Notes
-
[1]
Jean-Pierre Thorn, cinéaste, pour L’Humanité le 12 mars 1997 à propos de son film Faire kiffer les anges.
-
[2]
Grignon, Passeron, 1989.
-
[3]
Bazin, 1995.
-
[4]
Le rôle des revues spécialisées est alors important (voir les revues Territoires et Rue des usines).
-
[5]
Milliot-Belmadani, 2000.
-
[6]
Les institutions culturelles ne s’intéressent au rap qu’à partir de la fin des années 1990, et en l’associant aux « musiques actuelles ». Le rap est notamment pratiqué dans des MJC sous forme d’ateliers d’écriture proposés aux jeunes.
-
[7]
Shapiro, Bureau, 2000.
-
[8]
Ballain, Glasman, Raymond, 2005.
-
[9]
Genestier, 1998.
-
[10]
Genestier, 1998.
-
[11]
Les jeunes filles se sont intéressées au hip-hop et particulièrement à la danse plus tard, lorsque des cours ont été proposés dans des centres sociaux et des MJC.
-
[12]
Boucher, 1999.
-
[13]
Noiriel, 1989.
-
[14]
Direction régionale des affaires culturelles.
-
[15]
Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles, devenu le Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), aujourd’hui intégré à l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE).
-
[16]
Dubois, 1999.
-
[17]
Processus de légitimation politique très semblable à celui décrit par Sylvie Tissot à propos de la politique de la ville et des appels d’offres lancés alors par la Direction interministérielle de la ville. Tissot, 2007.
-
[18]
À Lyon, les interventions de chercheurs, artistes ou acteurs institutionnels dans des travaux de réflexions produits par la Mission prospective et stratégie d’agglomération et Inter service migrants s’appuient sur la problématique institutionnelle implicite qui n’interroge pas la légitimité même du questionnement. Autrement dit, si l’on en reste au constat de la médiatisation et de la reconnaissance institutionnelle de pratiques dites « populaires » et/ou « de rue » pour analyser les transformations subies par ces pratiques sociales, on laisse de côté la question cruciale du travail de problématisation engagé précisément par les institutions pour penser leurs propres relations avec ces pratiques et surtout les pratiquants auxquels elles sont associées (Garcia, 2004).
-
[19]
« La politique culturelle en faveur des quartiers », conférence de presse du ministre de la Culture, Philippe Douste-Blazy, le 9 avril 1996.
-
[20]
Milliot, 2000.
1Cet article est une version remaniée d’un article paru dans la revue roumaine avec comité de lecture Revista Universitara de sociologie, n? 2, vol. IV, 2007, pp. 71-85.
Introduction
« [Le mouvement hip-hop], c’est une culture rebelle et pluriculturelle qui invente un langage à partir de la pénurie, qui détourne l’énergie négative, qui installe l’art partout, dans les lieux de travail et de vie. Un état d’esprit qui entend dépasser les contradictions de la société par l’art. Un mouvement utopiste qui se donne pour but de faire bouger la France à travers son art. Il y a une notion de recyclage dans cette culture qui ne cesse de remixer, de détourner... [...] Ils font de la politique autrement. Dans la rage. Mais en étant positif [1]. »
3Cette interview informe, en quelques lignes, sur les catégories de pensée et de perception auxquelles le hip-hop a souvent été associé par les acteurs des politiques publiques et par les représentants de la culture artistique légitime. Les pouvoirs publics, dans les années 1980-1990, se préoccupent de l’« insertion sociale » des jeunes habitants des grands ensembles d’habitat social qui, à la sortie de leur scolarité, sont sans qualification reconnue et confrontés au chômage. Des acteurs institutionnels s’intéressent alors aux pratiques hip-hop qu’ils observent dans les grands ensembles HLM et les considèrent comme l’expression d’une « énergie positive » de la jeunesse contrebalançant les faits délictueux et violents (les médias commencent alors à se focaliser sur les premiers troubles, appelés plus tard les « émeutes urbaines »).
4Hier comme aujourd’hui, beaucoup de discours publics lient le rap à une jeunesse populaire perçue comme violente et dénoncent la contestation exprimée par des textes de rappeurs ; ils les jugent scandaleux parce qu’ils s’attaquent aux institutions.
5Réciproquement, c’est avec un grand étonnement que les médias généralistes qui véhiculent les discours publics les plus communs observent les « collectifs » montés sous l’égide de rappeurs qui appellent à aller voter, à s’engager dans le débat politique (ce qui a été le cas pour les élections présidentielles de 2007). Cet étonnement reprend finalement la vision dichotomique construite à partir des années 1980 des « bons » jeunes et des « autres » habitants des quartiers HLM populaires.
6Cet article se concentre sur la genèse des politiques d’encadrement et de reconnaissance de la danse hip-hop en Rhône-Alpes. Notre hypothèse est que les actions publiques, conduites en direction des jeunes qui font du hip-hop et qui sont issus des milieux populaires, sont sous-tendues par les mêmes catégories de pensée et de perception que celles à l’œuvre généralement dans d’autres actions et politiques publiques menées en direction des fractions populaires des grands ensembles HLM. Ces politiques correspondent à une manière d’interpréter la nature des rapports sociaux entre les représentants des catégories sociales détentrices des savoirs et des représentations sociales les plus légitimes, et les catégories sociales qui mobilisent d’autres visions du monde, d’autres savoirs. Il s’agit d’un rapport inégal [2] mais non dépourvu d’ambiguïté. Ces actions, en effet, émanent aussi d’acteurs institutionnels concurrents qui n’ont pas exactement les mêmes objectifs et qui ne portent pas un regard homogène et unique sur les familles populaires et leurs enfants. Ces derniers sont pour une partie d’entre eux d’origine maghrébine ou africaine (voir l’encadré).
La reconnaissance institutionnelle de la danse hip-hop en France
Une histoire du hip-hop qui reste à faire…
7L’histoire du hip-hop est communément celle d’une émergence musicale, au début des années 1970, aux États-Unis. Celle-ci repose sur des inventions rythmiques et sur l’utilisation de platines disque pour enchaîner des morceaux et mixer des tempos, auxquels se superposent parfois des joutes verbales. Les soirées où les DJ improvisent se multiplient dans les quartiers populaires nord-américains. S’y mêlent des improvisations dansées. Dans le Bronx, à New York, un musicien et DJ, Africa Bambaata, associant cette pratique à des principes éthiques et politiques, crée une charte en 1982 sous l’effigie de la Zulu Nation, répondant au principe de « Peace, love and having fun ». Le mythe dit qu’il était chef de gang et qu’il a souhaité rompre avec le cycle de la violence entre les bandes, encourageant les jeunes à danser, rapper, mixer, grapher. Les pas de danse auraient alors emprunté à différentes techniques, à la danse funk surtout, mais aussi à la capoeira et aux techniques du corps de la boxe ou des arts martiaux et à la gymnastique. Hugues Bazin [3] estime qu’en France, le hip-hop s’est développé entre 1982 et 1984, grâce aux médias, aux discothèques et particulièrement aux radios libres.
L’institutionnalisation de la danse hip-hop française
8Si des textes, des musiques, des danses créés aux États-Unis se sont répandus en France par les voies habituelles de diffusion des modes musicales à destination des « jeunes », le développement du hip-hop dans le contexte français ne tient pas seulement, cependant, à l’engouement que certains jeunes des quartiers populaires ont manifesté à son égard. Il est principalement le fruit de la mobilisation dont il a fait l’objet de la part de certaines institutions de l’Éducation, de la Culture, de Jeunesse et Sports, en collaboration avec différentes associations [4] qui ont travaillé à faire du hip-hop un phénomène social et politique reconnu par ces institutions bien que les enjeux de chacune puissent différer comme nous l’avons montré dans notre recherche. Le passage, relativement rapide, de la danse hip-hop des médias et soirées aux institutions, puis « de la rue à la scène [5] » caractérise le cas français et constitue un point crucial de l’analyse des relations entre les pratiques (apprentissages, transmissions, créativité) et des espaces sociaux.
9La danse hip-hop, dès le début des années 1980 jusqu’au début des années 2000 [6], occupe la scène institutionnelle, alors qu’en Europe et aux États-Unis, elle existe essentiellement sous la forme de compétitions dont ne s’occupent pas les pouvoirs publics [7]. Dès la décennie 1980, les groupes amateurs français sont accompagnés par des animateurs et des représentants des ministères évoqués plus haut en vue de se présenter sur des scènes ; certains danseurs sont incités à se professionnaliser dans le champ de la danse et sont appelés dans les établissements scolaires pour conduire des projets culturels et artistiques autour du hip-hop. Ce travail de reconnaissance par les pouvoirs publics suppose une traduction symbolique et pratique des schèmes de la danse hip-hop par les acteurs institutionnels : cette traduction a été immédiatement discursive puisque les techniques de danse debout et au sol (break dance) vont être associées pêle-mêle à une « “culture urbaine” positive » parce que « métissée et multiculturelle » et l’histoire du hip-hop va, elle aussi, faire l’objet de réappropriations par des acteurs institutionnels, des animateurs de quartier, qui l’instituent en un « mouvement social et culturel » fondé sur des valeurs partagées avec celles du pacte républicain. La traduction pratique est plus progressive puisqu’il s’agit pour les acteurs institutionnels qui accompagnent les groupes amateurs de les amener à se familiariser avec la danse chorégraphique et à suivre des cours de danse avec des professionnels de la danse contemporaine. Les jeunes danseurs jouent en partie le jeu afin d’obtenir une salle d’entraînement dans une structure institutionnelle (MJC par exemple), ou parce qu’ils confondent le stage de formation qui leur est proposé durant les petites vacances scolaires avec un « casting ». Certains encadrent ainsi des stages dans des établissements scolaires en « apprenant » à leurs élèves cette histoire retravaillée du « mouvement hip-hop » qu’ils ont eux-mêmes intégrée durant leurs années de formation.
10Le processus d’institutionnalisation de la danse hip-hop est donc au croisement de politiques publiques aux enjeux distincts mais conjoints pour conduire des actions en « partenariat » dans certains cas.
11Dans le contexte sociopolitique des années 1980, on passe d’une politique d’« insertion sociale » et de contrôle d’une frange de la « jeunesse » populaire (issue souvent de ce qui est communément appelé l’« immigration maghrébine [8] ») à une politique de la ville qui avait fait du territoire local et des démarches participatives des « citoyens » les dimensions essentielles des « grands défis politiques et gestionnaires [9] ». Cette politique territoriale conçoit les « quartiers dits sensibles » en tant qu’espaces de maintien du « lien social [10] » qui doivent, sinon résoudre, du moins pallier les effets de la précarité. Résoudre les inégalités d’accès à la culture légitime est alors l’un des modes opératoires de cette politique.
12En parallèle, le ministère de la Culture encourage une politique de « développement culturel », en développant l’éducation artistique dans les établissements scolaires et en ayant la volonté de faire venir des publics a priori éloignés de la culture dans les théâtres en travaillant aussi à légitimer des pratiques artistiques non reconnues par les établissements culturels (le hip-hop, le rock, mais aussi la photographie…). Avec la territorialisation des institutions de l’État, le « développement culturel » va alors connaître des traitements différenciés selon les régions et les époques, du fait aussi qu’elle implique le rapprochement d’acteurs institutionnels « locaux » pour qu’ils conduisent ensemble des « actions publiques », culturelles et éducatives. Le rap et la danse hip-hop qui se pratiquent dans les quartiers de la politique de la ville deviennent ainsi des supports de renouvellement de l’action sociale auprès de la « jeunesse » de milieux défavorisés, engageant un regard institutionnel sur l’histoire de ce qui est dénommé « culture » ou parfois encore « mouvement » hip-hop.
De la danse hip-hop aux « danses urbaines » en Rhône-Alpes
13Dans les années 1980, dans les quartiers populaires des grandes villes de la région Rhône-Alpes, beaucoup de jeunes gens [11] de familles immigrées trouvent dans le hip-hop un modèle d’affirmation sociale, notamment du fait qu’ils s’approprient de manière artistique l’espace public et urbain. Réciproquement, le hip-hop apparaît rapidement à des acteurs institutionnels comme un « outil d’intégration » de populations considérées comme socialement « mal insérées » et potentiellement « dangereuses » pour l’ordre social. À propos du rap, Manuel Boucher précise d’ailleurs que l’intérêt des pouvoirs publics pour le hip-hop a été assez immédiat, car ses pratiques sont apparues comme un moyen « non négligeable du contrôle social [12] ». Progressivement, les stéréotypes sociaux et politiques aidant, le lien entre hip-hop et « culture noire » laisse place à des représentations politiques associant hip-hop et « jeunes issus de l’immigration ». La légitimation médiatique et politique de cette catégorie de l’action publique [13] est concomitante avec la mobilisation institutionnelle du hip-hop qui sera considérée comme « culture urbaine » intégrant des « danses urbaines ». Il s’agit dès lors d’affirmer que le hip-hop n’est pas communautaire mais au contraire « métissé » (aujourd’hui, le terme à la mode est celui d’hybridation) et qu’il véhicule des valeurs républicaines.
14En Rhône-Alpes, les actions publiques impliquent principalement les représentants de la DRAC [14], du FAS [15], de l’association Inter service migrants, de Jeunesse et Sports, ainsi que quelques artistes, avant des scènes comme la Maison de la danse à Lyon. D’après les acteurs que nous y avons rencontrés, il s’agissait d’abord de définir tant bien que mal des pratiques artistiques émanant de « jeunes issus de l’immigration » et habitant les périphéries urbaines, en voie d’« intégration », mais encore perçus comme des « étrangers » dans la société française. En 1991-1992, ces acteurs mettent en place un projet de rencontres hip-hop à Villefranche-sur-Saône. Ces premières expériences encourageantes (beaucoup de jeunes répondent à l’appel) leur permettent d’accorder leurs points de vue sur les enjeux de la valorisation de pratiques artistiques dites alors « émergentes ». Des actions de même type vont dès lors se reproduire chaque année, impliquant davantage de « partenaires », des MJC, des centres de loisirs, des centres sociaux et des professionnels de la danse, et pas seulement de la danse hip-hop.
15L’expression « danses ou cultures urbaines » devient un pseudo-concept qui essaimera sur le territoire de l’action culturelle au-delà de la région Rhône-Alpes. Elle sert à définir des actions culturelles de plus en plus nombreuses dans le contexte d’une politique de la ville issue d’un mode d’organisation nouveau impliquant un « partenariat » entre différents ministères et autres structures institutionnelles (comme le FAS). Ce mode d’organisation, au fondement d’ailleurs de la politique de la ville, est en mal d’institutionnalisation [16], d’autant que le contexte est celui de la décentralisation des pouvoirs publics. De plus, les modes d’intervention qu’il engage en direction des jeunes des quartiers populaires sont mis en œuvre par des acteurs institutionnels en voie de professionnalisation et aussi en quête de légitimité [17]. Ceux-ci sont souvent issus de formations universitaires, mais sont relativement méfiants vis-à-vis du monde de la recherche académique. Nombre d’entre eux pourtant font appel dans ce milieu à de jeunes chercheurs ou à des experts en recherches appliquées, par le biais d’appels d’offres. Ils coconstruisent avec eux des modes de justification des actions publiques mises en place. Plus tard, ces appels d’offres chercheront aussi à faire l’analyse critique (doit-on y voir un retour ?) de programmes d’actions. La reconnaissance artistique de la « danse urbaine » se construit progressivement par le biais de ces échanges entre universitaires, experts indépendants en sciences sociales et acteurs institutionnels. Cette reconnaissance nécessite de la part des danseurs hip-hop d’accepter de travailler, au moins un temps, avec des chorégraphes contemporains. Ceux-ci représentent alors l’univers artistique le plus légitime dans le champ chorégraphique, lequel reste cependant très étranger aux jeunes danseurs hip-hop de cette période. Une lutte symbolique pour classer et définir le sens du hip-hop va se faire jour sous l’effet de la multiplication des débats publics, colloques et rencontres entre des savants et des acteurs institutionnels, des enseignants, des danseurs. Il se constitue notamment un débat autour du hip-hop « pur » et d’un hip-hop « métissé », un hip-hop fidèle à sa « famille » d’origine et un hip-hop qui aurait « trahi » ses « origines » et se serait fait « récupérer » par les institutions.
Des « cultures urbaines » au « mouvement hip-hop » à l’aune du pacte républicain
Le « mouvement hip-hop »
16En forçant le trait, nous pouvons dégager trois niveaux de reconnaissance institutionnelle de la danse hip-hop durant la décennie 1980-début 2000. D’abord, le hip-hop est un « outil d’intégration sociale » dans les quartiers populaires, ensuite une pratique culturelle « ouvrant » sur d’autres formes artistiques et, enfin, un « art à part entière » qui s’enseigne de manière pédagogique, bref, qui acquiert des attributs de la culture légitime mais à condition de véhiculer des valeurs non contradictoires avec les principes républicains. Le hip-hop (pratiques et discours) est au cœur de différentes logiques politiques relatives au ministère ou au domaine d’action publique qu’il représente (prévention de la délinquance, animation, esthétisation, légitimation artistique, démocratisation culturelle, pédagogisation des modes d’apprentissage…). Un dénominateur commun les réunit toutefois, celui d’accorder une reconnaissance (symbolique et matérielle) à des groupes sociaux perçus comme « nécessitant » ou revendiquant une valorisation sociale sur un territoire singulier. Se pose alors la question de la construction du « mouvement hip-hop » dans et par les politiques territoriales différenciées. Ce mouvement se constitue sur la base des origines de la Zulu Nation et des valeurs partagées entre les discours défendus par Africa Bambaata et d’autres qui sont propres au pacte républicain. Le « mouvement hip-hop » concurrence ainsi la catégorie « cultures urbaines » qui met l’accent sur l’« énergie positive » des banlieues HLM que la danse hip-hop véhicule aussi [18].
« Moi… volontairement à ce jour, je travaille dans une ville semi-rurale qui est… Il y a 10000 habitants, y a des bois, c’est rural, y a des jeunes aussi qui ont envie d’accrocher avec ce mouvement parce qu’il y a justement un état d’esprit derrière, le respect, la tolérance, l’ouverture, la réussite et ce mouvement, à mon sens, c’est l’école de la vie parce qu’on apprend un maximum de choses. Donc si c’est l’école de la vie, c’est un outil pédagogique pour les structures, pour faire passer des choses. »
18Beaucoup de discours de représentants institutionnels ou associatifs convergent vers l’idée que les pratiquants du hip-hop « ne savent pas toujours ce qu’ils font », ils « ne connaissent pas l’histoire du mouvement ». Ils invitent ainsi les intervenants extérieurs (dans les établissements scolaires et dans les stages de centres culturels) à transmettre l’histoire mythique du hip-hop. Des « personnalités » du hip-hop (rap ou danse) des premières générations jouent le jeu de la diffusion de cette histoire du « mouvement hip-hop » parce que, paradoxalement, ce rôle de diffuseur leur permet de construire leur propre légitimité artistique auprès des jeunes, ou encore lors de colloques, rôle qu’ils empruntent d’autant plus aisément qu’ils tendent, pour la plupart, à croire véritablement en ce qu’ils disent, en se faisant ainsi les représentants d’une « génération » et les garants d’une « filiation ».
19Ainsi, quand les réseaux locaux d’acteurs institutionnels visent dans les années 1980 à occuper les jeunes danseurs tout en les initiant à l’art chorégraphique en vue d’amener certains d’entre eux à s’insérer professionnellement par la danse, les années 1990 voient l’affirmation de cette professionnalisation qui touche certains danseurs issus des premiers groupes « encadrés » au cours des années précédentes et l’augmentation des soutiens institutionnels aux groupes amateurs, ainsi que la multiplication des actions dans les établissements scolaires. Dans les débuts des années 2000, les soutiens se portent sur quelques structures socioculturelles qui développent des projets avec certains groupes amateurs, tandis que les établissements scolaires se tournent vers d’autres pratiques (notamment le cirque). Les compagnies professionnelles hip-hop quant à elles dépendent de la logique de reconnaissance et de financement des projets chorégraphiques des institutions culturelles, des DRAC principalement.
Tension entre le social et la culture
20Au début des années 1990, émerge une tension entre culture et travail social en direction d’une jeunesse des quartiers HLM, souvent issue de l’immigration. Il s’agit de la reconnaître en tant qu’entité culturelle mais aussi de l’« intégrer » à la société française. La danse hip-hop devient aussi un enjeu pour les représentants de la culture chorégraphique, ce qui n’empêche pas quelques acteurs institutionnels de se féliciter de la réussite professionnelle de certains danseurs issus de l’immigration.
21Au milieu des années 1990, le ministère de la Culture et les DRAC s’emparent de la question, en affiliant la danse hip-hop aux politiques de la ville en faveur des « quartiers » (c’est-à-dire des grands ensembles HLM considérés comme anomiques avec le risque d’un enfermement culturel par de nombreux habitants issus de nationalités différentes). Les prévisions du ministère de la Culture pour 1997 soulignaient la « place de la culture dans la lutte contre l’exclusion, et particulièrement dans les quartiers sensibles des banlieues des grandes villes [19] », qui se singularisait par des actions et des interventions d’« ordre essentiellement qualitatif » s’attaquant « aux causes de la dissolution du lien social » et apportant des « éléments de réponse aux problèmes de perte d’identité, de perte de repères fondamentaux ». Aussi est-il noté dans le même texte que l’« action culturelle et artistique offre l’occasion de participer à une activité sociale […], elle peut sensibiliser, éduquer, parfois susciter des vocations, voire des opportunités d’emploi […], elle peut constituer un puissant levier, tant pour l’épanouissement personnel que pour la communication sociale dans la ville ». La question est de savoir si l’on peut amener les hip-hoppeurs à une perspective professionnalisante autour des métiers artistiques, alors que pour certains partenaires institutionnels, comme le FAS, le problème est surtout celui de l’encadrement de pratiques juvéniles dans des contextes sociaux et économiques difficiles.
22Il faut également comprendre ces tensions dans le cadre des actions culturelles menées en direction des publics scolarisés (surtout ceux des quartiers défavorisés). Le hip-hop à l’école ou en périscolaire est, pour beaucoup de représentants du monde scolaire et de la culture légitime, la « culture contemporaine », un moyen d’amener des enfants à « s’ouvrir » à l’art, à la culture, au monde. De fait, le contexte du développement de la « danse à l’école » est celui de la politique de démocratie culturelle, lequel valorise une culture universelle et laïque. Il s’agit alors de faire connaître aux enfants la culture contemporaine et leur patrimoine culturel pour mieux les intégrer à la société. Ce discours fait écho à un autre du début des années 1990, plus discret, autour de la pluralité culturelle [20].
L’idéologie du « métissage »
23Parallèlement aux actions publiques conduites en direction d’un public scolarisé, des formations sont proposées dans des centres culturels pour « professionnaliser » les amateurs de danse les plus engagés dans leur pratique artistique. Ce mode de légitimation par la professionnalisation et par l’art impose, comme nous l’avons déjà évoqué, de s’initier à la chorégraphie, de faire « de la scène », de s’organiser en association. L’implicite est que la danse hip-hop est « limitée », que les danseurs doivent « s’ouvrir », être « curieux » vis-à-vis des autres formes artistiques. Cette « ouverture » est associée aux qualités de la citoyenneté qui seraient le respect de l’autre, la curiosité, l’image positive de soi, l’ouverture, par opposition aux « spécialistes » (qui se revendiquent comme des « puristes »). Une nouvelle catégorie de normalisation de la danse hip-hop s’impose alors, celle du nécessaire « métissage » des pratiques. Ce terme provient d’un ensemble de travaux de chercheurs et d’experts souvent issus des formations anthropologiques, qui produisent des recherches appliquées, mobilisent la notion (ou concept) de « métissage culturel » et parlent de « multiculturalisme ». Les acteurs institutionnels de Rhône-Alpes soutiennent en même temps l’idéologie selon laquelle la lutte contre les « problèmes d’incivilités » dans les « banlieues HLM » passe par un travail contre l’enclavement culturel et social des habitants, par l’« ouverture » à d’autres cultures. Il s’agit aussi de valoriser le « travail », la « persévérance », l’importance d’une implication individuelle dans un « projet » porté par le groupe des pairs (groupe de danseurs), ainsi que l’expression de soi à travers des techniques « selon les règles » de la composition chorégraphique et à travers l’improvisation spontanée de figures performantes.
24L’ouverture culturelle prônée par les différents représentants de la culture légitime s’accompagne donc de la référence à l’acteur-sujet ayant « quelque chose à dire », un sujet « moral » respectueux des autres, modeste et « ouvert » aux autres « cultures » (notamment à la danse contemporaine). Les pratiquants qui dansent selon une autre logique (celle de la compétition et de la recherche de la performance) sont alors perçus comme des êtres hors langage, qui n’ont « rien à dire ». Ce légitimisme culturel traduit en termes de « métissage » est éloigné de la revendication des danseurs de compétition, d’un hip-hop « pur », sans concession vis-à-vis des danses contemporaines. « Métissage » et « purisme » sont des représentations du hip-hop, durant ces années 1990 et début 2000, qui structurent des « marchés » de la danse hip-hop en opposition. C’est sur cette opposition que se confrontent et se jaugent les danseurs « établis » (reconnus dans le champ chorégraphique) et les « nouveaux venus » (amateurs d’origine sociale populaire). Cette alternative est, par ailleurs, associée à d’autres principes : d’une part le « métissage » renvoie à la « création », l’« ouverture », l’« artistique » et plus largement la capacité à être « citoyen » du point de vue des acteurs institutionnels et d’une bonne partie des professionnels du hip-hop, de l’autre le « purisme » s’associe à la « technique », à la performance physique, mais aussi à la « violence » sous différentes formes. Selon où l’on se situe, l’un ou l’autre principe s’impose comme la valeur centrale devant servir de mesure pour définir qui peut légitimement se dire danseur hip-hop.
Conclusion
25Promue par les médias et consacrée par les institutions culturelles et socioculturelles, la danse hip-hop entretient un rapport ambivalent avec la culture légitime. Ce rapport tient au fait que cette pratique est tout à la fois conçue comme un « outil d’intégration sociale » et comme une pratique artistique qui mérite d’être présentée dans les salles de spectacle. Ainsi, la place de la danse hip-hop dans les actions culturelles est loin d’être univoque. En effet, les modes de catégorisation des pratiques dites « urbaines » ou « émergentes », la volonté institutionnelle de les « ouvrir » et de les « métisser » pour ne pas qu’elles restent « fermées » montrent combien est tenace le lien établi entre la danse hip-hop et des populations perçues comme culturellement déficitaires.
26En ce sens, la production d’une danse hip-hop à même d’être enseignée et produite sur des scènes nationales creuse le fossé entre des pratiques non encadrées institutionnellement et des pratiques intéressant les institutions. Deux « marchés » de la danse hip-hop voient ainsi le jour, renforçant les représentations dominantes des jeunes de quartiers populaires, surtout les garçons de familles immigrées, selon lesquelles il existerait d’un côté des jeunes avec une « énergie positive » travaillant à leur « intégration » et d’un autre côté des jeunes « désocialisés » ou éloignés des valeurs républicaines et possibles « émeutiers ». L’affirmation d’un hip-hop culturellement légitime n’est ainsi pas dénuée de paradoxes en ce qui concerne le traitement politique et institutionnel des pratiques sociales et culturelles élaborées dans les quartiers d’habitat social, qui en disent finalement beaucoup sur les modalités actuelles d’exercice de la domination concernant les catégories sociales populaires vivant notamment dans les grands ensembles HLM.
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- Milliot-Belmadani V., « Danse-Ville-Danse : rencontres artistiques et confrontation des publics », Milénaire, quele reconnaissance du hip-hop et des cultures émergentes, Direction de la communication du Grand Lyon, Lyon, 2000.
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- Noiriel G., « Les jeunes d’“origine immigrée” n’existent pas », in Lorreyte B. (dir.), Les politiques d’intégration des jeunes issus de l’immigration : situation française et comparaison européenne, actes du colloque de Vaucresson, 25-26 mai 1988, organisé par l’Agence pour le développement des relations interculturelles, avec la collaboration du Centre de formation et d’études de l’éducation surveillée et du Centre de recherche disciplinaire de Vaucresson, Centre d’information et d’études sur les migrations internationales /L’Harmattan, coll. « Migrations et changements », Paris, 1989.
- Problèmes politiques et sociaux, n° 862, août 2001.
- Shapiro R., Bureau M.-C., « Un nouveau monde de l’art Le cas du hip-hop en France et aux États-Unis », Sociologie de l’art, n° 13, 2000, pp. 13-21.
- Tissot S., « Sociologie urbaine et politique de la ville : retour sur une rencontre autour des “quartiers d’exil” », in Authier J.-Y., Bacqué M.-H., Guérin-Pace F. (dir.), Le quartier : enjeux scientifiques, actions politiques et pratiques sociales, La Découverte, Paris, 2007.
Notes
-
[1]
Jean-Pierre Thorn, cinéaste, pour L’Humanité le 12 mars 1997 à propos de son film Faire kiffer les anges.
-
[2]
Grignon, Passeron, 1989.
-
[3]
Bazin, 1995.
-
[4]
Le rôle des revues spécialisées est alors important (voir les revues Territoires et Rue des usines).
-
[5]
Milliot-Belmadani, 2000.
-
[6]
Les institutions culturelles ne s’intéressent au rap qu’à partir de la fin des années 1990, et en l’associant aux « musiques actuelles ». Le rap est notamment pratiqué dans des MJC sous forme d’ateliers d’écriture proposés aux jeunes.
-
[7]
Shapiro, Bureau, 2000.
-
[8]
Ballain, Glasman, Raymond, 2005.
-
[9]
Genestier, 1998.
-
[10]
Genestier, 1998.
-
[11]
Les jeunes filles se sont intéressées au hip-hop et particulièrement à la danse plus tard, lorsque des cours ont été proposés dans des centres sociaux et des MJC.
-
[12]
Boucher, 1999.
-
[13]
Noiriel, 1989.
-
[14]
Direction régionale des affaires culturelles.
-
[15]
Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles, devenu le Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), aujourd’hui intégré à l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE).
-
[16]
Dubois, 1999.
-
[17]
Processus de légitimation politique très semblable à celui décrit par Sylvie Tissot à propos de la politique de la ville et des appels d’offres lancés alors par la Direction interministérielle de la ville. Tissot, 2007.
-
[18]
À Lyon, les interventions de chercheurs, artistes ou acteurs institutionnels dans des travaux de réflexions produits par la Mission prospective et stratégie d’agglomération et Inter service migrants s’appuient sur la problématique institutionnelle implicite qui n’interroge pas la légitimité même du questionnement. Autrement dit, si l’on en reste au constat de la médiatisation et de la reconnaissance institutionnelle de pratiques dites « populaires » et/ou « de rue » pour analyser les transformations subies par ces pratiques sociales, on laisse de côté la question cruciale du travail de problématisation engagé précisément par les institutions pour penser leurs propres relations avec ces pratiques et surtout les pratiquants auxquels elles sont associées (Garcia, 2004).
-
[19]
« La politique culturelle en faveur des quartiers », conférence de presse du ministre de la Culture, Philippe Douste-Blazy, le 9 avril 1996.
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[20]
Milliot, 2000.