait probablement à approfondir la relation de pensée que l’artiste entretient avec celles des compagnons du devoir.
  • [58]
    Page consultée le 18 juin 2018 : 6 personnes et deux « bots ».
  • [59]
    « Liste der Stolpersteine in der Region Nouvelle-Aquitaine ».
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