1En matière de santé au travail, les recherches portent davantage sur les manifestations et les causes des risques psychosociaux que sur des dispositifs validés scientifiquement pour favoriser le bien-être des salariés. Il existe cependant une littérature francophone récente sur les espaces de discussion (désormais EDD) comme dispositif de prévention des risques psychosociaux. Ce concept a notamment été théorisé par Mathieu Detchessahar (2001, 2011, 2013), à partir travaux d’Yves Clot (2008, 2015), avant de susciter un intérêt croissant auprès des acteurs de la prévention des risques psycho-sociaux. D’abord évoqué dans le rapport Lachmann, Larose et Pénicaut en 2010, cet outil a été préconisé explicitement dans l’accord National Interprofessionnel du 19 juin 2013. Il y figure l’idée que « la possibilité donnée aux salariés de s’exprimer sur leur travail, sur la qualité des biens et services qu’ils produisent, sur les conditions d’exercice du travail et sur l’efficacité du travail, est l’un des éléments favorisant leur perception de la qualité de vie au travail et du sens donné au travail ». Cette idée, peu discutable en soi, est même détaillée d’un point de vue opérationnel : « Ces espaces de discussion s’organiseront sous la forme de groupes de travail entre salariés d’une entité homogène de production ou de réalisation d’un service. Ils peuvent s’organiser en présence d’un référent métier ou d’un facilitateur chargé d’animer le groupe et d’en restituer l’expression et comportent un temps en présence de leur hiérarchie ».
2Présenté aujourd’hui comme un nouvel outil de gestion, l’EDD s’inscrit dans une filiation ancienne en France. L’expression des travailleurs était une revendication de mai 1968, la mise en débat du travail apparaissait déjà au programme des lois Auroux en 1982, comme les cercles de qualité étaient censés quelques années plus tard créer du débat sur des questions spécifiques. Le principe de base est limpide : pour être réalisé dans de « bonnes » conditions, le travail doit laisser la place au libre arbitre et suppose des ajustements permis par la discussion. En effet, nul ne conteste le fait qu’aucune organisation ne peut être totalement décrite par des règles formelles (Zarifian, 1996). Or, l’intensification massive du travail qu’ont connu les organisations ces dernières décennies a supprimé nombre d’espaces naturels où les acteurs pouvaient échanger pour réguler le travail. En retour de balancier, cette absence explique un renouveau de la thématique, le management jouant le rôle de pompier pyromane.
3La question des espaces de discussion suscite un intérêt croissant, à la fois académique et pratique. Les recherches existantes sont cependant partielles et morcelées : le concept d’EDD est défini de manière différente par les différents auteurs (qui appartiennent à des disciplines différentes), la littérature sur cette thématique possède une dimension théorique majeure et les analyses empiriques qui ont été menées sur les effets de l’outil reposent sur des études de cas qui présentent une validité externe limitée. Si l’on excepte l’analyse de Damien Richard (2012) qui montre un lien entre la présence d’espace de discussions et des indicateurs de santé au travail plus favorables, il n’existe pas d’évaluation systématique de leur performance. Par ailleurs, les conditions permettant l’émergence et le bon fonctionnement des EDD dans une organisation n’ont été qu’esquissées.
4Ces limites nous conduisent à poser un ensemble de questions, avec l’ambition d’intégrer les apports existants sur les EDD et de proposer des outils empiriques et théoriques d’analyse de leurs antécédents et de leurs effets : comment définir les espaces de discussion par leurs caractéristiques et leurs modalités de bon fonctionnement ? Quels sont leurs effets en matière de santé au travail ? Comment sont-ils influencés par les pratiques managériales existantes ?
5Nous présenterons dans une première partie les éléments théoriques de notre démonstration (caractéristiques des EDD, impact du management habilitant sur les EDD et effets des EDD sur l’épuisement professionnel ou burn-out), puis présenterons les résultats d’une recherche quantitative menée en 2015 auprès de 1373 salariés d’une collectivité territoriale française.
1 – Espaces de discussion : définition, effets et conditions de fonctionnement
6Les espaces de discussion ont fait l’objet, en France notamment, d’une théorisation assez précise. Cependant, les différents auteurs qui mobilisent ce concept ne le qualifient pas exactement de la même manière. C’est pourquoi cet article propose tout d’abord une synthèse de la littérature sur les EDD qui débouche sur une définition et des traits permettant de les caractériser. Pour cela il convient de s’intéresser non seulement à leurs caractéristiques mais également à leurs modalités de fonctionnement.
1.1 – Caractéristiques et modalités de fonctionnement des espaces de discussion
a – Caractéristiques des EDD
7Les espaces de discussion sont des lieux au sein desquels se construit la régulation du travail. Cette idée de régulation s’appuie sur la tradition de l’ergonomie de l’activité pour qui le travail réel suppose une adaptation constante des plans préconçus. L’activité de régulation consiste ainsi à recomposer les prescriptions. Pour Mathieu Detchessahar (2013), plutôt qu’un outil, l’espace de discussion apparait comme un médium, « à travers lequel se réalise l’ensemble des arrangements, compromis et bricolages que supposent l’incomplétude de la prescription et le caractère irréductiblement erratique de l’activité concrète ». La régulation fait cependant également référence aux travaux de de Tersac (2003) qui puise dans le concept de régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud (1989) pour mettre l’accent sur la part nécessaire de régulation que suppose toute action organisée. Ainsi, les EDD permettent que se déroule une action constante d’ajustement des règles d’actions et des représentations, des équilibres techniques, politiques, culturels et moraux au plus près des situations de travail (Detchessahar et al., 2015). La dimension conjointe de cette régulation suppose par ailleurs la confrontation des régulations autonomes et des régulations de contrôle au sein des EDD.
8Pour Detchessahar, (2013, p. 60), l’espace renvoie à ses deux substrats : le substrat matériel qui organise l’espace et le substrat conventionnel qui est composé de l’ensemble du background des mécanismes de régulation. Mais dans cet espace, pensé dans la filiation des travaux sur l’espace communicationnel d’Habermas (1962), il doit y avoir discussion, c’est-à-dire dialogue par la publication des représentations mais aussi par le développement d’une argumentation critique. Ainsi, l’espace de discussion, pour Mathieu Detchessahar (2013) est un espace de mise en commun de paroles et d’actes à travers lesquels chacun révèle sa subjectivité pour prendre en charge des aspects collectifs.
9Si les différents auteurs qui ont popularisé et adopté le terme d’EDD s’accordent sur ces prémisses, une lecture approfondie révèle que les dispositifs concrets qu’ils envisagent diffèrent en ce qui concerne leur architecture, leurs conditions d’émergence et leur contenu.
Architecture des EDD
10Les EDD sont envisagés par les différents auteurs à des niveaux organisationnels différents.
11Conjard et Journoud (2013) distinguent ainsi deux niveaux d’EDD, la conversation opérationnelle et la conversation stratégique auxquels ils ajoutent un ensemble d’espaces formels et informels. Dans l’approche de Detchessahar et al. (2015, p. 70) il y a trois niveaux de discussion mais une seule catégorie d’EDD, ceux qui portent directement sur le travail (entre opérationnels et encadrants). Les autres lieux d’échange, les discussions de conception (réservées aux organisateurs) et les discussions stratégiques (réservées à la direction) ne sont pas des EDD mais sont essentielles à leur bon fonctionnement. Les EDD sur le travail doivent impérativement être connectés aux espaces stratégiques. Leur réussite est conditionnée à la réussite de la discussion stratégique et à la possibilité de changer les conditions d’exercice du travail. Ainsi la discussion, initiée au niveau stratégique, doit infuser jusqu’au niveau opérationnel et les approches sur le travail doivent nourrir les conversations stratégiques. Le concept, développé en ergonomie, d’environnement capacitant (Falzon, 2006), favorisé par la discussion réflexive est également très proche du concept d’EDD. Ces EDD sont vus comme des espaces permettant de confronter des représentations appartenant à des systèmes différents (Lochard, 2012) : syndicats, experts, spécialistes, collaborateurs, cadres, médecins, chercheurs… Ils sont à géométrie variable mais l’articulation entre les niveaux d’organisation est également une condition centrale du fonctionnement de ces dispositifs. Rocha et al. (2015) considèrent également que l’articulation des différents points de vue dans l’organisation au sein d’espaces différenciés est nécessaire à la confrontation de l’organisation prescrite et de l’organisation réelle. Si ces différentes approches abordent différents dispositifs concrets comme étant des EDD, elles sont en commun le fait de considérer comme essentielle l’articulation des conversations opérationnelles et des conversations stratégiques.
12Ca n’est pas le cas des approches de la clinique de l’activité et des dispositifs permettant de mettre en discussion le travail, tels que les ont décrit Clot et al. (2000). La clinique de l’activité envisage la discussion à partir d’un dialogue autour de la confrontation à l’activité. Cette conception se traduit par la définition extensive des EDD qu’en donnent Thellier et al. (2015, p.3), comme des lieux où les gens peuvent discuter les uns avec les autres. Davezies (2012) estime quant à lui qu’il doit y avoir des espaces de discussion (qu’il qualifie « d’élaboration ») autonomes entre acteurs sur l’activité et que la discussion avec la hiérarchie ne peut se faire que dans un second temps.
13Ainsi les différents chercheurs mettent sous le terme d’espace de discussion des dispositifs discursifs qui impliquent des acteurs différents, s’inscrivent de manière diversifiée dans l’organisation et s’articulent diversement avec la ligne hiérarchique. Les différentes approches divergent également en ce qui concerne les conditions d’émergence des espaces de discussion.
Condition d’émergence des EDD
14Detchessahar (2013) est le premier à proposer une distinction entre des espaces créés ex nihilo et ceux qui existent « naturellement ». Pour lui, l’espace créé (et notamment sous l’impulsion d’un intervenant extérieur) ne possède pas les mêmes qualités de l’espace créé naturellement puisqu’il est peu connecté à l’espace de production des règles dans l’organisation. En cela il reprend la distinction opérée par Giddens (2013) entre la confiance associée à la personne et la confiance accordée au système (Bazet et al., 2008). Ce n’est pas la même chose et donc pas le même niveau ni la même qualité d’échanges. Cependant, la distinction n’est pas forcément très claire. En effet, les EDD naturels ne sont pas forcément spontanés et les EDD animés par des tiers peuvent être connectés aux espaces stratégiques à travers leur composition.
Contenu des discussions
15Les différents auteurs qualifient la nature des discussions qui constituent un EDD. Certains auteurs envisagent une destination spécifique des discussions : en général, la santé au travail, mais aussi, la RSE, l’amélioration des conditions de travail etc., considérant les EDD comme des groupes de travail sur des thématiques ad hoc. Pour d’autres auteurs, les EDD concernent plus largement des espaces ayant vocation à initier une discussion sur le travail. Dans ce cadre, Detchessahar (2011) indique que la discussion doit être centrée sur le travail, fréquente, informée, mémorisée, encadrée et s’inscrire dans la durée. Il existe enfin une approche extensive des EDD qui envisage encore plus largement tout type de discussion, y compris les discussions stratégiques.
16Comme le montrent ces quelques éléments, le contour de ce que l’on appelle EDD ne fait pas l’unanimité. Les principaux auteurs semblent d’accord sur la fonction de ces espaces mais en déploient une vision plus ou moins extensive ou restrictive. Une approche extensive considère que tout type de discussion ayant des répercussions sur le travail peut constituer un EDD. Une approche plus restrictive, notamment défendue par Mathieu Detchessahar, n’envisage les EDD qu’à travers des conditions particulières : réelle mise en débat du travail réel, prise de décision effective concernant le travail, articulation des différents espaces entre les niveaux hiérarchiques, articulation avec les lieux de régulation…
Différentes conceptions des EDD
Différentes conceptions des EDD
17Dans ce cadre, nous adoptons ici une conception restrictive des EDD, vus comme des lieux dans lesquels se tient une discussion collective récurrente sur le travail, produisant une régulation conjointe, gérée en lien avec le management. Cependant cette conception fait sens pour qualifier un EDD du point de vue organisationnel. En revanche, du point de vue d’un collaborateur, c’est la somme des espaces au sein desquels il discute de son travail qui permet l’exercice d’une régulation conjointe globale. C’est pourquoi nous avons opérationnalisé le concept d’EDD en prenant en compte un ensemble de lieux de discussion formels et informels.
18Cela nous permet ainsi de caractériser comme EDD les espaces suivants : des réunions de service, des groupes de travail permettant le partage d’expérience, des discussions informelles entre collègues, des échanges formels ou informels avec des représentants du personnel et des espaces collectifs ayant pour vocation du tutorat ou de l’accompagnement. Chacun de ces espaces ne produit pas nécessairement en lui-même une régulation conjointe mais c’est la présence de plusieurs espaces simultanés qui permet la réalisation de cette régulation, du point de vue d’un individu donné. Nous avons utilisé cette typologie pour mesurer le nombre d’EDD auxquels participaient les répondants de notre enquête.
19Cependant, caractériser la nature potentielle des EDD ne suffit pas. Ca n’est pas parce qu’il y a une réunion de service qu’il existe une discussion ouverte et constructive sur le travail. Les organisations ont largement développé un ensemble d’EDD avec des résultats qui semblent modestes. Pour comprendre leur rôle dans les organisations il convient donc d’analyser les conditions de leur bon fonctionnement, ce qui nous a conduits à développer des indicateurs de qualité des EDD.
b – Indicateurs de qualité des EDD
20La présence d’un lieu d’échange ne suffit pas à caractériser un EDD. Encore faut-il s’assurer qu’ils permettent bien une mise en débat sur le travail et qu’ils sont articulés avec le travail. On peut ainsi identifier un ensemble de freins au fonctionnement efficace des EDD :
- lorsqu’ils ne traitent pas de l’activité réelle ;
- lorsqu’ils deviennent uniquement des lieux de transmission d’information ;
- lorsque le contenu des échanges est instrumentalisé au service de logiques politiques.
- Lorsque les enjeux concrets en matière d’action sont mal incorporés à la discussion.
21Les EDD doivent favoriser un agir discursif, afin de favoriser des cadres d’interprétation communs du travail.
EDD et agir discursif
22La compréhension de la fonction essentielle de la discussion pour l’action n’est pas toujours bien comprise au sein des organisations. Dujarier (2015, p. 76) donne l’exemple édifiant de cette publicité pour IBM « Parler génère des coûts, agir construit des voitures ! ». Les espaces de discussion supposent d’accepter de consacrer du temps, de l’énergie et du pouvoir au travail d’organisation, et ce n’est pas forcément accepté facilement. Par ailleurs, la capacité d’une discussion à réellement informer le travail n’est pas évidente. Il n’existe pas un effet magique de la discussion en soi. Il existe un écart entre savoir faire quelque chose, éventuellement montrer comment on le fait et en parler de manière à lui donner du sens. Davezies (2012) considère ainsi que la discussion n’est pas la clé absolue de la compréhension de l’action. Cela se traduit en entreprise par l’existence de nombreuses réunions, groupes de travail, espaces d’échange qui ne produisent pas de régulations, qui n’ont guère d’effets sur les représentations du travail de ceux qui y participent. Ainsi, les observations de mise en place d’EDD montrent que la montée en généralité semble complexe, et que de surcroît il n’y a pas de « one best way », mais plutôt des dispositifs qui se construisent, en tenant compte des contraintes locales.
23Ainsi Davezies (2012) montre comment les injonctions à discuter du travail restent le plus souvent lettre morte. Bazet et al. (2008) montrent bien comment, à l’hôpital, des espaces formalisés d’échanges se vident parfois de leur sens, par une forme de dépersonnalisation des discussions. La difficulté est de ne pas rester dans le rapport interindividuel (qui fait bien versus qui ne fait pas bien), mais de mettre l’accent sur le rapport individus-organisation qui permet de parler des pratiques. De même, Thellier et al. (2015), examinant la capacité des outils formels à favoriser la richesse du débat, montrent que l’utilisation d’un outil formalisé peut, dans certains cas, limiter la réflexion plutôt que la guider, l’émergence de sujets intéressants étant interrompue par le souci des acteurs de remplir la grille.
24Les analyses empiriques des EDD donnent peu de pistes sur les conditions d’émergence d’une réelle discussion sur le travail. Les dispositifs décrits (par exemple par Detchassahar et al. (2015), Clot (2000), Lochard (2012)…) possèdent des fonctionnements très différents les uns des autres. Ces différences sont liées aux expériences mises en œuvre par les chercheurs, à leur rattachement disciplinaire et leurs objets d’étude privilégiés. Thellier et al. (2015) distinguent ainsi d’une manière qui peut paraître caricaturale une vision managériale de la communication au service de la production, d’une vision « sciences humaines et sociales » qu’ils retiennent et qui privilégierait la dimension réflexive de cette même communication. Cette diversité conduit fort naturellement Ughetto (2015) à prôner une « écologie de dispositifs, à inventer et expérimenter dans le cadre de chaque histoire d’entreprise ».
25Ainsi, il ne suffit pas de discuter, encore faut-il discuter d’une manière suffisamment efficace. Afin d’appréhender la capacité des EDD à mettre en discussion le travail, nous proposons ainsi deux indicateurs : le premier porte sur l’utilité perçue des EDD et le second s’appuie sur le sentiment des participants que les EDD permettent de mieux comprendre ce qu’il y a à faire.
26Outre la compréhension du contenu du travail, les effets des EDD passent par leur capacité à favoriser les relations entre les acteurs. En effet, les théories de la communication ont montré de longue date que tout acte de communication possède une double dimension, centrée à la fois sur la transmission de contenu et sur la mise en relation (Lohisse, 2006).
Les dimensions relationnelles dans les EDD
27En effet, toute communication, même la plus neutre possible, instaure une relation. La qualité des EDD suppose ainsi que ceux-ci permettent un réel échange sur le travail et l’entretien de bonnes relations au sein d’un collectif de travail et avec la hiérarchie. La réalité de la mise en relation produite est ainsi un critère essentiel de la qualité des EDD.
28Cette analyse débouche sur une analyse de la qualité des EDD à travers les 4 dimensions suivantes :
29Cette analyse débouche ainsi sur la conception d’un outil de mesure des EDD qui porte non seulement sur leur existence (types d’espaces pratiqués par le répondant) mais aussi sur leur qualité (évaluée selon les critères ci-dessus). Nous mesurons ainsi : « la présence d’EDD de qualité ».
30Cet outil permet d’interroger les effets des EDD sur l’épuisement professionnel.
1.2 – EDD et épuisement professionnel
31Le concept d’EDD a émergé en étroite relation avec une réflexion sur la prévention des risques psychosociaux, comme outil central permettant de limiter la souffrance au travail. L’empêchement de l’expression des salariés conduit inversement à dégrader très fortement la santé des salariés (Davezies, 2012). Le concept d’EDD trouve en effet son origine dans les travaux sur la clinique de l’activité d’Yves Clot (1995). Les justifications théoriques du lien entre EDD et prévention des RPS sont ainsi essentiellement inscrites dans ce cadre théorique.
32La souffrance au travail y est envisagée comme la conséquence des obstacles rencontrés par les salariés désireux de réaliser un travail de qualité. Les logiques des organisations contemporaines (intensification, court-termisme, financiarisation, primauté de l’efficience, réduction continue des coûts, sur-prescription du travail, contrôle omniprésent…) débouchent plus que jamais sur une « qualité empêchée ». Pour restaurer cette qualité, il est nécessaire de réaliser un travail d’organisation (de Terssac, 2002) qui consiste notamment à développer une régulation de l’activité qui passe par le croisement et l’articulation des représentations sur le travail qui sont élaborées aux différents niveaux de l’organisation et par le fait de favoriser des approches plus élaborées du travail pour chacun. L’espace de discussion apparaît ainsi comme une réponse instrumentée à la demande d’outils concrets de régulation de l’activité.
33Cette régulation est donc une condition de la santé au travail. Elle contribue à restaurer le pouvoir d’agir des acteurs (Clot, 2010) qui est au cœur de la santé au travail (Clot, 2014, Davezies, 2006).
34Au-delà de cet effet sur le pouvoir d’agir, les EDD permettent de clarifier les contradictions et les situations conflictuelles, dont l’effet négatif sur la santé au travail a été largement démontré (Commeiras, 2009). Davezies (2012, p. 9) explique que la discussion s’enrichit d’un « répertoire de disposition à l’action » qui s’est constitué dans la transmission de « configurations sensorimotrices » puisque le discours et l’action sont intimement liés. L’effet sur la santé passe par une clarification des situations de conflits qui ne peut se faire qu’en reprenant l’histoire de l’activité. C’est ce processus que Davezies (2012) appelle de ses vœux dans la discussion. Il s’agit alors de permettre au conflit de pouvoir s’exprimer dans des conditions intelligibles. Et à partir de là, d’être partagé et expliqué (Davezies, 2009). Ainsi, les EDD contribuent à restaurer les collectifs de travail et par là même à renforcer le soutien social qui est un autre garde-fou central reconnu de longue date et observé empiriquement dans de nombreuses recherches contre la souffrance au travail (par ex. Karasek & Theorell, 1992).
35Ainsi les EDD qui fonctionnent préviennent l’épuisement professionnel en favorisant la régulation de l’activité, en restaurant du pouvoir d’agir des acteurs, en confortant les collectifs de travail, ce qui renforce le soutien social, et en réduisant les contradictions et les tensions susceptibles d’affecter la santé psychologique des acteurs.
36Cet outil peut ainsi être défini comme une ressource énergétique dans le cadre de la théorie de la Conservation des Ressources (Hobfoll, 1989, Neveu, 2012). Hobfoll définit la souffrance psychosociale comme une réaction à « la menace d’une perte des ressources, une perte effective de ressources, ou une absence de gain suivant un investissement de ressources » (1989, p. 516). La théorie de la conservation des ressources se fonde sur la propension des individus à chercher des situations qui leur procurent une certaine forme de succès ou de plaisir. Ceux-ci tentent de maintenir les dispositions nécessaires à ces situations. Les ressources deviennent l’élément central permettant d’expliquer et définir le stress, comme le moteur essentiel de la qualité de vie au travail. Les ressources énergétiques sont l’une des quatre catégories de ressources développées par Hobfoll (1989) et sont des ressources susceptibles de produire d’autres ressources (Hobfoll, 2001). Les ressources susceptibles d’être produites par les EDD sont par exemple le pouvoir d’agir ou le soutien social. Hobfoll (2001) considère par ailleurs que les individus peuvent être soumis à des spirales de déplétion des ressources (la suppression d’une ressource entraînant en cascade la perte ou la consommation d’autres ressources) mais qu’il existe également des circonstances favorables dans lesquelles on observe des spirales de reconstruction des ressources. Il a ainsi été montré qu’un espace de discussion sur le travail pouvait déclencher une spirale de reconstruction de ressources : compréhension des enjeux du travail, reconstruction du collectif, soutien social, soutien hiérarchique… (Rossano et al., 2015).
37L’analyse théorique montre ainsi comment les EDD peuvent favoriser la prévention des risques psychosociaux. Elle débouche sur l’hypothèse H1 :
38H1 : La présence d’EDD en nombre et de qualité a un effet négatif sur l’épuisement professionnel.
1.3 – EDD et pratiques managériales
39L’objectif de notre travail consiste également à éclairer les conditions qui favorisent l’émergence d’EDD de qualité. Celles-ci semblent en étroite interaction avec les pratiques et cultures managériales au sein d’une organisation. Si la culture est autoritaire, les EDD peuvent avoir du mal à émerger et à fonctionner (a). Inversement, leur qualité semble nécessiter l’existence de pratiques managériales habilitantes pour les acteurs (b).
a – EDD dysfonctionnels au sein d’organisations au management top/down
40Au sein d’organisations qui voient le management comme synonyme de « pouvoir hiérarchique », l’émergence d’EDD peut être entravée. La discussion sur le travail peut être perçue comme remettant en cause le pouvoir hiérarchique (Ughetto, 2015). Certains EDD qui instaurent une discussion paritaire avec les organisations syndicales peuvent aussi déstabiliser l’équilibre des rapports de pouvoir et être perçus comme une menace par les directions (Lochard, 2012).
41Au sein des EDD, les collectifs de travail peuvent dans certains cas se construire « contre » les intervenants qu’ils soient externes ou hiérarchiques (Clot et al., 2000). Ces éléments conduisent à interroger la question des rapports de pouvoir introduits par les EDD (Ughetto, 2015). Ceux-ci ne peuvent fonctionner en dehors du soutien de l’organisation hiérarchique. Ils supposent une connexion avec les instances de décision d’une organisation. La question devient donc, comme l’indique Ughetto, de savoir si ces espaces vont remettre en cause l’organisation voulue par les directions et quelle place va prendre « l’intérêt général de l’organisation » dans le débat qu’ils instaurent. Dans certaines cultures managériales, la discussion supposerait de réinterroger les rôles des managers et leur vision des rapports de pouvoir. En l’absence d’un tel questionnement, les espaces a priori dévolus au débat deviennent fréquemment des lieux où l’on transmet des consignes et pose le cadre mais dans lesquels aucune discussion réelle ne s’instaure (Ughetto, 2007).
42Par ailleurs, les managers ont un rôle important dans la création et le fonctionnement des EDD, à la fois pour les animer le cas échéant mais surtout pour les articuler avec les systèmes de régulation d’une organisation. Or, dans de nombreuses organisations, les contraintes qui pèsent sur le management l’empêchent d’être en position d’encadrer correctement ses équipes : les managers, mobilisés par les dispositifs de gestion (reporting, évaluations…), courant de réunion en réunion, s’éloignent de la scène du travail. Ce management distant, centré sur les outils de pilotage ne favorise ni l’émergence ni le fonctionnement des espaces de discussion (Detchessahar, 2013).
43Il semble donc que l’émergence et le bon fonctionnement des EDD suppose la présence d’un management habilitant.
b – EDD et management habilitant
44Les EDD sont intimement liés au management pratiqué dans les organisations. Leur fonctionnement dépend de la culture managériale existant mais ils peuvent aussi favoriser certaines pratiques de management focalisées sur le travail. Mathieu Detchessahar (2013) rappelle que l’existence des EDD suppose de dés-empêcher l’encadrant de première ligne de faire son travail de soutien naturel à l’activité des opérateurs. Pour Detchessahar et al. (2005), la diffusion nécessaire des espaces de discussion dans l’organisation passe par une communication managériale construite sur le dialogue, une prise de décision collégiale (qui permet à la fois la reconnaissance des acteurs et un accès à une parole « politique »), mais aussi un respect du principe de subsidiarité (construisant son autorité et sa légitimité aussi bien du haut vers le bas que du bas vers le haut). La notion d’espaces de discussion nous renvoie alors à l’idée que l’organisation, pour fonctionner correctement, a besoin d’espaces de liberté dont les acteurs peuvent s’emparer pour opérer des formes de régulation de l’activité. Les encadrants doivent ainsi disposer des marges de manœuvres suffisantes pour traduire les multiples contraintes liées à leur activité et à celle de leurs équipes (Desmarais et Abord de Chatillon, 2010).
45Les pratiques et cultures managériales au sein d’une organisation semblent ainsi avoir un rôle essentiel : pour favoriser émergence et fonctionnement des EDD, le management se doit d’être habilitant. Le management habilitant (empowering leadership) est un management dans lequel le leader partage le pouvoir et donne plus de responsabilités à ses collaborateurs (Bennis et Townsend, 1997). Ce style de leadership a notamment été connecté à la motivation intrinsèque des employés (Conger et Kanungo, 1988).
46H2 : L’exercice d’un management habilitant facilite la présence d’EDD en nombre et de qualité.
47L’analyse de la littérature débouche ainsi sur une définition des EDD et des critères permettant d’en déterminer la qualité et le bon fonctionnement, ce qui permet de développer deux catégories d’hypothèses sur le lien entre management habilitant et EDD et sur le lien entre EDD et épuisement professionnel. Ces liens sont représentés dans la figure 1 ci-dessous.
Modèle de recherche
Modèle de recherche
48Pour valider ces liens, nous avons réalisé une enquête quantitative au sein d’une organisation.
2 – Méthodologie de recherche
49Cette enquête s’est tenue en 2016, dans le cadre d’un diagnostic des risques psychosociaux mené auprès de la totalité des 1680 agents d’une collectivité territoriale. Celle-ci gère à la fois les questions d’accompagnement social (personnes âgées, handicap, enfance…), d’éducation (gestion des personnels des établissements d’enseignement secondaire), d’entretien des routes, mais aussi de culture. Elle possède également des services supports. La structure du diagnostic a été élaborée avec l’équipe prévention de l’organisation concernée.
2.1 – L’échantillon
50L’échantillon final est composé de 1180 agents. Les agents ont été interrogés, soit par voie électronique, soit par questionnaires papiers pour ceux ne disposant pas de messagerie professionnelle. Le taux de réponse après deux relances est de 70,2 %. Le nombre de réponses permet d’assurer une bonne représentativité des différents métiers, même si la proportion de répondants est inférieure (53,7 %) pour les personnels des collèges du fait notamment du mode de collecte mobilisé (par courrier).
2.2 – Les échelles de mesure
51Pour évaluer la performance des espaces de discussion en matière de santé au travail, nous avons mobilisé un ensemble d’outils de mesure.
a – Mesurer l’importance et la qualité des espaces de discussion existant dans une organisation
52Il n’existe pas à ce jour d’outil de mesure portant sur la présence ou la qualité des EDD. Nous avons construit deux variables : une variable qui analyse le volume des EDD et une variable sur la perception de la qualité des EDD.
Volume des EDD
53Pour identifier la présence des EDD, nous nous sommes appuyés sur la définition des EDD que nous avons retenue et avons développé une approche descriptive des différents types d’EDD existant dans une organisation, après avoir échangé avec les acteurs du terrain (responsable du service prévention, agents de prévention, membres de l’encadrement, responsables syndicaux…), puis testé. Cet outil repérant la présence ou l’absence de ces espaces est construit pour identifier les espaces de discussion de nature généralistes existant dans une organisation ou une unité.
54Ces items décrivant les différents espaces potentiels sont les suivants :
55L’utilisation de ces EDD a été positionnée à travers une échelle de fréquence (très fréquente, fréquente, peu fréquente, très peu fréquente, il n’y en a pas). Cela débouche sur une quantification des EDD auxquels participe chaque répondant.
Perception de la qualité des EDD
56Pour identifier la qualité de ces espaces, nous nous sommes appuyés sur les deux dimensions que nous avons relevé dans notre analyse la littérature : ceux-ci doivent favoriser un agir discursif d’une part et permettre une relation harmonieuse d’autre part.
b – Mesure de l’épuisement professionnel
57Pour mesurer le mal-être au travail, nous utilisons deux des trois dimensions de l’échelle SMBM de mesure de l’épuisement professionnel (Shirom et Melamed, 2006), dans la traduction en français de Nassi et Neveu (2010) : la fatigue physique et l’épuisement émotionnel.
c – Mesure du management habilitant
58Nous avons utilisé deux dimensions de l’échelle d’Arnold et al. (2000) de management habilitant (empowering leadership) : l’exemplarité et la dimension participative, traduite par Carrier-Vernhet (2012).
59Nous avons adjoint à cette mesure le soutien du supérieur hiérarchique, mesuré à travers l’échelle de Pinneau (1976).
2.3 – Les analyses réalisées
60Les analyses ont été réalisées en plusieurs temps. Nous avons d’abord mobilisé des analyses descriptives pour caractériser le nombre et la qualité des EDD. Sur cette base, nous avons construit une typologie des espaces de discussion qui a été ensuite confrontée aux principales variables de santé au travail. Enfin, nous avons analysé les liens du modèle présenté à l’issue de l’analyse de la littérature, par des équations structurelles en utilisant la méthode PLS. Pour cela, nous avons en premier lieu estimé la validité convergente et divergente du modèle.
61En ce qui concerne la validité convergente, nous analysons le niveau des AVE (Average Variance Extracted) et celui des fiabilités composites. La validité convergente peut être définie comme l’idée que les variables observées associées aux variables latentes le sont vraiment.
62Les AVE sont supérieures à 0,5 donc la validité convergente est bonne. Cela signifie que les variables censées être liées le sont vraiment. Ici les variables observées sont bien liées aux variables latentes. De la même manière, les fiabilités composites sont bonnes, passant toutes le seuil critique de 0,7.
63En ce qui concerne la validité divergente, il s’agit de vérifier, en complément de l’analyse précédente, que chaque variable observée de chaque construit latent, n’explique pas autre chose dans le modèle que leur construit latent.
64Pour cela nous avons réalisé deux analyses : le test de Fornell / Larker et l’observation des crossloadings.
65Le test de Fornell / Larker compare la racine carrée des AVE et les inter-corrélations des variables latentes. Ici, les racines carrées de AVE sont comprises entre 0,73 et 0,90 (cf. tableau précédent).
66La matrice des corrélations nous donne le tableau suivant :
67Les valeurs absolues des corrélations s’établissent entre 0,26 et 0,71. Les corrélations élevées sont celles qui associent les variables de qualité du management. Ceci n’est pas très surprenant. Néanmoins ces valeurs sont inférieures aux racines carrées des AVE. Nous pouvons donc en conclure que le critère de Fornell / Larker est respecté.
68L’observation des crossloadings montre que chaque variable observée renvoie principalement à la variable observée correspondante (cf. annexes). Nous avons donc une bonne validité composite.
69Les deux critères sont respectés. Notre validité divergente est bonne. Notre modèle externe peut être considéré comme analysable.
3 – Résultats
3.1 – Caractérisation des espaces de discussion
Volume des EDD et perception de leur qualité
Volume des EDD et perception de leur qualité
P = < 0,1 % ; F = 130,46 ; *** ; en italiques (gras) différence significative négative (positive)70On observe un lien fort entre les deux variables : plus il y a d’espaces de discussion, plus ils sont perçus comme fonctionnant bien.
71Une analyse typologique permet de déterminer quatre groupes distincts de répondants eu égard à leur utilisation d’EDD.
Typologie des espaces de discussion
Typologie des espaces de discussion
72Ces quatre groupes ont les caractéristiques suivantes :
Composantes des axes de l’analyse factorielle
Composantes des axes de l’analyse factorielle
73Cette typologie permet de relier chaque groupe aux différentes dimensions de l’épuisement professionnel.
3.2 – Espaces de discussion et épuisement professionnel
74L’évaluation de chacun des groupes en termes de fatigue physique et d’épuisement émotionnel permet de constater un lien fort.
Évaluation du niveau de mal-être en fonction de la présence d’espaces de discussion
Évaluation du niveau de mal-être en fonction de la présence d’espaces de discussion
75On observe que le niveau d’épuisement professionnel dépend non seulement du volume des EDD, mais aussi de la manière dont ils sont perçus. Un agent qui est exposé à beaucoup d’EDD qu’il perçoit positivement, aura ainsi un niveau d’épuisement émotionnel moitié moindre par rapport à un agent exposé à peu d’EDD mal perçus. Ce phénomène se retrouve également pour la fatigue physique avec un écart total de 45 %. Les espaces de discussion apparaissent ainsi comme intimement liés à la santé au travail.
3.3 – Analyse structurelle des liens entre pratiques de management, espaces de discussion et épuisement professionnel
76Pour tester la solidité de notre modèle, nous avons mené une analyse structurelle en utilisant une régression PLS. Le propos est d’évaluer comment les espaces de discussion interagissent avec le management et la santé au travail. Les liens analysés sont représentés dans la figure 4 ci-après.
Impact des modalités de management sur les EDD et l’épuisement professionnel
Impact des modalités de management sur les EDD et l’épuisement professionnel
77On observe ainsi que les différentes dimensions du management habilitant que nous avons mobilisées (exemplaire, participatif et soutien managérial) fournissent une très bonne explication du volume et de la fréquence de mobilisation des espaces de discussion et une bonne explication de leur niveau de qualité. Par ailleurs, l’existence et la qualité des EDD sont associés à des niveaux plus faibles d’épuisement émotionnel et de fatigue physique.
78De plus, on constate qu’un management exemplaire joue plus sur la qualité que sur la fréquence de mobilisation des EDD alors que le soutien managérial fonctionne à l’inverse en ayant plus d’impact sur le volume que sur la qualité de ces espaces. Enfin, un management participatif joue bien à la fois sur le volume et la qualité des EDD.
79Ces analyses structurelles permettent de montrer qu’il existe des modalités de management qui favorisent le développement et la qualité des EDD et confirment le lien établi entre EDD et limitation de l’épuisement professionnel. Les deux hypothèses H1 et H2 ne sont pas rejetées.
4 – Discussion
4.1 – Une description des espaces de discussion
80L’un des premiers apports de ce travail est de fournir une opérationnalisation empirique du concept d’EDD. Cette opérationalisation permet de mesurer les EDD existant dans une organisation et l’appropriation dont ils font l’objet par les acteurs. Ainsi, dans l’organisation ayant fait l’objet de notre recherche, les EDD les plus fréquents ont lieu entre collègues. Cela signifie que l’action de management en faveur de la santé au travail par les EDD, doit considérer l’importance de ces espaces trop souvent considérés comme du gaspillage. Les EDD apparaissent ainsi comme un outil au service de la construction des collectifs de travail. Ils sont l’occasion de renforcer leur identité.
4.2 – Une validation empirique quantitative des effets des EDD et des conditions de leur bon fonctionnement
81Nos analyses permettent également de confirmer qu’il existe un impact significatif de l’existence et de la qualité des EDD sur la prévention de l’épuisement professionnel. L’hypothèse H1 (La présence d’EDD en nombre et de qualité a un effet négatif sur l’épuisement professionnel) est non rejetée. Ce lien parait de surcroît important, les situations de forte présence d’EDD de bonne qualité étant associées avec des niveaux d’épuisement particulièrement faibles. Cela permet de penser que les recommandations de promotion des EDD pour préserver du mal-être au travail sont réellement pertinentes. Cependant, la littérature comme nos analyses montrent qu’il ne suffit pas de décréter leur existence pour voir se développer des EDD efficaces, permettant une réelle discussion sur le travail et une véritable communication entre les participants.
82Nous avons ainsi montré que les pratiques et la culture de management d’une organisation jouaient un rôle très important dans la qualité des EDD et leurs effets. Ainsi l’hypothèse H2 (L’exercice d’un management habilitant facilite la présence d’EDD en nombre et de qualité) est également non rejetée.
4.3 – Implications managériales
83Cette recherche démontre l’efficacité des EDD. Mais si l’on est convaincu de la force de ces espaces, se pose alors la question de comprendre comment en faire un outil de gestion au service de la santé au travail. Nous nous situons ici dans une logique strictement managériale : que peut faire le manager pour contribuer au développement et à l’efficacité de ces espaces ? Dans ce cadre, il convient de distinguer l’action sur les outils existants de la mise en œuvre de nouveaux espaces.
84Du point de vue des outils existants, il convient de préciser que ces espaces sont nombreux mais souvent détournés d’une réelle discussion sur le travail. Les outils les plus fréquemment cités par les répondants de notre échantillon sont plutôt informels. Ceux-ci sont l’occasion de réels échanges qui amènent à mettre en commun des représentations diverses de l’activité donc de créer du débat sur l’activité. Cela montre que les espaces informels doivent être maintenus autant que possible dans les organisations. Quant aux espaces formels (réunions de service…) il est important de les centrer sur le travail. Les espaces les plus formalisés (réunion de service, échanges de pratiques…) sont souvent dévoyés. La promotion des espaces de discussion passe donc par une revalorisation des espaces existants comme des espaces de débat sur l’activité.
85Néanmoins, de nouveaux espaces peuvent aussi être mis en place. Ce qui semble important, c’est la capacité de ces espaces à construire une identité, des valeurs et du sens commun au sein d’un collectif de travail. À cet égard, beaucoup de sujets peuvent constituer des prétextes à la mise en place d’espaces de discussion.
86Il semble ainsi que ce n’est pas le sujet ou la forme de l’espace qui est la plus importante, mais plutôt qu’il vive et qu’il soit susceptible d’engendrer des discours différents sur l’activité. Pour cela, le rôle du management semble central.
4.4 – Limites et perspectives
87Dans cette étude, nous avons considéré les EDD existants et leur efficacité. Il reste désormais à affiner les analyses sur les conditions de leur émergence. Pour cela, il convient de les étudier dans le temps de manière à percevoir comment on peut travailler à leur promotion dans les organisations.
Crossloadings
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Mots-clés éditeurs : managers, espaces de discussion, épuisement professionnel, prévention
Date de mise en ligne : 08/09/2017.
https://doi.org/10.3917/grh.172.0013