Notes
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[1]
Le terme « idéation », emprunté à la psychologie clinique, désigne le processus de formation et d’enchaînement des idées en tant que représentations mentales propres à un individu.
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[2]
La suicidalité représente un état psychique dans lequel les pensées, idées et impulsions d’un individu sont dirigées vers sa propre mort. Elle recouvre des caractéristiques cognitives (idéations suicidaires) et comportementales (conduites suicidaires).
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[3]
LGBTQ : Lesbiennes, gays, bisexuel(le)s, transgenres, jeunes se questionnant sur leur identité sexuelle.
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[4]
Voir le site : www.whitehouse/blog/1010/10/21/president-obama-it-gets-better
-
[5]
Pour plus de détails, voir Beck et al., 2010, « Troisième partie ».
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[6]
Le terme « incomplétude » est entendu ici comme un sentiment d’inachèvement ou d’insuffisance (éprouvé par rapport à des actes, des pensées, des émotions).
-
[7]
Voir Ionescu, 2006, pp. 37-43.
-
[8]
Voir l’outil d’intervention contre l’homophobie développé par l’INPES : Jeune et homo sous le regard des autres, paru en 2010. Voir aussi les outils développés sur ce thème par la Ligue des droits de l’homme, la Ligue pour la santé mentale, la Fédération Léo-Lagrange.
-
[9]
Ouverture prochaine d’un site rassemblant des témoignages de personnes relatant leur propre expérience et affirmant que l’on peut bien vivre son orientation sexuelle même si celle-ci est minoritaire (Sida info service, MAG, Centre LGBT d’Île-de-France, Île-de-France Film commission…).
1Le sens commun associe souvent l’acte de se donner la mort à des facteurs individuels plutôt qu’à une influence du monde social environnant. Pourtant, nous savons depuis la publication du Suicide d’Émile Durkheim (en 1897), travail prolongé par celui de Maurice Halbwachs (Les causes du suicide, en 1930), à quel point les comportements suicidaires sont dépendants du degré d’intégration des individus dans leur milieu social. Les suicides sont donc aussi de puissants révélateurs du mal-être social vécu par les individus.
2Ce mal-être social peut être dû à un environnement défavorable, tel que des conditions économiques éprouvantes (pauvreté, perte d’emploi, perte de logement, chute des revenus, conditions de travail…), des persécutions (politiques, raciales, ethniques, religieuses, sexistes, homophobes…), etc. Les ouvrages français récents traitant de la dépression et du suicide, notamment chez les jeunes, abordent donc (entre autres) les facteurs familiaux et environnementaux (Debout, 2002 ; Marcelli, Berthaut, 2001). Cette évolution est assez récente ; l’attention portée dans ce domaine aux effets de la discrimination, de l’ostracisme et du harcèlement est sans doute une conséquence de la place occupée depuis les années 1990, dans les médias comme dans les discours politiques et militants, par ces questions de respect des différences (la loi contre le harcèlement sexuel date de 1992, celle contre les discriminations basées sur l’orientation sexuelle de 2002). Comme pour les autres types de discrimination, le rejet de l’homosexualité, et/ou de la personne homosexuelle, affecte l’état de bien-être physique et moral de ceux qui en sont victimes, et peut favoriser les comportements suicidaires (idéation [1] suicidaire, tentative de suicide, suicide). Ainsi, le lien entre de tels comportements et une orientation homosexuelle ou bisexuelle est apparu récemment au centre de préoccupations et d’études, notamment dans le domaine de la santé publique, tant au niveau national qu’international.
3Après avoir rappelé les chiffres des comportements suicidaires en France, nous présenterons les premiers travaux sur la suicidalité [2] parmi les minorités sexuelles, puis nous évoquerons les résultats des travaux récents en France ainsi que les analyses qui les accompagnent. Nous avancerons enfin quelques pistes de réflexion à partir des principaux points de convergence de ces études, et un certain nombre de recommandations.
Les comportements suicidaires en France
4En France, le taux de mortalité par suicide a plus que doublé chez les jeunes hommes de 15-24 ans entre 1950 et 1996, et doublé chez les hommes de 25-44 ans. Cette évolution a été jugée préoccupante. En effet, si la mortalité par suicide parmi les jeunes demeure plus faible que parmi les personnes âgées, c’est pour la classe d’âge des 25-34 ans que l’importance relative des décès par suicide est la plus élevée avec 23 % en 2007 (Péquignot et al., 2011). Cette tendance apparaît à la hausse puisque la part du suicide dans la mortalité générale était de 21 % dans cette tranche d’âge en 2002. La France se classe parmi les pays européens à forte mortalité par suicide, après notamment la Finlande, la Lituanie, la Lettonie, la Hongrie et la Slovénie. Au cours des années récentes (1998-2003), les taux bruts sont restés stables, proches de 18 pour 100 000 habitants (Mouquet et al., 2006). Malgré les progrès de l’intervention médicale d’urgence (SAMU, pompiers…) et des actions de prévention, le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc) de l’INSERM a compté 10 353 décès en 2008.
5Le suicide représentait, en 2007, 3 % des décès masculins et 1 % des décès féminins, l’incidence étant de 23,5 pour 100 000 hommes et de 7,9 pour 100 000 femmes (Péquignot et al., 2011). Dans le cas des femmes, si les taux de mortalité sont ainsi nettement moins importants, les tentatives de suicide sont beaucoup plus nombreuses que chez les hommes (près de trois fois plus chez les plus jeunes). L’enquête Santé mentale en population générale adulte (SMPG) de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) estime la prévalence de tentative de suicide (manqué) au cours de la vie à 9 % pour les femmes et 6 % pour les hommes (Mouquet et al., 2006), tandis que l’enquête Baromètre santé de l’INPES fournit des estimations de 7 % pour les femmes et de 3 % pour les hommes (Beck et al., 2007). Les personnes divorcées, séparées, et les célibataires présentent un risque plus grand, de même que les chômeurs.
L’orientation sexuelle comme élément à prendre en compte dans le mal-être social
6Notre société ne considère pas de la même façon l’hétérosexualité exclusive et les autres orientations et pratiques sexuelles. Parmi les jeunes de 15 à 18 ans, 6 % déclarent une attirance pour les personnes de même sexe (Lagrange, Lhomond, 1997), c’est-à-dire au moins deux adolescents par classe d’une trentaine d’élèves, en moyenne. La découverte d’une orientation homosexuelle, la réalisation de comportements homosexuels, ou une interrogation sur son orientation sexuelle (ce que les anglo-saxons appellent les sexually questioning youth) peuvent être vécues comme une épreuve, comme une source d’angoisse et de honte, et contribuer de ce fait à un état dépressif, à une dévalorisation de soimême, voire au passage à l’acte suicidaire si cette souffrance devient intolérable.
7La question de la sursuicidalité parmi les populations victimes de discrimination et d’ostracisme a été posée très tôt, mais elle est restée longtemps sans réponse valide scientifiquement, notamment au sujet des minorités sexuelles, puisque les seuls travaux mis en œuvre s’appuyaient sur des monographies ou des échantillons non représentatifs, ce qui ne permettait pas la généralisation des résultats observés.
8Un tournant majeur a eu lieu aux États-Unis lors de la publication du rapport d’un groupe gouvernemental de travail sur le suicide des jeunes en 1989 : cette Task Force on Youth Suicide concluait que les jeunes gays avaient deux à trois fois plus de risque de tenter de se suicider. Ces résultats furent contestés à cause d’une insuffisante rigueur scientifique et donnèrent lieu à de vives polémiques.
9Ces critiques étaient en partie justifiées car les idéations suicidaires et les tentatives de suicide (TS) sont souvent associées à des épisodes dépressifs, des pathologies physiques et mentales, ainsi qu’à des facteurs variés comme la maltraitance durant l’enfance, la victimation, le chômage ou l’abus de substances psychoactives (Beck et al., 2007). Il convient donc de tenir compte de ces éléments qui peuvent toucher différemment certains segments de la population, et de disposer d’échantillons représentatifs de taille conséquente pour avoir des estimations précises.
10Pour répondre à ces polémiques et à l’action des gay rights activists, plusieurs enquêtes de grande ampleur ont été conduites à partir de la fin des années 1990. Ces premières études (en Amérique du Nord, puis dans d’autres contextes) ont permis de mesurer assez précisément le fort lien existant entre l’appartenance à une minorité sexuelle (gay, lesbienne, bisexuelle, transgenre) et les tentatives de suicide. Les « rapports de risque » (odds ratio) estimés sont élevés : les homo/bisexuels masculins présentent de 2 à 7 fois plus de risque d’avoir fait une tentative de suicide que les hommes hétérosexuels exclusifs ; les femmes homo/bisexuelles présentent de 1,4 à 2,7 fois plus de risque par rapport aux femmes hétérosexuelles (les résultats varient selon le champ considéré, la période sur laquelle porte l’étude, et les variables de contrôle). Ces études sont présentées dans deux revues de littérature récentes (Lhomond, Saurel-Cubizolles, 2009 ; Beck et al., 2010).
Une démarche empirique progressive et une préoccupation politique récente
11Le 21 octobre 2010, le président Obama a mis l’accent sur la nécessité d’intervenir pour protéger les jeunes LGBTQ [3] qui se trouvent en butte à des harcèlements et des brimades (bullying) et sur l’urgence de recourir à des dispositifs leur permettant de faire face à cette hostilité qui va jusqu’à se traduire par des agressions brutales ou par des actes irréparables ; il leur a envoyé un message rempli d’espoir : « It gets better [4]. » Dans ce texte, il établit un parallèle entre ce que vivent ces jeunes et les railleries, les injures racistes qu’il eut à subir durant sa jeunesse, tout en précisant que dans son cas il avait pu s’appuyer sur ses proches pour trouver de l’aide et un soutien. Cette prise en compte au plus haut niveau de l’État permettra sans doute de renforcer la prise de conscience sur ce sujet et favorisera l’extension des différents dispositifs qui ont vu le jour aux États-Unis (Trevor Project, Safe Schools Coalition…).
12En France, la situation a évolué plus lentement tant sur la prise de conscience que sur les recherches empiriques. Une première vague de travaux (Adam, 2001 ; Firdion, 2001…) a été suivie par des réflexions au niveau de la Direction générale de la santé, puis par la prise en compte de cette question dans les travaux scientifiques épidémiologiques. Ainsi, les premiers résultats en France ont été disponibles au milieu des années 2000. Ils ont confirmé les observations faites outre-Atlantique, aussi bien pour les hommes que pour les femmes : les prévalences des comportements suicidaires sont plus élevées parmi les minorités sexuelles (voir tableau 1, p. 37).
13Lorsque l’on s’intéresse aux rapports de risques (voir tableau 2, p. 37), on observe que les femmes ayant eu des rapports homosexuels ont 2,5 fois plus de risque d’avoir fait une tentative de suicide (au cours de la vie) que les femmes exclusivement hétérosexuelles, et les femmes ayant eu des rapports hétérosexuels et attirées par les femmes 1,7 fois plus de risque (Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France [ENVEFF], 2000). Les hommes homosexuels ont quant à eux 1,8 fois plus de risque d’avoir eu des idéations suicidaires au cours des 12 derniers mois que les hommes exclusivement hétérosexuels, et les hommes bisexuels ont 2,9 fois plus de risque (enquête Baromètre santé 2005). Dans le cas des hommes jeunes âgés de 18 à 30 ans (voir tableau 3, p. 39), les estimations sont de 3,4 fois plus de risque pour ceux qui ont eu des rapports homo ou bisexuels au cours des douze derniers mois (la faiblesse des effectifs n’a pas permis de distinguer entre homosexuels et bisexuels) et de 2,8 fois plus de risque pour ceux qui n’ont eu aucun rapport sexuel.
Prévalences des tentatives de suicide en France métropolitaine (au cours de la vie)
Lecture : Dans le Baromètre santé 2005 (Beck et al., 2007), 3,3 % des hommes âgés de 18 à 64 ans déclarent au moins une tentative de suicide au cours de leur vie. Le pourcentage est de 12,5 % parmi les hommes ayant eu des relations homosexuelles exclusives au cours des douze mois précédant l’enquête.Rapports de risque (odds ratio) des comportements suicidaires selon l’orientation sexuelle dans les enquêtes françaises sur échantillon représentatif (les estimations se font par rapport à l’hétérosexualité exclusive)
Rapports de risque (odds ratio) des comportements suicidaires selon l’orientation sexuelle dans les enquêtes françaises sur échantillon représentatif (les estimations se font par rapport à l’hétérosexualité exclusive)
Lecture : Dans l’enquête ENVEFF (Lhomond, Saurel-Cubizolles, 2003), les femmes âgées de 20 à 59 ans ayant eu des rapports homosexuels ont 2,5 fois plus de risque d’avoir connu, vécu une tentative de suicide au cours de leur vie que les femmes hétérosexuelles non attirées par les femmes.14Les données françaises mettent donc en évidence, au sein des minorités sexuelles, des différences non seulement selon le genre, mais aussi selon l’activité sexuelle croisée avec le genre (en tenant compte de l’effet de l’âge, de la situation vis-à-vis de l’emploi, de la vie en couple ou non, de la présence d’enfant ou non…), avec le cas particulier des personnes n’ayant eu aucun comportement sexuel récent.
Deux facteurs de risque identifiés : l’homophobie et la non-conformité de genre
15Plusieurs études empiriques nord-américaines [5] ont cherché à savoir si l’homosexualité per se n’était pas un facteur de risque. Leurs résultats, portant sur des populations différentes, indiquent au contraire que l’hypothèse de l’homophobie comme facteur de risque de comportement suicidaire est pour l’instant la plus solide pour comprendre la sursuicidalité observée en population homo/bisexuelle. Les phénomènes d’exclusion, de mépris et de stigmatisation peuvent en effet conduire à une perte d’estime de soi, une perte de confiance dans l’avenir et dans les autres.
16Malgré une meilleure perception des gays et des lesbiennes par la société, les personnes sexuellement attirées par des personnes de leur sexe restent surexposées à des agressions physiques mais, bien plus encore, aux agressions plus insidieuses que sont les mots blessants, les sentiments d’incomplétude [6] sociale et familiale, les soupçons d’immaturité affective, etc. L’étude de cette population confrontée à une disqualification effectivement énoncée et ressentie, ou simplement éprouvée comme possible, peut conduire soit à mettre l’accent sur les agressions, et considérer les membres de la minorité sexuelle comme victimes des dominants, soit à valoriser les stratégies que déploient les personnes LGBT pour dépasser ces contraintes et ces actes malveillants, c’est-à-dire à souligner leur résilience. Il est souvent reproché à la première démarche de s’inscrire dans une logique de victimologie au sein de laquelle l’autre n’existe qu’en tant que victime (ou agresseur), renvoyant une amélioration de la situation à une transformation (parfois hypothétique) des rapports sociaux et à la vigueur de la loi. Quant à la seconde démarche, qui pourrait s’appuyer sur des logiques d’empowerment, elle pêcherait à la fois par excès d’individualisme (en négligeant d’afficher la volonté de transformation plus globale du système social) et par excès d’optimisme (car la résilience exige des conditions environnementales qui la rendent possible [7]). Toutefois, ces deux approches présentent l’avantage de resituer l’homophobie dans le cadre plus large des discriminations, de mettre l’accent sur les situations ambivalentes dans lesquelles se trouvent parfois les jeunes LGBT (qui peuvent éprouver à la fois dégoût et fierté vis-à-vis de leur singularité, être à la fois victimes et agresseurs), et de souligner l’importance d’agir sur un environnement hostile.
Rapports de risque (odds ratio) des idéations suicidaires selon l’activité sexuelle (au cours des 12 derniers mois) dans le cas des hommes (18-30 ans), enquête Baromètre santé 2005 (Legleye et al., 2010)
Rapports de risque (odds ratio) des idéations suicidaires selon l’activité sexuelle (au cours des 12 derniers mois) dans le cas des hommes (18-30 ans), enquête Baromètre santé 2005 (Legleye et al., 2010)
Les odds ratio sont ajustés selon l’âge, le diplôme, la présence d’adversité durant l’enfance, le fait de vivre seul, d’avoir eu un épisode dépressif majeur, l’usage de drogue (n=1842).Lecture : Les hommes (18-30 ans) ayant eu une activité homo ou bisexuelle au cours des douze derniers mois ont 3,4 fois plus de risque d’avoir eu des idéations suicidaires au cours des 12 derniers mois.
17Certains chercheurs (Ilan Meyer, par exemple) insistent sur la notion de préjudice (sexual prejudice) qui met l’accent sur les événements négatifs subis ou craints, l’homophobie agie ou intériorisée, qui sont autant de « stresseurs » (d’où la notion de minority stress). Cette approche souligne autant la nécessité de soigner le retentissement psychique que celle de lutter avec l’ensemble de la société pour qu’ils disparaissent. Enfin, d’autres courants de pensée (représentés notamment par Mary Guindon) se centrent au contraire sur l’homophobie en tant que telle, en la considérant comme une réaction phobique particulière, susceptible de mener à des actes violents et antisociaux pouvant porter préjudice à des segments de population. Il est souvent reproché à ces courants de « pathologiser » l’homophobie et de négliger la lutte pour réformer des structures sociales injustes qui pèsent sur les minorités sexuelles, ce dont ils se défendent en avançant que l’encouragement adressé aux professionnels de la santé mentale à combattre l’intolérance (homophobie, racisme, sexisme, etc.) ne dispense pas d’actions menées à plus large échelle visant à donner toute leur place aux populations victimes de discrimination dans notre société.
Au cœur de l’homophobie, une hiérarchie sexiste des sexualités et du genre
18Les stéréotypes homophobes alimentent « une conception hiérarchisée et sexiste de la sexualité » (Tamagne, 2002). Ils s’opposent à « la confusion des genres », et contribuent ainsi à définir et à maintenir les frontières sexuelles (hétéro/homo) et de genre (masculin/féminin). Tout stéréotype a pour fonction de fournir à un individu des référents qui déterminent sa situation dans la société et le rassurent sur sa place et son rôle, notamment en désignant l’a-normal – cet autre qui se positionne en marge de la société – et le normal – qui n’est autre que soi, renvoyant à l’entre-soi (Tamagne, 2002).
19En période de crise, les minorités sexuelles peuvent devenir des boucs émissaires, c’est-à-dire ceux par qui le malheur arrive, et dont le sacrifice permet de réconcilier la communauté avec elle-même. En rompant tout lien social avec eux, on renforce les liens sociaux unissant le groupe majoritaire qui serait mis en péril par celui (ou ceux) qui s’écarte(nt) de la norme, avec cette idée que le groupe social dépose son fardeau moral sur la victime bouc émissaire. On le voit, devenir bouc émissaire contribue à l’isolement, avec un fort sentiment d’hostilité à son encontre. Parce que, notamment, elle n’est que rarement contrée par la solidarité familiale, l’homophobie fait partie des discriminations qui isolent par opposition à celles qui peuvent fédérer (Verdier, 2006).
20La non-conformité de genre peut aussi conduire à une grande détresse qui favorise les symptômes suicidaires, en particulier chez les garçons, chez qui la construction de la masculinité, à l’adolescence notamment, s’appuie particulièrement sur le rejet du féminin en soi et chez les autres, comme en atteste ce témoignage recueilli par Éric Verdier et Jean-Marie Firdion (2003) auprès de jeunes : « J’étais rejeté totalement par les garçons […] mais également par les filles. J’avais même des railleries de la part des instits car il ne fallait pas être trop efféminé. »
21Le stéréotype de l’homosexualité masculine, marqué par un manque de masculinité et un « trop plein » de féminité, désigne un bouc émissaire permettant au jeune homme (au travers de propos ou d’agressions homophobes) de démontrer sa virilité et d’affirmer son statut de mâle sans essuyer l’humiliation d’être rejeté par le groupe de ses pairs pour cause de confusion des genres. Ce phénomène touche beaucoup de jeunes gens au-delà des minorités sexuelles, comme ceux qui se conforment difficilement aux stéréotypes de genre ou ceux qui craignent d’être mis en défaut de masculinité en dépit de leur orientation hétérosexuelle.
22Pour les filles homosexuelles, le manque d’études et de statistiques spécifiques n’a pas permis l’émergence d’un savoir constitué qui permettrait de dire si leur moindre visibilité dans les recherches et la vie quotidienne traduit une meilleure acceptation de leur différence, assortie d’une moindre difficulté à la vivre, ou tout simplement une plus grande ignorance de la part des chercheurs. En population générale, les temps sociaux et biologiques des femmes et des hommes sont différents et il n’y a aucune raison pour que ce phénomène ne se répercute pas chez les homosexuels féminins et masculins. Si ces derniers sont enjoints d’affirmer leur masculinité souvent même avant l’adolescence, les femmes sont peut-être confrontées à l’affirmation de leur féminité plus tardivement, mais aussi plus durablement. De nos jours, le rôle social de la femme se construit largement autour de la maternité, dans le contexte familial d’une relation de couple monogame hétérosexuel. C’est donc peut-être à l’âge de la constitution d’une famille (lorsqu’il s’agit de devenir épouse et mère), mais aussi plus tard (alors que ce « manquement » perdure), que la femme célibataire, sans enfant et donc éloignée des stéréotypes de genre risque le plus d’être confrontée au sentiment de mal-être.
23Du fait d’un modèle hétérosexuel très prégnant dans notre culture, et de différentes formes d’intolérance à l’homosexualité, bien des éléments qui ont un rôle important dans l’étiologie des comportements suicidaires sont en place chez les minorités sexuelles et les personnes prises pour cibles par les homophobes : état dépressif, consommation de substances psychoactives, conflits familiaux, isolement, agression. Or « davantage qu’un seul facteur, c’est le cumul qui importe. Le risque est multiplié par sept dans le cas où trois facteurs sont réunis » (Caroli, Guedj, 1999).
24Nous constatons donc qu’en dépit de l’évolution des mentalités, les minorités sexuelles, de même que les personnes victimes de harcèlement homophobe, constituent un groupe « à risque » vis-à-vis du suicide, qu’il s’agisse des idéations, des tentatives ou des décès.
Un coût psychique et physique élevé
25Quelle que soit la stratégie (outrance, ou au contraire dissimulation de son homosexualité ou de sa non-conformité aux stéréotypes de genre) mise en œuvre par les jeunes LGBTQ pour échapper ou résister à une discrimination possible, le coût psychique et physique s’avère souvent élevé, même à long terme. Il n’est pas négligeable non plus pour les jeunes hétérosexuels victimes d’actes homophobes, comme plusieurs études l’ont montré.
26Les discriminations homophobes se distinguent des autres par la faiblesse du soutien de la famille (pouvant aller jusqu’aux mauvais traitements durant l’enfance), la faible intervention des adultes par crainte de « contagion » du stigmate, et la précocité des préjudices qui peuvent toucher de manière très large tout jeune soupçonné de faire partie d’une minorité sexuelle, indépendamment de l’orientation sexuelle effective. Les témoignages recueillis et les enquêtes en milieu scolaire soulignent que les années de collège et de lycée sont particulièrement éprouvantes (du fait d’actes homophobes de la part d’élèves mais aussi de propos vexants ou injurieux de la part d’adultes, ou de leur indifférence devant les agressions homophobes). Les jeunes LGBTQ qui en sont victimes ne peuvent donc pas s’appuyer sur une expérience acquise par leur famille, et cette famille n’est pas toujours un havre de paix puisque les jeunes des minorités sexuelles ont un risque plus élevé que les jeunes hétérosexuels d’y subir de mauvais traitements.
Des pistes pour la prévention
27Il existe en France de nombreuses initiatives locales de prévention de l’homophobie et du risque suicidaire, mais elles demeurent encore largement méconnues : faire un état des lieux des actions et des ressources dans chaque région paraît être une première étape utile, qui pourrait être prolongée par l’élaboration d’un référentiel de formation, d’outils pédagogiques [8], de protocoles d’évaluation, de conseils méthodologiques à l’intention des acteurs de terrain.
28Il est également important de sensibiliser les professionnels de tous horizons (des champs éducatif, sanitaire, social, judiciaire et pénitentiaire) aux questions de discrimination, en y incluant l’homophobie, la lesbophobie, la transphobie et le sexisme. La prise en compte des spécificités des discriminations à l’encontre des minorités sexuelles (notamment la dimension familiale) contribuera à améliorer les dispositifs de prévention et de sensibilisation. Le fait de prendre un cadre plus large, celui des discriminations, présente l’avantage d’éviter de constituer l’homosexualité comme un problème en soi, mais permet de désigner l’homophobie comme « le » problème qui porte préjudice au bon développement des jeunes des minorités sexuelles tout comme à celui des jeunes hétérosexuels. Dans la ligne de l’action de Barack Obama, qui place la lutte contre l’homophobie dans une perspective pleine d’espoir, plusieurs initiatives ont vu le jour dans les milieux associatifs, au Canada (It gets better… Now !) puis en France (La vie vaut la peine d’être vécue [9]). Il conviendrait de les encourager et de les développer.
29Une autre piste, par exemple, concerne l’alerte et la prise en charge des jeunes en détresse. Les intervenants sanitaires et sociaux en milieu scolaire sont en première ligne pour y répondre, à condition de voir leur présence (et donc leur nombre) renforcée et leur intervention facilitée. Sur ce dernier point, une piste intéressante serait de créer des postes de psychologues cliniciens en milieu scolaire (dès le collège) ; ces professionnels, ayant des missions adaptées (écoute et soutien des élèves en détresse ou présentant des troubles du comportement), seraient alors en mesure d’assurer le repérage des cas de souffrance psychique pour, notamment, une prise en charge thérapeutique précoce par des services spécialisés.
30Il semble enfin primordial d’améliorer les connaissances sur cet aspect des comportements suicidaires et de la souffrance des jeunes LGBTQ, en menant des programmes de recherches pluridisciplinaires coordonnées qui intègrent ces thématiques en amont de la conception des enquêtes, en les couplant avec des thématiques comme les autres discriminations (en particulier le sexisme) et le phénomène de bouc émissaire.
Bibliographie
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- Tamagne F., « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations de l’homosexualité », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 75, 2002, pp. 61-73
- Verdier E., « Préférence sexuelle, niveau social, origine ethnique : la discrimination conduit à la prise de risque », La Santé de l’homme, n° 386, 2006.
- Verdier E., Firdion J.-M., Homosexualités et suicide. Les jeunes face à l’homophobie, collection « Essais », H&O Éditions, Béziers, 2003.
Notes
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[1]
Le terme « idéation », emprunté à la psychologie clinique, désigne le processus de formation et d’enchaînement des idées en tant que représentations mentales propres à un individu.
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[2]
La suicidalité représente un état psychique dans lequel les pensées, idées et impulsions d’un individu sont dirigées vers sa propre mort. Elle recouvre des caractéristiques cognitives (idéations suicidaires) et comportementales (conduites suicidaires).
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[3]
LGBTQ : Lesbiennes, gays, bisexuel(le)s, transgenres, jeunes se questionnant sur leur identité sexuelle.
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[4]
Voir le site : www.whitehouse/blog/1010/10/21/president-obama-it-gets-better
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[5]
Pour plus de détails, voir Beck et al., 2010, « Troisième partie ».
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[6]
Le terme « incomplétude » est entendu ici comme un sentiment d’inachèvement ou d’insuffisance (éprouvé par rapport à des actes, des pensées, des émotions).
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[7]
Voir Ionescu, 2006, pp. 37-43.
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[8]
Voir l’outil d’intervention contre l’homophobie développé par l’INPES : Jeune et homo sous le regard des autres, paru en 2010. Voir aussi les outils développés sur ce thème par la Ligue des droits de l’homme, la Ligue pour la santé mentale, la Fédération Léo-Lagrange.
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[9]
Ouverture prochaine d’un site rassemblant des témoignages de personnes relatant leur propre expérience et affirmant que l’on peut bien vivre son orientation sexuelle même si celle-ci est minoritaire (Sida info service, MAG, Centre LGBT d’Île-de-France, Île-de-France Film commission…).