Notes
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Articles issus de la rubrique « reconversion » du magazine Provale (magazine conçu par le syndicat des joueurs de rugby professionnel), accessible sur Internet.
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Pour les joueurs de rugby, l’Agence XV, émanation de la Fédération Française de Rugby (FFR), de la Ligue Nationale de Rugby (LNR) et du syndicat des joueurs (Provale), est chargée de sensibiliser les joueurs à l’importance d’anticiper la reconversion, de les informer et de les aider à définir et à mettre en place leur projet professionnel. Cet organisme est connu de la plupart des joueurs, il est perçu comme un véritable partenaire tout au long du parcours de reconversion.
Introduction
1On considère principalement deux configurations de reconversion de carrière : d’un côté, les reconversions subies, non souhaitées et non anticipées, de l’autre les reconversions choisies, souhaitées et anticipées (Glee et Scouarnec, 2008). Une troisième configuration semble pourtant intéressante à étudier : les reconversions non souhaitées mais anticipées. Dans un contexte de précarisation du parcours professionnel (Castel 2003 ; Mercure et Spurk, 2003), les ruptures professionnelles, même lorsqu’elles ne sont pas souhaitées, deviennent probables voire inéluctables. Il paraît dès lors important pour les salariés de se préparer à une potentielle reconversion, de façon à être en capacité de « rebondir » face à une situation professionnelle difficile. Pour devenir acteur de son parcours professionnel, les salariés doivent réussir à transformer une transition professionnelle subie en un projet de carrière choisi, en mettant en place des stratégies de reconversion avant que ne survienne la rupture. L’anticipation est un élément crucial d’une « gestion intelligente de la carrière » (Parker et al., 2009). Cet article s’interroge sur ce que signifie le fait d’être « acteur » de sa carrière et de sa reconversion.
2Pour y répondre, nous avons choisi d’étudier les stratégies mises en place par les sportifs professionnels pour anticiper leur reconversion. En effet, leur parcours professionnel présente des spécificités, qui en font un cas extrême susceptible d’apporter un éclairage sur la façon dont chaque salarié peut devenir acteur de sa carrière. La fin de la carrière sportive est inéluctable et arrive lorsque les sportifs sont encore jeunes ; ils sont donc poussés à préparer leur reconversion dès leur entrée dans la vie active, sachant qu’ils devront se réinventer professionnellement de manière radicale.
3À travers une grille de lecture théorique originale mobilisant à la fois la littérature de psychologie du sport sur les transitions de carrières et celle de sciences de gestion sur les carrières intelligentes (Arthur et al., 1995 ; Parker et al., 2009), nous avons cherché à caractériser les différentes stratégies de reconversion adoptées par les joueurs professionnels.
1 – Les stratégies de reconversion des joueurs professionnels
1.1 – Les facteurs favorables à une retraite sportive réussie selon la psychologie du sport
4L’analyse de la fin de carrière des sportifs de haut niveau fait l’objet d’un grand nombre de travaux de recherche exposés dans les revues spécialisées en psychologie du sport. (Lavallee et Wylleman, 2000 ; Cecic Erpic et al., 2004 ; Torregrosa et al., 2004). Ces recherches ont le mérite d’avoir clairement mis en évidence les dangers auxquels sont exposés les sportifs lors de cette période difficile. En effet, si certains articles présentent la fin de carrière sportive comme l’occasion d’une renaissance sociale (Coakley, 1983) et l’opportunité d’un développement personnel (Stephan et al., 2003 ; Kerr et Dacyshyn, 2000), la plupart considèrent qu’elle déstabilise profondément le sportif, qu’elle génère du stress et une crise identitaire (Stephan et al., 2007 ; Lally, 2007 ; Alfermann et al., 2004). Elle induirait également des effets traumatiques négatifs (Svoboda et Vanek, 1982 ; Cepic Erpic et al., 2004), allant de l’ingestion d’alcool ou de substances illicites à la dépression. On comprend dès lors qu’une meilleure compréhension des conditions favorisant une transition de fin de carrière en douceur constitue un enjeu majeur de la psychologie du sport.
5Partant de ce constat, beaucoup de recherches ont tenté d’identifier les conditions permettant la réussite du processus d’adaptation. Selon Charner et Schlossberg (1986), la décision d’arrêter volontairement sa carrière, associée à une démarche d’anticipation et de préparation à la vie après le sport facilite le processus d’adaptation. Lavallee et Anderson (2000) préconisent d’étudier onze facteurs : le degré de volonté dans l’arrêt de la carrière sportive, le sentiment de contrôle dans sa fin de carrière professionnelle, le degré d’identification avec le rôle de sportif, le degré de rejet vis-à-vis de l’environnement non sportif, la disponibilité des ressources d’adaptation, l’expérience de transitions antérieures, la continuité post carrière d’une implication reliée au sport, la planification de la carrière d’après sport, la conscience et l’utilisation de compétences transférables, l’atteinte des buts reliés au sport et l’accès au service de soutien à la transition de carrière. Or, comme le suggère Schlossberg (1981, 1984), de tels facteurs individuels et situationnels n’agissent pas seulement lors du processus d’adaptation post carrière ; ils sont aussi susceptibles d’intervenir lors de la construction des stratégies élaborées par les individus pour construire leur projet de reconversion professionnelle.
6De nombreuses études en management du sport s’intéressent aux conséquences d’une transition selon la manière dont elle a été conduite. L’une des principales critiques méthodologiques qui leur sont adressées est l’utilisation de données rétrospectives recueillies auprès d’athlètes ayant déjà arrêté leur carrière (Stambulova et al., 2007 ; Torregrossa et al., 2004 ; Taylor and Ogilvie, 1994 ; 1998 ; Ogilvie et Taylor, 1993). Sur le plan empirique, la rationalisation ex-post et la reconstruction de la réalité sont des biais qui entachent en partie les résultats de ces études. Sur le plan théorique, l’analyse ex-ante des transitions de carrière se justifie également par une approche « processus » de la reconversion. D’un objet d’étude ponctuel qui débouche sur un changement des représentations que l’on a de soi et du monde (Schlossberg, Waters & Goodman, 1995), elle est analysée aujourd’hui comme un processus dynamique, qui, dans le cas de la transition de fin de carrière, va de la préparation à l’adaptation post carrière (Torregrosa et al., 2004 ; Stephan et al., 2003 ; Wylleman et Lavallee, 2003). Une partie de l’analyse semble donc devoir porter sur le projet de reconversion professionnelle qui innerve la vie du joueur bien avant qu’il n’arrête sa carrière sportive. Identifier des typologies de stratégies de reconversion de carrière, combinant des caractéristiques individuelles et situationnelles, nous semble ainsi un préalable important avant de pouvoir en comprendre les effets sur la qualité de la transition post carrière.
1.2 – La carrière intelligente, une vision subjectiviste adaptée à l’étude des processus individuels de construction de carrière
7Les parcours et étapes professionnels sont étudiés depuis longtemps en sciences de gestion, que ce soit d’un point de vue cognitif, psychologique et/ou comportemental (Driver, 1979 ; Super, 1980 ; Hall, 1976). La littérature récente met l’accent sur le fait que le contexte des carrières a évolué : les carrières linéaires, mono-organisationnelles, avec progression hiérarchique systématique, ne sont plus le modèle prédominant. La littérature avance l’idée de la disparition de ces carrières traditionnelles au profit de carrières post organisationnelles (Peiperl et Baruch, 1997) ou carrières nomades (Arthur et Rousseau, 1996 ; Mirvis et Hall, 1994), faites de transitions fréquentes. Nomadisme et proactivité de l’individu dans la gestion de son parcours sont logiquement liés, même si les deux caractéristiques doivent être distinguées. Les carrières sans frontière caractérisent des parcours qui sont construits hors des cadres traditionnels d’une carrière (cadre organisationnel et fonctionnel) ; les carrières protéennes (Hall, 1976,1996) par le fait de positionner l’individu comme l’acteur principal de sa carrière, que ce soit dans ou en dehors des cadres traditionnels de l’organisation (Baruch, 2006 ; Briscoe et al., 2006).
8La carrière des sportifs de haut niveau est d’une part, nomade dans le sens où ils projettent leur avenir professionnel dans d’autres organisations et, d’autre part, protéenne dans la mesure où ils vont devoir choisir la stratégie qu’ils jugent la plus efficace pour réussir leur reconversion professionnelle, dès lors où les clubs paraissent de plus en plus en retrait sur cette question. Elle a enfin un caractère subjectif : c’est aux sportifs eux-mêmes de définir en leurs propres termes leur idée de la carrière et d’identifier les moyens qu’ils peuvent actionner pour leur seconde partie de carrière.
9Selon Sullivan et Arthur (2003), les carrières nomades revêtent une dimension hautement subjective, car elles consistent en une mobilité psychologique propre à chaque individu. Les étapes passées et futures ne prennent sens que par rapport à une rationalité individuelle (Gunz et Heslin, 2005). La théorie de « carrière intelligente » (Arthur et al., 1995) permet une opérationnalisation de cette dimension dans les recherches. Elle propose trois piliers pour mener à bien un projet professionnel (Parker, 2002) :
- le « savoir comment » (knowing how). Il renvoie aux compétences et expertises de l’individu. Il s’agit à la fois des compétences explicites, des qualifications et des connaissances formelles de l’individu ainsi que des savoirs et savoir-faire tacites qui émergent de l’expérience. L’individu qui s’appuie sur ce pilier renforce son employabilité, ce qui peut lui amener de nouvelles opportunités de carrière.
- le « savoir pourquoi » (knowing why) renvoie aux motivations, aux valeurs, au sens et à l’importance que donne l’individu à sa carrière. S’appuyer sur ce pilier revient donc pour l’individu à définir un projet professionnel en adéquation avec ses aspirations personnelles.
- le « savoir avec qui » (knowing whom) reflète les relations interpersonnelles de l’individu internes et externes à l’emploi occupé, sur lesquelles il peut s’appuyer pour obtenir de l’information ou d’autres ressources utiles pour sa carrière. Higgins et Kram (2001) parlent de réseau de développement professionnel pour mentionner toute personne qui aide l’individu de quelque manière que ce soit dans sa carrière. Ce réseau peut comprendre des relations de travail (fournisseurs, consommateurs, industries, connections internes à l’organisation), mais également des relations personnelles (amis, familles, connaissances professionnelles) qui peuvent soutenir la personne dans son évolution professionnelle.
2 – Présentation du cas étudié : les rugbymen professionnels français
10L’objectif de cette recherche vise à comprendre ce qu’est « être acteur de sa carrière ». L’étude du cas du rugby français permet de répondre à cet objectif dans la mesure où, après le sport professionnel, les rugbymen doivent réinventer leur carrière.
2.1 – Les rugbymen professionnels français : un cas emblématique
11L’avènement du professionnalisme en 1995 a eu une incidence majeure sur la situation des rugbymen en fin de carrière sportive et sur leurs processus de reconversion. Son effet sur le fonctionnement des clubs a été très progressif. Ainsi, ce n’est qu’aujourd’hui qu’arrivent sur le marché du travail les premiers « retraités » n’ayant connu que le système professionnel.
12Avec le professionnalisme, le rugby semble avoir changé de rythme, de culture et de modèle économique. De rythme, car les entraînements se sont intensifiés, ainsi que la fréquence des matches. Culturellement, les joueurs ont cessé le mode de vie festif qui participait pour large part à l’identité culturelle de ce sport. Mais c’est sûrement l’injection massive d’argent, avec l’augmentation des droits de retransmission et l’explosion du sponsoring, qui est à l’origine de toutes ces évolutions. Aujourd’hui, les clubs sont gérés comme de véritables entreprises, et recherchent avant tout la rentabilité. En corollaire, les joueurs sont à la fois des salariés subordonnés par un contrat de travail, et des actifs dont dépend la valeur de leur club. Ce changement de statut impacte largement leur rémunération : légèrement supérieur au SMIG en 1996, le salaire net moyen d’un joueur se situe aujourd’hui autour de 10 000 € par mois en Top 14, et de 4 000 € par mois en Pro D2.
13Traditionnellement, la carrière d’un joueur était très liée à la trajectoire de son club. Aujourd’hui, les clubs se sont désengagés à aider à la reconversion leurs joueurs. En tant qu’entreprises, ils ont le devoir de faire en sorte que leurs salariés restent employables sur le marché du travail, au titre du droit à la formation tout au long de la vie, mais la longue tradition d’outplacement, héritée de l’époque où ils trouvaient un travail à leurs joueurs afin de les fidéliser et de les remercier de leur contribution, est révolue. En outre, auparavant, les joueurs, obligatoirement amateurs, travaillaient en parallèle de leur vie sportive. Pour la quasi-totalité d’entre eux, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans un contexte où ils s’entraînent intensément, ce qui rend difficile la conduite simultanée d’un double projet, mais où le niveau de salaire ne suffit pas encore à les faire vivre de leurs rentes pour le restant de leur vie, la question de la reconversion professionnelle à l’issue de la carrière sportive se pose donc avec acuité.
14La fin de carrière des rugbymen professionnels français représente également un cas extrême de reconversion professionnelle, qui est favorable à la découverte et à la saillance des phénomènes que l’on souhaite observer (Yin, 2003). La reconversion est radicale, dans la mesure où elle suppose un changement complet d’activité. Parmi les anciens rugbymen professionnels, seulement 22 % se sont reconvertis en restant dans le secteur du sport (Eisenberger, 2007). Les compétences développées par les sportifs de haut niveau sont très spécifiques, et de ce fait, difficilement transférables vers d’autres métiers. Ainsi, étudier la reconversion des rugbymen amène à s’interroger sur la gestion d’une transition radicale pour une main-d’œuvre aux compétences a priori peu transférables.
2.2 – Protocole de recueil des données – définition de l’échantillon
15Nous avons eu recours à une analyse qualitative afin d’apprécier l’interaction des éléments personnels et situationnels rentrant dans la stratégie de reconversion des acteurs, et de nous immerger dans le contexte où le projet se construit. Nous avons choisi de réaliser des entretiens semi directifs avec les acteurs les plus concernés par le phénomène étudié (Wacheux, 1996), c’est-à-dire des rugbymen ayant signé un contrat professionnel avec leur club, jouant à un haut niveau sportif.
16Cette étude qualitative s’appuie sur 20 entretiens réalisés auprès de rugbymen professionnels de clubs du Top 14 et de pro D2 du sud de la France. Conformément au type de recherche, les critères de définition de l’échantillon sont assez larges afin de maximiser la diversité des situations dans lesquelles nous allons relever les informations (Patton, 2002). Les acteurs interrogés ont entre 23 et 39 ans. Ces entretiens sont d’environ 1 heure. L’élaboration d’un rapport des attitudes et des comportements perçus lors des rencontres ainsi que l’enregistrement de la totalité des entretiens, et leur transcription intégrale, ont contribué à une meilleure restitution de la richesse des échanges.
2.3 – Traitement et analyse des données
17Nous avons soumis l’ensemble de nos données recueillies à une analyse de contenu thématique assistée par le logiciel NVIVO 8. Nous avons élaboré une grille de codage théorique inspirée de la littérature évoquée précédemment. Ainsi nous avons retenu 13 codes que nous avons regroupés dans trois catégories thématiques : la situation professionnelle actuelle du joueur, l’analyse de la reconversion par le joueur et la préparation pour la reconversion. Les deux premières catégories sont composées de codes construits à partir de trois travaux de recherche en psychologie sportive : Lavallee et Anderson (2000), Alfermann et al. (1997) et Taylor et Ogilvie (1994). Au sein de la première catégorie, nous avons retenu 4 codes : le profil socio professionnel du joueur, la carrière sportive, l’identification au rugby et le soutien social. Au sein de la seconde, nous avons identifié 5 codes : le sentiment de contrôle de sa fin de carrière professionnelle, la préoccupation pour la reconversion, l’employabilité perçue, le rôle du club dans la reconversion, les dispositifs d’accompagnement. Enfin, la troisième catégorie est composée de 4 codes issus de la littérature sur la carrière intelligente : le « knowing whom », le « knowing how », le « knowing why » et le projet professionnel.
18Étant donné le codage parallèle de plusieurs chercheurs, un pré-travail approfondi de sélection, de définition et de description des codes a été nécessaire pour homogénéiser l’interprétation et stabiliser une pré-grille de codage. Le codage des entretiens a été réparti entre les trois chercheurs, chacun ayant la possibilité de faire évoluer cette grille au fil de l’analyse des entretiens. Ainsi, la typologie proposée est une combinaison d’approches déductive et inductive. Les chercheurs ont ensuite échangé leurs résultats et une deuxième analyse par un autre chercheur a été effectuée pour chaque entretien. Cette triangulation théorique (Denzin, 1989) doit permettre d’asseoir la validité interne de la recherche. Celle-ci a abouti à des propositions de recodages et de réinterprétations. Après consensus, l’ensemble des résultats a permis d’aboutir à une grille finale de codages et d’extraits d’entretiens à partir de laquelle la phase d’analyse a pu être effectuée. Cette analyse a permis d’élaborer une typologie en retenant quatre stratégies de carrière. Nous avons ensuite testé la pertinence de cette typologie en vérifiant que chaque individu pouvait s’inscrire dans une catégorie. À l’issue de cette phase de conceptualisation, la dernière étape a consisté à confronter notre typologie à des données secondaires, constituées de 15 articles de presse traitant chacun de la reconversion professionnelle d’un rugbyman professionnel [1]. De cette façon nous avons triangulé les données et ainsi renforcé la validité de notre analyse (Denzin, 1989).
3 – Résultats
3.1 – Présentation de la typologie des stratégies de reconversion
19La figure 1 représente la manière dont les individus articulent les attentes et motivations (le « savoir pourquoi »), les compétences (le « savoir comment ») et le réseau (le « savoir avec qui ») dans l’élaboration de leur stratégie de carrière. Nous distinguons quatre types de stratégies. Parmi celles-ci, deux s’appuient principalement sur le réseau (les « attentistes » et les « opportunistes »), une trouve son origine dans la compétence acquise (les « experts ») et enfin la dernière se fonde sur le sens que les individus se font d’une carrière réussie (les « entrepreneurs »).
Représentations des stratégies de carrière projetées par les différents types de sportifs professionnels identifies
Représentations des stratégies de carrière projetées par les différents types de sportifs professionnels identifies
Légende :- Chaque cadran expose la représentation du processus de reconversion vers un nouveau métier qu’ont les différents types de rugbymen, en combinant les ressources d’une carrière intelligente (le sens -le savoir pourquoi-, les compétences -le savoir comment- et le réseau social -le savoir avec qui)
- Les mots en gras et les flèches épaisses désignent les étapes du processus qui sont déjà concrètement en cours, que les rugbymen appartenant à cette catégorie ont déjà commencé à mettre en œuvre
Les « attentistes »
20Les attentistes misent beaucoup sur les opportunités du réseau social qu’ils ont construit au cours de leur carrière sportive, notamment celles offertes par les partenaires économiques du club. Ils n’ont pas encore de projet de carrière post-rugby précis, et n’ont pas encore bien défini ce qu’ils attendent de la suite de leur carrière. Ils semblent centrer leurs efforts sur la réussite de leur carrière sportive et la conçoivent comme un tremplin pour réussir leur reconversion. Dans cette configuration, la question du sens donné à la carrière (savoir pourquoi) vient a posteriori, de façon à rationaliser ex-post le processus de reconversion. Par ailleurs, les rugbymen « attentistes » ne misent pas sur leurs compétences, car ils jugent que celles-ci sont peu transférables. Ils n’enclenchent pas non plus d’actions pour acquérir d’autres compétences, dans la mesure où ils ne savent pas vraiment ce à quoi ils se destinent.
21L’anticipation de l’après rugby est faible. La stratégie adoptée est passive car elle consiste à créer et entretenir le cercle amical que le rugby engendre et à placer l’argent de manière à en retirer une rente la plus importante possible, ce qui les protégerait pendant un temps des conséquences d’un possible chômage. Cette possibilité renforce sans doute leur comportement attentiste, remettant à plus tard une réflexion sur leur reconversion. Les « attentistes » prévoient néanmoins de devenir un peu plus proactifs dans les années qui précéderont la fin anticipée de leur carrière, soit en cultivant les relations avec les partenaires économiques du club, soit en s’inscrivant à des formations professionnalisantes. Mais au moment de l’enquête, et bien que tous les sportifs de cette catégorie aient plus de 26 ans, aucune action concrète n’a été conduite en vue de la reconversion professionnelle.
Christophe, 27 ans, joue en Top 14. Donc d’ici un an, je commencerai une formation. Laquelle ? Je ne sais pas… Du moins, j’ai plein d’idées, quelques idées, de tout et … Sur lesquelles je ne me suis pas trop penché. D’ici un an, tel que je me connais, des idées, il y a en plein d’autres qui vont arriver. Et donc, je verrai bien, vraiment au moment où il faudra, me pencher et cibler là où je veux me lancer. […] Après c’est vraiment des idées. C’est-à-dire il n’y a vraiment rien en place.
Le réseau comme solution à la faible transférabilité perçue des compétences
Mathieu, 27 ans, joue en Top 14. Je me vois plutôt avec des professionnels d’autres domaines et moi être plutôt partenaire ou être collaborateur. Mais être sur le terrain, ça me paraît plus difficile parce que je n’ai pas de formation et d’expérience professionnelle.
La compétence, pensée comme un outil au service d’un projet défini
Benjamin, 31 ans, joue en Top 14. Ca fait un moment que j’y pense mais sans vraiment m’y pencher pleinement ou faire des formations parce que je ne savais pas dans quoi j’allais m’orienter.
Possibilités offertes par le réseau et la notoriété
Christophe, 27 ans, joue en Top 14. Après il faut se servir de tout ce qu’on a vécu dans le rugby et partagé avec différentes personnes, il y a beaucoup de partenaires au club et je pense que ce seront des personnes qui seront heureuses de nous accueillir dans leur structure pour différentes choses, de différentes manières pour des formations, pour des embauches.
Les « opportunistes »
22Les opportunistes placent également de forts espoirs dans les possibilités de reconversion que leur apportera le réseau social fourni par le rugby. Ils n’ont ni projet précis, ni représentation claire d’une carrière réussie. Cependant, ils se distinguent des « attentistes » par le fait qu’ils investissent fortement dans l’acquisition de nouvelles compétences avec une logique d’accumulation. Leur idée est qu’en engrangeant des compétences susceptibles de les rendre employables, ils auront plus de ressources, et donc plus de facilité par la suite pour se valoriser auprès du réseau. Ainsi, les « opportunistes » semblent chercher à réduire les risques auxquels va les exposer leur fin de carrière sportive.
Benoit, 25 ans, joue en Top 14. On se dit qu’on pourrait faire autre chose. On avait déjà entendu parler de cette licence, on savait qu’on pouvait aménager l’emploi du temps, et du coup on s’est dit « ben allez, on le fait », mais sans avoir un objectif précis… C’est vraiment pour accumuler les diplômes et avoir un bac + 3.
Marc, 25 ans, joue en Top 14. C’est surtout que je me dis : c’est un permis qui coûte de l’argent, mais vu qu’on se le fait financer, il ne va pas me coûter grand-chose, ce n’est pas très long à préparer, et rien qu’avec ça tu peux déjà travailler…Tu ne sais pas ce qu’il peut arriver, donc je me dis qu’au moins, rien qu’avec ça, c’est déjà ça…
Intérêt perçu du réseau pour la reconversion
Eric, 31 ans, joue en Top 14. Moi, je me suis toujours dit que ce serait toujours la bonne rencontre qui ferait que j’arrêterai le rugby comme ça. La bonne rencontre au bon moment.
Les « experts »
23Les experts se destinent à des carrières au sein du milieu sportif, en tant que préparateur physique, entraîneur ou sélectionneur. Ils construisent leur stratégie de carrière sur leurs expertises dans le milieu du sport, car ils considèrent leur expérience hautement transférable et légitimante. Ce vécu leur permet d’être sûrs du sens qu’ils donnent à leur carrière, la passion pour le sport, et ils s’inscrivent dans la continuité. Ainsi, pour eux, le pilier de carrière « savoir pourquoi » est prédominant, et il entraîne dans sa suite une réflexion sur le « savoir comment ». Confortés par cette certitude, ils s’investissent entièrement dans l’acquisition des compétences qu’ils doivent encore obtenir pour prétendre aux postes convoités. Le réseau, issu du milieu sportif, est perçu comme une aide dans l’acquisition des compétences et comme une ressource importante pour trouver les appuis politiques et relationnels nécessaires à l’obtention d’un poste, dans un milieu qu’ils perçoivent comme assez fermé.
Laurent, 28 ans, joue en Top 14. En tout cas je sais dans quoi je veux travailler. Je me régale là avec mon équipe de jeunes. J’aime beaucoup ce rôle d’entraîneur donc si je pouvais en vivre plus tard, ce serait vraiment bien. La préparation physique, notamment dans la musculation, c’est aussi quelque chose que je connais bien puisqu’on baigne dedans. Donc éventuellement si un jour je peux investir dans une salle de sport, c’est également un projet que j’ai en tête.
Bertrand, 27 ans, joue en Top 14. J’ai passé la première partie du diplôme d’entraîneur, le tronc commun du brevet d’Etat, et là je compte passer la spécialisation rugby, de telle façon qu’à la fin de ma carrière je puisse entraîner et être rémunéré. […]Ensuite, pour être entraîneur, il faut qu’on parle de nous en bien dans le milieu du rugby. Il faut que quelqu’un glisse ton nom et dise que « ce joueur a été un excellent joueur, il a toutes les qualités pour être un bon entraîneur, je te conseille de l’essayer ». Voilà et ça, il faut l’anticiper tant qu’on est encore dans la lumière.
Les « entrepreneurs »
24Ils sont concentrés sur l’objectif de conserver un bon niveau de vie à l’issue de leur carrière sportive. Ils déclarent également chercher une carrière qui leur donnera de l’indépendance, de la souplesse et du plaisir. Ce sens donné clairement à leur carrière les conduit souvent à vouloir créer leur entreprise afin d’être leur propre patron. L’investissement dans les compétences, via les formations et l’expérience sur le terrain, leur permet de concrétiser peu à peu ce projet. Le réseau, généralement externe au milieu du rugby, est perçu comme un apport de compétences complémentaires, nécessaires à la réalisation du projet. Cette dernière catégorie perçoit l’après carrière comme un nouveau cadre de réinvestissement, dont il espère un sentiment d’accomplissement personnel aussi fort que celui qu’il retire du rugby.
Stéphane, 31 ans, joue en Pro D2. Pour moi, il y a une notion essentielle : c’est s’épanouir dans son travail. […] Mais moi, je pense que je ne me plairais pas du tout comme un salarié ou comme quelqu’un qui reçoit des ordres. On m’a toujours habitué à être assez autonome au rugby, bien sûr au sein d’un groupe mais on a quand même cette liberté et c’est vraiment ce que je recherche. […] Voilà, mon but, ce n’est pas de me mettre à l’abri ou un but sécuritaire. C’est vraiment de gagner de l’argent.
Réseau extérieur au rugby, complémentaire des compétences
Thomas, 23 ans, joue en Pro D2. Je compte commencer par des cours d’ambulancier purs et durs. Et puis j’ai ma femme qui est dans la comptabilité, donc c’est un projet que l’on a à deux, d’arriver à gérer l’entreprise à deux.
Pierre, 27 ans, joue en top 14. En fait l’idée c’est d’être dans la promotion immobilière. Pour l’instant on a deux projets en cours, même si c’est petit, on essaie d’apprendre … Et par le biais de notre troisième ami qui est architecte on va essayer de faire un troisième projet plus grand, et puis après pourquoi pas tous les ans, …
3.2 – Identification des facteurs associés à l’adoption de l’une ou l’autre des stratégies de reconversion
25Certains facteurs, intégrés dans la grille de codage et traditionnellement reconnus comme participant aux processus de reconversion de carrière sont ressortis comme discriminant dans notre analyse : le degré de préoccupation pour cette transition, le sentiment de contrôle, le degré d’anticipation et de préparation, le degré d’identification au monde du sport. En revanche, le rôle des clubs sportifs, perçu de manière sensiblement identique par les joueurs, ne permet pas d’expliquer l’appartenance à l’une ou l’autre des catégories identifiées (Tableau 1).
Principales caractéristiques de la typologie de stratégie de reconversion des rugbymen français
Principales caractéristiques de la typologie de stratégie de reconversion des rugbymen français
Le sentiment de contrôle et la préoccupation pour la reconversion professionnelle
26Le sentiment de contrôle représente la perception d’une certaine liberté quant à la décision de mettre fin à sa carrière sportive. Il dépend positivement de la proximité temporelle avec cette fin de carrière, mais aussi des représentations individuelles concernant les causes attribuées à la retraite sportive – volontaires ou involontaires –, et de l’incertitude liée à l’avenir.
27La préoccupation pour la reconversion professionnelle mesure l’importance accordée par le rugbyman à sa reconversion, qui se concrétise par le temps qu’il passe à y penser ou à agir pour la préparer, mais également par l’existence d’affects positifs (sérénité) ou négatifs (stress, peur) relatifs à cet évènement.
28La stratégie suivie par les opportunistes peut paraître paradoxale car elle repose sur l’acquisition de ressources (par la formation) afin d’atteindre un objectif qui lui-même n’est pas encore précisé. Cette approche consiste finalement à mettre « la charrue avant les bœufs ». Ce résultat s’explique par le fait que les opportunistes se caractérisent à la fois par une assez forte préoccupation pour la reconversion et par un faible sentiment de contrôle la concernant. Le fait de vouloir accumuler des compétences semble correspondre à une volonté de réduire l’incertitude dans laquelle les plonge leur manque de visibilité sur leur avenir. A contrario, chez les attentistes, la préoccupation pour la reconversion de carrière est faible. Ils ne se sentent pas vraiment concernés par la question, pour différentes raisons (rentes financières, âge,…), ce qui les préserve de l’inconfort psychologique ressenti par la première catégorie. Enfin, les entrepreneurs et les experts se caractérisent par une forte préoccupation pour la reconversion, et par un sentiment de contrôle plus élevé que les deux autres catégories.
? Sentiment de contrôle faible et préoccupation forte
Marc, 25 ans, joueur de Top 14. À chaque fois, tu remets la question à la prochaine échéance de ton contrat. C’est là où c’est délicat […] J’espère prendre ma décision et arrêter. Ca voudrait dire que j’aurai toujours eu des clubs et que tout s’est bien passé. Là par exemple, on est en fin de contrat, moi si demain je ne trouve pas un club, je suis au pôle emploi. C’est comme ça que ça se passe.
? Préoccupation pour la carrière assez forte
Antoine, 30 ans, joue en Pro D2. Je me suis souvent préoccupé de ma reconversion, j’ai toujours essayé de m’y mettre avec le temps que j’avais.
Préoccupation pour la reconversion faible chez les « attentistes » :
Benjamin, 31 ans, joue en Top 14. Pour tout vous dire, mes projets, c’est encore flou. J’ai encore trois ans pour y penser. À l’issue du contrat je re-signerai peut-être encore pour un an mais pas plus. Donc il faut que je trouve quelque chose avant d’être en arrêt total. […] C’est vrai que je n’ai pas pris en compte les perspectives de reconversion dans le choix de mon nouveau club.
Préoccupation pour la reconversion et sentiment de contrôle forts chez les « experts » et les « entrepreneurs »
Cyril, 26 ans, Joue en top 14. « Ce qui est le plus important dans notre vie, c’est en ce moment, c’est cette période-là, … trouver les bonnes personnes et faire les bons choix. Il faut bien gérer cette période-là pour pouvoir plus tard… Si on se trompe d’entrée c’est fini après. »
Alexandre, 35 ans, joue en top 14. « J’ai décidé d’arrêter ma carrière à la fin de la saison. Ca me permet d’organiser ma transition. Du coup, cette année, j’ai été sur les deux fronts : j’ai travaillé quasiment à mi-temps pour la reprise de l’entreprise familiale. »
L’évolution de l’identité professionnelle
29Ce facteur cherche à apprécier l’idée selon laquelle une forte identification de joueur au rugby serait un frein pour mettre en place une stratégie claire de reconversion et pour se projeter dans une autre activité professionnelle. En effet, une forte identité professionnelle peut créer certaines rigidités, certains blocages en période de transition professionnelle, car, selon Schlossberg (2005), le processus consiste justement à modifier les représentations que l’on a de soi et de son environnement pour parvenir à passer le cap sereinement. Mais le changement identitaire que demande la reconversion professionnelle dépend fortement de l’écart existant entre l’ancienne et la nouvelle profession (Dubar, 2000).
30Dans le cas des « experts », le choix consiste à rester dans la continuité de la carrière sportive, en restant dans le même milieu et sur le même principe de fonctionnement (travail de terrain, guidé par la performance et la compétition). Les raisons invoquées pour ce choix sont la passion d’une part, et d’autre part, la satisfaction de pouvoir apporter à son nouveau métier un certain éclairage issu de l’ancienne profession. Ce choix est probablement celui qui remet le moins en question l’identité professionnelle des individus. Pour les « opportunistes » ou les « entrepreneurs », les discours recueillis suggèrent qu’ils ont déjà transformé les représentations qu’ils avaient d’eux-mêmes et de leur environnement, et qu’ils sont prêts à accueillir la transition professionnelle comme une nouvelle voie de développement personnel et d’ouverture au monde. Chez les « attentistes », en revanche, la représentation de soi semble être bloquée à la situation présente, si bien que les individus peinent à se projeter dans une nouvelle profession.
Degré et évolution de l’identification au rugby selon les types de stratégies
Bertrand, 27 ans, joue en Top 14. De toute façon, depuis l’âge de 14 ans, on vit là dans le sport, on baigne là-dedans, ça sera difficile de suivre un autre chemin. Maintenant, la compétition, c’est devenu quelque chose dont on a besoin. Dès lors qu’on est plus en compétition, ça n’a plus de saveur.
? L’identification au rugby des « opportunistes » et des « entrepreneurs » :
Sébastien, 30 ans, joue en Top 14. Ce qui est sûr c’est que je ne me reconvertirai pas dans le rugby… C’est sûr et certain, vu comment ça se passe maintenant, le milieu… Ce n’est pas mon truc. Et puis, c’est sûr le rugby c’est ma passion, mais après il y aura aussi l’envie de voir autre chose.
Cyril, 26 ans, joue en Top 14. C’est déjà une grosse prise de tête le rugby donc si en plus on ne se coltine que du rugby… Donc avoir des projets en cours, ça permet de penser à autre chose… Et puis ça nous permet de préparer notre reconversion… Donc c’est un bon compromis.
? L’identification au rugby et les « attentistes » :
Mathieu, 27 ans, joue en Top 14. J’ai un but, et une stratégie mais j’ai du mal à me projeter après, mais je sais quand ça va s’arrêter, je sais très bien que le niveau de vie baisse, je le sais très bien, je ne me leurre pas du tout … mais j’ai du mal à me projeter encore.
L’anticipation de la reconversion
31Le niveau d’anticipation de la reconversion par le rugbyman est déduit du degré de clarté, de planification et de mise en œuvre du projet professionnel.
32Les différences de représentations ont une incidence sur les actions engagées par les rugbymen, au cours de leur carrière sportive, en vue de préparer leur reconversion. Ainsi on peut distinguer d’une part la représentation mentale qu’ont les rugbymen sur la manière dont s’organisera leur reconversion de carrière, et d’autre part les actions qu’ils ont effectivement engagées au moment où on les interroge. On constate ainsi que certaines stratégies de reconversion induisent plus rapidement que les autres une concrétisation. Ainsi, il semble que lorsque la stratégie de reconversion se fonde sur le sens plus que sur le réseau, elle puisse être mieux anticipée et plus fondée sur l’action.
Les facteurs sociodémographiques
33Les facteurs sociodémographiques font apparaître quelques spécificités. Il apparaît ainsi que les sportifs qui adoptent une stratégie « attentiste » sont plutôt des sportifs qui n’ont pas fait d’études supérieures (ils ont au maximum un niveau baccalauréat), à l’inverse des « opportunistes » et des « entrepreneurs ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les « attentistes » ne sont pas caractérisés par leur jeune âge. Ainsi, la raison du manque de préoccupation ou de la difficulté à se projeter ne semble pas liée à la distance temporelle qui sépare le rugbyman de sa retraite sportive.
Les facteurs non discriminants – le rôle du club
34Le rôle perçu du club dans le processus de reconversion professionnelle par les joueurs est unanime : le club se déresponsabilise totalement de leur devenir. Les verbatims suivants montrent que les sportifs voient leur relation d’emploi aux clubs qui les emploient basée uniquement sur la performance sportive.
Perception de l’implication du club pour les joueurs
Pierre, 27 ans, joueur de Top 14. Ca dépend, ça dépend parce qu’il y a certains clubs qui agissent dans la continuité et tout ça, après il y en a d’autres, une fois que c’est fini, c’est fini. Plus de nouvelles…
4 – Discussion
35Cette étude présente un certain nombre d’apports, du point de vue de la gestion des parcours de carrières dans un monde du travail régi par l’incertitude, la flexibilité et la précarisation de la relation d’emploi.
4.1 – Implications théoriques
36La littérature en sciences de gestion a déjà beaucoup exploré les modèles de carrière en mettant en avant des modèles classique, professionnel, entrepreneurial et nomade (Culié, 2007 ; Cadin, 1999 ; Dany et Livian, 1995). Nos catégories recouvrent en partie ces modèles.
37La catégorie des « experts », par exemple, se rapproche du modèle des professionnels, dont le métier est central à la réflexion sur le parcours professionnel. Ils cherchent à faire fructifier leurs compétences dans des corps de métiers étroits, rendant parallèlement délicate une réorientation si cette première stratégie s’avérait infructueuse.
38Cependant, notre typologie s’inscrit dans une perspective différente car il s’agit ici non pas de décrire le parcours de l’individu mais de comprendre les leviers d’action des individus. Ainsi, en s’appuyant sur la vision subjective de carrière et des ressources personnelles pour une carrière intelligente, nous avons pu montrer plusieurs chemins de reconversion.
39Par ailleurs, notre étude identifie les facteurs qui sont associés à l’une ou l’autre des stratégies adoptées par les joueurs. Ainsi la préoccupation quant à son avenir professionnel, la mise en œuvre précoce de moyens engagés dans cette reconversion et l’évolution des représentations identitaires sont les principaux éléments qui ressortent de notre étude. Pour les deux premiers facteurs, nos résultats convergent vers l’idée que face à un environnement où les organisations se désengagent de la reconversion de leurs membres, ceux qui sont le plus capables de prendre en main leur avenir et d’être proactifs sur la préparation à l’après carrière seront les mieux à même de réussir leur transition. L’anticipation (Charner et Schlossberg, 1986) et la préoccupation (Vigoda-Gadot et al., 2010) ont été identifiées comme des éléments clés potentiels du succès des transitions.
40Pour le facteur « identification », nos résultats peuvent être rapprochés de ceux de Coakley (1983) et Stephan et al. (2003) ainsi que de ceux de Glee et Scouarnec (2008). En effet, la transition professionnelle semble facilitée par une modification précoce de la représentation de son environnement professionnel futur et par la capacité à se projeter dans l’après carrière. Cela modifie la manière dont l’individu vit sa transition professionnelle : subie ou choisie.
4.2 – Implications managériales
41Les professionnels de l’accompagnement ou les structures qui accompagnent les personnes en reconversion professionnelle (syndicat professionnel [2], pôle emploi, les missions locales, la maison de l’emploi, les organismes de formation ou encore les agences de consulting RH), peuvent s’appuyer sur nos résultats pour aider les individus à préparer leur projet de reconversion.
42Tout d’abord, l’étude montre que le rôle des dispositifs d’accompagnement consiste à « lire » le profil des personnes à reconvertir pour s’adapter à leurs projections, à leurs attentes, à leurs ressources, pour leur proposer un soutien personnalisé. Quatre profils se dégagent de l’étude.
43Concernant les attentistes, il s’agit de leur faire prendre de la distance vis-à-vis de leur situation professionnelle actuelle, de les convaincre que les transitions professionnelles peuvent arriver à tout moment au cours de leur carrière et de leur faire adopter une démarche proactive. Le déverrouillage de l’identité professionnelle en est la clé, car il permettra à l’individu d’envisager son épanouissement personnel dans d’autres horizons professionnels.
44Concernant les opportunistes, la principale question à laquelle ils ne parviennent pas à répondre est celle du sens qu’ils veulent donner à leur carrière, afin de mieux cadrer leur démarche. Le premier axe d’accompagnement consiste alors à les amener à une réflexion sur ce qui leur plait et leur déplait dans leur fonction actuelle et l’environnement dans lequel ils travaillent. De nombreux tests ont été développés afin d’orienter les personnes vers des métiers ou des secteurs correspondant à leur personnalité. À titre d’exemple, la méthode Tricam, développée par Holland (1966), aide à réfléchir sur la manière de se comporter au quotidien, en évaluant sa propension à agir selon six logiques : la technicité, la réflexion, l’imagination, la coopération, l’action et la méthode. Concernant les experts, leur objectif est clair, mais ce sont les moyens à mettre en œuvre et leur aptitude pour y parvenir qui sont au cœur de leur préoccupation. Leur questionnement se pose en termes de ressources acquises et à acquérir. Pour ces derniers, la réalisation d’un bilan de compétences sera profitable pour mettre en lumière les compétences détenues et identifier celles qui peuvent être transférables dans leur nouveau projet. Les experts ont également besoin de bien connaître leurs droits à la formation, afin de profiter pleinement des dispositifs existants pour l’acquisition des compétences qui leur manquent encore. Des réunions d’information sur ces éléments pourraient donc leur être utiles.
45Enfin, les entrepreneurs ont souvent identifié leurs besoins et leurs atouts, mais leur projet professionnel est parfois encore virtuel. Certains n’ont pas encore confronté leurs représentations aux réalités du terrain. Leur accompagnement peut alors prendre la forme d’une aide à se forger une idée réaliste de l’activité qu’ils projettent d’exercer, afin de vérifier qu’elle correspond bien à leurs attentes. Certains dispositifs de retour à l’emploi ou de reconversion permettent par exemple la rencontre avec des professionnels qui exercent le métier visé : formations en apprentissage, formations comprenant des stages d’observation,… Les organismes d’accompagnement peuvent également servir d’intermédiaire et mettre en contact les rugbymen avec des personnes qui exercent le métier qu’ils visent. Ces derniers sont en effet les mieux à même de présenter l’ensemble des aspects positifs et négatifs de leur vie professionnelle.
4.3 – Limites et voies de recherche
46Deux limites importantes peuvent être mentionnées quant aux résultats de cette enquête, au-delà du design de recherche ne permettant pas de généraliser nos résultats à l’ensemble des sportifs de haut niveau.
47La première d’entre elles concerne le choix des rugbymen comme cas d’étude des sportifs professionnels. En effet, la professionnalisation du rugby est encore récente et notre échantillon mélange donc des joueurs qui ont commencé leur carrière professionnelle au tout début de ce processus et des joueurs qui n’ont connu que ce nouveau contexte et qui donc en ont sans doute intégré plus naturellement les nouvelles règles. Cette hétérogénéité induit probablement un biais dans nos interprétations, dans la mesure où certains élaborent leur stratégie de reconversion dans un contexte stable tandis que d’autres l’élaborent dans un contexte professionnel en mutation.
48La seconde limite concerne la capacité prescriptive de notre étude. En effet, le choix d’avoir interrogé des sportifs en cours de carrière rend impossible toute discussion sur l’efficacité des différentes stratégies adoptées. Il aurait été intéressant de confronter les facteurs facilitateurs de transition identifiés par la recherche en psychologie du sport à l’épreuve des expériences vécues. Toutefois, notre choix d’étudier les projections des joueurs sur leur reconversion à venir était guidé par la volonté de ne pas recueillir de discours rationalisants « ex-post ». Notre étude constitue donc un préalable indispensable pour poursuivre dans cette thématique de recherche, en adoptant un design longitudinal qui nous permettra d’analyser dans le temps l’évolution des stratégies de cette cohorte de joueurs. L’objectif sera alors de mettre en correspondance l’appartenance des joueurs à l’une ou l’autre des catégories identifiées dans cette étude avec la réussite de leur reconversion de carrière. Cela permettra d’enrichir les travaux qui ont montré l’importance de la proactivité des individus sur le succès de carrière, que celle-ci soit cognitive (Eby et al., 2003) ou comportementale (Forret et Dougehrty 2004 ; Claes et al. 1998).
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Mots-clés éditeurs : développement de carrière, reconversion professionnelle, sport professionnel, carrière intelligente
Date de mise en ligne : 01/02/2013
https://doi.org/10.3917/grh.124.0113Notes
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[1]
Articles issus de la rubrique « reconversion » du magazine Provale (magazine conçu par le syndicat des joueurs de rugby professionnel), accessible sur Internet.
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[2]
Pour les joueurs de rugby, l’Agence XV, émanation de la Fédération Française de Rugby (FFR), de la Ligue Nationale de Rugby (LNR) et du syndicat des joueurs (Provale), est chargée de sensibiliser les joueurs à l’importance d’anticiper la reconversion, de les informer et de les aider à définir et à mettre en place leur projet professionnel. Cet organisme est connu de la plupart des joueurs, il est perçu comme un véritable partenaire tout au long du parcours de reconversion.