Notes
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[1]
Allocution prononcée par Nicolas Sarkozy le 30 juillet 2010 à Grenoble, à l’occasion de la prise de fonction du nouveau préfet de l’Isère.
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[2]
Manuel Valls, ministre de l’intérieur, discours du mardi 22 septembre 2013.
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[3]
Entretien avec V., 52 ans, en France depuis onze ans, président d’une association locale de défense des Roms, 27 novembre 2015.
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[4]
Dans le cadre de la protection de l’enfance, les équipes éducatives sont invitées à signaler au président du conseil départemental toute situation d’un mineur « pouvant laisser craindre que sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou en risque de l’être ; ou que les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ou en risque de l’être » (art. R226-2-2 du code de l’action sociale et des familles) afin que celui-ci prenne des dispositions pour y remédier.
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[5]
Entretien avec V., 52 ans, en France depuis onze ans, président d’une association locale de défense des Roms, 27 novembre 2015.
-
[6]
Personne en charge de l’accueil, mairie, annexe no 3, janvier 2014.
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[7]
Le mot n’est pas choisi au hasard, dans un certain nombre de pays européens, notamment en Slovaquie et en Hongrie, les enfants roms sont fréquemment placés en institutions pour élèves déficients.
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[8]
Directeur de l’école primaire des R., mars 2015.
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[9]
Échanges téléphoniques avec madame R., enseignante UPE2A, collège A.-D., mars 2014.
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[10]
Dans le cadre de l’anonymisation des données, les noms ont été modifiés. Anca est une femme d’une trentaine d’années vivant en bidonville, mère de deux enfants scolarisés en primaire et en collègue.
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[11]
CPE du collège A.-D., janvier 2014.
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[12]
Directrice de l’école du C., septembre 2014.
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[13]
La scolarisation d’enfants sans titre de séjour n’ouvre pourtant droit à aucun avantage social.
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[14]
Sur la délégitimation des parents de classes populaires et immigrés, voir les travaux d’Agnès Van Zanten (2012).
Introduction
1Depuis presque deux décennies, les « Roms d’Europe de l’Est » occupent une place médiatique et politique de premier plan en France. La réapparition des bidonvilles aux abords des grandes villes leur est attribuée ainsi que de nombreux phénomènes de délinquance. Les stéréotypes puisant dans le registre antitsigane tendent à faire oublier qu’il s’agit majoritairement de familles démunies qui ont quitté les pays les plus pauvres de l’Union européenne pour chercher meilleure fortune en Europe occidentale. Dans cette démarche, le devenir des plus jeunes est un enjeu majeur : si la migration n’améliore pas directement les conditions de vie des adultes, sa réussite est évaluée par les intéressés au regard des perspectives offertes à la deuxième génération. C’est pourquoi de nombreux parents font le choix de scolariser leurs enfants en France malgré la précarité de leurs conditions de vie. L’arrivée, dans l’école de la République, de ces élèves migrants socialement définis en termes d’appartenance ethnique et fortement stigmatisés met à l’épreuve le rôle intégrateur que se donne cette institution.
2Dans les lignes qui suivent, on tentera de saisir comment les acteurs de l’éducation nationale essaient de respecter l’injonction qui leur est faite de rester aveugles aux particularismes des individus tout en tenant compte, pour mieux la neutraliser, de ce qui est considéré comme étant la culture transnationale de cette population.
3Les deux premières parties s’intéressent aux ambivalences de la notion de « culture rom » : valorisée par les mouvements proroms dans le but de reconquérir une dignité bafouée, elle est au contraire dénoncée par d’autres comme un stigmate indélébile prévenant toute possibilité d’intégration dans la société française. Cet environnement est pris en compte dans l’analyse des données de terrain présentée infra, qui repose sur une enquête qualitative menée auprès de familles d’enfants roumains dits « roms » en cours de scolarisation et dans leurs établissements scolaires. On interroge le recours à la culture par les enseignants, pris entre la volonté de « comprendre » l’Autre dans ses différences et une approche égalitariste institutionnelle. La conclusion illustre le paradoxe qui prévaut à la logique selon laquelle « comprendre la différence c’est aussi la produire » (Althabe, 1996).
Méthodologie
L’enquête auprès des migrants repose sur une observation participante. L’autrice, parlant roumain, a apporté son aide à de multiples occasions : elle s’est faite interprète auprès de plusieurs institutions (Caisse d’allocations familiales, école, hôpital, préfecture, police, etc.) et a souvent été mobilisée par le public migrant pour résoudre des problèmes avec l’administration. Ce rôle lui a permis de nouer des relations plus poussées avec quelques familles qui l’invitaient chez elles, à passer du temps en leur compagnie, autour d’un verre, d’un gâteau d’anniversaire ou simplement pour discuter « entre femmes ».
Les données mobilisées dans le présent article sont issues d’une campagne de scolarisation des enfants dits « roms » habitant des squats et des bidonvilles. Celle-ci a été impulsée par RESF à partir de 2014 et a donné lieu à la scolarisation d’environ 60 enfants dans la ville concernée. Les interlocuteurs principaux, sur lesquels porte l’enquête, étaient les directeurs et les professeurs des écoles qui recevaient les familles lors des inscriptions en primaire – après un passage par les services municipaux dédiés auprès desquels RESF avait négocié des procédures simplifiées. Pour une inscription en collège, le premier interlocuteur était souvent le Centre académique pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage (CASNAV) qui, à la demande des accompagnants bénévoles et après avoir testé les connaissances des enfants, les plaçait soit dans des classes UPE2A [*], où un seul enseignant fait classe à une quinzaine d’élèves allophones, avec une intégration progressive dans les classes « normales », soit directement dans une classe adaptée à leur niveau en collège, ou encore, moins fréquemment, les renvoyait vers le primaire. Les données exploitées sont issues des interactions avec l’ensemble des acteurs de ces dispositifs (directeur de CASNAV, enseignants UPE2A, principaux de collège, conseiller principal d’éducation [CPE]) au cours de la scolarisation d’une quinzaine d’enfants de 6 à 15 ans, accompagnés par l’autrice durant plusieurs mois, dans deux collèges et deux écoles primaires.
La culture comme euphémisme de la race ou de la pauvreté ?
4Les personnes de nationalité roumaine interrogées au cours de cette enquête se disaient elles-mêmes « tsiganes », mais le qualificatif employé par les bénévoles français venus les soutenir était « roms ». Ce hiatus quant à l’ethnonyme à utiliser est en soi révélateur de la complexité de la catégorisation en jeu (Cossée, 2010). Le terme « rom », peu usité jusque dans les années 2000, a été consacré par le mouvement transnational prorom dans le but de le substituer à toutes les autres désignations, devenues souvent péjoratives par l’usage dévalorisant que les populations majoritaires en ont fait. La reconquête d’une dignité à l’échelle du continent européen est passée alors par un travail de mise en ordre des connaissances sur ces populations. Dans la pratique, ces dernières n’ont guère de contact entre elles, parlent des langues différentes, optent pour des religions variées et se désignent par des vocables distincts ; mais la « construction » du peuple rom – qui s’apparente à la construction d’autres nations européennes (Thiesse, 1999) – défend l’existence d’un héritage culturel commun à travers l’Europe et toujours vivace dans les modes de vie. Comme le montrent les travaux d’Henriette Asséo (1994), de Cécile Canut (2011) ou de Martin Olivera (2009), la lignée historique revendiquée repose sur des conjectures fragiles et l’unité est davantage le résultat de l’activité d’une élite internationalisée que le reflet du vécu des populations qu’elle représente.
5Peu importe cependant que cette unité culturelle puisse être scientifiquement interrogée, ce qui retient notre attention ici est le fait que cette représentation globalisante, à laquelle adhèrent largement les sociétés majoritaires européennes, a des conséquences perceptibles sur la façon dont la « question rom » est constituée aujourd’hui par les institutions.
6On le sait, en France, au nom du pacte républicain, les politiques publiques tendent à être « universelles » et à ne pas viser de groupes définis sur la base d’une essentialisation, les groupes ethniques n’étant pas reconnus comme des composantes officielles du corps social. Nombreux sont les travaux de sociologie qui ont souligné que cette injonction, héritée de la Révolution française, à renvoyer les particularismes des individus vers la sphère privée pour n’en tenir aucun compte dans les affaires publiques, relevait davantage du mythe national que des pratiques sociales. L’origine réelle ou supposée des personnes dessine en réalité des catégories efficientes de la lecture du social (Beauchemin et al., 2016 ; Fassin, Fassin, 2006). La question se pose alors de savoir si une partie des personnes d’origine étrangère sont infériorisées du fait de leur appartenance aux classes sociales les plus dominées ou si c’est au contraire la discrimination raciste qui est la cause de leur position sociale fragile (Hajjat, Larcher, 2019 ; Noiriel, 2018). Cette question est d’autant plus difficile à trancher que le racisme peut se masquer sous les traits du différentialisme culturel, faisant de la culture un euphémisme de la race ayant le pouvoir d’amalgamer les origines sociale et ethnique.
7C’est ainsi que Oscar Lewis a longuement décrit « the culture of poverty » (1966) comme un ensemble de dispositions et de pratiques développées par les classes populaires pour résister à leur condition, devenu dans un deuxième temps un mode de vie pérenne limitant leur capacité d’adaptation à de nouveaux environnements. Une décennie plus tard, Richard Hoggart (1970) soulignait à quel point cette « culture » attribuée aux classes populaires était empreinte de jugements moraux portés sur les milieux qu’elle décrivait et, en 2010, des sociologues états-uniens reprenaient cette thématique pour saisir comment la société produisait une « ethnicisation de la pauvreté » à travers l’idée selon laquelle les pauvres partageraient entre eux une culture éloignée de celle de la classe moyenne, dont ils ne pourraient qu’exceptionnellement se départir (Harding et al., 2010).
8C’est l’articulation de ces différentes dynamiques qu’interroge le cas des migrants roumains dits « roms », notamment quand ils entrent en interaction avec l’État français à travers la scolarisation des enfants. Dans quelle mesure le recours à la culture par les agents de l’éducation nationale renvoie-t-il à une représentation ethnicisante, à une condition sociale misérable ou à une frontière infranchissable entre Eux, les Roms, et Nous, la classe moyenne française ?
Contexte : altérisation des migrants « roms roumains »
9Si en France l’ethnie n’est pas supposée être une catégorie du politique, l’arrivée au cours des vingt dernières années de populations dites « roms » d’Europe de l’Est a plus que jamais mis à mal ce principe. Le président de la République lui-même, en juillet 2010, dans un discours très ferme sur le thème de l’immigration [1], mettait en cause « les Roms » et « leurs camps » construits à l’orée des villes (Cossée, 2011). C’est dans cette brèche que s’inscrit, trois ans plus tard, le discours du ministre de l’intérieur Manuel Valls :
« C’est illusoire de penser qu’on réglera le problème des populations roms à travers uniquement l’insertion. […] Les Roms ont vocation à retourner en Roumanie ou en Bulgarie. […] Les populations roms ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation avec les populations locales [2]. »
11Il dépeint une catégorie ethnique problématique par nature, dont la « vocation » à repartir semble due à une ontologie rom, sorte d’essence culturelle qui s’opposerait à une insertion dans la société majoritaire. Les stigmates qui pèsent de longue date sur les « Gitans » ou les « gens du voyage » sont directement et unanimement transposés sur ces Roms venus d’ailleurs, épargnant ainsi tout effort intellectuel pour saisir une situation nouvelle. Le rejet résulte simultanément de sentiments d’étrangeté (ils viennent de loin) et de familiarité (on connaît d’autres Roms), redoublant ainsi leur altérisation. L’idée, défendue par le mouvement rom, selon laquelle il existe une culture rom paneuropéenne trouve ainsi un écho dans le rejet de toutes ces populations au nom même d’une culture inassimilable.
12Les recherches conduites auprès de ces migrants depuis plus de dix ans soulignent pourtant que leur migration répond à des projets d’ascension sociale similaires à bien d’autres mouvements migratoires ; leur mobilité ne relève pas de traditions nomades, mais des pratiques policières qui les chassent de squats en bidonvilles à travers la France (Clavé-Mercier, 2015 ; Lièvre, 2014 ; Olivera, 2011). De même, ils n’ont pas de goût particulier pour les cabanes faites de palettes ; leur adhésion aux quelques programmes de relogement mis en œuvre le prouve (Benarrosh-Orsoni, 2011 ; Legros, Vitale, 2011).
13Dans un raisonnement tautologique, leurs pratiques de « débrouille » se transforment aux yeux de certains en traits culturels qui expliqueraient leurs conditions de vie. Cette culturalisation de la précarité des Roms fait le jeu de discours explicitement racistes mais essaime bien au-delà, dans l’ensemble de la société (Potot, 2018).
Les roms et l’école, une relation ambivalente
14Parmi les familles enquêtées, la plupart des adultes, hommes et femmes, ont exercé une activité professionnelle dans les années précédant leur départ, puis l’ont perdue dans un contexte de marasme économique dont les plus précaires sont les premiers à souffrir. Leur niveau de formation est variable : bien que certains n’aient jamais fréquenté les bancs de l’école, la plupart d’entre eux ont au minimum bénéficié de l’enseignement scolaire primaire et beaucoup ont suivi des formations professionnalisantes.
15Pourtant, leur expérience de l’école est souvent décrite en des termes dépréciatifs. Tandis qu’ils ont été relativement protégés par l’entre-soi familial durant leur prime enfance, pour beaucoup, la scolarisation en Roumanie a constitué une première expérience du racisme. Leurs propos sont parfois très durs à l’encontre d’instituteurs qui « n’apprenaient qu’aux gadjé ; pour les Tsiganes, ils pouvaient s’asseoir au fond de la classe, mais on ne leur apprenait rien [3] ». Les travaux d’Alexandra Clavé-Mercier (2012) soulignent qu’aujourd’hui encore l’école roumaine peut être fortement discriminante à l’encontre des enfants définis comme tsiganes.
16Cela explique en partie que la scolarisation de leurs propres enfants en France n’aille pas de soi. Même si les personnes rencontrées disent ne pas ressentir un racisme aussi virulent de la part des institutions françaises, elles savent que scolariser leurs enfants présente un risque du fait de leur mode de vie et elles craignent que ceux-ci ne fassent l’objet de placements de la part des services sociaux. Il arrive en effet que, sur intervention de l’équipe pédagogique, des procédures d’« information préoccupante [4] » soient engagées envers les élèves vivant dans des conditions insalubres. Malgré cette crainte, beaucoup font le choix d’inscrire leurs enfants à l’école.
17Différents registres peuvent être convoqués pour justifier cette décision. La rhétorique méritocratique et le rôle d’ascenseur social de l’école ne restent pas lettre morte auprès d’une population en quête d’émancipation. Pour d’autres, inscrire les enfants à l’école est une façon de « jouer le jeu des majoritaires », c’est-à-dire de se rapprocher des pratiques de la classe moyenne que l’on souhaite rejoindre (Feischmidt, 2014). Certains, enfin, y voient un moyen de donner des gages de leur bonne foi, afin de revêtir les traits du pauvre méritant, digne de la bienveillance des aidants, que ceux-ci soient associatifs ou institutionnels. D’autres motivations sont certainement encore à mettre au jour, mais il apparaît que la scolarisation de ces enfants répond avant tout à une volonté de transcender les frontières sociales qui maintiennent les parents à l’écart de la société majoritaire. En général, ceux qui sont réticents invoquent la violence du racisme subi à l’école ou l’impossibilité d’y être valorisé pour des enfants de toute façon trop déterminés par leur assignation ethnique : « Pour les Tsiganes, l’école ça sert à rien [5]. » En revanche, la volonté de maintenir inaltérée une culture d’origine, comme cela est mentionné par Hasnia-Sonia Missaoui (2007) au sujet de Gitans français, n’a jamais été entendue sur ce terrain.
18Quels que soient les motifs avancés, tandis que jusqu’en 2014 peu d’enfants des bidonvilles étaient scolarisés dans la ville étudiée, à partir de cette date, avec l’aide des intervenants bénévoles auprès des migrants, la plupart des enfants de notre population d’étude ont rejoint les écoles primaires et les collèges de la ville.
La culture pour dire l’altérité
19Qu’il s’agisse des inscriptions en école primaire ou en collège, les parents ont rencontré de grandes difficultés pour parvenir à mener seuls les démarches administratives. Bien que l’école soit inconditionnellement obligatoire jusqu’à 16 ans et que des dispositifs existent pour les élèves primo-arrivants, notre population d’étude semblait maintenue en dehors du système éducatif et a eu besoin de l’aide de médiateurs – des bénévoles français sans autres connaissances que celles acquises lors de leurs interventions dans les bidonvilles – pour mener ces inscriptions à leur terme. Les obstacles étaient nombreux : d’une part, ces migrants européens ne pouvant pas justifier de rentrées financières stables se trouvaient, à compter de trois mois après leur entrée en France, en situation irrégulière. En toute rigueur, si cela n’interdit pas la scolarisation des enfants, cela s’ajoute à d’autres particularités non prévues par les établissements scolaires : absence de carte vitale, absence d’adresse fixe, parfois absence de certificat de vaccination, etc. (Armagnague, Rigoni, 2018). Le rôle des intermédiaires a consisté alors à négocier avec les différents interlocuteurs pour « faire passer » des dossiers incomplets.
20Ce premier stade de négociation met déjà en exergue l’ethnicisation de cette population par les services publics. En effet, si les formulaires ne présentent que des conditions objectives à remplir, les fonctionnaires, chargés de composer avec une réalité non conforme aux attendus, font intervenir leur subjectivité. La bienveillance ou les réticences des agents deviennent centrales dans ces interactions. Certains bureaux sont connus pour être plus tolérants que d’autres face aux entorses à la procédure et, si l’on n’a jamais entendu formuler de refus sur la base d’une justification raciste, les regards accusateurs ou les expressions lancées à la volée du type « Encore eux ! On en a déjà eus hier [6] » n’ont pas été rares.
21Afin de contourner ce que Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) nomment des zones d’incertitude – qui, indépendamment de la légitimité de la demande, octroient au guichetier un pouvoir sur l’aboutissement des procédures, en raison du zèle (ou de l’absence de zèle) qu’il déploie –, des accords ont été mis en œuvre entre RESF et les services concernés à la mairie et au rectorat. Pour les inscriptions en collège, il a été convenu que cette population entrerait dans la catégorie « enfants de familles itinérantes et de voyageurs » (EFIV). Les bénévoles ont objecté qu’il ne s’agissait pas de personnes françaises nomades, mais d’étrangers allophones sans titre de séjour, et que cette catégorisation administrative ne les aiderait en rien. En effet, leur but n’était pas de recourir à des unités pédagogiques spécifiques (UPS) pour suivre une scolarité itinérante – leur mobilité n’étant ni choisie ni prévisible – mais d’intégrer le système classique, éventuellement après une période de transition. Cet amalgame, reposant davantage sur le stéréotype ethnique « rom » que sur les nécessités d’une expérience vécue, a pourtant été accepté dans la mesure où il avait vocation à résoudre une difficulté administrative liée à l’absence de domicile fixe.
22C’est cette même propension à mobiliser l’ethnicité sur un mode bienveillant qui caractérise l’attitude des équipes éducatives dans les établissements scolaires. Dans ce cas, le recours à la culture n’a pas vocation à dénoncer mais au contraire à tenter de prendre en compte la différence pour mieux la gérer. Il s’agit là d’un processus bien connu dans d’autres institutions (Belkacem, 2013), qui reste ici sur un mode implicite pour ne pas déroger à la neutralité de l’école publique.
23Se met alors en place une activité visant à définir les particularités de ces enfants, afin de compenser leurs handicaps [7] socioculturels. Le rôle donné par les équipes éducatives aux accompagnants bénévoles est explicite de ce point de vue : au-delà de la phase d’inscription, il est souvent fait appel à eux pour suivre la scolarité des enfants et faire le lien avec les familles, car beaucoup considèrent que « dans leur culture, c’est pas pareil, la place des enfants est différente [8] ». Le personnel éducatif ressent alors le besoin qu’un intermédiaire plus familier de cette culture explique aux parents qu’« en France, l’école c’est obligatoire, c’est pas au bon gré du petit [9] ». Si les enseignants demandent à s’adresser si possible à un médiateur informel, c’est parce qu’ils craignent que leurs propos ne fassent pas sens auprès d’un public qui, à leurs yeux, ne partage pas le même cadre de référence qu’eux.
24D’autres fois, un médiateur bénévole est convoqué pour faire entendre aux familles qu’il existe une frontière entre leur vécu quotidien, considéré comme relevant de leur culture, et l’espace républicain de l’école, où d’autres règles s’appliquent. Ainsi, un jour, alors qu’Anca [10] est convoquée à la suite de bagarres impliquant son fils, une conseillère principale d’éducation se montre compréhensive : « Je sais que dans leur culture un garçon gagne ses titres de noblesse comme ça, mais ici, dans l’établissement, la violence c’est pas possible. Ça, ça reste sur le camp, pas ici [11]. » La CPE n’incrimine pas l’enfant pour son attitude, elle semble même ne pas porter de jugement sur ce qu’elle pense être une culture de la violence propre à son groupe d’appartenance, elle exige simplement que ces pratiques soient réservées à l’espace de vie de la famille, le camp semblant être pensé comme l’écosystème naturel de celle-ci. Elle estime peut-être ainsi se conformer au pacte républicain qui renvoie à la sphère privée les particularismes pour mettre en œuvre une stricte égalité entre les élèves.
25Les équipes pédagogiques, bien que n’exprimant jamais de racisme explicite, n’agissent pas dans un espace protégé ; elles sont immergées dans un contexte national majoritairement hostile à la présence des migrants roms et qui ne cesse de dénoncer leurs pratiques comme antisociales. Ainsi, quand la CPE règle une rixe en renvoyant le comportement jugé agressif d’un enfant à sa culture et à ce qui « se fait dans le camp », elle véhicule sans le vouloir les stéréotypes dominants. Aucune autre explication n’a été recherchée pour comprendre l’origine de ces rixes, même si la mère a fait valoir que son fils était victime des quolibets de ses camarades parce qu’il vivait en bidonville et était modestement habillé.
26La catégorisation par les fonctionnaires de l’éducation nationale intervient en filigrane dans de nombreuses interactions. Ainsi, une directrice d’école primaire a tenté de rassurer la médiatrice (autrice de ces lignes) qui accompagnait une mère avec deux jeunes enfants tout juste inscrits en maternelle : « J’en ai jamais eu, mais ça ne me fait pas peur. Y’a pas de raison [12]. » Par la suite, ne s’adressant qu’à la bénévole et agissant comme si la mère ne comprenait pas le français, elle n’a eu de cesse d’osciller entre une position de méfiance, inquiète quant aux intentions véritables de la famille qui pourrait inscrire les enfants à l’école dans le seul but de bénéficier d’avantages sociaux [13], et un engagement très ferme en faveur de l’éducation de ces enfants. Cette directrice valorise les notions de travail, de mérite et insiste sur les potentialités offertes par l’école publique. Elle se dit disposée à s’engager pour obtenir la gratuité de la cantine pour ces nouveaux élèves mais seulement en échange d’une attitude « honnête et sérieuse » de la part de la mère. D’une certaine façon, elle s’érige en défenseuse du droit à l’éducation de ces enfants, comme si cela devait se faire en dépit de la volonté des parents. Rien pourtant ne laisse transparaître chez la mère une réticence à l’égard de l’école [14], si ce n’est qu’elle maîtrise mal le français. Malgré son absence de domicile fixe, elle est parvenue à inscrire seule ses enfants auprès de la municipalité et n’a demandé la médiation d’une personne parlant roumain que pour s’assurer qu’elle comprendrait bien les attendus de l’école, notamment en termes d’horaires et de matériel à se procurer. La méfiance dont témoigne la directrice n’est pas non plus due à son expérience antérieure puisque, comme elle le dit, elle « n’en a jamais eu » ; il s’agissait donc bien d’un a priori à l’encontre de la famille qui venait de lui être présentée.
27Savoir comment cette famille a été catégorisée par l’enseignante n’est toutefois pas chose aisée. Le nom auquel renvoyait le « en » de « je n’en ai jamais eu », n’a jamais été explicité ; cela est supposé être compris par la bénévole sans qu’il soit nécessaire de le préciser. Ce mode de communication, qui laisse une large part aux non-dits, est fréquent lors des échanges avec le corps enseignant qui ne mentionne jamais explicitement le groupe supposé d’appartenance de ces enfants. Quelques-uns ont évoqué un processus dit de « sédentarisation » qui a eu lieu dans les années 1970 dans le département pour faire valoir une expérience similaire à celle qu’ils étaient en train de vivre avec ces enfants roumains, mais en général la culture pointée restait implicite. Il est certain que la conscience d’être fonctionnaire d’un État aveugle aux appartenances ethniques joue à plein dans ces non-dits, toutefois ce flou est aussi révélateur d’ambiguïtés quant à la catégorisation mise en cause.
28Dans l’échange signalé ci-dessus, comme dans de nombreux autres, il est difficile de distinguer ce qui constitue aux yeux des acteurs de l’institution la particularité de ces enfants : s’agit-il des mœurs tsiganes, de celles des étrangers en général ou bien leur attitude est-elle imputée à une certaine culture des pauvres, conçue, quelles que soient leurs origines, comme étant en rupture avec les normes sociales dominantes ? Ainsi, ce « en », très englobant, semble renvoyer indistinctement aux Roms, aux immigrés économiques et à toutes les familles perçues comme misérables. Si l’ontologie du groupe désigné est équivoque, l’expression traduit en revanche clairement la frontière qui les sépare de nous. Ces enfants et leurs familles sont perçus et désignés sur le mode de l’altérité culturelle et sociale en même temps. Mais ce que laisse penser l’attitude des équipes éducatives rencontrées dans le cadre de cette recherche, c’est que cette frontière n’est pas infranchissable pour les enfants et que l’école a, à leurs yeux, cette capacité à les émanciper du déterminisme social qui pèse sur leur groupe d’appartenance. Contrairement au discours, raciste, du ministre cité plus haut, les enseignants qualifient la différence sur le mode de l’ethnicisation pour s’engager à la faire disparaître et à donner à ces enfants les mêmes chances qu’aux autres.
Conclusion : altériser pour intégrer
29La scolarisation d’enfants « roms roumains » dans des établissements publics français met à l’épreuve la neutralité de l’État vis-à-vis des appartenances. Le pacte républicain n’est jamais démenti par les équipes éducatives : elles sont pétries de valeurs d’égalité, de méritocratie et prennent au sérieux le rôle intégrateur de l’éducation publique. En ce sens, ramener des enfants perçus comme éloignés de la culture française et en grande précarité sociale dans le giron de la nation est une mission qu’elles investissent pleinement.
30À y regarder de plus près, on constate pourtant que la mise en œuvre de la dynamique intégrative passe par un processus d’altérisation de la part de l’institution. L’objectif étant d’aplanir les disparités, un travail pensé comme préalable, mais qui s’inscrit en réalité dans la durée, consiste à révéler les divergences culturelles dont ces enfants seraient porteurs, afin de les neutraliser. Il y a là un paradoxe fort dans la mesure où ces fonctionnaires bien intentionnés donnent ainsi de l’épaisseur à la frontière sociale qu’ils entendent abolir. Non seulement cette dynamique éloigne l’objectif à atteindre, mais certains (Cuturello, 2011 ; Dhume, 2012) ont montré qu’elle avait pour conséquence des expériences de relégation sociale pour les individus concernés.
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- Van Zanten A., 2012, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, Presses universitaires de France.
Notes
-
[1]
Allocution prononcée par Nicolas Sarkozy le 30 juillet 2010 à Grenoble, à l’occasion de la prise de fonction du nouveau préfet de l’Isère.
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[2]
Manuel Valls, ministre de l’intérieur, discours du mardi 22 septembre 2013.
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[3]
Entretien avec V., 52 ans, en France depuis onze ans, président d’une association locale de défense des Roms, 27 novembre 2015.
-
[4]
Dans le cadre de la protection de l’enfance, les équipes éducatives sont invitées à signaler au président du conseil départemental toute situation d’un mineur « pouvant laisser craindre que sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou en risque de l’être ; ou que les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ou en risque de l’être » (art. R226-2-2 du code de l’action sociale et des familles) afin que celui-ci prenne des dispositions pour y remédier.
-
[5]
Entretien avec V., 52 ans, en France depuis onze ans, président d’une association locale de défense des Roms, 27 novembre 2015.
-
[6]
Personne en charge de l’accueil, mairie, annexe no 3, janvier 2014.
-
[7]
Le mot n’est pas choisi au hasard, dans un certain nombre de pays européens, notamment en Slovaquie et en Hongrie, les enfants roms sont fréquemment placés en institutions pour élèves déficients.
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[8]
Directeur de l’école primaire des R., mars 2015.
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[9]
Échanges téléphoniques avec madame R., enseignante UPE2A, collège A.-D., mars 2014.
-
[10]
Dans le cadre de l’anonymisation des données, les noms ont été modifiés. Anca est une femme d’une trentaine d’années vivant en bidonville, mère de deux enfants scolarisés en primaire et en collègue.
-
[11]
CPE du collège A.-D., janvier 2014.
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[12]
Directrice de l’école du C., septembre 2014.
-
[13]
La scolarisation d’enfants sans titre de séjour n’ouvre pourtant droit à aucun avantage social.
-
[14]
Sur la délégitimation des parents de classes populaires et immigrés, voir les travaux d’Agnès Van Zanten (2012).