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Article de revue

Les « jeunes vulnérables » : essai de définition

Pages 51 à 64

Notes

  • [1]
    Voir également Goyette, Pontbriand, Bellot (2011) sur les jeunes en difficulté.

Introduction

1S’il est désormais usuel d’employer en sciences sociales des expressions comme « jeunes en difficulté » ou « jeunes en situation de précarité », le recours aux expressions « jeunes vulnérables » ou « jeunes en situation de vulnérabilité » pour qualifier des situations ou des processus sociaux est plus récent. Il impose de penser l’articulation entre deux notions analysées séparément. D’un côté, celle de « vulnérabilité » qui, si elle est de prime abord référée à la pensée de Robert Castel (1995), est discutée par d’autres auteurs, voire même contestée et qualifiée, en référence à Gaston Bachelard, de « notion éponge » qui traduit une confusion entre la désignation d’un phénomène et sa compréhension (Thomas, 2010). De l’autre, celle de « jeunesse » qui donne lieu à des lectures diverses en fonction de l’intérêt porté à l’expérience juvénile ou à la position de cet âge de la vie par rapport aux figures de l’enfant et de l’adulte. Cette articulation suppose de repérer l’apport de la première à la seconde ou les éléments communs aux phénomènes respectifs qu’elles recouvrent. Cet article se propose d’engager un premier travail de mise en relation afin de réfléchir au contenu des expressions « jeunes vulnérables » ou « jeunes en situation de vulnérabilité ». Dans un premier temps, il s’agira d’essayer de définir la vulnérabilité afin de dégager d’éventuelles caractéristiques susceptibles d’être opérationnelles pour comprendre la situation des jeunes. Dans un deuxième temps, ces éléments seront confrontés aux analyses contemporaines de la jeunesse. Enfin, dans un troisième temps, à partir des travaux de sociologie de la jeunesse, trois figures de la vulnérabilité juvénile seront proposées.

La vulnérabilité sociale, une notion en construction

2Parler de vulnérabilité sociale nécessite tout d’abord d’en préciser les contours. Or, une telle opération semble soulever de nombreuses questions allant jusqu’à interroger la pertinence même de l’usage de cette expression. Hélène Thomas, dans son analyse de sa genèse, de sa diffusion et de son opérationnalisation, mais aussi de ses « effets psychiques et sociaux sur ceux qui se voient accoler cette étiquette et traités en conséquence » (Thomas, 2010, p. 23), pointe les ambiguïtés qui accompagnent son émergence dans les jargons experts et scientifiques, sa circulation entre les sphères institutionnelles et académiques et ses usages à la fois normatifs, descriptifs et prescriptifs. Selon elle, le recours à cette notion s’est opéré dans un contexte « où la prise en charge des pauvres par les démocraties changeait de nature, de fondement et de visée » (Thomas, 2010, p. 246) et a débouché sur la constitution d’un champ sémantique de la vulnérabilité. Ce travail de définition est présent dans d’autres travaux mais dans une toute autre perspective. Il s’agit moins de déconstruire ce terme que d’essayer d’en repérer les caractéristiques et de souligner l’intérêt de son emploi. À défaut de pouvoir entrer dans le détail de leurs apports respectifs, il est possible de rappeler les principales dimensions pouvant contribuer à la réflexion sur la vulnérabilité chez les jeunes.

3La vulnérabilité est tout d’abord une notion d’entre-deux. Elle est élaborée en référence à celles de pauvreté et d’exclusion dont elle croise plusieurs enjeux théoriques (Roy, 2008 ; Soulet, 2008). La démarche de différenciation à l’égard de ces termes conduit à la définir par la négative, c’est-à-dire par rapport à ce qu’elle ne désigne pas – l’exclusion pour la vulnérabilité et les exclus pour les populations vulnérables ou les vulnérables –, mais aussi à la positionner indirectement par rapport à l’intégration. Afin de la préciser, son étymologie est mobilisée (« qui peut être blessé »), tout comme des expressions connexes désignées comme synonymes telles la fragilité, la précarité, la faiblesse (Thomas, 2010). La vulnérabilité est située entre l’exclusion et l’intégration, et la catégorie de vulnérable entre celles d’intégré et de marginal ou de disqualifié (Thomas, 2010). Cette définition par contraste a pour conséquence de la penser comme un « entre-deux ». Ainsi, chez Robert Castel (1995), elle désigne une « zone intermédiaire » située entre la zone d’intégration qui correspond à une certaine stabilité professionnelle et à une sociabilité solide et la zone de désaffiliation qui correspond à une absence de participation productive (par exemple le chômage) et à un isolement relationnel. Sa qualification s’opère en référence à ces deux bornes : la vulnérabilité est une « zone intermédiaire, instable, qui conjugue la précarité du travail et la fragilité des supports de proximité » au sein de laquelle les individus sont « en situation de flottaison » (Castel, 1995, p. 17).

4Le second aspect qui ressort de la réflexion sur la vulnérabilité concerne son double statut. Premièrement, elle qualifie des « états de fragilité bien souvent incarnés en des individus particuliers » (Soulet, 2005, p. 24) qui impliquent par exemple en droit ou dans les politiques publiques une attention ou une prise en charge particulières. Deuxièmement, en tant que notion exprimant une potentialité (« qui peut être blessé »), elle renvoie à « des processus sociaux ou des interactions sociales qui rendent les personnes vulnérables ou qui les inscrivent dans une situation, un contexte, un processus de vulnérabilité » (Roy, 2008). Le recours à l’expression de « personnes en situation de vulnérabilité », tout comme celle d’ « individus en situation de flottaison », visant à éviter de recréer une catégorie uniformisante comme celle des exclus et à prendre en compte les processus (Roy, 2008), ne règle pas vraiment la question de la différence entre l’état et le processus, le terme « situation » introduisant la même ambigüité. Par conséquent, son usage suppose de préciser ce que l’on désigne. Est-ce un état à un temps T identifié par la non-possession des attributs sociaux de l’intégration et de l’exclusion ? Ou est-ce une situation potentielle qui s’inscrit dans une trajectoire dont les dynamiques et les composantes sont spécifiques ? Dans le premier cas, l’état est advenu alors que, dans le second, l’état peut advenir. Cette définition par « approximations successives » (Thomas, 2010, p. 35) autour de ce que la vulnérabilité n’est pas vraiment et de ce dont elle se rapproche s’accompagne d’une légitimation de son apport pour analyser certains phénomènes sociaux contemporains. Elle repose sur l’idée qu’il n’apparaît pas toujours pertinent d’adopter une posture analytique conduisant à séparer le « nous » du « eux » (Soulet, 2008), la population protégée de celle des exclus (Castel, 1995), mais qu’il convient plutôt de s’intéresser à la porosité des situations et à la circulation entre elles.

5Cet intérêt pour la vulnérabilité conduit également à en proposer un usage extensif. Marc-Henri Soulet indique ainsi qu’il importe de « ne pas en faire une des propriétés essentielles de l’individu ou du groupe en question et de ne pas en faire un état intermédiaire entre intégration et exclusion » (Soulet, 2005, p. 25) mais de s’y référer pour analyser des dynamiques sociales plus globales. Cet usage élargi fait référence, d’un côté, à la nature même de l’existence humaine – la vulnérabilité serait une dimension constitutive de la subjectivité des individus –, et, de l’autre, à une dimension structurelle et structurante des sociétés contemporaines – la vulnérabilité serait une « pathologie d’un monde global en crise » (Thomas, 2010). La frontière entre intégration et exclusion serait ainsi moins prégnante, transformant la zone intermédiaire en zone commune et définissant un « univers de vulnérabilité » (Roy, 2008). Cette généralisation fait écho aux analyses contemporaines des sociétés qui insistent sur l’incertitude (Castel, 2009) ou le risque (Beck, 2001) et qui renvoient à des dynamiques identifiées. Sont par exemple mis en avant des phénomènes comme l’accroissement de l’individualisme induisant un report des succès et des échecs sur les individus, l’assouplissement des supports sociaux lié à la désinstitutionalisation des sociétés et la dérégulation des rapports salariaux provoquant une privatisation des relations de travail (Roy, 2008 ; Soulet, 2008 ; Castel, 2009 ; Dubet, 2002). Tous ces processus illustrent une modification du rapport entre le collectif et l’individu ainsi que les conséquences sur la définition des normes et des rapports sociaux et sur l’inscription sociale des individus. Ainsi, la vulnérabilité serait « à entendre comme endogène aux caractéristiques du système social, en interaction avec les propriétés du système et celles des individus qui en sont membres » (Roy, 2008). Les individus seraient tous potentiellement vulnérables, mais ceux n’ayant pas les ressources pour s’adapter aux règles du jeu et répondre aux injonctions sociales le seraient encore davantage et seraient considérés comme responsables de leur échec.

6Ce court examen de la notion de vulnérabilité permet à la fois de pointer les ambigüités qui sous-tendent l’emploi de ce terme et de repérer quelques caractéristiques utiles à la réflexion sur la question de la vulnérabilité chez les jeunes, en particulier la position entre l’intégration et l’exclusion, la distinction entre l’état et le processus et l’usage extensif qui fait de la vulnérabilité une caractéristique de la société contemporaine.

La jeunesse : un âge de la vulnérabilité ?

7Faire le lien entre la vulnérabilité et la jeunesse invite à relire les travaux de sociologie de la jeunesse au prisme des caractéristiques précédemment repérées. Or, tout comme l’est la vulnérabilité, la jeunesse est une construction sociale dont la pertinence est interrogée et dont les analyses ont fortement évolué au cours des années. Les termes mobilisés pour circonscrire et qualifier cet âge de la vie sont eux-mêmes discutés dans le but d’affiner sa compréhension. Pour avancer dans la réflexion, un premier croisement, qui mériterait un approfondissement, peut être opéré. L’adoption d’une conception extensive de la vulnérabilité conduirait ainsi à considérer que les jeunes seraient vulnérables au même titre que le reste de la population. Ils se construiraient en tant qu’individus et s’intègreraient dans la société dans un contexte d’incertitude où leur vécu et leur parcours seraient le résultat de l’articulation entre, d’un côté, leurs ressources sociales et, de l’autre, leur capacité à s’adapter aux normes sociales et à accepter individuellement les conséquences de leurs choix. Il s’agirait alors de repérer comment s’incarne ce contexte vulnérabilisant dans l’expérience juvénile en s’intéressant aux caractéristiques propres à cet âge de la vie. En revanche, l’adoption d’une vision plus restrictive de la vulnérabilité, c’est-à-dire focalisée sur la non-possession des attributs de l’intégration et de l’exclusion, conduirait à s’intéresser principalement à ceux qui, pour reprendre les deux dimensions exposées par Robert Castel, connaîtraient des situations professionnelles et relationnelles pouvant être qualifiées, au regard des normes en vigueur, d’instables. Dans le cas des jeunes, ce modèle est d’emblée incomplet car il est construit en référence au salariat. Or, la période juvénile se caractérise par une double inscription statutaire : une inscription scolaire qui est structurante de cette période et une inscription professionnelle qui est, selon la situation, une visée ou un état. De plus, cette double lecture qui correspond aux usages de la notion de vulnérabilité ne tient pas compte de la manière dont est généralement définie la jeunesse, à savoir comme un âge de « l’apesanteur sociale ». Ainsi, la vulnérabilité serait inhérente à cet âge de la vie. Cette qualification renvoie au fait qu’elle est un âge structuré autour de la construction identitaire et de la conquête statutaire, le tout en référence à deux mondes sociaux qui ont leurs normes et leurs dynamiques propres, le monde juvénile et le monde adulte. Par conséquent, le recours à la notion de vulnérabilité fait courir un double risque, celui de la tautologie, l’expression « jeunes en situation de vulnérabilité » n’ayant finalement pas de sens, et celui de l’indistinction, les jeunes étant vulnérables au même titre que les autres.

Une nécessaire prise en compte des normes

8Il est cependant possible de repérer dans les travaux français de sociologie de la jeunesse des éléments qui permettraient de tenter de dépasser ces écueils et de spécifier le lien entre vulnérabilité et jeunesse. Tout d’abord, la réflexion sur la vulnérabilité s’accompagne d’un repérage des normes sociales qui orientent les choix individuels. Dans le cas des jeunes, elles se construisent en référence aux mondes juvénile et adulte. En effet, la jeunesse, en tant qu’âge de la vie, est pensée selon un double point de vue : celui de ses spécificités, à travers, par exemple, l’idée d’une « sous-culture juvénile », et celui de ses perspectives, à travers le processus de passage à l’âge adulte et de placement dans la structure sociale.

9Dans le premier cas, il s’agit de s’intéresser à la diversité de ses pratiques sociales, aux manières dont elles sont construites et se construisent et aux différences qui existent entre les jeunes eux-mêmes. Ainsi, être jeune suppose de posséder des attributs et d’endosser des rôles sociaux qui rassemblent les individus tout en les distinguant des autres, en particulier des enfants et des adultes. La construction sociale de la jeunesse structure l’expérience juvénile et positionne les individus non titulaires de ces attributs. La question de la vulnérabilité se poserait à ce niveau-là. Le non-accès et la non-possession des attributs, qu’ils soient matériels ou relationnels, ou la difficulté à se construire comme individu juvénile induiraient une situation de vulnérabilité.

10Dans le second cas, il s’agit de s’intéresser au passage à l’âge adulte ou à l’entrée dans la vie adulte. Là encore, des normes sociales se repèrent dans la manière dont les sociétés définissent cet âge et en configurent les modalités d’accès. En France, une conception statutaire dominerait faisant « du statut social le mode majeur de définition individuelle » (Van de Velde, 2008, p. 144). Deux axes servent de référence : un axe scolaire/professionnel qui renvoie à la fin des études et au début de la vie professionnelle et un axe familial/ matrimonial qui correspond au départ de chez les parents et à la vie en couple (Galland, 1990). Cette conception statutaire conduit à définir l’âge adulte comme un « âge du définitif » et la jeunesse comme un « âge du placement » dédié à l’obtention des attributs. Dans cette seconde perspective, la question de la vulnérabilité renvoie à la difficulté à passer les différents seuils et à s’inscrire dans la quête statutaire imposée par les normes sociales.

Les conséquences de l’allongement de la jeunesse

11Si le repérage des normes d’intégration aux mondes juvénile et adulte éclaire les enjeux qui traversent cette période, leur articulation avec le constat d’allongement de la jeunesse (Galland, 2000) permet de pointer les tensions qui surgissent entre normes statutaires et construction identitaire.

12En fait, l’allongement de la période juvénile renforce l’identification de la jeunesse à une période particulière du cycle de vie et sa dimension d’état intermédiaire. D’une transition vers l’âge adulte linéaire et homogène, on serait passé à une transition composée « de passages entre divers statuts » pour aboutir actuellement à une transition « réversible et fragmentée avec des perspectives incertaines », comprenant une multiplicité et une diversité de transitions, qu’illustre l’expression de « parcours yoyo » ou de « yoyoisation » des parcours (Walther Alther, Du Bois-Reymond, Biggart, 2006). Si les seuils constituent encore des balises de l’entrée dans la vie adulte, leur agencement s’est modifié et le passage de l’un à l’autre n’apparait plus définitif, les allers-retours et les bifurcations étant désormais constitutifs de cette période. La logique de placement qui sous-tend la conception statutaire de l’âge adulte et qui oriente les choix individuels s’opère de manière plus incertaine.

13Cet allongement transforme les modes de socialisation et la consistance de l’expérience juvénile. Par exemple, François Dubet indique que « la jeunesse est moins un statut qu’elle n’est un ensemble d’épreuves qui obligent les acteurs à construire leur propre expérience » (Dubet, 2010, p. 14). Il distingue les épreuves identitaires qui reposent sur une négociation entre des normes juvéniles et l’invention d’une singularité et les épreuves d’investissement qui renvoient au placement des individus dans l’espace social et à la gestion des éventuels écarts entre la position désirée, la position probable et la position obtenue. Les jeunes seraient ainsi pris entre les épreuves de l’incertitude et de l’obligation d’être libre qui renvoient au processus d’individuation et les épreuves de compétition et de contrôle qui correspondent à la logique de placement et de conquête statutaire. Les conduites à risque constitueraient un miroir grossissant de cette période exploratoire (Le Breton, 2010). Ces approches conduisent à insister sur la variabilité des expériences sociales et leur éclatement tout en relevant le conformisme des comportements et des parcours juvéniles. L’allongement de la jeunesse débouche sur une multiplication d’états intermédiaires, entre dépendance et indépendance (Cicchelli, 2001 ; Van de Velde, 2008), et sur une transformation des processus de construction identitaire. Le repérage d’une variété de figures de la jeunesse, allant jusqu’à introduire celle du « jeune adulte » (Cicchelli, 2001), entérine ce constat. Cette configuration générale se traduit différemment en fonction des milieux sociaux, les capacités à mobiliser des ressources pour faire face aux injonctions sociales accentuant les différences entre les jeunes.

Trois figures de la vulnérabilité chez les jeunes

14Si les éléments décrits précédemment mettent en évidence le fait que la jeunesse est un âge au cours duquel les transformations favorisent globalement l’émergence de situations de vulnérabilité, ils mettent en évidence également l’influence des normes statutaires. Il est alors possible en rétrécissant la focale de tenter de repérer des situations où se dessineraient de manière plus précise des situations de vulnérabilité. Là encore, les travaux sur la jeunesse offrent des pistes de réflexion. En prenant en compte les éléments précédemment présentés – la scolarisation dans la perspective d’obtenir un diplôme nécessaire à l’insertion professionnelle, la dépendance familiale et la construction identitaire – et en recherchant les situations où se repèrent des difficultés à s’y inscrire individuellement ou à les agencer, il est possible d’isoler dans la littérature sociologique des figures de la vulnérabilité chez les jeunes [1]. Ces figures n’ont pas été pensées dans cette perspective mais elles renvoient à des états ou à des processus qui correspondent à ceux identifiés au sujet de la vulnérabilité. Le fait qu’elles ne constituent pas des idéaux-types issus d’une recherche conduit à une certaine porosité entre elles, voire, dans une perspective synchronique, à un recouvrement, et dans une perspective diachronique, à un enchaînement. La première, celle des « vaincus » rappelle le rôle de l’expérience scolaire et les conséquences de l’échec scolaire, la seconde, celle des « galériens » souligne les effets conjugués de l’échec scolaire et de l’assignation territoriale, et la troisième, celle des « errants », insiste davantage sur les ruptures familiales.

Les « vaincus »

15La figure des vaincus se présente comme la première figure de la vulnérabilité chez les jeunes. Structurée autour de l’expérience scolaire, elle renvoie aux conséquences sur les individus de l’existence du principe d’égalité des chances adossé à une logique méritocratique et au poids de la trajectoire scolaire dans les parcours juvéniles. Le système scolaire permet aux individus d’accéder sans conditions à l’école tout en les inscrivant en son sein dans un système de compétition reposant sur des normes cognitives et comportementales, le métier d’élève, et valorisant le mérite individuel (Dubet, 2004a ; Duru-Bellat, 2009). Il joue ainsi un rôle central dans la sélection des individus tout en leur faisant endosser la responsabilité de leurs résultats. Si une démocratisation quantitative, en termes de flux d’entrée, a été rendue possible, elle s’est accompagnée d’une démocratisation ségrégative qui conduit les individus à ne pas accéder aux mêmes parcours scolaires (Merle, 2002). Les figures du « vaincu », du « perdant » ou du « décrocheur » constituent l’envers du décor de l’école démocratique et mettent en lumière sa « cruauté ». Les individus ne connaissent pas seulement une suite d’échecs pouvant déboucher sur une sortie du système scolaire sans qualification, ils vivent également l’expérience de « l’humiliation de la défaite », intériorisent « un sentiment de médiocrité » et sont l’objet de mépris (Dubet, 2004a). La logique méritocratique les oblige à assumer les conséquences de leur échec, ce qui fragilise leur estime d’eux-mêmes et les conduit à se réfugier dans des situations oscillant entre l’« exit » – le retrait silencieux ou la dépression – et la « voice » – la violence à l’égard de l’école, des enseignants ou de leurs camarades (Dubet, 2004b). Quelles que soient les raisons de l’échec, de l’abandon ou du décrochage scolaires, les vaincus traversent en négatif les épreuves d’investissement et d’individualisation et échouent à accumuler les attributs nécessaires à l’entrée dans la vie adulte. L’exigence de qualification imposée par la logique statutaire oriente leur trajectoire à long terme. L’absence de diplôme, même si elle résulte de parcours scolaires relativement hétérogènes, a non seulement des conséquences sur l’insertion sociale et professionnelle mais est également difficile à compenser (Bouhia et. al., 2011 ; Eckert, Mora, 2008). Elle freine la décohabitation familiale et, lorsque celle-ci advient, les jeunes, en particulier s’ils sont chômeurs ou inactifs non-étudiants, connaissent des conditions de vie plus difficiles (Jauneau, 2007). Les vaincus construisent leur expérience sociale en opposition aux mondes scolaire et professionnel et éprouvent un sentiment d’échec personnel.

Les « galériens »

16La seconde figure, celle des galériens, comporte des points communs avec la précédente mais elle est construite en référence aux territoires urbains et, en particulier, aux jeunes des cités. L’entrée par le lieu et le type de résidence conduit à lire l’expérience sociale différemment car elle introduit la question de l’inscription sociale et territoriale et du lien entre ces deux dimensions et, par conséquent, celle de la mobilité, c’est-à-dire en sortir, y rester, y être enfermé. Dans la réflexion sur la vulnérabilité, cette dimension est importante. En effet, Zygmunt Bauman (1999) souligne que l’attachement au sol, à savoir l’impossibilité ou la difficulté d’être mobile, est un facteur de vulnérabilité sociale. La cité ou le quartier sont des formes d’attachement au sol (Dubet, 1987 ; Marlière, 2005), tout comme peut l’être le milieu rural pour les jeunes y résidant (Renahy, 2005), mais aussi des espaces d’attachement social, en particulier pour les classes populaires. La figure des galériens fait directement référence à l’expérience sociale analysée par François Dubet (1987), celle de la « galère », mais aussi à la typologie établie par Éric Marlière (2005, 2011) dans son étude des parcours scolaires et professionnels, des sociabilités juvéniles et des usages de la cité. La galère est le résultat d’une intégration négative de la jeunesse issue du monde ouvrier. Elle renvoie à des expériences éclatées, diluées et confuses pour les jeunes, structurées autour d’une exclusion des formes légitimes d’inscription institutionnelle, telles que l’école et l’emploi, d’une délinquance environnante mais plus ou moins pratiquée, de réseaux familiaux et sociaux fragiles, le tout dans un espace social paraissant désorganisé, voire anomique. Elle génère une rage résultant du sentiment d’échouer à se conformer aux normes d’intégration et débouchant sur la contestation de leur pertinence et sur l’adoption de comportements déviants plus immédiatement accessibles. La galère n’est pas nécessairement un état commun aux jeunes des cités, d’autres formes d’expérience sociale pouvant se construire dans ces espaces sociaux. Éric Marlière repère ainsi des trajectoires multiples structurées autour de dynamiques propres, dont celle des galériens. Ces derniers ont le plus souvent connu l’échec scolaire, peinent à s’insérer dans le monde du travail et vivent de petits trafics et d’aides sociales. Inquiets sur leur avenir, ils ont tendance à occuper l’espace résidentiel et à en faire un support identitaire. Ils se distinguent d’un côté des « délinquants » qui ont également connu l’échec et la relégation dans les filières professionnelles mais qui sont désormais inscrits dans une sociabilité déviante, et, de l’autre, des « jeunes en voie d’insertion » et des « invisibles » qui optent davantage pour des logiques de conquête statutaire et qui cherchent à se distancier de la cité. Néanmoins, les galériens constituent, au même titre que les autres, un « horizon » possible pour les plus jeunes (les « postadolescents » qui sont « mi-lycéens, mi-voleurs, mi-vacataires » (Marlière, 2011, p. 53). Tout comme les vaincus, les parcours des galériens sont structurés à long terme, les voies de sortie étant limitées.

Les « errants »

17La troisième figure, celle des errants, apparaît plus difficile à circonscrire. En effet, elle renvoie à une diversité de situations de rue comme en témoignent les catégories mobilisées par les acteurs publics et, plus particulièrement, les expressions utilisées au sujet des jeunes : jeunes de la rue, jeunes en situation de rue, jeunes sans abri, jeunes sans domicile fixe, jeunes errants, jeunes fugueurs, zonards, jeunes nomades, jeunes marginaux (Parazelli, Colombo, 2004 ; Chobeaux, 1996). Si l’absence de définition précise témoigne d’une hétérogénéité des situations de rue et de leur modification permanente et rapide (Rothé, 2011), l’errance peut être considérée comme « un dispositif de mobilités, mobilités qui ne sont ni insensées (au sens d’une perte de repères spatiaux), ni désocialisées (au sens d’une absence de liens sociaux) » (Vassort, 2001). Elle s’inscrit également dans des trajectoires qui comportent certaines spécificités. Les errants ont connu ou connaissent pour la plupart une enfance difficile, ne sont pas diplômés, ce qui a des conséquences sur leur insertion professionnelle. Leur situation de rue les conduit à être déconnectés des temps sociaux normés des mondes scolaire, administratif et professionnel, à être exposés à des risques spécifiques et à adopter des conduites à risque. S’ils partagent des traits sociaux, les trajectoires et les raisons d’entrée dans la rue peuvent varier. Au-delà des normes sociales qui conduisent à considérer la rue comme n’étant pas un espace de socialisation et d’intégration adéquat pour les jeunes compte tenu de son caractère anomique (Parazelli, Colombo, 2004), l’analyse des parcours juvéniles montre que l’errance peut être tout autant la résultante d’une rupture familiale ou d’un processus de désaffiliation que d’un choix de vivre l’expérience de la rue, transformant cette expérience en rite de passage contribuant au processus d’individuation. Elle peut ainsi constituer une trappe ou une simple étape, sorte d’expérimentation de la vie et de ses limites (Le Breton, 2010). Les errants sont en effet en interaction avec leur environnement et négocient leur rapport à la rue. Ils tentent de recomposer « une famille fictive dans le milieu de la rue dans une perspective de socialisation et de protection » (Parazelli, Colombo, 2004, p. 148). Tout comme les deux figures précédentes, les errants s’inscrivent dans des trajectoires qui peuvent déboucher sur une sortie de la rue et le retour à des modes de vie plus conformes. Ces sorties s’opèrent lorsqu’ils prennent acte des limites de ce mode de vie et considèrent qu’il n’est plus en adéquation avec leurs attentes (Colombo, 2011).

18Ces trois figures constituent des illustrations de ce que recouvre la vulnérabilité juvénile. Elles ont en commun de décrire des situations accentuées où la non-possession des attributs statutaires ou relationnels reconfigure l’expérience juvénile et de montrer le poids des normes dans la construction des trajectoires juvéniles.

Conclusion

19Dans quelle mesure le recours à la notion de « vulnérabilité » est-il éclairant pour analyser la situation des jeunes ? Au terme de cette première tentative, la réponse n’est pas évidente. Cette incertitude est imputable à la plasticité de cette expression, en particulier à l’existence de définitions plus ou moins extensives, pouvant déboucher sur des lectures tout autant macro, méso que microsociales, et à la difficulté à distinguer l’état de vulnérabilité du processus, voire à repérer leurs caractéristiques respectives. Elle semble être elle-même ce qu’elle désigne, à savoir une notion flottante, d’entre-deux, permettant de classer des populations ou des situations ou d’identifier des processus inclassables par ailleurs. Mobilisée pour analyser les questions de jeunesse, la vulnérabilité permet surtout de requalifier des phénomènes déjà repérés par ailleurs. Ainsi, les analyses des conséquences de l’allongement de la jeunesse, bien qu’elles ne s’y réfèrent pas directement, mettent en évidence des états, des situations ou des processus de vulnérabilité qui semblent s’accentuer actuellement mais qui sont aussi considérés comme inhérents à cet âge de la vie. Il en est de même des trois figures proposées. Par conséquent, cette notion se présente principalement comme un prisme de lecture qui permet de confronter ou d’agréger des analyses effectuées séparément et de repérer les saillances des expériences et des parcours juvéniles.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Voir également Goyette, Pontbriand, Bellot (2011) sur les jeunes en difficulté.
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