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Article de revue

Le non-recours à la mobilité internationale chez les jeunes avec moins d’opportunités

Un exemple de capacitation empêchée dans le cadre non formel

Pages 37 à 55

Notes

  • [1]
    Les « jeunes avec moins d’opportunités » sont des jeunes désavantagés par rapport à leurs pairs parce qu’ils sont confrontés à un ou plusieurs facteur(s) d’exclusion et obstacle(s) [handicap, santé, éducation, origine culturelle, difficultés économiques, sociales et géographiques] qui freinent leur accès à l’emploi, à l’éducation formelle et non formelle, à la mobilité transnationale, au processus démocratique et à l’intégration dans la société (Source : Guide du programme Jeunesse en action). Dans le cadre de cet article, nous utiliserons la notion de « jeunes avec moins d’opportunités », terminologie en vigueur dans le champ de la mobilité internationale. Pour plus de précisions sur l’approche retenue, voir l’encadré méthodologique.
  • [2]
    Voir le projet SocIEtY « Improving the Quality of Life of Disadvantaged Young People. Towards a Capability Friendly Youth Policy in Europe », coordonné par le professeur Hans-Uwe Otto de l’université de Bielefeld (Allemagne), 2015 (www.society-youth.eu/).
  • [3]
    Pour plus d’informations sur le réseau RAY : www.researchyouth.net
  • [4]
    Le programme Erasmus + Jeunesse en action concerne les jeunes âgés de 13 à 30 ans (de 17 à 30 ans pour le service volontaire européen [SVE]) sans niveau de diplôme minimal et cible en priorité les jeunes avec moins d’opportunités. Les diplômés de l’enseignement supérieur sont majoritaires quel que soit le type d’activités réalisées dans le cadre du PEJA (échanges de jeunes, séminaires, visites d’études, service volontaire européen), à l’exception des jeunes en service volontaire européen « court terme », dont les effectifs sont très faibles.
  • [5]
    Par accompagnement, nous désignons le travail de conseil, d’aide à l’orientation et à la construction des parcours d’insertion sociale et professionnelle fait par les professionnels de jeunesse, et au premier chef par les conseillers de missions locales.
  • [6]
    Ce terme renvoie à une catégorie de jeunes connaissant des « ruptures chroniques » (Muniglia, Rothé, 2013) : leurs parcours, marqués par une grande instabilité liée à des ruptures cumulatives depuis leur enfance, sont jalonnés de nombreux échecs (scolaire, emploi, etc.), qui engendrent de la souffrance psychique et sociale.
  • [7]
    Le « projet programme » procède d’une logique mécanique avec la construction préalable d’un cadre, d’objectifs précis et d’un échéancier (Ardoino, 1999).
  • [8]
    Initiée par les pouvoirs publics français, la politique de la ville a pour objectif de revaloriser les zones urbaines en difficulté et de réduire les inégalités entre territoires.
  • [9]
    Certaines structures – centres sociaux et socioculturels, notamment – préfèrent accompagner en mobilité internationale des jeunes mineurs, voire des adolescents, considérés comme plus facilement « gérables ». D’autres – principalement les missions locales – n’envoient à l’étranger au contraire que des majeurs, responsables de leurs actes et nécessitant une surveillance moins rapprochée.
  • [10]
    Néanmoins, l’usage de critères de sélection ne s’observe ni dans l’ensemble des structures de l’insertion sociale et professionnelle, ni au sein de toutes les associations spécialisées dans la mobilité internationale interrogées.
  • [11]
    Cette deuxième partie repose sur des entretiens avec des jeunes avec moins d’opportunités qui ont pu partir en mobilité internationale dans un cadre non formel.
  • [12]
    Les différentes significations exposées dans cette partie se retrouvent chez la majorité des jeunes interrogés sans qu’aucune ne semble dominer les autres.
  • [13]
    Les périodes d’inactivité prolongée défont ce cadre de socialisation fondamental que constitue le rapport au temps (Le Breton, 2005).
  • [14]
    Ce constat semble contredire certains travaux réalisés sur le SVE montrant la familiarité des jeunes volontaires avec la participation associative, l’engagement, le bénévolat et le don de soi (Robiteau, Silvestre, 2012). Nous formulons l’hypothèse d’une spécificité de l’engagement des jeunes avec moins d’opportunités sur cet aspect.
  • [15]
    Les résultats de l’étude révèlent toutefois le caractère décisif de l’accompagnement et de l’environnement relationnel – notamment institutionnel – pour faire basculer les jeunes dans une mobilité internationale et concrétiser leur projet.
  • [16]
    Chez certains jeunes, le même constat peut être réalisé au sujet des organismes d’orientation et des structures d’aide à l’insertion professionnelle.
  • [17]
    L’entourage familial et amical des jeunes est susceptible d’infléchir les parcours, les cheminements et les choix dans le domaine de la mobilité internationale. Néanmoins, il ne provoque jamais à lui seul le choix de s’engager dans une expérience de mobilité internationale.
  • [18]
    Voir dans cet article la note 2.

1Dans le contexte d’une polarisation croissante de la jeunesse, qui se renforce sur fond de crise (Labadie, 2012 ; Markovic et al., 2015), favoriser – au nom de l’équité – l’accès de jeunes vulnérables, désignés – dans le cas présent – comme des « jeunes avec moins d’opportunités [1] », aux programmes de mobilité internationale dans un cadre non formel est devenu un objectif politique important, au cœur des stratégies européennes de jeunesse et d’inclusion sociale, comme des orientations du plan Priorité jeunesse en France. Il s’agit en effet d’offrir à des jeunes désavantagés des opportunités d’apprentissages et d’expériences, sans que des conditions de diplôme ou de statut soient posées a priori, dans le but d’impacter positivement la construction de leur parcours d’insertion sociale et professionnelle. Cette offre politique peut être par conséquent regardée comme relevant d’une approche développant les « capabilités » (Sen, 1999 ; Nussbaum, 2012), dont nombre de chercheurs soulignent la pertinence pour la jeunesse comme enjeu d’action publique [2].

2Pourtant, selon l’évaluation menée de 2012 à 2015 par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) – en tant que membre du réseau européen Research-based Analysis of Youth in Action (RAY [3]) –, évaluation relative aux impacts en France du Programme européen Jeunesse en action (PEJA), les jeunes avec moins d’opportunités constituent seulement 16 % de ses bénéficiaires (Labadie, 2016). La plupart des participants au PEJA sont des jeunes diplômés en bonne voie d’insertion [4]. L’objectif visant une équité d’accès est donc loin d’être atteint. Comment interpréter ces résultats ?

3Face à ce constat de forte sélectivité sociale du programme, l’INJEP a lancé une étude qualitative en septembre 2015 visant à mettre au jour et à comprendre les obstacles freinant l’accès de jeunes avec moins d’opportunités au PEJA. En effet, si des travaux existent sur la mobilité internationale réalisée dans un cadre non formel (Bosselut, 2008 ; Bouchaud, 2012 ; Leroux, 2014 ; Robiteau, Sylvestre, 2012, entre autres), ils abordent rarement la problématique de l’accès des jeunes vulnérables à ce type d’expérience. Il importait donc de combler ce déficit de connaissances. Plus précisément, l’étude part de l’hypothèse selon laquelle les freins à l’accès résulteraient d’une combinaison entre des obstacles ancrés dans les pratiques et les représentations des professionnels de jeunesse et des difficultés liées aux caractéristiques et aux trajectoires des jeunes (voir encadré méthodologique, p. 40).

4Formuler ainsi notre hypothèse centrale ne doit rien au hasard. Nous nous situons délibérément dans le cadre théorique développé par Philippe Warin (2010) sur le « non-recours aux droits et aux services », entendu de manière large comme le phénomène concernant « toute personne ne bénéficiant pas d’une offre publique de droits et de services à laquelle elle pourrait prétendre » (Warin, 2012). Plusieurs types de non-recours ont été identifiés par cet auteur : le non-recours par non-connaissance (l’offre n’est pas connue), le non-recours par non-réception (l’offre est connue, demandée mais non reçue), le non-recours par non-proposition (l’offre n’est pas proposée et donc ne peut être demandée). C’est sur cette dernière forme de non-recours que nous nous arrêterons particulièrement en analysant les processus conduisant à la non-proposition d’une expérience de mobilité et par conséquent à la non-demande et au non-accès.

5Ce faisant, nous nous positionnons aussi dans le prolongement de chercheurs comme Léa Lima et Christophe Trombert (2013) et Benjamin Vial (2014) qui s’intéressent aux facteurs professionnels et institutionnels conduisant au non-recours aux politiques d’insertion sociale et professionnelle.

6Leurs travaux permettent en particulier d’articuler la lecture du non-recours au prisme individuel (le projet au regard de la singularité du parcours) et à l’analyse des mécanismes institutionnels (le rôle des professionnels de jeunesse dans la construction des parcours sociaux). La question de l’accompagnement [5] des parcours est au cœur de cette interaction entre les attentes juvéniles et les logiques des politiques d’insertion. Notre étude souligne combien l’accompagnement est décisif pour faire bénéficier ou non les jeunes d’une expérience de mobilité internationale et pour surmonter les obstacles liés à leur parcours de vie et aux mécanismes institutionnels.

7En matière de mobilité internationale concernant des jeunes avec moins d’opportunités, les conseillers de missions locales tout comme les professionnels de jeunesse œuvrant dans les centres sociaux ou dans des structures de proximité constituent des prescripteurs de première ligne. Ils sont – en amont – un maillon essentiel de l’accès à la mobilité internationale dans un cadre non formel.

8Les conseillers de missions locales interagissent en effet au plan local avec les autres travailleurs de jeunesse, qui leur adressent les jeunes « vulnérables [6] ». Ces jeunes sont fréquemment éloignés de la mobilité internationale et de ses dispositifs institutionnels et ainsi peu enclins à entrer directement en contact avec les organisations spécialisées en la matière ; en revanche, ils connaissent tous la mission locale, via les travailleurs de jeunesse ou par le bouche-à-oreille.

9Dans un contexte où les missions locales se sont beaucoup institutionnalisées depuis leur création et où l’enjeu de l’insertion professionnelle a largement pris le pas sur celui de l’insertion sociale, de fortes tensions sont apparues dans les logiques professionnelles (Giulani, 2009). La réorientation de l’activité des conseillers vers l’emploi a de nombreux impacts sur leur approche de l’accompagnement (Muniglia, Thalineau, 2012). Nous montrerons que cette tension se traduit dans notre étude à travers deux approches de la mobilité internationale, entre une mobilité d’« insertion professionnelle » et une mobilité de « rupture et de socialisation ».

Méthodologie

La catégorie d’action publique « jeunes avec moins d’opportunités » – basée principalement sur des attributs statutaires – conduit à une approche statique (la situation présente) et stigmatisante, et ne permet pas d’analyser en profondeur les obstacles qui réduisent l’accès à la mobilité internationale, certains obstacles pouvant provenir d’expériences de vie antérieures. Nous avons donc opté pour une approche biographique permettant de mettre en évidence la complexité des parcours des jeunes.
Cette étude qualitative en deux étapes a été menée dans trois régions françaises (Alsace, Île-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur) [*].
Dans un premier temps, des structures accompagnant des jeunes en difficulté dans leur parcours d’insertion sociale et/ou professionnelle (principalement des missions locales, mais aussi des structures de la prévention spécialisée, des centres sociaux et socioculturels, etc.) et des associations intermédiaires de la mobilité internationale ont été sollicitées. Quinze entretiens semi-directifs ont été menés avec des responsables de structures et/ou des professionnels du travail de jeunesse.
Dans un second temps, une trentaine de jeunes ont été interviewés : dix-huit entretiens biographiques en face à face et trois focus groupes rassemblant chacun cinq jeunes ont été réalisés en région. Les jeunes rencontrés présentaient des expériences de mobilité diversifiées : certains jeunes étaient partis et revenus d’une mobilité internationale (individuelle ou collective), d’autres avaient abandonné leur projet au cours de son déroulement, d’autres enfin avaient été sensibilisés à la mobilité internationale mais n’avaient finalement pas saisi les opportunités proposées. Une certaine diversité des profils et parcours a pu également être atteinte dans le panel composé de :
  • jeunes en rupture scolaire/faiblement diplômés ;
  • jeunes résidant dans des zones urbaines défavorisées (quartiers relevant de la politique de la ville) ;
  • jeunes habitant en milieu rural ;
  • jeunes rencontrant des difficultés dans leur environnement familial ;
  • jeunes ayant des problèmes de santé ;
  • jeunes en situation de handicap.

10Dans un premier temps, nous questionnerons les représentations, normes et logiques d’actions institutionnelles qui peuvent constituer autant de freins à l’accès des jeunes à la mobilité internationale dans un cadre non formel. Ces obstacles inhérents aux structures seront ensuite questionnés à la lumière des significations que les jeunes avec moins d’opportunités accordent à leur expérience à l’étranger. Le « double sens » qu’ils y trouvent révèle en effet un paradoxe entre la sélectivité opérée par les professionnels et les aspirations et apprentissages des jeunes vulnérables. Ce double sens – allant bien au-delà des finalités habituellement attribuées aux expériences de mobilité internationale – nous permettra de souligner le caractère central des pratiques d’accompagnement.

Quand les institutions limitent les possibilités de mobilité des jeunes avec moins d’opportunités

11Dans un contexte où les professionnels des missions locales et, plus largement, de l’intervention sociale sont de plus en plus pressés de « rationaliser leur activité autour de l’emploi » (Muniglia, Thalineau, 2012), le sens accordé à une expérience de mobilité dans un parcours d’insertion relève-t-il d’une logique dominante d’efficacité sociale ? Il importait dans l’étude d’interroger les représentations des professionnels en vue d’identifier les présupposés et les évidences qui dessinent les contours normatifs de leur action dans ce domaine. Mais au-delà des aspects normatifs, l’action des professionnels est prise également dans un système de contraintes et de fonctionnements institutionnels susceptibles d’impacter aussi les réponses apportées aux jeunes.

Une mobilité internationale dans un cadre non formel peu valorisée institutionnellement

12S’agissant d’abord des représentations de la mobilité internationale et des normes professionnelles, l’étude révèle que tous les professionnels de l’insertion sociale et professionnelle ne sont pas convaincus de l’utilité d’une expérience à l’étranger dans un cadre non formel pour les jeunes avec moins d’opportunités.

13Tandis que la mobilité internationale dans un cadre non formel reste généralement encore peu valorisée socialement et institutionnellement et que nombreux sont ceux qui l’envisagent encore aujourd’hui comme une période de vacances ou une perte de temps, certains professionnels pensent aussi que la mobilité internationale n’est pas adaptée à leur public ou partent du principe que ce type d’expériences n’intéresse pas les jeunes qu’ils suivent. D’autres considèrent l’outil comme superflu dans le parcours d’insertion sociale et professionnelle d’un jeune vulnérable.

14Partant, un jeune aura plus de chances d’être sensibilisé, aiguillé vers ou intégré dans un projet de mobilité internationale si le professionnel qu’il a en face de lui croit dans les vertus de ce type de pratiques. Les représentations véhiculées par les professionnels peuvent ainsi être sources d’inégalités entre les jeunes dans leur accès à la mobilité internationale.

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« Enfin, moi, il y a des jeunes qui sont partis où, franchement, je restais assez bluffée quand même. Donc, je pense que réellement, et on en avait parlé d’ailleurs avec Marie, de refaire une information beaucoup plus… Comment dire ? Plus précise. Mais encore faudrait-il que les conseillers s’y intéressent, parce que ça marche par là. […] Pour être honnête, j’ai essayé de lancer, alors à tous les partenaires, et on est quand même plus de trente conseillers d’accord, avec [l’association intermédiaire de mobilité internationale] une après-midi : “Ça serait sympa que vous nous envoyiez des jeunes. – Ah, mais tu sais très bien qu’ils veulent pas partir. – Oui, mais au moins par curiosité. – Ils en ont rien à faire…” Bon sang de bonsoir ! Ils peuvent aussi s’intéresser à tout ça et puis c’est aussi un moment où on s’ouvre à autre chose, etc. Il y a eu que les miens, plus une structure de la prévention spécialisée. Voilà. Donc on était onze. »
(Michèle, conseillère de mission locale.)

16Une analyse plus approfondie de leurs discours révèle essentiellement deux manières d’appréhender la mobilité internationale : comme mobilité de « rupture et de socialisation » ou comme mobilité d’« insertion professionnelle ». La différenciation entre les deux se situe principalement dans l’évaluation, réalisée par le professionnel, de la distance à l’emploi des jeunes.

17Ainsi, certains professionnels véhiculent une hiérarchie implicite entre les expériences de mobilité internationale. Celles réalisées dans le cadre formel (stages, découvertes de l’entreprise, formations, etc.) sont connotées plus positivement que celles inscrites dans le cadre non formel pour lesquelles les bénéfices sur le plan de l’emploi et de l’insertion professionnelle seraient moins évidents. Généralement, quand ces professionnels élaborent des propositions de séjour à l’étranger, ils se positionnent sur des mobilités d’apprentissage formelles. Les échanges collectifs de jeunes, chantiers et volontariats, sont souvent considérés comme une étape préalable permettant d’aller vers des mobilités plus « légitimes », ou encore comme des mobilités de « seconde zone », quand par exemple le projet professionnel du jeune n’est pas suffisamment clarifié. Autrement dit, la mobilité dans un cadre non formel relève d’une offre s’inscrivant dans un parcours d’insertion sociale.

18D’autres normes viennent également guider les pratiques des acteurs de l’insertion sociale et professionnelle. Comme le montre en effet Frédérique Elsa Giulani (2009, p. 59), « trois présupposés régissent l’activité des conseillers en insertion […] : la fiction de différents “parcours d’insertion” disponibles […], l’idéal du “projet” […], une approche de l’usager comme “responsable” ». Ces normes se sont largement diffusées au-delà des missions locales, dans le champ de l’intervention sociale.

Une mobilité de rupture et de socialisation
Certains professionnels considèrent la mobilité internationale comme un outil au service du développement de la personne, dans le cadre d’un accompagnement social global ou d’animations socio-éducatives. Elle permet aux jeunes de quitter un quotidien souvent difficile, de sortir d’un environnement marqué par le cloisonnement territorial, les préjugés, et l’absence de solutions ou d’opportunités.
En mettant en suspens pour une durée déterminée leurs difficultés (économiques, familiales, d’orientation ou d’insertion professionnelle, liées à des discriminations, etc.), l’expérience de la mobilité internationale permettrait des (ré)apprentissages essentiels : confiance en soi, autonomie, ouverture aux autres, extension de l’univers des possibles, prise de conscience de capacités cachées, construction d’une image de soi plus positive, etc. En outre, en ouvrant la voie à une forme de « remaniement identitaire » (Le Breton, 2004), certains professionnels attendent des retombées en termes de (re)mobilisation et d’émergence de nouvelles envies permettant d’amener le jeune, à son retour, à se construire à travers un projet professionnel ou de vie. Ces représentations sont étroitement liées à des logiques d’action particulières ; les acteurs s’inscrivant dans ces modes de pensée sont généralement plus enclins à utiliser les programmes de mobilité internationale de l’éducation non formelle. Ils défendent également une logique « militante » de leur action marquée notamment par une forte empathie envers le public (Muniglia, Thalineau, 2012).
Une mobilité d’insertion professionnelle
D’autres professionnels font plus fréquemment référence à l’insertion dans l’emploi ou à l’acquisition de connaissances et de compétences techniques relatives à un projet professionnel. La mobilité est dans ce cas une étape permettant au jeune de progresser dans la construction de son projet professionnel et de faciliter son placement dans l’emploi.
Cette représentation semble façonnée par le paradigme considérant comme membre de la société celui qui a un emploi, paradigme qui imprègne depuis des décennies les façons de penser l’intervention sociale auprès des publics dits « à la marge » (Thalineau, 2012). Elle semble également influencée par les injonctions aux résultats auxquelles sont soumises de plus en plus fréquemment les structures de l’insertion sociale et professionnelle dans le domaine de la (re)mise à l’emploi, dans un contexte de crise et de recherche d’efficacité des politiques publiques.

19Dans ce contexte, les professionnels de l’insertion sociale et professionnelle exigent fréquemment comme prérequis à une expérience à l’étranger la capacité de s’inscrire dans une démarche de projet. Les jeunes qui ne parviennent pas à s’investir dans la durée, dans un parcours structuré en plusieurs étapes, à rester mobilisés, ne sont généralement pas orientés ni accompagnés dans une mobilité internationale. D’autres professionnels conditionnent toute aide à la formulation d’un « projet » et enjoignent ainsi les jeunes à clarifier leur engagement, à expliciter leurs motivations, à préciser le contenu de l’expérience souhaitée, etc., autrement dit, à s’inscrire dans un « projet programme [7] ». En d’autres termes, le recours à la mobilité est d’abord l’affaire de l’individu, c’est au jeune d’exprimer une demande et de se responsabiliser dans cette perspective, si nécessaire, en étant accompagné (Vial, 2014).

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« Alors, c’est toujours la même chose, c’est dire au jeune : “Une mobilité pour quoi faire ? Qu’est-ce que vous allez chercher ? Et qu’est-ce que vous pensez que ça va vous apporter et comment vous pensez intégrer ça dans votre parcours ?” […] Et donc on voit les jeunes, vous savez, ils s’adaptent. Et je vois des jeunes qui vont nous parler d’apprentissage linguistique ou de découverte culturelle, de découverte culinaire, en fait et ils vont nous trouver le projet professionnel qui va bien avec. Donc, en fait, parfois, les jeunes, avant d’entrer dans le cursus de sélection, et quand quelqu’un avance un métier comme ça, on lui demande comment ce projet lui est arrivé, pourquoi il nous parle de ce projet, et on lui demande d’apporter des éléments qui démontrent que ce projet a été un minimum travaillé. »
(André, directeur de mission locale.)

21Il faut rappeler que tous les jeunes ne sont pas sur un pied d’égalité face à la norme du projet (Boutinet, 2012). Le rapport au temps des individus en difficulté ou vivant dans la précarité est marqué par l’incertitude et la menace, les empêchant de se projeter dans l’avenir sereinement, de construire un cadre temporel d’activités, de s’engager sur un temps plus ou moins long, etc. (Castel, 1995). Certains perdent ainsi la capacité de se repérer dans le temps et souffrent d’« achronie » (Le Breton, 2005). Dès lors, les procédures temporelles liées à la norme du projet peuvent exercer un effet de filtre chez des jeunes qui n’auraient pas les dispositions requises.

22À ces représentations de la mobilité et de la relation (de service) avec le jeune en difficulté – aboutissant fréquemment à une non-proposition de la mobilité à ce type de public – viennent s’ajouter d’autres facteurs limitatifs liés au fonctionnement des structures.

Des configurations institutionnelles et des processus de sélection conduisant à la non-proposition

23Bien que les opportunités de partir à l’étranger dans le cadre de l’éducation non formelle soient théoriquement ouvertes au plus grand nombre, sans condition préalable de diplôme, tous les jeunes fréquentant une structure de l’insertion sociale et professionnelle ou prenant attache avec une association intermédiaire de mobilité internationale ne sont pas automatiquement informés, orientés ou accompagnés dans un projet de séjour à l’étranger. Certaines structures mettent en œuvre des critères d’éligibilité – imposés par des configurations institutionnelles – ou des procédures de sélection en interne, qui aboutissent à des cas de non-recours par non-proposition.

24Ainsi, le modèle économique de la mobilité dans un cadre non formel conduit certains opérateurs à faire appel à des subventions spécifiques pour monter des projets en direction des jeunes avec moins d’opportunités. Généralement assortis de critères d’éligibilité propres – liés aux politiques publiques concernées –, ces financements fonctionnent comme une « trieuse », laissant sur le bord du chemin certaines catégories de jeunes. À titre d’exemple, des structures – mobilisant entre autres le programme Erasmus + jeunesse – bénéficient de subventions dans le cadre de la politique de la ville et sont contraintes d’accompagner des jeunes résidant dans des zones urbaines prioritaires [8]. D’autres, financées par les collectivités territoriales sur des crédits réservés aux politiques de l’emploi, de la formation ou de l’orientation, doivent cibler des jeunes à faible niveau de qualification.

25Dès lors, ces financements écartent systématiquement certains profils qui entrent pourtant dans la catégorie d’action publique des jeunes avec moins d’opportunités telle que la définit la Commission européenne. Les critères de sélection régissant l’accès aux politiques publiques produisent, du fait de leur hétérogénéité, un effet pervers en créant des inégalités au sein même de ce public. En France, la tendance des autorités publiques semble être d’assimiler les jeunes avec moins d’opportunités aux jeunes des quartiers dits « sensibles » ou aux jeunes à faible niveau de qualification. Un jeune aura donc d’autant plus de chances de bénéficier de dispositifs spécifiques d’accès à la mobilité internationale qu’il remplit l’un de ces critères ; les autres problématiques qui peuvent marquer de leur empreinte les situations et les parcours des jeunes sont rarement prises en considération (handicap, santé, discriminations, etc.).

26Par ailleurs, d’autres processus de sélection sont à l’œuvre, souvent justifiés par la volonté d’éviter les échecs potentiels ou les risques liés aux conduites des jeunes vulnérables. Des structures écartent ainsi d’emblée certains jeunes de toute action liée à la mobilité internationale, quel que soit le cadre – individuel/collectif, court terme/long terme – sur la base d’appréciations subjectives de cette vulnérabilité. Le fait d’être en grande précarité ou sans domicile fixe, d’avoir des soucis de santé, de souffrir de problèmes psychologiques ou psychiatriques, d’être mineur – ou majeur [9] – ou encore d’avoir (eu) des démêlés avec la justice peuvent constituer des critères d’exclusion de l’accompagnement dans une expérience de mobilité, voire même de l’information sur les opportunités disponibles. Le parcours biographique des jeunes et les difficultés qu’ils rencontrent – ou ont rencontrées – peuvent donc constituer des obstacles à l’accès à la mobilité internationale.

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« Il n’y a pas vraiment de critère. On va vraiment le sentir à sa manière d’exprimer ses obstacles… Alors ce n’est pas des jeunes trop fragilisés non plus. Ce sont des jeunes… on sent qu’ils ont besoin de changer d’air, qui ont envie d’autre chose. Mais pas trop fragilisés. […] Alors, ça va être le jeune que j’ai vu la semaine dernière : suivi psy, lourd traitement. Il me dit qu’il veut partir à l’international mais quand je lui parle de son handicap, il ne supporte pas les situations de stress, le changement… Donc, là, je me dis que ça peut ne pas coller. »
(Pauline, conseillère de mission locale.)

28Au-delà de l’exclusion de ces profils particuliers, des prérequis en termes de comportement ou d’attitude (respect de l’autorité et des règles, capacité à s’intégrer à un groupe, aptitude à s’inscrire dans une dynamique de projet, etc.) ou des attendus relatifs à la participation régulière à la vie de l’institution peuvent conditionner la mise en relation des jeunes avec une expérience de mobilité internationale, un séjour à l’étranger s’apparentant dans certains cas à une récompense [10].

29Les résultats de l’étude révèlent ainsi que des représentations, normes, configurations et logiques institutionnelles peuvent limiter le principe d’accessibilité des jeunes avec moins d’opportunités à la mobilité internationale. Celles-ci réduisent non seulement le nombre de jeunes susceptibles de partir à l’étranger mais également la diversité de leurs situations et de leurs parcours. Une forme d’homogénéité des profils semble se dessiner, conduisant certains professionnels à avouer que les jeunes qui partent en mobilité internationale constituent « la crème » des jeunes avec moins d’opportunités. Ce constat renvoie à un effet pervers connu des actions de discrimination positive : elles renforcent l’équité d’accès pour certains, tout en créant un tri parmi le public ciblé.

30Comme le proposent Léa Lima ou Benjamin Vial dans leurs études sur le non-recours aux politiques d’insertion sociale et professionnelle, il importe d’interroger les mécanismes institutionnels qui freinent la « rencontre » entre la mobilité internationale dans un cadre non formel et les jeunes avec moins d’opportunités à la lumière des significations que ces derniers attribuent à ce type d’expériences, quand ils ont eu la possibilité de partir. Un « double sens » de la mobilité internationale semble en effet émerger dont les enjeux vont bien au-delà de l’injonction institutionnelle à l’employabilité.

Le « double sens » de la mobilité internationale dans un cadre non formel

31Dans la grande majorité des cas, les jeunes avec moins d’opportunités attribuent deux significations à leur expérience de mobilité internationale réalisée dans un cadre non formel [11]. La première est directement appréhendable dans la subjectivité de leur discours à partir d’un questionnement portant sur leurs motivations et leurs attentes. La seconde se trame entre les lignes de leur narration, dans la terminologie utilisée pour raconter leur séjour à l’étranger. Celle-ci interrogée à la lumière de leur situation au moment du projet mais également de leur parcours biographique révèle les significations « cachées » de leur expérience de mobilité.

Le voyage comme motif du départ à l’étranger

32D’une manière générale, les jeunes interrogés ne font pas fréquemment le lien entre leur expérience de mobilité internationale réalisée dans un cadre non formel et le monde de l’emploi et de l’insertion professionnelle. Aussi, quand cette connexion fait sens, elle émerge souvent seulement dans un second temps dans leur discours. Quelques jeunes cherchent à acquérir une expérience professionnelle en vue de compléter leur curriculum vitae. D’autres, dans des cas encore plus rares, s’engagent dans un parcours de mobilité internationale pour avancer dans la construction de leur projet professionnel.

33A contrario, les jeunes interrogés évoquent quasiment unanimement l’envie d’apprendre une langue, d’explorer une autre culture et de rencontrer de nouvelles personnes. C’est donc véritablement le voyage, et à travers lui la découverte d’un pays et d’une population, qui est la motivation principale et commune au moment où naît l’envie de partir à l’étranger.

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« En fait, c’était l’anglais qui me motivait parce que je savais qu’on allait tous parler anglais. Bon, moi, au début c’était très difficile parce que je comprenais rien. Mais après, au fur et à mesure, les mots, ils me venaient dans ma tête. Et en fait, c’est l’anglais qui me motive. C’est de rencontrer des nouvelles personnes d’autres pays, des nouvelles cultures, visiter des monuments, visiter des églises. Ça, franchement, ça m’intéresse beaucoup en fait. En fait, c’est ça qui me motive à partir, de voir comment ils vivent les gens dans d’autres pays. »
(Marianne, 22 ans, partie dans le cadre d’un échange de jeunes.)

35Dès lors, la mobilité internationale dans un cadre non formel s’inscrit moins fréquemment dans une visée utilitaire favorisant l’employabilité que dans une perspective culturelle et humaine.

Partir à l’étranger… pour s’arracher à ses difficultés quotidiennes

36Le récit par les jeunes de leur séjour à l’étranger permet d’aller plus loin dans les significations attribuées à leur expérience de mobilité internationale et de dévoiler un second sens [12].

37Les jeunes font très régulièrement usage de la sémantique de l’air et de la liberté pour évoquer le volontariat qu’ils ont effectué ou le séjour collectif auquel ils ont participé. Pour certains, la mobilité internationale constitue une « bulle d’air », leur permettant de « respirer » ou de « souffler », quand pour d’autres, elle est un moyen de « s’évader ». Cette métaphore n’est pas sans rapport avec leur situation et les difficultés conjoncturelles auxquelles ils sont confrontés au moment de faire le choix de s’engager dans une mobilité internationale.

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« C’est le quotidien qui est difficile : on cherche de l’emploi, on postule, on a pas de réponse, on repostule, on a pas de réponse. Au bout d’un moment, t’es découragé, t’es lassé, t’en as marre. Tu veux découvrir autre chose, tu veux t’évader un peu, tu veux souffler quoi, tu veux te dire : “Allez, là, j’arrête.” Voilà. Et ça, j’ai eu l’occasion de le faire grâce à ce volontariat. Parce que sinon, tu deviens fou quoi. »
(Paul, 24 ans, parti dans le cadre d’un SVE de court terme.)

39Tous les jeunes rencontrés au cours de l’enquête de terrain se trouvaient dans une situation délicate ou inconfortable vis-à-vis de l’emploi, de la formation ou de l’orientation : décrochage scolaire, désorientation dans leur projet professionnel, longue période de chômage, succession d’emplois précaires et de phases d’inactivité, choix professionnels contraints, etc. Ils étaient également nombreux à vivre dans une situation de précarité économique. Certains jeunes s’inscrivaient dans une réelle situation de cumul de handicaps, rencontrant également des difficultés dans leur environnement familial : interactions verbales entamant l’estime de soi, absence de soutien dans leur projet, pression importante pour la participation à la vie du ménage, etc.

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« J’avais des problèmes avec mes parents… Enfin, depuis que je suis gamine, j’ai toujours eu des problèmes avec eux. Et je me suis dit : “En voyage, je vais découvrir d’autres personnes, je vais apprendre d’autres choses…” Je me suis dit : “Ouais, franchement, je vais m’évader de ma famille.” Et je me suis dit : “Ça va beaucoup m’aider, psychologiquement… ça va m’aider.” »
(Natacha, 20 ans, partie dans le cadre d’un SVE de court terme.)

41Dès lors, l’envie de partir pour « respirer » ou recouvrer une forme de « liberté » semble renvoyer à un sentiment d’emprisonnement, voire d’étouffement, dans un environnement défavorable qui offre finalement très peu d’opportunités. La mobilité dans un pays étranger s’apparente ainsi à une échappatoire qui permet aux jeunes de s’arracher à leurs difficultés quotidiennes qu’elles soient professionnelles, scolaires, familiales, géographiques ou économiques.

Être actif

42La notion d’activité occupe une place significative dans les discours. Partir à l’étranger permet aux jeunes d’« être actif », « de faire quelque chose » de leur vie quotidienne et, pour certains d’entre eux, « d’avoir une raison de se lever le matin ». Il faut dire qu’en raison des difficultés détaillées ci-dessus, nombre d’entre eux sont inactifs au moment de leur engagement. La mobilité internationale leur permet de sortir d’une forme de léthargie et d’errance dans laquelle ils sont enfermés depuis parfois de longs mois et de s’inscrire dans une forme de reconquête du temps. En s’engageant dans une mobilité internationale, ils participent à des activités ou à des missions qui imposent de respecter des rythmes et certains réapprennent ainsi le découpage des temps de la vie [13].

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« En même temps, tu fais quelque chose. Ça t’apporte quelque chose. Tu ne restes pas sans rien faire. Ce que mes parents me reprochaient, c’est que je restais à rien faire. Or, là, je faisais quelque chose […]. »
(Paul, 24 ans, parti dans le cadre d’un SVE court terme.)

44En lien avec cette rhétorique de l’« activité », les jeunes ont recours de façon quasi systématique au champ lexical de l’emploi et du travail pour raconter leur séjour à l’étranger. S’engager dans une mobilité internationale dans un cadre non formel – et plus encore dans le cadre du volontariat – est un « travail » pour la majorité des jeunes interrogés. Ils évoquent ainsi des missions à réaliser, des horaires et des échéances à respecter, l’existence d’un supérieur hiérarchique que certains appellent leur « patron » et d’une indemnité dans le cadre du service volontaire européen (SVE) assimilée parfois à une « rémunération ».

45Cette utilisation du vocabulaire du travail et de l’emploi questionne. D’une part, elle trouble le sens même des dispositifs de mobilité internationale dans le cadre de l’éducation non formelle dans la mesure où les échanges de jeunes, tout comme le SVE, sont des engagements volontaires basés sur l’intérêt général. Le fait de participer à un projet associatif, le fait de s’engager ou de donner de son temps pour défendre une cause sont des aspects largement absents des propos des jeunes interrogés. Il faut dire que l’investissement dans le milieu associatif fait très rarement partie de leur mode de vie [14].

46D’autre part, l’usage du champ lexical de l’emploi et du travail est hautement significatif chez des jeunes « en panne » sur le chemin de l’insertion professionnelle. En effet, en dépit de l’évolution de la société salariale, le travail continue à remplir une fonction intégratrice importante. Le défaut d’emploi ou le fait d’occuper des emplois précaires ne permet pas aux individus de construire leur indépendance économique et sociale ni surtout d’être reconnus comme des individus à part entière. Ils s’apparentent à des « individus par défaut », déqualifiés, voire stigmatisés parce qu’ils ne parviennent pas à s’inscrire dans les réseaux producteurs de la richesse et de la dignité sociale (Castel, 2009). Derrière ce discours sur l’emploi et le travail, se cache donc visiblement une aspiration de la part de ces jeunes à une forme de reconnaissance sociale et de valorisation de soi dont ils sont aujourd’hui privés.

Et retrouver la maîtrise de son parcours de vie

47En racontant leur parcours de mobilité internationale, les jeunes rencontrés aiment rappeler que leur activité résulte d’un choix libre et personnel : « c’est moi qui ai choisi », « personne n’a décidé à ma place », « je me suis motivé tout seul » sont des expressions fréquemment utilisées. Ils écartent avec force toute influence ou incitation de leur environnement relationnel (famille, amis et institutions) [15]. Devenir un jeune mobile s’apparente ainsi à une position « acquise » qu’ils ont pu véritablement choisir, voire conquérir. Cette signification de la mobilité internationale prend tout son sens quand on interroge leur parcours biographique, ponctué de nombreuses positions « assignées » auxquelles ils n’ont pu échapper.

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« Voilà, j’ai un truc à faire ; en plus j’apprends une nouvelle langue, je voyage, je vois un pays. C’est une combinaison d’un peu tout. C’est, d’un côté, le fait de travailler. J’avais besoin de travailler parce qu’au bout d’un moment, on pète un câble à force de pas travailler. Donc, besoin de travailler. […] À force, j’y avais pris goût à ce projet. Je m’étais déjà projeté en Italie. Je commençais déjà à faire ma valise. Moi, je me faisais une joie. Je me disais : “Ça y est ! J’ai enfin trouvé un truc qui marche, un projet qui marche.” »
(Marc, 20 ans, parti en SVE court terme.)

49De fait, les jeunes interrogés ont une histoire marquée par des échecs, des désillusions et des liens douloureux avec le monde institutionnel et, notamment, avec l’institution éducative [16]. L’expérience scolaire a souvent été vécue comme un véritable traumatisme. Pour eux, l’école a été défaillante ; elle ne les a pas soutenus dans les moments où ils en avaient le plus besoin, en particulier lors des périodes sensibles d’orientation. Les jeunes rencontrés ont l’impression d’avoir été orientés de force – par échec ou insuffisance scolaires –, parfois avec la complicité de leurs parents, dans des filières qui ne les intéressaient pas ou dans des voies de relégation.

50L’absence de libre choix marque également leur parcours professionnel en devenir. En situation de précarité et pouvant rarement bénéficier de la solidarité familiale, ils disent souvent avoir été contraints au « choix de la nécessité », autrement dit, à mettre de côté leurs envies et leur projets pour trouver un emploi coûte que coûte dans un impératif de survie.

51Ainsi, dévoiler l’existence de ce « double sens » de la mobilité internationale chez les jeunes avec moins d’opportunités va à l’encontre de certaines manières de faire et de penser des institutions détaillées précédemment. En effet, là où nombre de structures tendent à réduire les opportunités de vivre une expérience de mobilité internationale dans un cadre non formel, les jeunes leur opposent un réel désir – voire une soif – de liberté, de respirer, d’être actif et de (re)prendre la maîtrise de leur parcours de vie.

52Dans ces expériences de mobilité hautement signifiantes pour les jeunes vulnérables, l’accompagnement institutionnel a, dans tous les cas, constitué un levier décisif [17]. La présence d’un accompagnateur « attentionné » avec lequel le jeune a établi une relation de confiance est en règle générale la condition première pour que l’engagement dans un parcours de mobilité internationale soit possible. Ce climat de confiance, construit progressivement dans une proximité temporelle et par les interactions autour de la construction du projet, se cimente tout autant à travers des aspects professionnels – la reconnaissance de l’expertise de l’accompagnateur et de la structure d’appui – qu’à travers des supports affectifs – des relations sociales bienveillantes basées sur l’écoute et la considération. Le jeune est ainsi rassuré non seulement sur ses propres capacités et ressources pour réussir son projet mais également sur celles de son accompagnateur pour répondre à ses attentes, remédier à ses craintes et résoudre les obstacles.

Conclusion

53Dans le contexte d’une priorité à l’emploi, l’accès à la mobilité internationale dans un cadre non formel de jeunes vulnérables est entravé par des représentations, des normes, des logiques d’action et des configurations institutionnelles à l’œuvre au sein des structures de l’insertion sociale et professionnelle, partenaires des opérateurs de mobilité au plan local. Ces mécanismes institutionnels peuvent limiter les opportunités offertes aux jeunes en les renvoyant à leur responsabilité individuelle – notamment sous le couvert d’une croyance dans la liberté et la rationalité de leurs choix, et dans leur capacité à exprimer une demande, à formuler un projet –, ou bien en offrant un cadre peu propice à la « rencontre » des jeunes avec la mobilité internationale et ses dispositifs. Ces facteurs externes sont alors susceptibles de conduire à une non-proposition et, par là-même, à un non-recours des jeunes vulnérables à ce type d’expérience.

54Pourtant, les significations données par les jeunes à leur expérience à l’étranger vont bien au-delà des finalités d’employabilité, mais également de développement de la citoyenneté et du renforcement du dialogue interculturel habituellement attribuées aux dispositifs publics. Dans l’univers « protégé et émancipatoire » proposé par les programmes de mobilité internationale, les jeunes avec moins d’opportunités recherchent la possibilité de se construire en tant qu’êtres autonomes, libres de faire leurs propres choix et de décider de l’orientation de leur parcours de vie. La mobilité internationale s’inscrit ainsi véritablement dans les transitions qui caractérisent le passage vers l’âge adulte.

55Notre analyse met ainsi en évidence la faiblesse de l’action publique européenne, en l’occurrence du programme Jeunesse en action, devenu aujourd’hui Erasmus + Jeunesse en action, dans sa capacité à agir sur les facteurs environnementaux conditionnant l’accès à la mobilité internationale dans un cadre non formel. Pour inscrire la mobilité internationale dans ce cadre avec une réelle perspective de politique publique « capacitante », qui permettrait aux jeunes de concrétiser leurs aspirations et d’améliorer leur situation personnelle et professionnelle, il importerait comme le proposent Véronique Simon et Thierry Berthet (2014) [18] « d’élargir l’accès aux droits et à l’offre publique existante », « de mieux prendre en compte les parcours », et, pour ce qui concerne les institutions, de « s’appuyer sur les réseaux d’acteurs au plus près des jeunes » en amont et en aval, et en particulier « de soutenir et d’outiller les réseaux locaux de soutien aux jeunes vulnérables ».

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 31/01/2017.

https://doi.org/10.3917/agora.075.0037

Notes

  • [1]
    Les « jeunes avec moins d’opportunités » sont des jeunes désavantagés par rapport à leurs pairs parce qu’ils sont confrontés à un ou plusieurs facteur(s) d’exclusion et obstacle(s) [handicap, santé, éducation, origine culturelle, difficultés économiques, sociales et géographiques] qui freinent leur accès à l’emploi, à l’éducation formelle et non formelle, à la mobilité transnationale, au processus démocratique et à l’intégration dans la société (Source : Guide du programme Jeunesse en action). Dans le cadre de cet article, nous utiliserons la notion de « jeunes avec moins d’opportunités », terminologie en vigueur dans le champ de la mobilité internationale. Pour plus de précisions sur l’approche retenue, voir l’encadré méthodologique.
  • [2]
    Voir le projet SocIEtY « Improving the Quality of Life of Disadvantaged Young People. Towards a Capability Friendly Youth Policy in Europe », coordonné par le professeur Hans-Uwe Otto de l’université de Bielefeld (Allemagne), 2015 (www.society-youth.eu/).
  • [3]
    Pour plus d’informations sur le réseau RAY : www.researchyouth.net
  • [4]
    Le programme Erasmus + Jeunesse en action concerne les jeunes âgés de 13 à 30 ans (de 17 à 30 ans pour le service volontaire européen [SVE]) sans niveau de diplôme minimal et cible en priorité les jeunes avec moins d’opportunités. Les diplômés de l’enseignement supérieur sont majoritaires quel que soit le type d’activités réalisées dans le cadre du PEJA (échanges de jeunes, séminaires, visites d’études, service volontaire européen), à l’exception des jeunes en service volontaire européen « court terme », dont les effectifs sont très faibles.
  • [5]
    Par accompagnement, nous désignons le travail de conseil, d’aide à l’orientation et à la construction des parcours d’insertion sociale et professionnelle fait par les professionnels de jeunesse, et au premier chef par les conseillers de missions locales.
  • [6]
    Ce terme renvoie à une catégorie de jeunes connaissant des « ruptures chroniques » (Muniglia, Rothé, 2013) : leurs parcours, marqués par une grande instabilité liée à des ruptures cumulatives depuis leur enfance, sont jalonnés de nombreux échecs (scolaire, emploi, etc.), qui engendrent de la souffrance psychique et sociale.
  • [7]
    Le « projet programme » procède d’une logique mécanique avec la construction préalable d’un cadre, d’objectifs précis et d’un échéancier (Ardoino, 1999).
  • [8]
    Initiée par les pouvoirs publics français, la politique de la ville a pour objectif de revaloriser les zones urbaines en difficulté et de réduire les inégalités entre territoires.
  • [9]
    Certaines structures – centres sociaux et socioculturels, notamment – préfèrent accompagner en mobilité internationale des jeunes mineurs, voire des adolescents, considérés comme plus facilement « gérables ». D’autres – principalement les missions locales – n’envoient à l’étranger au contraire que des majeurs, responsables de leurs actes et nécessitant une surveillance moins rapprochée.
  • [10]
    Néanmoins, l’usage de critères de sélection ne s’observe ni dans l’ensemble des structures de l’insertion sociale et professionnelle, ni au sein de toutes les associations spécialisées dans la mobilité internationale interrogées.
  • [11]
    Cette deuxième partie repose sur des entretiens avec des jeunes avec moins d’opportunités qui ont pu partir en mobilité internationale dans un cadre non formel.
  • [12]
    Les différentes significations exposées dans cette partie se retrouvent chez la majorité des jeunes interrogés sans qu’aucune ne semble dominer les autres.
  • [13]
    Les périodes d’inactivité prolongée défont ce cadre de socialisation fondamental que constitue le rapport au temps (Le Breton, 2005).
  • [14]
    Ce constat semble contredire certains travaux réalisés sur le SVE montrant la familiarité des jeunes volontaires avec la participation associative, l’engagement, le bénévolat et le don de soi (Robiteau, Silvestre, 2012). Nous formulons l’hypothèse d’une spécificité de l’engagement des jeunes avec moins d’opportunités sur cet aspect.
  • [15]
    Les résultats de l’étude révèlent toutefois le caractère décisif de l’accompagnement et de l’environnement relationnel – notamment institutionnel – pour faire basculer les jeunes dans une mobilité internationale et concrétiser leur projet.
  • [16]
    Chez certains jeunes, le même constat peut être réalisé au sujet des organismes d’orientation et des structures d’aide à l’insertion professionnelle.
  • [17]
    L’entourage familial et amical des jeunes est susceptible d’infléchir les parcours, les cheminements et les choix dans le domaine de la mobilité internationale. Néanmoins, il ne provoque jamais à lui seul le choix de s’engager dans une expérience de mobilité internationale.
  • [18]
    Voir dans cet article la note 2.
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