Notes
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[1]
Alassane Ouattara, « Message à la nation », Abidjan, 6 août 2016.
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[2]
Cet article est fondé sur des recherches de terrain ethnographiques sur la célébration de la fête nationale et les politiques de mémoire en Côte d’Ivoire menées en 2010, 2013 et 2015. Ces recherches sur la célébration de la fête nationale ivoirienne font partie d’un projet de recherche plus large sur la célébration des fêtes nationales africaines, dirigé par Carola Lentz. La recherche a été financée par la Fondation universitaire allemande, ainsi que par le Deutsche Forschungsgemeinschaft. Depuis 2013, elle est partie du groupe de recherche « Un/doing Differences. Practices of Human Differentiation » (DFG FOR 1939). Pour en savoir plus sur les aspects comparatifs de ce projet, voir par exemple Lentz (2013a ; 2013b), Lentz, Lowe (2018), N’Guessan, Lentz, Gabriel (2017).
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[3]
La « mémoire prospective » ou « mémoire pour l’avenir » sont des termes clés en psychologie et en neuroscience pour décrire le rôle de la mémoire dans les actions prévues dans l’avenir (voir, par exemple, McDaniel, Einstein, 2007). Dans l’étude de la mémoire et l’anthropologie des historicités, la « mémoire prospective » est abordée comme une forme particulière d’utilisation du passé (voir, par exemple, Diawara, Lategan, Rüsen, 2010). Zeitlin (2015) offre une bonne vue d’ensemble de cette littérature.
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[4]
Le terme « imaginaires nationaux », au lieu de celui de « nations imaginées » d’Anderson, est emprunté à Kelly Askew et suggère un glissement terminologique et théorique afin de mieux englober les dimensions processuelles et performatives du nationalisme. À cet égard, une nation n’est pas « imaginée » une fois pour toutes, mais l’imaginaire national est « une entité vivante qui rejette codification, universalisme et essentialisme. Elle est polyvalente, plurivoque, polyphonique, et peut-être même cacophonique » (Askew, 2002, p. 273).
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[5]
Lawrence Stone offre une introduction utile au développement d’une histoire « nouvelle », « culturelle » ou « postmoderne », en particulier s’agissant des inspirations mutuelles qui se sont exercées entre l’histoire, les sciences humaines et les sciences sociales (1981, p. 3-98).
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[6]
Les historiens des Annales de la troisième génération, comme Jacques Le Goff et Pierre Nora, ont apporté des contributions essentielles à ce que l’on appelle l’essor de la mémoire en histoire dans les années 1980 (Olick et al., 2011, p. 23).
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[7]
Braudel a rencontré Lévi-Strauss à São Paulo, où ils avaient tous les deux été envoyés par le gouvernement français pour aider à construire l’université récemment créée. Plus tard, Lévi-Strauss dit : « J’ai l’impression que nous faisons la même chose. Le grand livre d’histoire est un essai ethnographique sur les sociétés du passé » (Lévi-Strauss, cité par Ekanza, 2017, p. 45).
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[8]
Voir leur sixième chapitre sur la flexibilité temporelle dans la commémoration de l’indépendance.
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[9]
Zerubavel appelle ce processus « synchronisation mnémotechnique annuelle » (Zerubavel, 1996, p. 294).
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[10]
Sur l’histoire de la décolonisation française en Afrique et des différents avenirs possibles, voir Chafer (2002) et Cooper (2014).
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[11]
La Communauté française remplaça l’Union française en tant qu’entité politique rassemblant la France et les colonies françaises. Bien qu’elle garantît une autonomie partielle, les affaires de monnaie et de défense restaient entre les mains de la France. Voir Goerg et al. (2010) pour une analyse historique du vote « Non » de la Guinée.
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[12]
Houphouët-Boigny commenta plus tard : « Pour se marier, il faut être deux ; or, la France n’a pas voulu aller à l’église. Je suis resté sur le parvis, avec des fleurs fanées à la main » (Houphouët-Boigny cité par Fraternité, n° 60, 10 juin 1969, p. 9).
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[13]
Foucaud (1987) a réalisé une analyse détaillée des allocutions de Houphouët-Boigny à l’occasion de la fête de l’indépendance entre 1960 et 1980. Elle a compté les mots, analysé les corrélations de mots et interprété ces résultats à l’aune des politiques de Houphouët-Boigny. Les mots « progrès », « Côte d’Ivoire » et « pays » apparaissent dans les vingt textes sélectionnés ; les mots « développement », « nation », « avenir », « paix », « Afrique », « politique » et « indépendance » dans dix-neuf textes sur vingt.
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[14]
Neuf célébrations sur onze accueillies dans l’arrière-pays furent organisées dans les régions défavorisées du nord et de l’ouest du pays. Souvent, Houphouët-Boigny prolongeait son séjour dans la région pour inspecter les projets de développement et encourager davantage d’investissements (Grah Mel, 2010a, p. 416).
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[15]
Cela pourrait être rattaché à la littérature grandissante sur le nationalisme d’infrastructure, par exemple Turner 2020.
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[16]
Ce lien étroit entre agriculture et modernité fait partie intégrante des imaginaires ivoiriens depuis la création de l’Union agricole d’Afrique, prédécesseur du PDCI-RDA. Houphouët-Boigny répétait sans cesse que les agriculteurs étaient le véritable moteur du développement national. À l’occasion de la fête de l’indépendance, la Coupe nationale du progrès récompensait même les agriculteurs prospères et leur accordait l’ordre national du mérite.
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[17]
À la fin des années 1980, Abidjan fut envahie de tracts et de prospectus anonymes sur la fortune personnelle de Houphouët-Boigny et sur les coûts exorbitants de la basilique de Yamoussoukro. En mars 1990, de jeunes gens manifestèrent en criant : « Houphouët voleur ! Houphouët corrompu ! Houphouët démission ! » (Grah Mel, 2010b, p. 400). Le 30 avril, le bureau politique du PDCI réinstaura de manière formelle le multipartisme. Mais les protestations et les débats continuèrent sur les campus et dans les rues jusqu’à la fin de l’année, aboutissant à de violents affrontements entre l’armée et les manifestants, la dissolution de l’association d’étudiants FESCI et l’arrestation de nombreux chefs de l’opposition et des syndicats en 1992.
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[18]
Christophe Wondji fut le premier Ivoirien à la tête du département d’histoire de l’université d’Abidjan et travailla ensuite sur le projet de publication de l’Unesco de l’Histoire générale de l’Afrique.
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[19]
Le terme de « Refondation » provient du manifeste publié à la suite du congrès du FPI en 1994 : « Fonder une nation africaine démocratique et socialiste en Côte d’Ivoire » (Memel-Fotê, 1999).
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[20]
Le concept d’« ivoirité » était utilisé dans les années 1990 et 2000 pour différencier les « Ivoiriens de souche » des « Ivoiriens de circonstance », principalement pour des raisons politiques, par exemple, exclure Alassane Ouattara de l’élection présidentielle (voir Akindès, 2011, sur l’ivoirité et l’histoire politique récente de la Côte d’Ivoire). La privation de facto de nationalité pour beaucoup de migrants de première et de seconde génération finit par provoquer en 2002 une guerre civile qui dura huit ans (voir McGovern, 2011, pour une brillante analyse anthropologique de la guerre civile ivoirienne ; voir Arnaut, 2004 et 2008 ; Cutolo, 2010 ; Banégas, 2006, sur la recherche culturelle d’autochtonie et d’ivoirité).
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[21]
Le célèbre chanteur ivoirien zouglou Petit Yodé traduisit même les idées fondamentales de l’ouvrage en chanson : « l’hymne de l’Ivoirien nouveau », qui visait à toucher ceux qui ne pouvaient pas lire le livre.
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[22]
Cela avait aussi une connotation religieuse. En tant que chrétiens évangélistes, Laurent Gbagbo et surtout Simone Gbagbo, la Première dame, annonçaient que l’année 2010 serait non seulement une année de transformations politiques majeures, mais aussi une année de rédemption (voir N’Guessan, 2015a).
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[23]
Discours de Laurent Gbagbo, cérémonie d’inauguration de l’année jubilaire, Abidjan, 31 janvier 2010.
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[24]
À la fin des années 1960, Kragbé Gnagbé avait fondé un mouvement sécessionniste dans sa région natale de Gagnoa. Peu après les célébrations de la fête de l’indépendance au Gagnoa, il déclara l’indépendance de la République d’Éburnie, dont il se fit chancelier. Kragbé Gnagbé fut arrêté et se serait suicidé en prison (voir N’Guessan, 2020, p. 48-50).
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[25]
Cela aboutit à deux allocutions présidentielles à la nation en 2011 : une de Ouattara et une de Gbagbo, qui, depuis la prison de Korhogo, assura à ses compatriotes : « Un peuple luttant pour sa liberté ne peut jamais être vaincu, c’est une vérité historique » (Gbagbo cité par Notre voie, 13 août 2011).
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[26]
En revanche, il inventa de nouveaux modes de célébration. En 2013, par exemple, il modifia le format de la traditionnelle allocution à la nation de la fête de l’indépendance, pour la première fois en cinquante-trois ans d’indépendance, en la remplaçant par un discours à la veille du jour de l’indépendance avec une interview en direct à la télévision publique.
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[27]
Discours du Premier ministre Daniel Kablan Duncan, journée de l’excellence, 6 août 2016.
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[28]
Voir par exemple les rapports de presse de l’Agence ivoirienne de presse sur les célébrations de la fête de l’indépendance en 2016, à Soubré et à Abengourou.
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[29]
Voir par exemple l’éditorial de Jeune Afrique, « Qu’avons-nous fait de nos 60 ans ? », https://www.jeuneafrique.com/mag/872067/politique/edito-quavons-nous-fait-de-nos-60-ans/.
1Lors de son message à la nation à l’occasion du 56e anniversaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire en 2016, le président ivoirien Alassane Ouattara déclara : « Si nous voulons tourner définitivement la page de notre passé douloureux, il nous faut en tirer des leçons. Il nous faut écrire de nouvelles pages de notre histoire. » Il lança un appel à ses compatriotes pour qu’un nouveau contrat social soit établi par « une Côte d’Ivoire nouvelle, avec un Ivoirien nouveau », qui mènerait enfin le pays vers « l’émergence à l’horizon 2020 [1] ». Ce discours d’un nouveau départ et d’une mémoire à l’optique clairement prospective a néanmoins rejoint les sentiers battus de la rhétorique nationaliste ivoirienne, comme nous allons le montrer à travers l’analyse de la célébration de la fête nationale en Côte d’Ivoire depuis 1960 [2]. La mémoire prospective [3] alimente les clichés dominants des imaginaires nationaux ivoiriens [4] depuis la création de la nation ivoirienne en 1960.
2Il est couramment admis que la mémoire du passé joue un rôle majeur dans la création des nations depuis que le philosophe et historien français Ernest Renan a déclaré à la fin du xixe siècle qu’une nation fait corps en souvenir « [d’]avoir souffert ensemble » (Renan [1882] 1997, p. 31) :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ».
4En général, la mémoire est considérée comme une pratique de rétrospection, dirigée vers le passé, et non l’avenir. Comme le souligne pourtant Renan, c’est aussi le « désir de vivre ensemble », c’est-à-dire un engagement ferme envers l’avenir, qui crée une nation. La mémoire en elle-même n’est pas orientée seulement vers le passé, mais aussi et de manière simultanée vers l’avenir. Le domaine de recherche interdisciplinaire des études sur la mémoire est vaste et, au fil des années, différents supports et pratiques ont été étudiés en tant que vecteurs pour construire, créer, préserver et transformer une identité partagée et ancrée dans l’histoire : historiographie professionnelle et populaire, mythes fondateurs, pratiques commémoratives et journées de commémoration, monuments, archives, pratiques sociales et pratiques incarnées (Gillis, 1994) [5]. Une découverte essentielle des études sur la mémoire a été de comprendre que les pratiques et les supports de commémoration ne se contentent pas de rappeler le passé, mais re-présentent aussi le passé dans le présent afin de le rendre compréhensible et interprétable. Nous ne nous rappelons pas du passé : nous le reconstruisons en fonction de besoins présents. Tandis que Halbwachs (1925) percevait l’histoire comme objective et la mémoire comme vulnérable à la déformation et à une interprétation erronée, ceux qui ont repris ses idées sur la mémoire collective à partir des années 1960 affirmaient que ce qui valait pour la mémoire pouvait aussi s’appliquer à tout récit du passé. En historiographie française, les fondateurs de l’École des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre, ont incorporé le cadre conceptuel de Maurice Halbwachs à la nouvelle conception d’une histoire qui insiste sur de vastes structures et des transitions à long terme (la longue durée), ainsi que sur des « modes de vie » et des « mentalités » (Olick et al., 2011, p. 22-23) [6]. S’inspirant des idées de Claude Lévi-Strauss, des historiens des Annales de la deuxième génération, comme Fernand Braudel, ont contribué à une anthropologisation de l’histoire (1969, p. 41 et ss.) [7]. Braudel a réinterprété le concept de structure de Lévi-Strauss afin de pluraliser les horizons temporels de l’histoire et de souligner l’importance du mythe et des modes affectifs de mémoire du passé. Des historiens des Annales de la troisième génération ont poursuivi cette reconfiguration de l’histoire et de ses unités d’analyse pour aplanir les différences entre ethnographie et histoire, parvenant à « briser l’unité implicite de la notion d’Histoire, qui allait désormais être écrite au pluriel et sans majuscule » (Ekanza, 2017, p. 46). Il n’y a pas « un passé » ou « une histoire », mais plusieurs, ainsi que des paramètres institutionnels et un dispositif (Foucault, 1969) de la condition « archivistique » de ce qui peut être dit (et commémoré). Les silences doivent donc être compris moins comme des oublis intentionnels que comme des occurrences révélatrices du fait que les historicités sont des constructions d’une réalité passée, aussi bien dans le présent que dans le passé (voir, par exemple, Trouillot, 1995). La mémoire perçue comme histoire de la multiplicité – et comme histoire contre-hégémonique des marginalisés – offre ainsi la promesse théorique et méthodologique d’un nouveau paradigme en historiographie comme en anthropologie (voir, par exemple, Apter, Derby, 2010 ; Connerton, 1989 ; Fabian, 1996 ; Fardon, 2006 ; Goerg et al., 2013 ; Keightley, Pickering, 2012 ; Lambek, 2002 ; McCall, 2000).
5Récemment, l’analyse de l’évolution du temps, de l’interaction des passés, présents et avenirs (au pluriel) et de leur perception est devenu un vrai sous-domaine de recherche interdisciplinaire, rassemblant anthropologues, historiens, spécialistes de l’étude de la mémoire et futurologues. L’une des idées les plus intrigantes issues de cette littérature est la possibilité de bouleverser des conceptions quotidiennes de l’expérience temporelle (voir, par exemple, Farriss, 1995). D’après Koselleck, le temps historique est constitué de plusieurs couches, de longueur et d’origine différentes, qui, comme le modèle géologique, coexistent et affectent l’histoire en tant que vécu (Koselleck, 2013, p. 19-20). La métaphore de Zeitschichten (Koselleck y fait explicitement référence en tant que métaphore) aide à « pluraliser le concept du temps » et à comprendre ce que l’on désigne comme la « simultanéité du non simultané » (Koselleck, 2013, p. 9). Dans son essai Can Yesterday Become better?, Jörn Rüsen observe le rôle constitutif d’une orientation vers l’avenir lors de la création de souvenirs. S’appuyant sur Koselleck, Rüsen conclut que la mémoire en elle-même ne génère pas de sens. C’est la perspective sur l’avenir, « l’horizon d’attente », qui est constitutif pour que la mémoire puisse avoir du sens. Rüsen utilise le concept de Zeitverlaufsvorstellung pour illustrer le potentiel de création de sens de l’histoire, qui incorpore le passé au cadre culturel structurant du présent. C’est au sein de ce tissu de création contemporaine de sens que le passé devient « meilleur » (Rüsen, 2002, p. 311).
6Un passé éclairé par des intérêts présents ou futurs n’est pas plus « déformé » que d’autres ; en fait, ce sont les projections dans l’avenir et les conceptions du temps qui créent les passés. Une nation, ou plus précisément les mouvements nationalistes et les entrepreneurs de la mémoire qui s’attellent à façonner l’identité d’une nation, peuvent d’autant plus chercher (et trouver) de l’unité dans un avenir imaginé si le passé est peu enclin à offrir un sentiment d’appartenance collectif. Dans Nostalgia for the Future, une étude ethnographique du Togo depuis la guerre froide, Charles Piot soutient que « les avenirs remplacent le passé comme réservoir culturel » (Piot, 2010, p. 16), même si ces avenirs sont largement caractérisés par l’incertitude et l’hétéronomie. Dans Remembering Independence, Carola Lentz et David Lowe (2018) observent la diversité des commémorations de l’indépendance en Afrique et en Asie. Ils s’intéressent aux formats officiels, plutôt populaires, mais également à ces aspects qui ont tendance à être oubliés et qui démontrent que la prospection joue un rôle aussi important que le passé dans la mémoire [8]. S’accorder sur un passé commun implique des débats et des négociations sur ce qui doit être commémoré, comment et par qui. Mais c’est aussi le cas pour la mémoire prospective, qui est souvent mobilisée lors de transformations sociales majeures, dans des périodes d’incertitude ou de crise (Lategan, 2010, p. 144), comme en Côte d’Ivoire, qui se remet encore de la guerre civile et de ses répercussions (voir N’Guessan, 2020, p. 226-234).
7Cet article tente de retracer la généalogie de la mémoire prospective et des avenirs nostalgiques dans le nationalisme ivoirien. L’unité d’analyse choisie pour en périodiser les différentes phases est la célébration de la fête nationale. En tant qu’événement public, cette célébration est à la fois « modèle et miroir » (Handelman, 1990) des politiques contemporaines et des imaginaires nationaux. La célébration de la fête nationale suscite souvent de vifs débats, à différents niveaux, sur ce qui devrait être commémoré ou oublié et sur la manière dont elle devrait être organisée. Ces débats révèlent les fractures de la nation en construction, qu’ils concernent le jugement des événements passés ou les projets visionnaires pour l’avenir (voir Lentz, 2013b, p. 219). Les festivités reviennent de manière cyclique ou prennent la forme d’une représentation en série. Les organisateurs planifient tandis que le public participe et observe la célébration avec l’expérience de toutes les célébrations passées à l’esprit (voir aussi Apter, 2016). Les célébrations contribuent ainsi à créer un temps national [9]. Cet article s’intéresse principalement à la perspective des organisateurs en observant avant tout la construction discursive de la nation ivoirienne dans le langage politique. La « réception » de ce discours par le « peuple » requiert une recherche plus approfondie, mais ce n’est pas le sujet de cet article. Dans un premier temps, nous observerons la présentation de la future nation ivoirienne et l’imaginaire de la nation en tant que modèle à partir des années 1960. Ensuite, nous aborderons les passés et avenirs alternatifs sous l’impulsion de la Refondation à la veille du multipartisme, avant de nous pencher sur les concepts de renouveau et sur l’ambiguïté de commémorer Houphouët-Boigny à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance. Enfin, nous résumerons les avenirs imaginés actuels sous Ouattara et dans le contexte du soixantenaire de l’indépendance ivoirienne en 2020.
Présenter la nation de l’avenir
8Les cérémonies officielles de transfert du pouvoir entre colonisateurs et futures nations africaines indépendantes à la fin des années 1950 et dans les années 1960 ont représenté et acté à la fois une fin et un nouveau départ. En Côte d’Ivoire, l’alliance opérée en 1952 par le Rassemblement démocratique africain (RDA) de Félix Houphouët-Boigny avec l’Union démocratique et socialiste de la Résistance de François Mitterrand, de centre gauche, marqua le début d’une étroite collaboration avec la France pour une « transition pacifique » vers l’indépendance [10]. Contrairement aux revendications de Kwame Nkrumah en faveur d’une indépendance immédiate du Ghana, Houphouët-Boigny s’était fait premier défenseur de la loi-cadre Defferre qui allait accorder une autonomie partielle aux territoires de l’Afrique occidentale française et de l’Afrique équatoriale française. La fameuse « méthode ivoirienne » d’une « transition pacifique » fut à l’origine de conflits avec Sékou Touré en Guinée, l’unique ancienne colonie française à avoir décidé de voter pour l’indépendance immédiate (qui devait s’accompagner d’un retrait immédiat du soutien français), plutôt que de soutenir l’instauration de la Ve République en France et de rester dans la « Communauté française » [11]. Lorsque Houphouët-Boigny déclara l’indépendance de la Côte d’Ivoire le 7 août 1960, il ne s’agissait donc guère d’une victoire, mais plutôt d’un échec à faire accepter sa vision d’une nouvelle communauté franco-africaine [12].
9La célébration de la fête nationale française le 14 juillet 1960 à Abidjan mérite d’être examinée de plus près au vu de cette atmosphère ambiguë. La célébration eut lieu après que De Gaulle eut accordé l’indépendance à la Côte d’Ivoire (1er juillet) et après la signature des accords de transfert de compétences (11 juillet), mais avant la déclaration d’indépendance. L’arrivée de Houphouët-Boigny à Abidjan après la cérémonie de signature à Paris avait été minutieusement chorégraphiée pour faire partie des festivités du 14 juillet. Fraternité titrait : « Premier 14 juillet de l’indépendance ». Les drapeaux tricolores français et ivoirien décoraient les avenues d’Abidjan. Avant l’arrivée de Houphouët-Boigny, le Premier ministre par intérim Auguste Denise et le général Le Porz, représentant du haut-commissaire, ouvrirent les festivités en chantant l’hymne national français, La Marseillaise, sous les drapeaux tricolores, et en remettant des décorations militaires. Une parade fut organisée à Treichville, le quartier où résidait la base politique du PDCI-RDA (la branche ivoirienne du Rassemblement démocratique africain). Des gendarmes, des fusiliers marins et des véhicules militaires défilèrent, suivis par des pompiers, des anciens combattants, des jeunes filles et garçons, des scouts et l’association des femmes du RDA (Fraternité, n° 66, 22 juillet 1960, p. 2-3). Mais c’est l’arrivée de Houphouët-Boigny, tout juste rentré des négociations pour l’indépendance à Paris, qui fut perçue comme véritable catharsis des festivités du 14 juillet par les médias ivoiriens. Au son de la Marseillaise, le drapeau tricolore ivoirien fut déployé à l’arrivée de Houphouët-Boigny, « apportant l’indépendance à son peuple, le jour même de l’anniversaire de la prise de la Bastille » (Fraternité, n° 66, 22 juillet 1960, p. 5). Le compte-rendu de Fraternité décrivait son arrivée et chacun de ses gestes dans les moindres détails, accompagné par les applaudissements et les explosions de joie. La métropole, la France, et sa colonie, la Côte d’Ivoire, alors au seuil de l’indépendance, étaient imaginées comme étant fermement reliées à travers les discours et les représentations (ibid., p. 2-6).
10Cet imaginaire fut remis en scène quelques semaines plus tard pour la proclamation de l’indépendance. Le samedi 6 août, Houphouët-Boigny arriva à Abidjan avec les présidents du Niger, de la Haute-Volta et du Dahomey. Des déclarations et des symboles d’une amitié franco-africaine durable marquèrent leur arrivée : des jeunes filles habillées aux couleurs du Conseil de l’Entente et de la France offrirent des bouquets de fleurs aux hommes d’État sur l’air de la Marseillaise. Les Ivoiriens les acclamèrent joyeusement sur le chemin jusqu’à la résidence présidentielle et une retraite aux flambeaux se dirigea vers l’Assemblée nationale où eut lieu la séance extraordinaire au cours de laquelle Houphouët-Boigny déclara l’indépendance (voir d’Almeida-Topor, 1999, p. 257). La séance démarra à minuit moins le quart, et le président, qui arriva dix minutes plus tard, une dernière fois sur l’air de la Marseillaise, déclara : « En vertu des droits indéniables qu’a tout peuple de disposer de lui-même, en ce jour béni du 7 août 1960, je proclame solennellement l’indépendance de la Côte d’Ivoire » (Fraternité, n° 69, 12 août 1960, p. 4). Cent une salves d’honneur accueillirent cette nouvelle ère. Ensuite, le nouvel hymne national, L’ Abidjanaise, fut joué pour la première fois. Dans son discours, Houphouët-Boigny déclara : « Maintenant, c’est la nostalgie de la séparation. Ce n’est pas un adieu, c’est un au revoir » (Fraternité, n° 69, 12 août 1960, p. 3) ; et il assura que l’indépendance ne créerait pas de rupture dans l’amitié franco-ivoirienne :
« Je voudrais vous rappeler […] qu’au moment où, devenus majeurs, nous allons quitter la maison familiale, où nous avons été souvent gâtés, parfois réprimandés – mais qui aime bien châtie bien – pour aller fonder notre maison à nous […] je voudrais dire […] qu’en quittant la famille française, nous n’avons pas le sentiment d’oublier tout ce que nous avons reçu d’elle. Nous voulons, au contraire, développer, enrichir le lourd patrimoine, le généreux patrimoine dont elle nous a fait don et ce, au bénéfice bien compris de nos deux peuples. […] Alors, mes chers frères, il n’y a pas honte à avoir été colonisés. Nous n’avons plus à nous attarder dans des complaintes inutiles. Nous devons aller de l’avant […]. Instruite par votre propre exemple, ayant été à l’école de vos vertus, la jeune Afrique indépendante saura se construire un avenir digne du vôtre ».
12Ce discours a défini la manière dont la décolonisation et l’indépendance allaient être officiellement commémorées dans les années à venir. La France était célébrée comme une sorte de modèle, à l’aide de métaphores de parenté comme un « père » qui a élevé son « enfant », le punissant parfois, mais faisant toujours « pour le mieux ». Il n’y avait pas lieu de se tourner vers le passé, de s’en lamenter ou de l’accuser de tout ce qui ne fonctionnait pas bien dans le présent. Au contraire, tous les citoyens devaient se tourner vers l’avenir pour accéder à une vie meilleure. En d’autres termes, la mémoire devait être prospective plutôt que rétrospective.
13L’un des principaux catalyseurs ayant joué un rôle dans la présentation de la nation future et la célébration de la Côte d’Ivoire en tant que modèle de la sous-région était les allocutions du président à la nation, traditionnellement prononcées à la veille de la fête de l’indépendance. Ces allocutions ont véritablement fait office d’état des lieux du développement du pays sur le chemin de la modernité et de la souveraineté. Pendant la croissance des années 1960 et 1970, les discours de Houphouët-Boigny abordaient constamment la modernité et la souveraineté avec le champ lexical du progrès et de la croissance : élever, augmenter, progression, réalisation, amélioration, poursuivre, développement, et ainsi de suite [13]. Les conjugaisons du futur étaient autant utilisées dans l’allocution présidentielle que celles du passé. L’histoire de la décolonisation restait largement absente des discours de Houphouët-Boigny et la lutte d’émancipation du PDCI-RDA n’était ni exploitée à des fins idéologiques, ni utilisée pour légitimer les intérêts politiques de l’époque. En effet, Houphouët-Boigny n’avait jamais présenté l’indépendance comme une rupture avec l’État colonial. En revanche, le mot « avenir » apparaissait 62 fois et « aujourd’hui » 74 fois, et ces mots étaient bien plus étroitement liés au terme « Côte d’Ivoire » par des procédés de corrélation que les mots se rapportant au passé (Foucaud, 1987, p. 47-53). Dans tous les cas, l’adulation ou la critique des accomplissements de l’année passée était très souvent accompagnée d’approches prospectives concernant les années à venir : ce qui avait été accompli allait être intensifié et renforcé et ce qui ne l’avait pas été allait certainement l’être dans un avenir proche car des leçons avaient été tirées du passé.
14L’imaginaire de la nation future en progrès a été renforcé par l’introduction des fêtes tournantes en 1964. Dorénavant, les capitales régionales bénéficiaient tour à tour de subventions gouvernementales pour organiser la célébration de la fête nationale. L’objectif était résumé avec justesse dans le sous-titre de Fraternité Hebdo en 1964 : « Notre ambition : faire de la Côte d’Ivoire une nation prospère, modèle et moderne ». En fait, non seulement les fêtes tournantes visaient à intégrer symboliquement les régions et l’arrière-pays à la nation (voir N’Guessan, Lentz, Gabriel, 2017), mais elles offraient aussi un moyen d’améliorer l’infrastructure et l’économie des villes hôtes, en leur permettant de rattraper le sud du pays, plus développé [14]. Les villes sélectionnées bénéficiaient d’un budget spécial alloué à la construction de nouveaux bâtiments et à l’amélioration des routes, du réseau électrique et des infrastructures. Les rues étaient goudronnées, les bâtiments publics rénovés, et des hôtels, des stades de sport et d’autres lieux étaient construits pour équiper la région des infrastructures nécessaires à l’organisation des cérémonies de la fête nationale et à l’accueil de nombreux invités. À cet égard, l’idée des fêtes tournantes créa une dynamique vertueuse. Les autorités locales se lancèrent même dans une sorte de compétition pour savoir quelle ville serait la plus somptueuse pour l’indépendance (Grah Mel, 2010a, p. 414). Les fêtes tournantes apparurent, au moins de manière rétrospective, comme l’occasion pour des villages ruraux de renaître en « véritables capitales » (Fraternité Matin, spécial « Indépendance », 1981, p. 30). Successivement, le territoire ivoirien tout entier fut nationalisé et incorporé à la nation [15]. Les éditions spéciales de Fraternité Matin à l’occasion de la fête de l’indépendance constituaient un support supplémentaire à travers lequel le gouvernement célébrait et affichait les progrès de la nation et son rôle exemplaire. Les gros titres, sous lesquels ces bilans étaient déclinés, clamaient : « 13 ans de croissance continue » (1973) ou « 17 ans de progrès » (1977).
15La célébration de la croissance était aussi affichée sur des graphiques et des tableaux, présentant notamment celle générée dans le domaine de la production agricole, pilier central de l’économie ivoirienne et donc du « miracle ivoirien » [16]. Les taux de croissance de différents secteurs de l’économie ivoirienne, de la scolarisation, du nombre de passagers du système national de transport, du nombre de villages alimentés en électricité, du nombre de médecins et d’avocats et bien d’autres étaient ainsi présentés dans les éditions spéciales de Fraternité Matin. Les graphiques illustrant les courbes de croissance révélaient au premier coup d’œil ce que Houphouët-Boigny verbalisait dans ses discours : tout s’améliorait au fil des années. Les biens communs de la nation n’étaient pas recherchés et trouvés dans un passé glorieux, mais dans un avenir glorieux :
« Nos productions de café et de cacao sont passées pour l’un de 185 000 tonnes à 291 000 tonnes en 1978 et, pour le second, de 93 000 tonnes à 2 970 0000 actuellement ; le nombre de kilomètres de routes bitumées était de 50 en 1948, 684 en 1960 et est aujourd’hui de 2 461 […]. Ce ne sont là que quelques chiffres, mais des chiffres parlants, qui ne souffrent d’aucun commentaire, qui illustrent d’eux-mêmes les efforts accomplis par les Ivoiriens en dix-huit ans seulement. […] Tout le monde nous envie notre réussite ».
17Non seulement ces chiffres « parlaient » d’une croissance et d’un développement constants, mais ils réfutaient aussi les critiques de Houphouët-Boigny, qui dénonçaient le miracle ivoirien comme un mirage. En fait, ils érigeaient l’imaginaire d’une nation ivoirienne exemplaire et exceptionnelle, et même « modèle » pour les autres nations africaines naissantes.
Refondation, passés et avenirs alternatifs
18Alors que les fêtes tournantes prirent fin en 1979, on commençait déjà à entrevoir le revers de la médaille du « miracle ivoirien ». Le président Houphouët-Boigny était critiqué pour la mégalomanie de Yamoussoukro, la capitale du pays, présentée comme un symbole de modernité et de pouvoir ; il faisait face à l’opposition politique de milieux universitaires de gauche, de syndicalistes et d’étudiants qui organisaient de violentes manifestations sur le campus et dans les rues d’Abidjan [17]. Dès les années 1970, le nationalisme prospectif de Houphouët-Boigny avait été remis en question par une série d’historiens nationalistes et marxistes, comme Laurent Gbagbo, qui déclarait que la réussite ivoirienne n’était pas un miracle mais plutôt un mirage, fondé sur une relation néocoloniale ininterrompue avec la France (voir Gbagbo, 1978 ; 1982 ; voir aussi Amin, 1967). À contre-courant du discours dominant de l’indépendance dans l’amitié, les récits historiques de ces intellectuels affirmaient que l’indépendance ne s’était jamais concrétisée et que le régime néocolonial de Houphouët-Boigny avait délibérément oublié la violente phase anticoloniale du RDA (voir aussi N’Guessan, 2020, p. 84-98). Tandis que le nationalisme prospectif de Houphouët-Boigny n’avait pas « exploité » la mémoire des luttes anticoloniales, parce qu’il « refusait d’évoquer un passé qui embarrasserait les Français » (entretien avec Christophe Wondji [18], 1er septembre 2010), les refondateurs se rattachaient de manière explicite à la résistance violente contre le colonialisme et contre la transition vers l’indépendance de Houphouët-Boigny, qui avait préféré rester avec la France plutôt que s’y opposer (voir N’Guessan, 2020, p. 138-139). La Refondation [19] soutenait que le peuple ivoirien avait été aliéné par le néocolonialisme de Houphouët-Boigny et que la rencontre directe des Ivoiriens avec les principaux piliers de la souveraineté (économie, défense, relations internationales) donnerait naissance à une nouvelle nation qui serait enfin véritablement indépendante (Gbagbo, 1978, p. 83-85 ; 1982, p. 201-202). En un sens, la Refondation avait construit des « généalogies de résistance » (Arnaut, 2004, p. 364) contre les régimes (néo)coloniaux. Dès le départ, la Refondation affichait un programme politique pour un avenir meilleur ancré dans les lectures alternatives de l’histoire de la décolonisation. À travers son approche marxiste, l’historien Laurent Gbagbo considérait le passé colonial comme indissociable d’un projet bien plus large de capitalisme et d’exploitation impériale dont l’Afrique avait d’emblée été victime, et surtout, qui était encore à l’œuvre puisque l’indépendance politique n’avait pas radicalement transformé ce système (1978, p. 60 et ss.). La Refondation contestait ainsi la vision de Houphouët-Boigny d’une indépendance dans l’amitié et visait à refonder la nation ivoirienne en abordant la question de la décolonisation dans ses différents aspects : politique, culturel et économique (voir Gbagbo, 1978 ; pour une analyse détaillée de l’approche marxiste de Gbagbo, voir N’Guessan, 2020, p. 106-110). Vers la fin des années 1980, ces travaux universitaires nourrirent l’opposition politique et trouvèrent un terreau fertile auprès des étudiants et intellectuels désenchantés, qui créèrent un parti d’opposition politique clandestin, le Front populaire ivoirien (FPI). Tandis que le présent paraissait de moins en moins radieux et prometteur, l’avenir était perçu comme une bataille qu’il restait à mener.
19À première vue, la célébration de la fête nationale ne semblait pas refléter cette situation de tension et de crise. Après l’abandon des fêtes tournantes pour des raisons économiques, la célébration gouvernementale à Abidjan se poursuivit sous la forme d’une humble cérémonie à huis clos au palais présidentiel. Le « peuple » ne prenait part à cet événement que via l’invitation de représentants de groupes issus de la société civile, tandis que les chefs de l’opposition en restaient absents. Il s’agissait en fait d’un moment d’autoglorification des anciens cadres en tant qu’architectes de la nouvelle Côte d’Ivoire dans un système pluraliste. Dans les régions, les discours des préfets soulignaient l’urgence de soutenir le président Houphouët-Boigny pour surmonter ensemble la crise économique et contribuer au bien-être national (Fraternité Matin, 10 décembre 1990, p. 7-8).
20Quoi qu’il en soit, Laurent Gbagbo et le FPI avaient déjà planifié un jour férié pour remplacer la fête de l’indépendance, qui commémorerait le retour du multipartisme, le 30 avril : la fête de la liberté. Après la mort de Houphouët-Boigny en 1993, son successeur Henri Konan Bédié eut visiblement du mal à trouver un équilibre entre assumer l’héritage du « Vieux », comme était surnommé Houphouët-Boigny, et s’émanciper du rôle du fils éternel (Toungara, 1995 ; N’Guessan, 2015b). Cela se refléta sur la célébration de la fête nationale, réduite au strict minimum. Lors de recherches en 2010 sur les souvenirs de la célébration de la fête de l’indépendance, beaucoup d’Ivoiriens étaient persuadés qu’il n’y en avait eu aucune sous Bédié. Ce fut dans ce contexte que la fête de la liberté s’engouffra dans la brèche. Cette fête ravivait adroitement les éléments populaires des célébrations passées de la fête nationale : principe de rotation, grands défilés citoyens, compétitions culturelles et sportives, concerts gratuits et feux d’artifice ; un pagne commémoratif fut même fabriqué pour l’occasion (Notre voie, 2000, p. 2). Aboudramane Sangaré compara explicitement la fête de la liberté à celle de l’indépendance, affirmant qu’elle était « plus nationale et surtout plus populaire, c’est-à-dire moins administrative, que la fête de l’indépendance » (Fraternité Matin, spécial « Fête de la liberté », p. 2010, p. 27). Cette distraction festive plaisait tout particulièrement aux jeunes Ivoiriens, qui avaient déjà subi une décennie de politiques d’austérité et de mesures de réduction des coûts et qui ne connaissaient la célébration de la fête de l’indépendance qu’à travers les merveilleux récits de leurs parents (entretien de groupe avec des étudiants, Adjamé, 10 septembre 2010).
21Les défilés de la fête de la liberté se distinguaient cependant nettement de ceux de la fête de l’indépendance. La fête de l’indépendance était avant tout une célébration officielle. Les forces armées dominaient le défilé. Des civils participaient en complément à la parade militaire. Ils défilaient en rangs serrés et représentaient chacun des groupes de la société bien définis : infirmières, agriculteurs, mères et ainsi de suite (voir N’Guessan, 2020, p. 41 ; p. 50 et ss.). Dans les défilés de la fête de la liberté, c’était le « peuple » qui était au centre et non l’État. Les manifestants criaient des slogans et entonnaient des chants passionnés, ils agitaient ou brandissaient des banderoles, certains saluaient de la main, d’autres levaient les bras en l’air en faisant le signe de la victoire, l’un des symboles politiques du FPI (entretien avec Marc Gnabry, Abidjan, 12 septembre 2010). Le défilé de la fête de la liberté ressemblait davantage à une manifestation, mais en le nommant « défilé », on le rapprochait explicitement des parades de la fête de l’indépendance (Fraternité Matin, spécial « Fête de la liberté », 2010). De manière implicite, les défilés de la fête de l’indépendance visaient à faire étalage de la force et du pouvoir de l’État-nation et de la discipline avec laquelle tout individu devenait citoyen, contribuant au bien-être et au développement de la nation. Les défilés de la fête de la liberté ont produit un imaginaire d’égalité et ont présenté le peuple comme une « puissance » capable d’atteindre un but commun. La rhétorique avait elle aussi changé : la modernité et la croissance n’étaient plus au centre des discours, elles avaient été remplacées par la démocratie et la liberté.
Le cinquantenaire de l’indépendance ivoirienne en 2010
22Le renouveau fut le maître mot à partir des années 1980 et 1990, marquées par la crise. La Refondation exigeait le renouveau (même si elle était fermement ancrée dans le passé, comme le verbe « fonder » l’implique), de même que la rhétorique ultranationaliste et xénophobe de l’ivoirité [20]. Cependant, en 2010, huit années de guerre civile avaient entraîné une certaine lassitude de la lutte pour le renouveau. Les représentations performatives de la nostalgie venaient ainsi compléter et fragmenter l’imaginaire et la représentation de la Côte d’Ivoire comme avant-garde dans la bataille pour une véritable indépendance. Le concept même de Refondation apparaissait comme corrompu, devenant le synonyme des richesses mal acquises par une élite politique qui ne pouvait plus revendiquer de manière légitime le statut de nouveau-venu ou d’innocent sur la scène politique ivoirienne. Dans le contexte du cinquantenaire, la Refondation subit une cure de jouvence avec « l’Ivoirien nouveau ». L’un des architectes de cette relecture, Ahoua Don Mello, directeur du Bureau national d’études techniques et de développement, expliqua que la Refondation serait assurée par la création d’une nouvelle personnalité ivoirienne spécifique qui permettrait à la Côte d’Ivoire « d’emprunter le chemin de l’indépendance complète » (Don Mello, 2009, p. 22). Avec cette publication programmatique, Ahoua Don Mello mit à profit les commémorations du jubilé de 2010 pour faire la promotion de son livre et se faire entendre. Des extraits du livre furent publiés dans des quotidiens ivoiriens, il donna de nombreuses interviews et présenta ses idées aux jeunes dirigeants du Forum des jeunes pour le cinquantenaire organisé par Damana Pickass, président du mouvement de jeunesse du FPI, dont il fut l’invité spécial (voir N’Guessan, 2015b) [21]. Tandis que la Refondation tirait au moins une partie de sa légitimité de son rapport étroit avec le passé et d’alliances avec les adversaires historiques de Houphouët-Boigny, l’Ivoirien nouveau était bien plus tourné vers l’avenir. À travers la défense d’une éthique du travail, de la discipline et de la conviction que la Côte d’Ivoire était par nature vouée à être une nation leader, il permettait d’inclure une version idéalisée et nostalgique de l’houphouëtisme. L’Ivoirien nouveau réconciliait ainsi les aspects révolutionnaires et tournés vers la rupture de la Refondation des années 1990 avec les aspirations nostalgiques de l’époque du miracle ivoirien des années 1960 et 1970 et la période durant laquelle la Côte d’Ivoire était encore un modèle ; il oscillait donc entre les tentatives de renverser de son piédestal le père de l’indépendance ivoirienne et celles de se réapproprier son héritage.
23À l’occasion du jubilé de 2010, cette ambiguïté fut en partie reflétée par les deux anniversaires célébrés comme des jalons de l’histoire nationale : les cinquante ans de l’indépendance et les vingt ans du multipartisme. Dans son discours du Nouvel An, Laurent Gbagbo, ancien opposant désormais président, déclara que 2009 avait été une année de transition, tout comme 1959, et que 2010 devait donc être envisagée comme une année de renouveau, au cours de laquelle cet avenir promis depuis longtemps s’amorcerait enfin [22] :
« Notre pays aura mis cinquante ans à chercher la voie de la démocratie. À cet égard, l’année 2009 qui s’achève ce soir est une année aussi importante que l’a été l’année 1959 pour la Côte d’Ivoire. Nous sommes, dans les deux cas, à la veille d’événements importants pour le pays. […] Hier, le pays négociait le passage de la colonisation à l’indépendance. Aujourd’hui, il passe de la culture du parti unique à celle de la démocratie ».
25Peu après, lors de la cérémonie officielle d’inauguration de l’année jubilaire, il déclara : « Je pense qu’on a trop dansé en Afrique ; on a trop chanté ; on a trop rigolé. Maintenant, il faut réfléchir pour savoir d’où on vient et où on va [23] ! »
26Au centre du programme commémoratif officiel du cinquantenaire, plusieurs colloques universitaires étaient organisés dans l’optique de critiquer « la légende dorée d’un avant 1990 où tout était bien » (Aké, Kipré, 2011, quatrième de couverture, en italique dans le texte d’origine). D’après l’historien Pierre Kipré, président du comité d’organisation de toutes les activités commémoratives du cinquantenaire, les colloques devaient avoir lieu dans différentes villes de l’arrière-pays, dans l’intention explicite de faire référence à l’époque des fêtes tournantes (entretien avec Pierre Kipré, Abidjan, 2 mars 2010). Lors d’un trajet en bus qui nous emmenait, avec d’autres universitaires, à Abengourou, pour un colloque, une compagne de route se lamentait du déclin national à chaque fois qu’elle voyait un lampadaire tordu, affirmant que la Côte d’Ivoire était bien plus belle autrefois. Elle ne comprenait pas bien pourquoi Kipré souhaitait montrer ces failles à ses invités internationaux en les conviant à un colloque à Abengourou, qu’on ne pouvait atteindre que par cette route truffée de nids-de-poule. À notre arrivée à Abengourou, nous fûmes logés dans un hôtel dépourvu de générateur en état de marche. À cause des coupures de courant imposées par le gouvernement, les clients de l’hôtel ne disposaient ni d’eau courante ni d’électricité, et il faisait extrêmement chaud dans les chambres. Les participants se rassemblèrent à l’extérieur du bâtiment et répétèrent que, sous Houphouët-Boigny, tout était mieux et qu’il était incroyable que la Côte d’Ivoire, « moteur de la sous-région », ait à rationner son électricité. Des anecdotes des fêtes tournantes vinrent illustrer cette époque où les jours étaient meilleurs. Les colloques confrontaient, mais aussi reflétaient et produisaient, l’ambiguïté des références faites à Houphouët-Boigny et au « bon vieux temps » à la fois avec nostalgie (en particulier au vu de la crise politique en cours) mais aussi avec une position de rupture et de nouveau départ. Les expressions de nostalgie, dans le bus et à l’hôtel, étaient performatives, au sens premier du terme, en tant « qu’actes de langage » qui ne se contentent pas de décrire, mais aussi de produire ce qui est dit (Austin, 1982). Ces récits transformaient les nids-de-poule, les obstacles routiers et les coupures de courant en exemples du déclin et du recul de la nation, tout en retrouvant les lieux communs d’avenirs imaginés qu’un regard nostalgique avait puisés dans le passé.
27Visiblement, il était impossible de ne pas commémorer Houphouët-Boigny et « l’âge d’or » des années 1960 et 1970. Dans de nombreux pays, la figure du « père fondateur » de la nation fut remise en question à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance, mais il était rare que son héritage soit aussi amèrement contesté qu’en Côte d’Ivoire, notamment dans des controverses historiques passionnées sur la manière dont le pays avait accédé à l’indépendance (si toutefois il y avait accédé). Même des personnalités aussi charismatiques que Thomas Sankara au Burkina Faso étaient simplement commémorées comme l’une des nombreuses personnalités ayant façonné pour un certain temps le destin d’une nation. À l’instar du gouvernement Kufuor, qui avait essayé de « neutraliser » l’héritage de Nkrumah lors du jubilé ghanéen par le biais d’oublis sélectifs, de la récupération de cet héritage individuel et de son élargissement à toute une famille de pères fondateurs (Lentz, 2017, p. 56), Gbagbo opta pour la politique de « l’oubli intégratif » (Speitkamp, 2005, p. 232). Ayant fait son entrée sur la scène politique comme opposant historique autoproclamé de Houphouët-Boigny, il s’appropriait désormais l’houphouëtisme comme une vague philosophie politique caractérisée par la paix, la réussite économique, ainsi que la renommée internationale. En effet, la formule précitée, « on a trop dansé », que Gbagbo utilisa pour marquer une rupture radicale, était une paraphrase d’un discours de Houphouët-Boigny lors du congrès de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963, dans lequel il déclara : « On a trop dansé, on a trop chanté, maintenant il faut qu’on commence à travailler. »
28L’opposition dénonça sciemment « l’houphouëtisation » de Gbagbo et sa manière de commémorer le cinquantenaire en « ternissant la mémoire » de Houphouët-Boigny. Dans de nombreuses attaques indirectes et insinuations plus ou moins subtiles de la « presse verte », cette attitude fut condamnée comme autant de tentatives illégitimes de gagner le bastion des Baoulés, la base électorale du PDCI (Le Mandat, 19 août 2010, p. 2). Les « vrais faux houphouëtistes » (Le Patriote, 17 avril 2010) étaient accusés de s’approprier l’houphouëtisme au seul motif de remporter les élections. Dans une sévère critique, le journaliste Doubé Binty dénonça la « déformation de la vérité historique » et en particulier le détournement du nom et de l’héritage de Houphouët-Boigny par les refondateurs :
« Encore une fois, on n’hésite pas à remonter aux années 1940 pour décrier l’action du PDCI-RDA pendant la lutte coloniale. On […] tente désespérément de faire de Kragbé Gnagbé, le premier qui a pris les armes contre son (?) pays et proclamé une sécession, un héros national qui devrait, dans l’entendement de quelques ballots, figurer au panthéon de notre histoire. Naturellement, pour les refondateurs et leurs suiveurs […], les crimes de Kragbé Gnagbé sont considérés comme des forfaitures et des fautes gravissimes du père de la nation et du PDCI-RDA. A contrario, l’irruption de M. Laurent Gbagbo et du FPI sur la scène politique nationale serait un fait historique majeur qui allait aboutir à la “libération du peuple ivoirien” de la dictature et de la tyrannie du parti unique, incarné naturellement par le président Houphouët-Boigny dont nous nous demandons pourquoi on l’exhibe à la télévision pour magnifier son action pour notre indépendance ! ».
30C’était ici la réinvention historique de l’histoire coloniale et postcoloniale qui était perçue comme anti-houphouëtiste. Par exemple, les partisans de Gbagbo soutenaient, du moins pendant un temps, qu’il était la réincarnation de Kragbé Gnagbé (Marshall-Fratani, 2006, p. 21 et ss.) [24]. Un manifeste circulant à Abidjan entre 2004 et 2005 appelait le « peuple du Grand Ouest » à « s’unir autour de l’un des leurs, Laurent Gbagbo, la réincarnation d’Opadjélé [surnom de Kragbé Gnagbé, signifiant le combattant] » puisque c’est « grâce à lui que nous serons sauvés » (citation d’après Marshall-Fratani, 2006, p. 10). En 2008, à l’occasion d’une visite officielle dans la région du Guébié, la construction d’un mausolée pour les « martyrs de 1970 » et la réhabilitation de Kragbé Gnagbé en tant que « pionnier de la démocratie » furent même envisagées, mais Laurent Gbagbo appela finalement le Guébié à « tourner cette page de l’histoire » (Fraternité Matin, 15 décembre 2008). Pour Binty et pour le PDCI, Gbagbo ne pouvait pas encenser quelqu’un comme Kragbé Gnagbé en tant que héros anticolonial et en même temps revendiquer l’héritage de Houphouët-Boigny.
31L’utilisation par Gbagbo d’une déclaration de Houphouët-Boigny pour marquer une rupture au sein du format commémoratif en dit long sur l’ambiguïté du cinquantenaire, qui oscille entre rupture et continuité, nostalgie et critique, commémoration et prospection. Mamadou Koulibaly, président de l’Assemblée nationale, puis porte-parole de la fraction « modérée » du FPI en 2010, déclara :
« Houphouët-Boigny est un élément de la mémoire collective ivoirienne […] et à ce titre, il n’est pas un hochet entre les mains de ses partisans, mais une source d’inspiration pour tous. Nous ne parlons pas d’idolâtrie, mais de droit d’inventaire sur le parcours et l’histoire d’un homme. […] Ce qu’il a fondé n’est pas œuvre divine et peut être amélioré. Il a apporté aux Ivoiriens l’indépendance, les refondateurs leur apportent la liberté. Houphouët-Boigny ne pouvait pas tout faire, il n’a pas tout fait. Les refondateurs ne peuvent pas tout faire, mais ils peuvent faire de leur mieux pour ajouter à l’indépendance obtenue par Houphouët-Boigny la liberté et la démocratie ».
33Quoi qu’il en soit, l’appropriation de l’houphouëtisme, et en particulier de l’imaginaire de Houphouët-Boigny de la nation ivoirienne en tant que nation pionnière et modèle dans la sous-région, comportait aussi le risque de se retourner contre le régime au pouvoir. Après huit ans de guerre civile, et près de vingt ans de grave crise politique, beaucoup d’Ivoiriens étaient en effet très sensibles à la nostalgie.
Conclusion
34Le travail de mémoire et les représentations performatives de la mémoire sous Ouattara se sont avérés à la fois novateurs et réfractaires au changement. Les festivités du jour de l’indépendance en 2011 étaient encore fortement placées sous le signe du récent conflit armé entre les Ivoiriens pro-Gbagbo et pro-Ouattara [25]. À partir de 2012, la politique de mémoire de Ouattara est largement caractérisée par une mémoire prospective dans la veine de Houphouët-Boigny, aussi bien dans ses discours que dans l’exhumation des éditions spéciales de Fraternité Matin [26]. Il évoquait la continuité comme principe « houphouëtiste » et présentait des images de progrès de la Côte d’Ivoire en tant que nation en développement. En 2013, le prix du Progrès national de Houphouët-Boigny fut repris sous la forme de la journée nationale de l’excellence à la veille de la fête de l’indépendance. Des Ivoiriens de toutes les origines sociales et professionnelles y furent récompensés pour leurs contributions exceptionnelles. En un sens, cette tradition (ré)inventée a créé de manière performative les Ivoiriens nouveaux que réclamait Ouattara afin de permettre au pays « d’émerger », ou du moins a établi des exemples à suivre pour tous les autres citoyens. Dans les discours prononcés à l’occasion de l’édition 2016 de la journée nationale de l’excellence, les récompensés furent acclamés en tant « qu’Ivoiriens nouveaux », symboles d’une nouvelle Côte d’Ivoire et même d’un « nouveau miracle économique [27] », reliant ainsi de manière explicite le discours de rupture et de renouveau à la nostalgie prospective de l’âge d’or des années 1960. Ouattara reprit le thème du nouveau miracle ivoirien dans son allocution de la fête de l’indépendance. Les célébrations régionales de la fête nationale permirent de le diffuser jusque dans les villages. Les discours des préfets résument en général les aspects centraux de l’allocution du président à la nation à la veille du jour de l’indépendance et les transfèrent aux sujets qu’ils jugent pertinents pour leur région. En se concentrant sur l’engagement de chaque citoyen, le discours de l’Ivoirien nouveau était donc particulièrement adapté à cet exercice de transfert [28].
35À la lumière de cette analyse généalogique de la mémoire prospective, le discours de l’émergence et de l’Ivoirien nouveau ressemble fort à du vieux vin dans de nouvelles outres. Cela n’est pas si surprenant, la politique et d’autant plus la politique de la mémoire paraissent rarement jeunes et nouvelles, elles sont presque par définition la reprise de vieux modèles et la construction de généalogies (voir, par exemple, Burton, Jennings, 2007). Ce qui peut toutefois surprendre, c’est que même la Refondation a utilisé les sempiternels imaginaires de mémoire prospective instaurés sous Houphouët-Boigny. Même dans la critique du « miracle ivoirien » en tant que « mirage ivoirien », même au vu de la régression économique des années 1980 et de la guerre civile ivoirienne (2002-2011), l’idée selon laquelle la Côte d’Ivoire était (ou devait être) un exemple à suivre a persisté. À nouveau, Ouattara ne pouvait ou ne voulait pas échapper à ce discours de renouveau et de changement qui avait pendant longtemps été monopolisé par le FPI. Cela pourrait s’expliquer par des choix stratégiques de la part des politiciens à l’égard de certains groupes d’électeurs. Mais il existe peut-être une autre explication. D’après Michael Geisler, les fêtes nationales de commémoration constituent – par rapport à d’autres représentations nationales symboliques comme l’hymne ou le drapeau – des « signifiants instables » (2009, p. 10). Cette instabilité ou ambiguïté peut être expliquée par l’aspect performatif des célébrations de la fête nationale. Même si ces dernières sont largement orchestrées par l’État, elles restent des représentations performatives et comportent le risque d’échouer ou de déraper. C’est dans ces « potentiels points de rupture [que] des moments de critique et l’articulation de projets alternatifs deviennent visibles » (Lentz, 2013, p. 209). Cela ne prend pas forcément la forme d’une critique ouverte, mais potentiellement celle d’une réception critique de l’imaginaire national proposé par le gouvernement à travers ces célébrations, par la réinterprétation performative des pratiques commémoratives, par des représentations performatives de la nostalgie, là où le discours officiel veut afficher une rupture et un renouveau, ou par la découverte de généalogies non voulues, dans des instances où le discours officiel souligne un renouveau.
36L’année 1960, dénommée « année de l’Afrique », et ses parentes commémoratives, 2010 et 2020, constituent des moments particulièrement denses, au cours desquels des acteurs créatifs ont créé, assemblé et relié de manière causale le passé, le présent et l’avenir. Les travaux universitaires – comme le présent article – doivent être considérés comme un format à part entière de critique performative et de fabrication de la mémoire. C’est d’autant plus vrai pour les éditions spéciales, comme cette publication, conçues pour aborder un moment commémoratif précis. En 2010, des éditions spéciales ont célébré ou critiqué le cinquantenaire de l’année de l’Afrique (voir, par exemple, Coquery-Vidrovitch, d’Almeida-Topor, 2010 ; Goerg, Martineau, Nativel, 2013 ; Lentz, 2013). En 2020, le 60e anniversaire des indépendances aura sans doute nourri un regain d’intérêt commémoratif, que ce soit sous la forme de versions jubilaires des célébrations de la fête de l’indépendance, d’expositions, de rétrospectives nostalgiques dans les différents médias, de bilans « 60 ans après l’indépendance, l’Afrique est-elle réellement indépendante [29] ? », ou sous la forme d’espaces de réflexion académique, comme dans le présent numéro. Aujourd’hui, la plupart des Ivoiriens n’a pas vécu l’époque de l’indépendance ni « l’âge d’or » sous Houphouët-Boigny. Si une nostalgie apparaît au moment du soixantenaire de l’indépendance ivoirienne, elle doit sans aucun doute être traitée en tant que passé imaginé de manière collective au sens où l’entend Renan. Comme le montre la présente analyse, la nostalgie apparaît en tant que double conceptuel de la mémoire prospective (voir aussi Pickering, Keightley, 2006, p. 919-922). Elle n’est pas nécessairement mélancolique ou dirigée vers le passé, mais elle peut aussi être utopique et dirigée vers des avenirs imaginaires.
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Mots-clés éditeurs : mémoire prospective, indépendence, fête nationale, Côte d’Ivoire
Mise en ligne 04/10/2021
https://doi.org/10.3917/afco.271.0189Notes
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[1]
Alassane Ouattara, « Message à la nation », Abidjan, 6 août 2016.
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[2]
Cet article est fondé sur des recherches de terrain ethnographiques sur la célébration de la fête nationale et les politiques de mémoire en Côte d’Ivoire menées en 2010, 2013 et 2015. Ces recherches sur la célébration de la fête nationale ivoirienne font partie d’un projet de recherche plus large sur la célébration des fêtes nationales africaines, dirigé par Carola Lentz. La recherche a été financée par la Fondation universitaire allemande, ainsi que par le Deutsche Forschungsgemeinschaft. Depuis 2013, elle est partie du groupe de recherche « Un/doing Differences. Practices of Human Differentiation » (DFG FOR 1939). Pour en savoir plus sur les aspects comparatifs de ce projet, voir par exemple Lentz (2013a ; 2013b), Lentz, Lowe (2018), N’Guessan, Lentz, Gabriel (2017).
-
[3]
La « mémoire prospective » ou « mémoire pour l’avenir » sont des termes clés en psychologie et en neuroscience pour décrire le rôle de la mémoire dans les actions prévues dans l’avenir (voir, par exemple, McDaniel, Einstein, 2007). Dans l’étude de la mémoire et l’anthropologie des historicités, la « mémoire prospective » est abordée comme une forme particulière d’utilisation du passé (voir, par exemple, Diawara, Lategan, Rüsen, 2010). Zeitlin (2015) offre une bonne vue d’ensemble de cette littérature.
-
[4]
Le terme « imaginaires nationaux », au lieu de celui de « nations imaginées » d’Anderson, est emprunté à Kelly Askew et suggère un glissement terminologique et théorique afin de mieux englober les dimensions processuelles et performatives du nationalisme. À cet égard, une nation n’est pas « imaginée » une fois pour toutes, mais l’imaginaire national est « une entité vivante qui rejette codification, universalisme et essentialisme. Elle est polyvalente, plurivoque, polyphonique, et peut-être même cacophonique » (Askew, 2002, p. 273).
-
[5]
Lawrence Stone offre une introduction utile au développement d’une histoire « nouvelle », « culturelle » ou « postmoderne », en particulier s’agissant des inspirations mutuelles qui se sont exercées entre l’histoire, les sciences humaines et les sciences sociales (1981, p. 3-98).
-
[6]
Les historiens des Annales de la troisième génération, comme Jacques Le Goff et Pierre Nora, ont apporté des contributions essentielles à ce que l’on appelle l’essor de la mémoire en histoire dans les années 1980 (Olick et al., 2011, p. 23).
-
[7]
Braudel a rencontré Lévi-Strauss à São Paulo, où ils avaient tous les deux été envoyés par le gouvernement français pour aider à construire l’université récemment créée. Plus tard, Lévi-Strauss dit : « J’ai l’impression que nous faisons la même chose. Le grand livre d’histoire est un essai ethnographique sur les sociétés du passé » (Lévi-Strauss, cité par Ekanza, 2017, p. 45).
-
[8]
Voir leur sixième chapitre sur la flexibilité temporelle dans la commémoration de l’indépendance.
-
[9]
Zerubavel appelle ce processus « synchronisation mnémotechnique annuelle » (Zerubavel, 1996, p. 294).
-
[10]
Sur l’histoire de la décolonisation française en Afrique et des différents avenirs possibles, voir Chafer (2002) et Cooper (2014).
-
[11]
La Communauté française remplaça l’Union française en tant qu’entité politique rassemblant la France et les colonies françaises. Bien qu’elle garantît une autonomie partielle, les affaires de monnaie et de défense restaient entre les mains de la France. Voir Goerg et al. (2010) pour une analyse historique du vote « Non » de la Guinée.
-
[12]
Houphouët-Boigny commenta plus tard : « Pour se marier, il faut être deux ; or, la France n’a pas voulu aller à l’église. Je suis resté sur le parvis, avec des fleurs fanées à la main » (Houphouët-Boigny cité par Fraternité, n° 60, 10 juin 1969, p. 9).
-
[13]
Foucaud (1987) a réalisé une analyse détaillée des allocutions de Houphouët-Boigny à l’occasion de la fête de l’indépendance entre 1960 et 1980. Elle a compté les mots, analysé les corrélations de mots et interprété ces résultats à l’aune des politiques de Houphouët-Boigny. Les mots « progrès », « Côte d’Ivoire » et « pays » apparaissent dans les vingt textes sélectionnés ; les mots « développement », « nation », « avenir », « paix », « Afrique », « politique » et « indépendance » dans dix-neuf textes sur vingt.
-
[14]
Neuf célébrations sur onze accueillies dans l’arrière-pays furent organisées dans les régions défavorisées du nord et de l’ouest du pays. Souvent, Houphouët-Boigny prolongeait son séjour dans la région pour inspecter les projets de développement et encourager davantage d’investissements (Grah Mel, 2010a, p. 416).
-
[15]
Cela pourrait être rattaché à la littérature grandissante sur le nationalisme d’infrastructure, par exemple Turner 2020.
-
[16]
Ce lien étroit entre agriculture et modernité fait partie intégrante des imaginaires ivoiriens depuis la création de l’Union agricole d’Afrique, prédécesseur du PDCI-RDA. Houphouët-Boigny répétait sans cesse que les agriculteurs étaient le véritable moteur du développement national. À l’occasion de la fête de l’indépendance, la Coupe nationale du progrès récompensait même les agriculteurs prospères et leur accordait l’ordre national du mérite.
-
[17]
À la fin des années 1980, Abidjan fut envahie de tracts et de prospectus anonymes sur la fortune personnelle de Houphouët-Boigny et sur les coûts exorbitants de la basilique de Yamoussoukro. En mars 1990, de jeunes gens manifestèrent en criant : « Houphouët voleur ! Houphouët corrompu ! Houphouët démission ! » (Grah Mel, 2010b, p. 400). Le 30 avril, le bureau politique du PDCI réinstaura de manière formelle le multipartisme. Mais les protestations et les débats continuèrent sur les campus et dans les rues jusqu’à la fin de l’année, aboutissant à de violents affrontements entre l’armée et les manifestants, la dissolution de l’association d’étudiants FESCI et l’arrestation de nombreux chefs de l’opposition et des syndicats en 1992.
-
[18]
Christophe Wondji fut le premier Ivoirien à la tête du département d’histoire de l’université d’Abidjan et travailla ensuite sur le projet de publication de l’Unesco de l’Histoire générale de l’Afrique.
-
[19]
Le terme de « Refondation » provient du manifeste publié à la suite du congrès du FPI en 1994 : « Fonder une nation africaine démocratique et socialiste en Côte d’Ivoire » (Memel-Fotê, 1999).
-
[20]
Le concept d’« ivoirité » était utilisé dans les années 1990 et 2000 pour différencier les « Ivoiriens de souche » des « Ivoiriens de circonstance », principalement pour des raisons politiques, par exemple, exclure Alassane Ouattara de l’élection présidentielle (voir Akindès, 2011, sur l’ivoirité et l’histoire politique récente de la Côte d’Ivoire). La privation de facto de nationalité pour beaucoup de migrants de première et de seconde génération finit par provoquer en 2002 une guerre civile qui dura huit ans (voir McGovern, 2011, pour une brillante analyse anthropologique de la guerre civile ivoirienne ; voir Arnaut, 2004 et 2008 ; Cutolo, 2010 ; Banégas, 2006, sur la recherche culturelle d’autochtonie et d’ivoirité).
-
[21]
Le célèbre chanteur ivoirien zouglou Petit Yodé traduisit même les idées fondamentales de l’ouvrage en chanson : « l’hymne de l’Ivoirien nouveau », qui visait à toucher ceux qui ne pouvaient pas lire le livre.
-
[22]
Cela avait aussi une connotation religieuse. En tant que chrétiens évangélistes, Laurent Gbagbo et surtout Simone Gbagbo, la Première dame, annonçaient que l’année 2010 serait non seulement une année de transformations politiques majeures, mais aussi une année de rédemption (voir N’Guessan, 2015a).
-
[23]
Discours de Laurent Gbagbo, cérémonie d’inauguration de l’année jubilaire, Abidjan, 31 janvier 2010.
-
[24]
À la fin des années 1960, Kragbé Gnagbé avait fondé un mouvement sécessionniste dans sa région natale de Gagnoa. Peu après les célébrations de la fête de l’indépendance au Gagnoa, il déclara l’indépendance de la République d’Éburnie, dont il se fit chancelier. Kragbé Gnagbé fut arrêté et se serait suicidé en prison (voir N’Guessan, 2020, p. 48-50).
-
[25]
Cela aboutit à deux allocutions présidentielles à la nation en 2011 : une de Ouattara et une de Gbagbo, qui, depuis la prison de Korhogo, assura à ses compatriotes : « Un peuple luttant pour sa liberté ne peut jamais être vaincu, c’est une vérité historique » (Gbagbo cité par Notre voie, 13 août 2011).
-
[26]
En revanche, il inventa de nouveaux modes de célébration. En 2013, par exemple, il modifia le format de la traditionnelle allocution à la nation de la fête de l’indépendance, pour la première fois en cinquante-trois ans d’indépendance, en la remplaçant par un discours à la veille du jour de l’indépendance avec une interview en direct à la télévision publique.
-
[27]
Discours du Premier ministre Daniel Kablan Duncan, journée de l’excellence, 6 août 2016.
-
[28]
Voir par exemple les rapports de presse de l’Agence ivoirienne de presse sur les célébrations de la fête de l’indépendance en 2016, à Soubré et à Abengourou.
-
[29]
Voir par exemple l’éditorial de Jeune Afrique, « Qu’avons-nous fait de nos 60 ans ? », https://www.jeuneafrique.com/mag/872067/politique/edito-quavons-nous-fait-de-nos-60-ans/.