Notes
-
[1]
Voir la loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, article 114.
-
[2]
On pourra être surpris de cette lecture de la loi alors même que celle-ci est souvent présentée comme le résultat du renforcement en France du « modèle social » du handicap contre le « modèle médical ». Pourtant, il semble bien que le modèle médical y ait maintenu une position bien plus centrale qu’il n’y paraît (Bodin, 2012a) et que ce qu’il y a de « social » dans cette législation soit circonscrit à une notion d’« environnement » bien réductrice d’un point de vue sociologique (Bodin, Douat, à paraître en 2016).
-
[3]
Source : INSEE, enquête Handicap-santé, 2008.
-
[4]
Entre autres Amrous et al., 2013.
-
[5]
Institut médico-éducatif.
-
[6]
Nombre de jeunes déficients intellectuels rencontrés considérés comme inaptes à la lecture et à l’écriture en classes pour l’inclusion scolaire (CLIS) par exemple ont finalement progressé sur ce front, mais tardivement et dans le contexte familial.
-
[7]
Établissement et service d’aide par le travail. Il s’agit d’établissements de « travail protégé » pour les adultes handicapés.
1La sociologie de la jeunesse analyse la transition vers l’âge adulte comme le double passage de l’école à la vie professionnelle et de la famille d’origine à la famille de procréation (Mauger, 1995). Cette séquence de la trajectoire biographique est idéalement constituée par différentes étapes, notamment la fin des études, la décohabitation, l’inscription sur le marché du travail, l’indépendance financière et la mise en couple. Le contexte dans lequel elle s’inscrit a toutefois beaucoup évolué ces dernières décennies, se caractérisant notamment par un mouvement sans précédent de massification scolaire et d’augmentation du temps général de formation. À cette nouvelle centralité de l’école et du diplôme (Millet, Moreau, 2012) se combine aujourd’hui une injonction à l’autonomie définie comme accès à l’indépendance et comme réalisation de soi (Parron, 2011 ; Weber 2011).
2Les jeunes handicapés n’échappent pas à cette évolution puisque l’autonomie ainsi entendue est centrale dans la loi du 11 février 2005 en faveur des personnes handicapées. Elle y joue même un double rôle. Elle est, comme pour le reste de la jeunesse, une idée régulatrice, un idéal à atteindre. Mais elle est aussi ce par quoi le handicap est implicitement défini. Celui-ci y est en effet décrit comme le contraire de l’autonomie, comme « une restriction de participation ». Si l’on suit la formulation même du texte, le schéma est grossièrement le suivant : « une altération substantielle, durable ou définitive, d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques [1] » produit une série de « dépendances » qui perturbent les biographies et, dans notre cas, l’accès au statut d’adulte. L’État doit alors mettre en place diverses compensations pour permettre autant que possible, et malgré tout, l’accès à l’autonomie.
3Outre la tension que ce schéma inscrit dans la définition même du handicap et de sa prise en charge (rendre autonome ce qui se définit par son incapacité à l’autonomie), il tend aussi à faire oublier que nombre des difficultés et des restrictions rencontrées par les jeunes handicapés ne sauraient se réduire aux simples conséquences d’un problème de santé ou d’une déficience quels qu’ils soient [2]. L’oublier, c’est naturaliser un peu plus que de raison le handicap. Et cet oubli pourrait lui aussi avoir des conséquences bien réelles sur les biographies. C’est ce que cet article voudrait montrer en trois temps. Dans une première partie, nous reviendrons sur l’importance de la proximité entre les parcours de vie de la jeunesse populaire et ceux de la jeunesse handicapée. Cette dernière n’étant en réalité, pour une grande part, qu’un sous-groupe de la première, elles sont l’une et l’autre confrontées à des conditions et des contraintes sociales très comparables au moment du passage à l’âge adulte. Nous insisterons ensuite sur le rôle central joué dans ce cadre par le système scolaire comme lieu d’intériorisation d’un statut de handicapé entendu comme être immature ou, au mieux, adulte-enfant. Enfin, nous nous intéresserons à ce qui fait malgré tout la spécificité bien réelle des trajectoires de cette jeunesse handicapée. Cet autre éclairage ne conduit nullement à relativiser l’effort de dénaturalisation précédent, car cette spécificité est avant tout le produit de la différence d’encadrement institutionnel auquel sont confrontées les deux populations. La reconnaissance d’un handicap ajoute aux problématiques communes à l’ensemble de la jeunesse populaire de nouvelles problématiques, inséparables des logiques et du fonctionnement de l’espace des dispositifs d’aide propres aux personnes handicapées. Ce que l’on peut appeler, à la suite de Robert Castel, la « gestion bureaucratique des biographies » (Castel, 1981), à laquelle les jeunes handicapés sont confrontés, impose à ces derniers une temporalité spécifique où sont sans cesse repoussées les étapes constituant idéalement la transition vers l’âge adulte, et tend à les exclure d’un certain nombre d’expériences socialisatrices, parmi les plus communes, nécessaires à une vie « ordinaire » d’adulte.
L’accès des jeunes handicapés au statut d’adulte : une difficulté socialement située
4Les conditions de transition vers l’âge adulte appréhendées sous l’angle de l’insertion professionnelle se sont fortement dégradées au cours des années 2000. Le contexte général est celui d’une dérégulation des systèmes de protection, de la « montée des incertitudes » et du retour d’une « insécurité sociale » (Castel, 2009). Si les milieux favorisés échappent en partie à cette évolution, pour une part croissante de la jeunesse populaire, l’apesanteur ou l’incohérence statutaire comme traits typiques de cette séquence de la trajectoire biographique tendent à s’accentuer. Suivant une dynamique qui combine allongement des scolarités, élévation générale du niveau des diplômes, effritement de la société salariale et précarisation des relations de travail, ce processus de transition s’étire de plus en plus, décrivant des jeunesses qui, pour une part, semblent « interminables » et surexposées aux aléas. L’expérience répétée du sous-emploi, l’alternance du chômage et des stages de formation caractérisent désormais le parcours normal d’une partie de cette génération.
Méthodologie
Les personnes handicapées rencontrées étaient âgées de 14 à 60 ans. 35 sont des hommes. Les handicaps concernés sont variés. Sans aller jusqu’à l’exhaustivité et la représentativité des différents types de handicap existants, les 6 groupes distingués par la loi – handicap mental, cognitif, moteur, sensoriel, psychique, polyhandicap – ont été intégrés à l’enquête. Toutefois, dans le cadre d’une interrogation sur le passage à l’âge adulte, la plus forte précocité des handicaps dits « mentaux », « cognitifs », « comportementaux » et, dans une moindre mesure, « psychiques », expliquent leur surreprésentation dans les exemples mobilisés.
5Cette évolution ne concernerait pas les jeunes handicapés si, comme tendent à le laisser penser nombre de discours publics sur le handicap, celui-ci était également présent dans toutes les strates de la population. Or, ce n’est pas le cas. Comme les enquêtes de l’INSEE et certains travaux en épidémiologie sociale permettent maintenant de le montrer, le handicap est, d’une part, d’autant plus fréquent et, d’autre part, d’autant plus sévère que l’on se rapproche des milieux sociaux les moins favorisés. Selon les résultats d’une enquête de 2008, les individus dont la catégorie socioprofessionnelle est ou a été « ouvrier » ont en moyenne 38 % de risques en plus d’avoir au moins un handicap que la moyenne de la population de mêmes sexe et âge. À l’inverse, les cadres supérieurs ont en moyenne 47 % de risques en moins. De sorte que les ouvriers ont 2,6 fois plus de risques d’avoir un handicap que les cadres [3]. Surtout, ce rapport apparaît plus élevé encore lorsque l’on s’intéresse aux seuls handicaps mentaux et cognitifs, c’est-à-dire aux handicaps les plus fréquents avant le passage à l’âge adulte. En d’autres termes, parler de la jeunesse handicapée n’est pas parler d’un groupe qui se distinguerait de la jeunesse ordinaire par ses seuls problèmes de santé. C’est parler d’une jeunesse majoritairement inscrite dans les strates les moins favorisées du monde social.
6Nombre des personnes rencontrées nous ont ainsi fait le récit d’une enfance avant tout marquée par la précarité. Lorsque Linda (handicap psychique) décrit la sienne, elle insiste essentiellement sur les tensions au sein de sa famille liées aux difficultés financières, puis sur sa vie dans une maison de campagne sans électricité à la suite du divorce de ses parents. Elle n’est pas moins explicite lorsqu’elle évoque ensuite son propre parcours et sa demande de reconnaissance administrative de handicap : « J’ai accepté d’avoir la reconnaissance pour la pension. Parce qu’à l’époque, je n’avais pas d’argent, même pas le RMI, je crevais de faim. » Bien sûr, certains récits recueillis relèvent de situations plus favorables mais, en cohérence avec les statistiques nationales, plus des deux tiers des parcours que nous avons reconstruits s’inscrivent dans l’espace restreint des strates sociales les plus fragilisées.
7Et il en est de même en ce qui concerne plus spécifiquement le rapport à l’emploi. Les situations rencontrées ne se distinguent guère de celles plus ordinaires d’une grande partie de la jeunesse populaire, confrontée aux secteurs d’emplois les moins qualifiés, les plus dérégulés et, souvent, les plus touchés par la récession économique. Le parcours de Yacine en est tout à fait représentatif. À la suite d’une lourde opération (tumeur cérébrale), celui-ci se voit réorienté vers une formation dans la vente pour obtenir un BEP, avant de découvrir, comme tous les autres diplômés (y compris non handicapés) de sa formation, un secteur d’emploi saturé.
« Ils m’ont positionné sur une formation vente. […] Après ma formation, du coup, j’ai commencé à chercher un p’tit boulot, tout plein d’espoir et l’envie de bien faire les choses. Donc, euh… j’ai cherché pas mal, Châtellerault, Poitiers, dans les environs. J’suis monté à Paris aussi chez ma tante. Parce que dans l’coin j’arrivais pas à trouver. Et puis, malgré ça, j’ai pas réussi à, à décrocher un emploi quoi… Comme beaucoup d’autres de la formation. »
9Pour lui, cette difficulté est tout aussi liée à la spécificité du secteur d’emploi visé et au fait d’être fils d’immigrés qu’à son handicap. S’il n’ignore pas les effets de ce dernier, en effet, il le considère dans ce cas précis comme une simple difficulté supplémentaire.
11On retrouve chez Nicolas (handicap mental), une situation très comparable :
« Bah, moi, je cherche un emploi, mais vu que dans le bâtiment c’est pas terrible, j’crois que je vais continuer mes études […] parce que pour chercher du travail ils demandent de l’expérience et vu que j’en ai pas fait, j’ai pas d’expérience, alors ils ne me veulent pas. »
13En ce qui concerne la question du passage à l’âge adulte, ce rapprochement est d’importance. Dans la situation actuelle, comme pour l’ensemble de la jeunesse populaire, et parce qu’ils en constituent une partie, les jeunes handicapés semblent, au moins du point de vue de l’accès à l’emploi et à l’indépendance financière, « contraints de rester jeunes » (Antoine et al., 2001) plus longtemps que les autres, quand ce n’est pas définitivement. Seulement, à la différence des premiers, cette situation imposée est moins facilement considérée comme la conséquence de conditions socio-économiques dégradées que comme celle malheureuse de déficiences individuelles. On comprend dès lors comment l’intériorisation de la disqualification sociale et de l’absence d’avenir observée chez nombre de jeunes d’origine populaire peut s’effectuer avec plus de facilité encore chez les jeunes handicapés.
Le poids des ruptures et des jugements scolaires : le statut d’éternel enfant
14Parallèlement, dans cette « société des diplômes » (Millet, Moreau, 2012), nombre de travaux ont montré comment l’échec scolaire et les sorties sans qualification conditionnent des parcours de transition vers l’âge adulte particulièrement longs et à l’issue incertaine. Or, cette situation de disqualification scolaire constitue là encore l’une des caractéristiques centrales des jeunes handicapés enquêtés. À l’image des tendances statistiques dégagées dans les enquêtes quantitatives publiées récemment [4], les populations rencontrées sont peu ou pas diplômées et ont pour la plupart cumulé une série de ruptures scolaires. Si toutes ont bénéficié d’une scolarité, celle-ci, dans la plupart des cas, a été ponctuée par des arrêts temporaires, une succession de verdicts négatifs, des sorties contraintes des classes ordinaires et s’est finalement soldée par un placement plus ou moins précoce et souvent à temps plein dans un établissement ou une classe spécialisés.
15Certes, les orientations de la loi de 2005 visant à favoriser les scolarités (individuelles ou collectives) en milieu ordinaire des jeunes handicapés ont produit des effets bien réels. Les effectifs des élèves handicapés dans le premier degré en particulier, et, dans une moindre mesure, au collège, ont augmenté (Le Laidier, Prouchandy, 2012). Et cette tendance se vérifie dans les trajectoires étudiées où l’on repère des phases de scolarité dans des filières « normales ». Mais celles-ci ont souvent été durement conquises par les parents qui se sont confrontés aux réticences des acteurs éducatifs, et ont presque systématiquement été interrompues plus tard par une affectation contrainte dans des cursus adaptés, en section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), en unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS) ou dans des établissements spécialisés :
« Je m’en rappellerai toujours, ils ont regardé le dossier, ils ont regardé Romain et puis : “Il ne sera pas du tout scolarisé.” Terminé. Et donc tout de suite ça a été une orientation en IME [5]. »
17Ces expériences marquent tout aussi durablement les élèves handicapés que leurs parents. La conscience de ne pas pouvoir suivre ou de ne pas avoir suivi un parcours ordinaire s’exprime le plus souvent chez les élèves sur le ton du mal-être et de la lassitude :
« Je suis pas bien dans cette classe. Parce que ça fait beaucoup de temps que je suis dans des classes comme ça et je commence à en avoir un peu marre. »
19Arrivés au terme de l’obligation scolaire légale, la majorité des jeunes enquêtés se retrouvent ainsi porteurs d’un « capital scolaire négatif » (Millet, Thin, 2005) qui redouble ou « radicalise » en quelque sorte leur handicap. Les conditions concrètes de leur scolarisation les ont maintenus en échec dans la plupart des apprentissages scolaires en ne leur permettant que très partiellement d’exercer ou de développer les ressources dont ils disposaient [6]. Elles ont constitué le terreau favorable à l’acquisition d’un statut d’inenseignable (certains enquêtés disent avoir été désignés comme étant « sans solution scolaire »). La sensibilité, l’amertume et parfois la colère avec lesquelles sont exprimés dans les entretiens les indices de cette « consécration négative » (Pialoux, 1979) rappellent à quel point les jugements scolaires sont aussi intériorisés comme des classements sociaux, des paroles de destin qui condamnent au rétrécissement du champ des possibles à venir et à l’anéantissement des potentialités. Ce qui, dans une autre configuration sociohistorique moins scolaro-centrée, aurait pu être conçu sur le mode d’un sort acceptable avec lequel on peut composer est aujourd’hui vécu comme la confirmation d’une position infériorisée et le signe d’une impuissance sociale « à s’en sortir ».
20Surtout, et plus précisément, l’expérience répétée de ces jugements scolaires comme la situation d’exclusion partielle en laquelle consiste l’orientation en classe « spéciale » semblent avoir conduit les actuels et anciens élèves handicapés rencontrés à intérioriser progressivement une nouvelle conception d’eux-mêmes et de leur avenir qui confine à l’infantilisation ou à la promesse d’un état d’éternel enfant-adulte, comme l’évoque, avec ses mots, Aude (troubles cognitifs) qui est en ULIS :
« C’est vrai que j’ai l’impression que d’être dans une classe spécialisée, ça fait un peu plus petit… j’sais pas… t’es grand pareil mais t’es plus petit. Que classe ordinaire, bon, bah, t’as plus de copines ou de copains, tu sors en même temps que les autres, t’es pas dans une classe différente des autres. Dès que t’es dans une classe hors de l’ordinaire, et ben, ça va plus après… »
La « gestion bureaucratique des biographies » : un accès contingenté au monde adulte
22Rappeler que, sous un certain rapport, les jeunes handicapés ne constituent pas une catégorie particulière relevant d’une problématique propre, mais partagent nombre de caractéristiques avec toute une frange de la jeunesse ne signifie pas qu’il faille renoncer à la recherche de leur spécificité. Celle-ci est avant tout le produit d’une différence d’encadrement institutionnel. La reconnaissance d’un handicap ajoute aux problématiques communes à l’ensemble de la jeunesse populaire de nouvelles problématiques inséparables des logiques et du fonctionnement de l’espace des dispositifs d’aide propres aux personnes handicapées.
23Âgés de 14 à 27 ans au moment de l’enquête, la plupart des jeunes rencontrés se sentent dépossédés de leurs choix tout autant que de leurs parcours. En dépit de l’inscription dans la loi de la nécessité d’adapter les prises en charge, de les individualiser, de respecter les singularités et les projets, il semble que ce sentiment de dépossession puisse bien être lié à certaines conséquences objectives de la modernisation récente des politiques publiques dans le champ médico-social (Bodin, 2012a). En effet, malgré une réelle diversification des possibles pour les jeunes handicapés (ne serait-ce que par l’introduction du principe d’inclusion scolaire) et la reconnaissance par la loi des « projets de vie », la forte rationalisation et managérialisation dont ont fait l’objet les fonctionnements institutionnels depuis la fin des années 1980 (Chauvière, 2010) a conduit à une véritable « gestion bureaucratique des biographies » (Castel, 1981).
24Cette dernière consiste en la mise en place de parcours tout faits, comme autant de possibles administratifs constitués a priori et en nombre fini, dans lesquels il s’agit ensuite de faire entrer les jeunes, et dont la révision paraît toujours très improbable étant donné le mode de traitement sous fortes contraintes temporelles et budgétaires des dossiers et demandes de révision (Bodin, 2012b). Du point de vue de la question du passage à l’âge adulte, cela a deux conséquences très importantes. La majorité des biographies que nous avons reconstruites tendent en effet à cumuler dans ce contexte, d’une part, un retard temporel vis-à-vis des jeunes non handicapés qui s’accentuerait plutôt avec l’âge, d’autre part, une socialisation réduite à l’entre-soi toujours fortement encadrée.
25Une part importante des acteurs rencontrés, des jeunes handicapés aux professionnels en passant par les parents, sentent bien le caractère problématique de cette dernière conséquence qui consiste à préparer à une vie (plus) « normale » par le biais d’une socialisation entre pairs qui exclut de nombreuses expériences ordinaires, et à chercher à rendre plus autonome en imposant un encadrement spécialisé qui réduit fortement toute possibilité d’initiative. Les plus jeunes évoquent cette situation avec un mélange de fatalisme et de lassitude (« on est toujours entre nous » ; « on peut rien faire »). Certains rêvent à voix haute, comme Aude, d’un avenir où ils pourront « faire » par eux-mêmes :
« J’aimerais bien un appartement mais pas avec une éducatrice toute la journée. Je veux être toute seule, toute seule. Par exemple, faire le ménage toute seule, faire à manger toute seule, euh, par exemple, avoir un appartement, euh, en ville, pas avec une éducatrice qui t’aide, j’ai envie de me débrouiller par moi-même. »
27Et lorsqu’ils sont plus âgés, ils redoutent souvent de devoir se rendre compte que le passage à un nouveau stade de leur parcours, censé leur demander plus d’autonomie, les conduira finalement, à nouveau, à se retrouver dans un nouvel entre-soi, tout aussi encadré et exclu du monde des « normaux » que précédemment :
« Moi, [pour le travail] j’ai refusé l’ESAT [7]. […] Bon, on a tous un handicap mais je n’arriverai pas, moi, à rester dans un milieu où il n’y a que des personnes qui ont un handicap. Et puis il y a leur fonctionnement. Parce que ça veut dire : rester sept jours sur sept avec eux, c’est en gros une deuxième famille. Moi, j’ai ma vie privée… J’ai envie de faire mes petites choses… Faire des trucs avec un encadrement normal, pas avec des éducateurs qui sont derrière toi. Non, j’pense pas que c’est une façon d’avancer dans sa vie. »
29Pour ceux qui, malgré ces réticences, n’ont pu mobiliser les ressources suffisantes pour accéder à une autre forme d’avenir, les conséquences redoutées à long terme semblent bien se confirmer et le fatalisme s’installer :
« Est-ce que vous avez des amis qui ne sont pas de l’ESAT ?
– Non y’a personne.
– Vous ne connaissez pas de gens à l’extérieur ?
– Non.
– Et dans l’avenir, vous souhaitez rester ici ou vous aimeriez déménager un jour ?
– Pour aller où ? »
31À cela, s’ajoute le décalage biographique que produit cette gestion bureaucratique et les contraintes dans lesquelles elle s’exerce. Pour les plus âgés, en effet, cette réduction des possibles biographiques est associée à celle des places effectives dans les établissements spécialisés pour adultes. De fait, la grande majorité des jeunes de 20 à 27 ans rencontrés sont, comme ils se définissent eux-mêmes, « en attente ». Ils sont pour beaucoup encore en institut médico-éducatif (IME) ou en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP), c’est-à-dire dans des dispositifs accueillant des jeunes de 6 à 20 ans. Ils bénéficient de l’amendement Creton qui permet le maintien temporaire en établissement après 20 ans, lorsqu’un accueil dans un établissement pour adulte n’est pas possible immédiatement. Or, c’est bien souvent le cas.
32S’il en est ainsi, c’est parce que le nombre de places en foyer ou en ESAT est globalement nettement inférieur au nombre de demandeurs (« Pour avoir une place dans ce centre d’autiste, il faut un décès », déclare la mère de Laura). Sous les effets conjugués de l’affaiblissement des régulations du travail, des restrictions budgétaires mais aussi de la manière dont sont appréhendées et prises en charge les populations handicapées vieillissantes, des structures telles que les ESAT, soumises aux « lois de la concurrence », se retrouvent dans l’incapacité de répondre aux demandes, et notamment des plus jeunes :
« L’activité économique est ralentie, donc les ESAT le ressentent. Donc, ils n’ont pas beaucoup de marges de manœuvre, et comme en plus, au sein des ESAT, ils peuvent reclasser les personnes pour lesquelles il y a des problèmes de vieillissement. Donc, quelqu’un qui bosse en espace vert, ce qui est une activité assez physique, qui a des problèmes de dos, qui doit avoir un poste en intérieur, eh bien, il faut le reclasser. Donc, ça fait des places en moins pour les jeunes venant d’IME. Des parents m’interpellent : “Vous vous rendez compte, mon fils a 27 ans ! Il attend une place en ESAT depuis l’âge de 19 ans !” »
34Dans la durée, cette situation de non-accès aux établissements pour adultes, même lorsqu’il s’agit d’établissements spécialisés ou protégés, contrarie encore un peu plus pour les jeunes handicapés la sortie du statut d’enfant. Non seulement, elle renforce leur retard temporel vis-à-vis des jeunes non handicapés, mais elle ajoute à la socialisation dans l’entre-soi vécue plus jeune une socialisation et des conditions de vie inadaptées à leur âge, une fois atteint l’âge de 18 ou 20 ans. À rebours d’une promesse de transformation et d’acquisition de nouvelles compétences, on assiste à ce qui ressemble à une stagnation voire à une régression en matière d’expériences socialisatrices, suggérant ainsi un parcours « à l’envers ». Tout du moins peut-on observer le maintien des jeunes handicapés dans un contexte où sont surreprésentés des publics beaucoup moins âgés et leur subordination à des formes d’encadrements institutionnels qui, par leurs dispositions spatiales, leurs règles, l’emploi du corps et du temps qu’elles imposent, n’autorisent que faiblement certaines expérimentations typiquement associées à leur âge (vivre des expériences amoureuses, décaler les rythmes ordinaires, fumer ou s’enivrer, etc.) et obèrent le processus permettant finalement que « jeunesse se passe » (Mauger, 2010). Les années s’écoulant, c’est un indéfinissable « entre-deux-âges » (Sayad, 1998), l’expérience d’un non-temps et l’étrange figure d’un enfant-vieux qui semblent s’imposer comme le quotidien de cette jeunesse handicapée.
Conclusion : les effets à long terme d’une socialisation « à côté »
35En articulant un effort de contextualisation de la situation sociale des jeunes handicapés, l’analyse des effets de l’institutionnalisation du handicap ainsi que de la « gestion bureaucratique des biographies » qui l’accompagne, nous avons cherché à éclairer comment, par un double mouvement de report temporel et de socialisation fermée sur l’entre-soi, s’impose aux jeunes handicapés une situation ambiguë d’entre-deux ou d’adulte-enfant jusqu’à un âge très avancé.
36Mais cette configuration spécifique qu’il s’agissait ici de décrire à grands traits ne se contente pas de ce seul effet. Elle agit aussi à plus long terme, produisant ses effets longtemps encore après l’accès à certaines formes d’autonomie socialement reconnues, c’est-à-dire y compris sur ceux qui, de par leurs ressources familiales plus élevées ou parce que beaucoup plus âgés et à force d’efforts répétés, ont pu malgré tout accéder à un appartement autonome, se mettre un couple, ou intégrer un emploi en milieu ordinaire. Et cela pour deux raisons qui tiennent à cette socialisation « décalée » que nous venons d’évoquer et qui, dans l’enfance au moins, s’impose à la majorité de la jeunesse handicapée. D’une part, du point de vue des personnes non handicapées, l’institutionnalisation du handicap qui contraint à cette vie « à côté » renforce encore l’incompréhension du handicap et l’image de la personne handicapée comme un être à part et « inférieur ». D’autre part, elle exclut aussi les jeunes handicapés d’un certain nombre d’expériences socialisatrices, parmi les plus communes, nécessaires à la « vie adulte » ordinaire, façonnant ainsi des manières d’être qui viendront contraindre plus ou moins fortement les évolutions futures.
37Le parcours de Linda (58 ans au moment de l’entretien) illustre ce second effet. Au terme d’une longue période de demandes réitérées qu’elle a vécue comme un véritable combat, elle vit aujourd’hui seule dans un appartement en foyer-logement. Nous avons déjà évoqué son passé marqué par la précarité et les tensions familiales. Elle souffre d’un handicap psychique. Celui-ci a été diagnostiqué au cours de son adolescence. À partir de ce moment, c’est-à-dire vers l’âge de 14 ans, son parcours ressemblera fortement à ceux décrits ci-dessus : scolarisation chaotique, ponctuée par des arrêts temporaires plus ou moins longs liés à des hospitalisations, des réorientations, des placements en établissements spécialisés, et fort encadrement institutionnel.
38Lorsque Linda décrit son quotidien actuel et les difficultés qu’elle rencontre pour le pérenniser, elle insiste bien moins sur ses problèmes de santé que sur toutes ces petites choses qui font l’ordinaire d’une vie adulte et qu’elle n’a pas pu apprendre au cours de sa jeunesse. Si elle n’ignore ni ne dénie son handicap, elle décrit néanmoins le poids au quotidien d’une socialisation passée tronquée ou, plus précisément, décalée au regard des parcours « normaux » :
« Après [le diagnostic et les diverses prises en charge qui ont suivi], j’ai rien pu faire et donc rien pu apprendre. [Quand je suis arrivée dans mon appartement], la difficulté, c’était la difficulté à communiquer, je ne savais même pas dire “s’il vous plaît”… C’est pour ça qu’on pensait que j’étais attardée. […] On aurait dû me relever de ma tutelle plus tôt… pour m’apprendre des choses. […] J’ai perdu beaucoup de temps… parce que comme on m’interdisait de tout faire, je ne savais pas faire la cuisine, faire le ménage… Tout cela, je l’apprends aujourd’hui… à 58 ans, petit à petit. »
Bibliographie
Bibliographie
- Amrous N., Barhoumi N., Biausque V., « L’accès à l’emploi des personnes handicapées en 2011 », DARES analyses, no 066, octobre 2013.
- Antoine Ph., Razafindrakoto M., Roubaud F., « Contraints de rester jeunes ? Évolution de l’insertion dans trois capitales africaines : Dakar, Yaoundé, Antananarivo », Autrepart, no 18, 2001, p. 17-36.
- Bodin R., « Rationalisation de l’action sociale et naturalisation des inégalités », in Bodin R., Les métamorphoses du contrôle social, La Dispute, Paris, 2012a.
- Bodin R., « La mise en ordre du Social. Les effets de la rationalisation de l’intervention socio-éducative sur la prise en charge de ses “publics” », in Bureau M.-C., Sainsaulieu I., Reconfigurations de l’État social en pratique. Les interactions entre acteurs publics, professionnels et militants dans le champ de l’intervention sociale, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2012b.
- Bodin R., Douat E., « Qu’apprend-on du “social” en travaillant sur le handicap ? », Raison publique, à paraître en 2016.
- Castel R., La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Minuit, Paris, 1981.
- Castel R., La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », Paris, 2009.
- Chauvière M., Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, La Découverte, coll. « Alternatives sociales », Paris, 2010.
- Le Laidier S., Prouchandy P., « La scolarisation des jeunes handicapés », DEPP. Note d’information, no 12.10, mai 2012.
- Mauger G., « Les mondes des jeunes », Sociétés contemporaines, no 21, 1995, p. 5-14.
- Mauger G., « Jeunesse : essai de construction d’objet », Agora débats/jeunesses, no 56, 2010/3, p. 9-24.
- Millet M., Moreau G. (dir.), La société des diplômes, La Dispute, coll. « État des lieux », Paris, 2012.
- Millet M., Thin D., Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la rupture sociale, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », Paris, 2005.
- Parron A., Le passage à l’âge adulte des jeunes souffrant de troubles psychiques : enjeux d’autonomisation dans la prise en charge du handicap psychique entre dépendance et engagement des jeunes usagers/patients, thèse de doctorat de sociologiede l’université de Toulouse-II, 2011.
- Pialoux M., « Jeunesse sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, no 26-27, 1979, p. 19-47.
- Sayad A., La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Le Seuil, coll. « Liber », Paris, 1999.
- Weber F., Handicap et dépendance. Drames humains, enjeux politiques, Éditions Rue d’Ulm, coll. « Collection du CEPREMAP », 2011.
Notes
-
[1]
Voir la loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, article 114.
-
[2]
On pourra être surpris de cette lecture de la loi alors même que celle-ci est souvent présentée comme le résultat du renforcement en France du « modèle social » du handicap contre le « modèle médical ». Pourtant, il semble bien que le modèle médical y ait maintenu une position bien plus centrale qu’il n’y paraît (Bodin, 2012a) et que ce qu’il y a de « social » dans cette législation soit circonscrit à une notion d’« environnement » bien réductrice d’un point de vue sociologique (Bodin, Douat, à paraître en 2016).
-
[3]
Source : INSEE, enquête Handicap-santé, 2008.
-
[4]
Entre autres Amrous et al., 2013.
-
[5]
Institut médico-éducatif.
-
[6]
Nombre de jeunes déficients intellectuels rencontrés considérés comme inaptes à la lecture et à l’écriture en classes pour l’inclusion scolaire (CLIS) par exemple ont finalement progressé sur ce front, mais tardivement et dans le contexte familial.
-
[7]
Établissement et service d’aide par le travail. Il s’agit d’établissements de « travail protégé » pour les adultes handicapés.