Couverture de AGORA_059

Article de revue

La mixité à l'épreuve des loisirs des jeunes dans trois communes de Gironde

Pages 79 à 91

Notes

  • [1]
    Étude financée par le conseil régional d’Aquitaine sous la forme d’une allocation de thèse sur trois ans, cofinancée par le conseil général de la Gironde et trois communes de l’agglomération de Bordeaux.
  • [2]
    Au sens de « ville ».
  • [3]
    Accueil de loisirs sans hébergement.
  • [4]
    Définis le plus souvent par leur appartenance à une classe sociale ou, de façon de plus en plus prégnante, par leur origine ou leur ethnicité.
  • [5]
    Peuplées de 16 000 à 23 000 habitants.
  • [6]
    Les premiers résultats de l’étude portent sur 35 sections sportives associatives et sur les offres sportives municipales (école de sport, animations sportives), 4 médiathèques, 2 écoles municipales de musique et danse, 17 associations artistiques et culturelles (hip-hop, théâtre, musiques amplifiées…), 8 accueils de loisirs sans hébergement, 6 accueils de jeunes (maison des jeunes et de la culture, centres sociaux, maisons de quartier). Cela représente sur les 3 communes, 12 000 pratiquant(e)s âgé(e)s de 8 à 20 ans, toutes activités confondues sur une année entière de fréquentation.
  • [7]
    F. et C. dans le texte.
  • [8]
    Agence nationale pour la rénovation urbaine.
  • [9]
    Commune de B.
  • [10]
    École municipale de découverte du sport, activités sportives à l’école, vacances sportives…
  • [11]
    Les filles et les garçons sont en effet séparés lors des entraînements et des compétitions.
  • [12]
    C’est-à-dire de pratiques dans lesquelles les filles et les garçons jouent ensemble, font partie de la même équipe.
  • [13]
    Commune de B.
  • [14]
    À ce jour, les résultats connus et cumulés concernent principalement trois médiathèques, deux écoles de musique, les associations et les activités hip-hop, théâtre, danse, musiques amplifiées/actuelles des trois communes.
  • [15]
    Dans la commune de B., les pratiques de musiques amplifiées et/ou de musiques actuelles encadrées par un animateur musical comptabilisent 19 garçons (de plus de 14 ans) et 1 fille, et le lieu de répétition « autogéré » 37 garçons et 2 filles de plus de 16 ans.
  • [16]
    À l’exception notable des ateliers de danse hip-hop qui sont repérés, dans les trois communes, comme une proposition qui permet le retour des filles dans des structures uniquement masculines.
  • [17]
    Voir le rapport de Reine Prat, « Mission ÉgalitéS », ministère de la Culture et de la Communication, mai 2006, PDF téléchargeable à l’adresse www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/prat/egalites.pdf
  • [18]
    Le rappeur Orelsan, le groupe Sexion d’assaut…
  • [19]
    Dans la commune de F.
  • [20]
    20. Ce qui peut avoir comme effet pervers de légitimer le loisir pour les femmes en faisant le lien avec leur statut de mère. C’est également vrai pour les jeunes filles à qui on permet d’aller au centre, souvent avec leur mère, pour faire leurs devoirs et/ou pour accompagner leurs frères et leurs sœurs plus jeunes.
  • [21]
    15,3 % des femmes entre 20 et 24 ans ont déclaré avoir subi des violences conjugales au cours des douze derniers mois (Jaspard, 2003).
  • [22]
    L’ouvrage de Judith Butler Gender Trouble a été écrit en 1990 et traduit dans sa version française en 2005, soit quinze ans après.

1Cet article fait état d’une recherche en cours intitulée « Mixité, parité, genre, égalité hommes-femmes et lutte contre les discriminations dans les politiques publiques, les espaces et les équipements publics destinés aux loisirs des jeunes [1] ».À partir de ce travail de terrain, toujours encadré par des outils d’objectivation du social (entretiens, questionnaires, diagnostics partagés), et selon un angle de vue orienté, j’ai posé un regard particulier sur la place des femmes (et celle des hommes, en miroir) dans les problématiques sociales et l’organisation politique. C’est l’opportunité d’un travail de thèse qui m’a conduite à prendre un recul supplémentaire, nécessaire à la compréhension des rapports sociaux de sexe tels qu’ils se jouent dans les lieux d’engagement de la politique publique, les approches budgétaires, la vie associative, les services municipaux. Les domaines de l’éducation, du travail, de l’emploi, de la vie domestique, de la vie familiale, du couple, de la violence sont encore fortement empreints du genre, système normé basé sur des codes appris et respectés conformes à la valence différentielle des sexes (Héritier, 2009). J’ai choisi de centrer ma recherche sur les équipements et les espaces publics destinés aux loisirs des jeunes ; cela m’a semblé constituer une entrée privilégiée pour observer et analyser les mécanismes de reproduction des stéréotypes de sexe ainsi que l’installation progressive et performante des rôles sexués dans notre société.

2La place des femmes et des jeunes filles dans la cité [2] pendant les temps de loisirs est révélatrice du degré d’émancipation des femmes dans notre société moderne et égalitaire. Qu’y a-t-il de plus « libre » que le choix d’une activité de loisir ? Mais alors que se cache-t-il derrière une répartition sexuée dans les loisirs des adolescent(e)s ?

3L’article propose d’aborder le sujet en trois temps : une contextualisation théorique et une démarche méthodologique, un tableau statistique de la fréquentation accompagné de pistes d’analyse, et enfin une conclusion sous forme de discussion.

Contexte théorique et méthodologique

4Trop souvent, la question de la mixité est rapportée à la notion de mixité sociale et/ou ethnique, culturelle ; or le terme « mixité » désigne dans son premier sens le mélange des filles et des garçons. Décrétée en 1975, elle concerne les établissements scolaires et fait l’objet d’un constat de rentabilité, notamment dans le monde rural où l’entretien des écoles de filles et des écoles de garçons est trop coûteux. La mixité, au sens que lui donne Geneviève Fraisse, agit comme un « mélange » (Fraisse, 2006). Elle est la condition indispensable à la remise en cause des stéréotypes et des assignations de genre ; mais elle n’est pas suffisante. L’évidence du mélange ne garantit pas l’égalité. Les femmes et les hommes se côtoient (dans le bus, dans la rue, au centre commercial…), les filles et les garçons sont éduqués ensemble (à l’école, à la crèche, au centre de loisirs…), et, pourtant, les inégalités demeurent : les hommes occupent toujours davantage l’espace public que les femmes, plus présentes à la maison, les garçons jouent au centre de la cour de récréation et s’accaparent l’espace récréatif, alors que les filles sont en bordure…

5Pourquoi s’intéresser aux loisirs des adolescent(e)s ? Parce qu’ils interrogent la jeunesse dans un autre temps que celui de la famille et de l’école, et une autre dimension que celle de l’individualité de l’adolescent dans sa construction identitaire. Le temps des loisirs favorise la construction de la subjectivité à la faveur des premiers moments d’autonomie et de liberté. Il permet un « vivre-ensemble » entre pairs dans un contexte moins soumis au regard des adultes référents (les parents), moins contraint que l’espace de l’Éducation nationale, et où l’animateur ou l’animatrice apparaît davantage comme « un autre » adulte.

6Le loisir (généraliste, sportif, culturel) porte en soi l’idée d’un processus, passage du loisir « mode de garde » à un loisir a priori choisi pour se détendre, se divertir ou se développer (Dumazedier, 1988). Dans ce processus éducatif qui amène les jeunes filles et les jeunes garçons à une liberté plus grande, trois dimensions « infléchissent » le choix d’un loisir. La dimension parentale conditionne le moment où l’enfant gagne en autonomie et où la contrainte de la garde « sécurisée » avec encadrement à la journée (en ALSH [3] par exemple) s’efface au profit d’une activité choisie par l’enfant. L’offre et l’organisation de cette offre (importante dan sles zones urbaines) sont également centrales dans l’espace des loisirs. Mais surtout, le temps du loisir choisi coïncide souvent avec l’entrée au collège qui consacre l’importance croissante du groupe de pairs et la distinction sexuée entre filles et garçons.

7Lors de l’entrée au collège, on constate une faible présence des filles dans les activités de loisirs. J’emploie à dessein, pour décrire ce phénomène, le terme de « décrochage » emprunté aux sciences de l’éducation (Millet, Thin, 2005) car le phénomène observé semble en tout point comparable à celui qui amène certains enfants à cesser tout travail scolaire et/ou à abandonner l’école, sous l’effet d’un désintérêt de plus en plus grand et du découragement. Il n’est pas anodin de remarquer que le décrochage scolaire est très majoritairement le fait des garçons (Millet, Thin, 2005). Dans les loisirs c’est l’inverse. Si l’on considère que la jeunesse est un moment privilégié de la construction vers une affirmation identitaire (Galland, 2009) et que les loisirs des jeunes sont décisifs dans leur transition vers l’âge adulte (Mayol, 1997), le décrochage massif des filles apparaît comme un phénomène préoccupant, d’autant plus s’il s’avère qu’il est occulté par la neutralité du récit sur les « jeunes [4] ».

8L’explication est peut-être à chercher dans une approche innovante de la jeunesse mettant la « variable » genre au cœur du processus de passage de l’enfance à l’âge adulte. Il demeure visiblement une « distinction » filles/garçons au-delà de l’habitus tel que le définit Pierre Bourdieu dans le choix du loisir.

9L’étude pose trois questions « centrales » : les loisirs des 8-20 ans sont-ils mixtes ? Dans quelle mesure la pratique d’une activité relève-t-elle d’un libre choix qui implique donc un cadre égalitaire (au sens de l’égal accès) ? Comment et pourquoi l’espace des loisirs des adolescent(e)s participe-t-il de la reproduction des stéréotypes sexués et de la domination masculine ?

Méthodologie de l’enquête

10La méthodologie suivie pour mener cette étude est la construction d’une réponse à l’argumentaire le plus souvent mis en avant lorsque l’on évoque la place des filles dans le loisir, à savoir : « Elles font du sport, elles sont présentes au même titre que les garçons sur les espaces de loisirs, nous sommes dans un pays d’égalité et même si les filles sont moins présentes dans les espaces publics c’est qu’elles préfèrent faire leurs devoirs, d’ailleurs elles réussissent mieux à l’école. »

11La première démarche est donc quantitative pour mesurer et interroger la mixité des espaces et des équipements des loisirs des jeunes. Dans ce sens, la recherche propose une photographie des usages. Qui fait quoi, qui va où, à quel moment, à quelle fréquence et dans quelle condition de mixité ? Trois communes [5] ont fait l’objet d’une monographie de la fréquentation des loisirs à destination des 8-20 ans [6]. Le choix a été de tempérer et/ou de nuancer l’influence des variables milieu culturel et milieu social au profit de l’appartenance à un sexe (ou plus exactement au genre). C’est pourquoi, deux communes [7] étudiées sont des territoires communément appelés « banlieues », au sens de quartiers « sensibles ». Elles sont situées sur la rive droite de l’agglomération de Bordeaux (Hauts de Garonne), territoire qui cumule à lui seul 12 500 logements sociaux (soit un cinquième du patrimoine de la communauté urbaine pour un dizième de la population de la CU de Bordeaux). Elles comprennent des quartiers classés en politique de la ville, en contrat urbain de cohésion sociale et bénéficient d’un programme de renouvellement urbain dans le cadre de l’ANRU [8]. La troisième commune [9] qualifiée de « territoire en milieu protégé/privilégié » est située sur la rive gauche de la CU bordelaise. Toutes les trois sont dotées d’équipements de loisirs pour les jeunes : sports (municipaux et en club), culture (médiathèques, salles de spectacle), pratiques artistiques (écoles de musique, associations), jeunesse (accueil de loisirs sans hébergement, maisons des jeunes), et d’animation globale (centres sociaux).

12Une démarche qualitative vient interroger, en complément, l’égal accès et mesurer les stéréotypes des discours : travaux d’observation à partir d’échantillons de « publics », observation d’équipements présentant un intérêt spécifique sous l’angle de la mixité (uniquement masculin, uniquement féminin, mixte), observation des flux et des usages par sexe, entretiens de groupes de jeunes filles et garçons.

13De plus, la démarche appelée « gender planning » avec études d’organigrammes et entretiens avec les élu(e)s, les décideurs, des aménageurs… complète le dispositif méthodologique par le biais d’une analyse du discours et d’un regard sur la gouvernance.

La fréquentation des équipements et des espaces de loisirs, premiers résultats et pistes d’analyse

14L’étude quantitative se veut exhaustive. Elle couvre et recense les pratiques par sexe dans tous les champs de l’activité et/ou du loisir jeune. Dans le texte, l’égalité s’entend au sens d’égal traitement. Elle n’est pas l’interchangeabilité, ni même une égalité en tout point entre les êtres humains. L’égalité est la possibilité, dans tous les domaines des activités humaines (professionnelles, sociales, domestiques, politiques…), d’accéder à l’ensemble de l’offre publique/sociale, en dehors de toute considération liée à la naissance biologique femme ou homme et de tout stéréotype attaché à cette naissance.

Le champ du sport : des inégalités dans la pratique

15En ce qui concerne les pratiques sportives, les filles représentent 30 % des effectifs en moyenne sur les trois communes étudiées. Dans le cadre d’activités sportives proposées par les municipalités [10], les pratiques dites « féminines » (gymnastique, équitation) accueillent des garçons, alors que les pratiques dites « masculines » (football, boxe, rugby) ne sont pas fréquentées par les filles. Lorsque les pratiques en club (secteur associatif) sont clairement non mixtes, la tendance est au renforcement de la présence des garçons et à une hiérarchisation des sexes valorisant et encourageant la pratique masculine. Parmi les clubs, le football et le rugby totalisent 898 licenciés exclusivement masculins, alors que le twirling bâton, le twirling danse et la gymnastique sportive n’accueillent au total que 440 licenciées.

16Les activités qui enregistrent une fréquentation à peu près égale des filles et des garçons sont bien souvent des pratiques où les sexes sont séparés [11] (natation et athlétisme). Dans tous les clubs, il n’y a plus de pratique mixte sportive [12] à partir de l’âge de 12 ans.

17L’inégalité des pratiques dans le sport est visible dès le plus jeune âge, la catégorie des 6-12 ans comptabilise, pour un club omnisport étudié [13] par tranche d’âge, une proportion de 37 % de filles pour 63 % de garçons. Le passage au niveau supérieur qui marque une séparation des sexes complète (avec des sections féminines et des sections masculines) engage également le processus de décrochage d’une pratique sportive encadrée, puisque cela représente cinq fois moins de licencié(e)s (filles et garçons confondus) sur l’ensemble des clubs. Cependant, les garçons vont réinvestir massivement les espaces publics sportifs, de type gymnase ouvert, terrain en accès libre, city stade, skate parc, dans lesquels on ne compte plus alors quasiment aucune pratiquantes, les filles étant au mieux spectatrices.

Du côté des pratiques artistiques [14] : une fréquentation mixte qui cache des pratiques différentes en fonction du sexe

18Le champ des pratiques artistiques semble montrer, au premier abord, une plus grande mixité. Les écoles de musique inscrivent autant (mais pas plus) de filles que de garçons. Mais une analyse plus fine des pratiques montre que les filles et les garçons se répartissent selon le type d’instrument pratiqué : batterie et percussions, guitare électrique et saxophone sont nettement des domaines masculins, tandis que le piano et le violon se révèlent être des instruments féminins. Les écoles de danse sont exclusivement fréquentées par des filles, bien que l’offre s’adresse aussi aux garçons. Le passage au collège est un moment charnière pour la pratique de la danse. Les écoles accusent une baisse de fréquentation progressive et très importante des filles entre 12 et 15 ans, baisse plus importante en proportion que celle des activités sportives non mixtes masculines.

19De plus, les garçons continuent d’investir l’espace public par l’adoption d’une pratique « libre » de leurs loisirs culturels ou artistiques, souvent dans le secteur désigné par l’appellation générique de « cultures urbaines » (rock et autres musiques actuelles, danse hip-hop, graff… [15] ). L’analyse d’une cohorte de filles et de garçons du même âge montre le décrochage des filles dans les activités musique et danse [16] à l’entrée en sixième, puis pendant le temps du collège. Contrairement aux filles, les garçons réinvestissent l’offre publique des loisirs dans des lieux et des équipements qui leur sont implicitement consacrés, à l’image de la production et de la médiatisation des artistes, très majoritairement des hommes [17]. Ce sont les lieux de répétition des musiques actuelles qui sont particulièrement visés et valorisés (financements publics, création de salles…). Certains auteurs ont montré comment ces espaces de pratiques favorisent un entre-soi masculin dans lequel se développe l’usage de codes virilistes surinvestis (textes et tags sexistes, dessins de phallus, discours homophobes [18] ), ce qui renforce les difficultés pour les filles de trouver une place dans ces lieux publics et subventionnés par la collectivité (Raibaud, 2005).

Espaces jeunesse : à partir du collège, des lieux d’accueil très masculins

20Les espaces jeunesse comprennent les équipements identifiés tels que maisons des jeunes, maisons des jeunes et de la culture (MJC), espaces d’accueil généraliste avec un secteur jeunesse, centres sociaux, maisons de quartier, chaque structure ayant son histoire qui explique son implantation dans tel ou tel quartier (Augustin, Gillet, 2000). Ce qui est commun, c’est le mode d’accueil en accès libre, sans déjeuner, avec trois types de prise en charge : la fréquentation libre de la structure avec animations sur place, lieu de rencontre, discussions (accueil informel), l’inscription sur des sorties (patinoire, cinéma, laser parc…), l’inscription sur des séjours plus ou moins longs souvent construits par les jeunes eux-mêmes avec les animateurs.

21À 12 ans, les filles sont un peu plus nombreuses que les garçons à fréquenter les ALSH. C’est à 13 ans, au passage des ALSH vers un accueil de type « maison des jeunes » que les filles décrochent (moins 15 % par rapport aux garçons), et ce chiffre continue de croître les années suivantes. On observe donc que c’est le passage d’un loisir en mode « garde » (comme le centre de loisirs) à un accueil de loisirs en accès libre (le loisir « pour soi »), parallèle au passage de l’école primaire au collège, qui marque le retrait progressif des filles. Cette disparition des filles peut être facilitée par le choix des activités proposées et acceptées par les jeunes, et qui reflètent le plus souvent les « goûts » du public majoritaire, en l’occurrence des garçons (laser parc, karting, spectacles sportifs, jeux vidéo…). Mais en y regardant de plus près, c’est également dans l’organisation professionnelle de ces espaces que peut se trouver une réponse à la non-fréquentation des filles.

La division sexuée du travail, une des explications possibles au décrochage des filles

22Dans les trois communes, on observe une cohabitation de structures municipales et de structures associatives conventionnées, qui emploient des animateurs et des animatrices aux statuts et aux parcours de formation proches. Les organigrammes municipaux et associatifs révèlent une division sexuée du travail dans l’animation (Bacou, 2004, 2010) : animatrices pour les jeunes enfants et les pratiques artistiques, animateurs pour les plus grands et les jeunes (dont on a dit qu’ils étaient majoritairement des garçons) et les activités sportives ou culturelles spécialisées (cultures urbaines). Ces organigrammes montrent aussi une hiérarchisation des fonctions qui confie les responsabilités des services aux hommes, dans un milieu professionnel caractérisé par la précarisation et la féminisation des métiers de l’animation (Lebon, 2009). Les politiques spécifiques mises en place dans les années 1990 par les collectivités en direction des quartiers sensibles (politiques de la ville) tendent à renforcer cette division sexuée du travail dans les loisirs. L’organisation du service Sports Jeunesse Citoyenneté de la commune de F. en est un exemple frappant. Il n’y a pratiquement que des hommes « sur le terrain » pour la jeunesse et le sport (direction et sous-direction de service ; directions de structures et animateurs titulaires). Le secrétariat est exclusivement féminin, les seules femmes présentes à des postes « à responsabilité » sont les deux sous-directrices des ALSH. Pour le personnel non titulaire (majoritaire), les vacations de femmes s’effectuent dans les ALSH (aux niveaux de la maternelle et du primaire), celles des hommes dans les maisons des jeunes. A contrario, les centres sociaux, structures associatives à vocation d’animation globale, emploient plus de salariées femmes et comptent plus de bénévoles femmes (chiffres cumulés). On constate ainsi [19] que les actions partant des centres sociaux génèrent de l’activité féminine alors que les actions municipales du secteur de l’adolescence génèrent de l’activité masculine (dans un contexte de non-mixité ou faible mixité, en moyenne plus de 80 % de garçons). Les centres sociaux offrent aux femmes, et en particulier aux mères, la possibilité de se retrouver entre elles pendant que les enfants sont pris en charge dans le cadre d’activités périscolaires [20].

23D’autres espaces, majoritaires dans les trois communes, tendent à une homogénéisation des publics : le décrochage des filles transforme le plus souvent les maisons de quartier, centres d’animation et maisons de jeunes en lieux spécifiques d’accueil des jeunes hommes, ce qui n’est pas sans poser des problèmes. En effet, au regard des parents, la structure jeune devient alors un lieu qu’une fille ne doit pas fréquenter et, dans le propre fonctionnement de la structure, le rapport de force est instauré. Le témoignage d’une animatrice en centre social (Maruéjouls, 2006) nous éclaire :

24

« Seulement, on remarque, qu’après l’âge de 13 ans, seuls les garçons sont présents dans le quartier et profitent des activités proposées, alors que les filles, elles, sont invisibles. La visibilité des garçons montre que le quartier et certaines structures sont sous l’emprise de la population masculine. En effet, les garçons (préadolescents et adolescents) usent de tout l’espace : on peut les rencontrer à l’entrée des immeubles, sur le city stade, sur l’espace vert servant de terrain de sport ou encore faisant du skate ou du vélo. […] Cela se traduit par l’interdiction pour les filles de fréquenter certaines structures qui sont le “fief” des garçons. Les garçons s’enferment d’autant plus dans leur monde masculin qu’ils en excluent les filles. […] On assiste à des violences verbales passées dans le langage courant et qui éloignent les deux sexes l’un de l’autre. Les filles, elles, sont surtout présentes au centre social jusqu’à l’âge de 13 ans. Passé cet âge, nous les retrouvons uniquement lors de l’accompagnement scolaire : elles ne participent plus aux activités. Les garçons, eux, ont fait de la maison des jeunes leur “QG”. Cette structure connaît une omniprésence des garçons et les filles n’osent pas y aller. […] Par conséquent, cette structure est devenue un lieu masculin où les activités sont adaptées à ce public et où les adolescentes ne sont pas reconnues. Elles ne s’approprient pas ce lieu et n’ont donc pas d’espace. »

25Ces espaces dédiés aux jeunes (12-17 ans) se disent neutres mais sont en fait des espaces masculins. Les considérer comme tels permet de travailler sur l’hypothèse de la (non-)mixité, dans le sens de l’éducation ensemble des filles et des garçons. D’abord parce que le lieu offre la possibilité de dépasser l’argument essentialiste de la participation fille et garçon. Ce serait l’idée (souvent avancée dans le sport) qu’il existe une nature, des différences biologiques qui ne rendent pas possible la pratique mixte. La maison des jeunes ne propose pas a priori des activités qui nécessitent de la force physique, ni ne fait appel à des dispositions naturelles qui de fait excluraient les filles. De plus, les projets pédagogiques des structures axent l’intervention sur l’autonomie des jeunes, sur la prise de responsabilités dans la construction de leurs loisirs, souvent aussi sur le principe de mixité sociale et/ou culturelle. C’est un lieu pour eux (et pour elles) qui s’appuie fortement sur les valeurs de l’éducation populaire. C’est donc le cadre idéal d’observation des pratiques filles/garçons, sauf que l’on y trouve encore trop peu (ou pas) de filles. C’est ici que se pose avec force le décrochage de l’espace public des filles.

Conclusion. De la domination masculine sur les espaces et équipements de loisirs des jeunes

26Nous remarquons que l’offre de loisirs subventionnée s’adresse en moyenne à deux fois plus de garçons que de filles. Ce constat révèle une faible mixité dans les espaces et équipements des jeunes et pose la question de l’égal accès des filles et des garçons à ces lieux. De plus, les activités non mixtes masculines sont beaucoup plus importantes que les activités non mixtes féminines. Et la non-mixité renforce les inégalités, l’accès aux pratiques ne se rééquilibrant pas.

27Les filles disparaissent des équipements et des espaces publics destinés aux loisirs des jeunes. Elles « décrochent » à partir de l’entrée en sixième. Ce décrochage passe souvent inaperçu et se justifie (dans l’espace politique mais aussi dans le travail social) par le surinvestissement du monde scolaire par les filles et la volonté d’équilibrer la moins bonne réussite scolaire des garçons en leur permettant une expression, une réussite dans l’espace de loisirs avec un encadrement. C’est l’amorce de l’invisibilité de la question de la place des filles et finalement des filles (elles-mêmes). Ainsi, la non-mixité et le renforcement des stéréotypes sexués dans les espaces et équipements de loisirs des jeunes amorcent ou au minimum interrogent l’invisibilité (durable) des femmes dans l’espace public, perceptible tant par la faiblesse de la présence citoyenne des femmes à un niveau de responsabilité et de décision égal à celui des hommes que par leur présence « physique » dans la rue, dans les loisirs…

28D’une part, cette inégalité de « traitement » impacte le statut professionnel des femmes toujours inégal par rapport à celui des hommes, tant dans les possibilités de choix d’un métier que dans les conditions de travail. La conséquence, peut-être la moins visible, réside dans le confinement symbolique (et souvent réel) d’une majorité de femmes dans l’espace privé, espace qui peut être violent pour un nombre important de femmes, en particulier les jeunes [21].

29D’autre part, la constitution d’espaces de loisirs spécifiquement masculins entraîne la valorisation des « cultures masculines » dans un concept de performativité du genre qui est l’incessant rappel à la norme (dominante) de ce qu’est « être un garçon »/« être une fille ».

30Cette question du genre, très peu visible, voire invisible, permet d’appréhender dans une approche innovante une forme de vivre ensemble en société, mais également de mesurer une construction identitaire différenciée des femmes et des hommes. « Dans quelle mesure l’“identité” est-elle un idéal normatif plutôt qu’un fait descriptif de l’expérience ? » (Butler, 2005 [22]). Autrement dit, dans quelle mesure le fait de faire de la danse quand on est une fille relève-t-il de la performance du genre (« une fille ça danse, une fille ça ne fait pas du rugby »), de la conformité à ce que l’on attend d’une activité « fille » plutôt que d’un choix libre ?

31À la problématique du genre pris comme sexe social mais aussi sexe culturel s’ajoute la notion de pouvoir dans la pensée féministe critique (Delphy, 2008). La transformation d’une dimorphie biologique en un système social (Goffman, 2002), basé sur un apprentissage culturel différencié (« performativité du genre », Butler, 2005) impose l’évidence acceptée par (presque) tou(te)s selon laquelle les relations hommes/ femmes sont hiérarchisées dans le sens de la domination masculine : c’est cette matrice de pensée que nous retrouvons tout au long de notre étude sur les équipements et espaces de loisirs des jeunes. C’est également elle qui nous amène à définir une gouvernance par le genre comme une catégorie d’action publique œuvrant pour la mixité, l’égalité des sexes et l’élucidation des rapports sociaux de sexe. Parce qu’au delà de la question de l’identité, du choix libre ou « contextualisé », orienté, c’est bien la confrontation des usages et des projets de ces équipements qui est posée. Une analyse sous l’angle du genre offre une perspective qui réinterroge le projet politique de ces équipements et les effets produits, induits ou pervers, sur le territoire. Finalement que créait-on dans l’organisation publique des loisirs des jeunes ? Comment changer les usages ? Que dire d’une socialisation des jeunes non mixte ou peu mixte et de ses conséquences sur les relations femmes/ hommes ?

Bibliographie

Bibliographie

  • Augustin J.-P., Gillet J.-C., L’animation professionnelle. Histoire, acteurs, enjeux, L’Harmattan, coll. « Débats jeunesses », Paris, 2000.
  • Bacou M., « La mixité sexuée dans l’animation », Agora débats/ jeunesses,« Animateurs : formations, compétences et valeurs », n° 36, 2004, pp. 68-74.
  • Bacou M., « Parcours sexués et processus de professionnalisation dans les métiers de l’animation en accueils de loisirs », thèse de doctorat de sociologie sous la direction de Nicky Le Feuvre, université Toulouse-II-Le-Mirail, 2010.
  • Bourdieu P., La domination masculine, Le Seuil, coll. « Liber », Paris, 1998.
  • Butler J., Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, coll. « La découverte poche. Sciences humaines et sociales », Paris, 2005.
  • Delphy C., Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, La Fabrique, Paris, 2008.
  • Di Meo G., Géographie sociale et territoires, Nathan, Paris, 1998.
  • Dumazedier J., Révolution culturelle du temps libre 1968-1988, Méridiens-Klincksieck, coll. « Sociétés », Paris, 1988.
  • Fraisse G., Le mélange des sexes, Gallimard Jeunesse Giboulées, coll. « Chouettes ! Penser », 2006.
  • Galand O., Les jeunes, La Découverte, coll. « Repères. Sociologie », Paris, 2009.
  • Goffman E., L’arrangement des sexes, La Dispute, coll. « Le genre du monde », Paris, 2002 (1re éd. 1977).
  • Héritier F., Une pensée en mouvement, Odile Jacob, coll. « Sciences humaines », Paris, 2009.
  • Jaspard M., Les violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, La Documentation française, coll. « Droits des femmes », Paris, 2003.
  • Lebon F., Les animateurs socioculturels, La Découverte, coll. « Repères. Sociologie », Paris, 2009.
  • Maruéjouls É., « Loisirs des jeunes dans le secteur public : comment éviter l’exclusion des filles ? », in Gillet J.-C., Raibaud Y. (dir.), Mixité, parité, genre dans les métiers de l’animation, L’Harmattan, Paris, 2006, pp. 115-122.
  • Mayol P., Les enfants de la liberté, L’Harmattan, coll. « Débats jeunesses », Paris, 1997.
  • Millet M., Thin D., Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », Paris, 2005.
  • Raibaud Y., « Des lieux construits par le genre, les équipements des musiques amplifiées », Géographie et cultures, n° 54, décembre 2005, pp. 53-70.
  • Vigneron C., « Les inégalités de réussite en EPS entre filles et garçons : déterminisme biologique ou fabrication scolaire ? », Revue française de pédagogie, n° 154, janvier-février-mars 2006, pp. 111-124.

Notes

  • [1]
    Étude financée par le conseil régional d’Aquitaine sous la forme d’une allocation de thèse sur trois ans, cofinancée par le conseil général de la Gironde et trois communes de l’agglomération de Bordeaux.
  • [2]
    Au sens de « ville ».
  • [3]
    Accueil de loisirs sans hébergement.
  • [4]
    Définis le plus souvent par leur appartenance à une classe sociale ou, de façon de plus en plus prégnante, par leur origine ou leur ethnicité.
  • [5]
    Peuplées de 16 000 à 23 000 habitants.
  • [6]
    Les premiers résultats de l’étude portent sur 35 sections sportives associatives et sur les offres sportives municipales (école de sport, animations sportives), 4 médiathèques, 2 écoles municipales de musique et danse, 17 associations artistiques et culturelles (hip-hop, théâtre, musiques amplifiées…), 8 accueils de loisirs sans hébergement, 6 accueils de jeunes (maison des jeunes et de la culture, centres sociaux, maisons de quartier). Cela représente sur les 3 communes, 12 000 pratiquant(e)s âgé(e)s de 8 à 20 ans, toutes activités confondues sur une année entière de fréquentation.
  • [7]
    F. et C. dans le texte.
  • [8]
    Agence nationale pour la rénovation urbaine.
  • [9]
    Commune de B.
  • [10]
    École municipale de découverte du sport, activités sportives à l’école, vacances sportives…
  • [11]
    Les filles et les garçons sont en effet séparés lors des entraînements et des compétitions.
  • [12]
    C’est-à-dire de pratiques dans lesquelles les filles et les garçons jouent ensemble, font partie de la même équipe.
  • [13]
    Commune de B.
  • [14]
    À ce jour, les résultats connus et cumulés concernent principalement trois médiathèques, deux écoles de musique, les associations et les activités hip-hop, théâtre, danse, musiques amplifiées/actuelles des trois communes.
  • [15]
    Dans la commune de B., les pratiques de musiques amplifiées et/ou de musiques actuelles encadrées par un animateur musical comptabilisent 19 garçons (de plus de 14 ans) et 1 fille, et le lieu de répétition « autogéré » 37 garçons et 2 filles de plus de 16 ans.
  • [16]
    À l’exception notable des ateliers de danse hip-hop qui sont repérés, dans les trois communes, comme une proposition qui permet le retour des filles dans des structures uniquement masculines.
  • [17]
    Voir le rapport de Reine Prat, « Mission ÉgalitéS », ministère de la Culture et de la Communication, mai 2006, PDF téléchargeable à l’adresse www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/prat/egalites.pdf
  • [18]
    Le rappeur Orelsan, le groupe Sexion d’assaut…
  • [19]
    Dans la commune de F.
  • [20]
    20. Ce qui peut avoir comme effet pervers de légitimer le loisir pour les femmes en faisant le lien avec leur statut de mère. C’est également vrai pour les jeunes filles à qui on permet d’aller au centre, souvent avec leur mère, pour faire leurs devoirs et/ou pour accompagner leurs frères et leurs sœurs plus jeunes.
  • [21]
    15,3 % des femmes entre 20 et 24 ans ont déclaré avoir subi des violences conjugales au cours des douze derniers mois (Jaspard, 2003).
  • [22]
    L’ouvrage de Judith Butler Gender Trouble a été écrit en 1990 et traduit dans sa version française en 2005, soit quinze ans après.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions