Notes
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[1]
Voir notamment Le Matin, 1er juin 2015, quotidien proche du pouvoir.
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[2]
Les « morchidines » sont des « prédicateurs » chargés de l’instruction religieuse de base, d’un rang symbolique inférieur à celui d’imam. Les « morchidates » sont leurs homologues féminins.
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[3]
Le Matin, samedi-dimanche 28-29 mars 2015.
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[4]
Certains d’entre eux se trouvaient sur un autre site de la ville avant la livraison du bâtiment le lundi 30 mars.
-
[5]
Suivant l’historien et politiste Nabil Mouline (2011), cette expression a l’avantage de renvoyer ce courant à sa réalité et à sa spécificité historique ; celle de l’Arabie du milieu du xixe siècle où ce mouvement fut lancé par Mohammed Ben Abdelwahhab. La notion de « salafisme » est vague et peut renvoyer à une réalité antérieure (celle des « pieux prédécesseurs », salaf es salih, dont se réclament certes les tenants du wahhabisme).
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[6]
Voir le numéro du magazine d’histoire du Maroc Zamane, n° 56, juillet 2015, dossier « Notre islam ouvert, tolérant, modéré… Vraiment ? », p. 42-61.
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[7]
Présenté de manière succincte sur le site francophone de « doctrine malikite » administré notamment par des intellectuels marocains résidant en France : http://www.doctrine-malikite.fr/L-auteur-du-Matn-Ibn-ashir_a10.html.
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[8]
Notamment si l’on prend pour témoin les travaux de Belhadj (2009) et Sambe (2010).
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[9]
« Discours du trône », 30 juillet 2003, par le roi Mohammed VI.
-
[10]
http://telquel.ma/2015/03/28/mohammed-vi-inaugure-nouvel-institut-formation-imams_1440204, repris de la MAP (Agence marocaine d’information officielle, liée au pouvoir).
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[11]
Pour un éclairage sur cette notion vue par un membre du parti cité plus haut, on consultera « Maroc : “Wasatiyya” – qu’est-ce que la modération pour les islamistes ? Entretien avec Bilal Talidi autour de la trajectoire historique du Parti Justice et Développement (PJD) », Religioscope, entretien par Patrick Haenni, 15 septembre 2010, http://religion.info/french/entretiens/article_497.shtml#.VSHgnPmG-So.
-
[12]
Allocution de M. Ahmed Toufiq au colloque « L’islam et la promotion de la paix », Dakar, juillet 2015, http://www.habous.gov.ma/fr.
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[13]
Message du roi Mohammed VI au congrès « Les droits des minorités religieuses en terre d’islam : le cadre juridique et l’appel à l’action », Marrakech, 25 janvier 2016, sur le site du ministère des Habous, http://www.habous.gov.ma/fr.
-
[14]
« Entretien avec Rachid Benzine sur le salafisme à la marocaine », http://www.huffpostmaghreb.com/2015/04/06/salafisme-maroc-entretien-rachid-benzine_n_7007800.html, 6 avril 2015.
-
[15]
Il semble considérer le rationalisme mu’atazilite comme un « extrémisme ». C’est en tout cas ainsi qu’il était perçu par les champions de l’orthodoxie au ixe siècle.
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[16]
« Le salafiste Abou Naïm excommunie deux ministres qui cherchent à plaire aux chrétiens, aux juifs », http://www.bladi.net/abou-naim-excommunication-ministres,44513.html, 24 février 2016.
-
[17]
Le prénom a été modifié.
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[18]
Entretien réalisé avec Ali, à Rabat, en janvier 2016.
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[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid.
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[21]
Le nom de famille a été modifié.
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[22]
Il faut rappeler que la Ligue des oulémas marocains, créée à Tanger le 14 juin 1961, dans la première année de règne de Hassan II, prévoyait déjà d’« œuvrer en vue d’une renaissance de l’islam au Maroc et dans les États africains », mais sans vraiment s’en donner les moyens. Cette ligue a davantage été un instrument de légitimation religieuse du pouvoir de l’ancien souverain.
-
[23]
Radio Médi 1, 14 juillet 2015 ; notre traduction.
-
[24]
C’est du reste sur cet aspect qu’insiste déjà le chercheur Bakary Sambe (2010), ainsi qu’Abdessamad Belhadj (2009), avant même la création de l’Institut Mohammed-VI et de la Fondation des oulémas africains.
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[25]
Dans un discours prononcé à Laâyoune, au début du mois de février 2016, le roi Mohammed VI a justement affiché une volonté de réviser les programmes et manuels d’enseignement islamiques. Il a missionné officiellement ses ministres de l’Éducation nationale et des Habous pour réaliser cette réforme générale, sur des contenus pédagogiques qui n’avaient été que peu modifiés depuis leur mise en place (El Ayadi, 2014), mais en toute fin d’année, des éléments problématiques avaient déjà été relevés au sein d’un manuel (voir p. 123).
1Entre le 22 mai et le 15 juin 2015, le roi Mohammed VI s’est successivement rendu au Sénégal, en Guinée-Bissau, en Côte d’Ivoire et au Gabon dans la perspective d’accélérer une politique africaine de développement et de coopération au centre de laquelle le Maroc souhaite se positionner. Le palais compte au moins doubler d’ici 2020 les échanges commerciaux qui ont montré en 2012 un excédent de 9,1 milliards de dirhams (environ 837 millions d’euros) [1]. Mais, de toutes les initiatives marocaines pour opérer ce virage à 180 degrés en direction du Sud, c’est l’axe religieux de sa diplomatie qui paraît le plus notable, celui dans lequel le Maroc a sa carte la plus efficace à abattre, en ces temps de montée de la violence djihadiste au sud du Sahara (Benkirane, 2016).
2Le positionnement marocain sur le plan symbolique consiste en l’affirmation d’un « islam du juste milieu » basé sur trois piliers doctrinaux et spirituels. Concrètement, cette diplomatie religieuse africaine du Maroc s’appuie depuis 2015 sur un institut de formation ad hoc. Le 27 mars 2015, le souverain du Maroc inaugurait en effet l’Institut Mohammed-VI pour la formation des imams, morchidines et morchidates [2]. Ce complexe de près de 30 000 mètres carrés de style arabo-andalou trônant dans le quartier-campus universitaire de Madinat al’Irfane, à Rabat, capitale de la monarchie, est destiné à former non seulement les imams du royaume chérifien mais aussi ceux de nombreux pays d’Afrique subsaharienne et sahélienne, de Tunisie, de Libye, et même de France. En effet, ces pays sont à la recherche d’un encadrement religieux de leur population à travers une approche pondérée ; celle d’un islam du « juste milieu » (al wasatiyya) dont le Maroc a voulu faire sa ligne directrice, particulièrement depuis les attentats qui ont frappé Casablanca en mai 2003.
3Cet islam du « juste milieu » s’appuie sur un triptyque symbolique religieux qui veut être le socle de l’« identité religieuse marocaine » et de la pondération qui est censée la caractériser. Entre le discours du trône du 30 juillet 2003 et le discours d’inauguration de l’Institut Mohammed-VI du 28 mars 2015 par Ahmed Taoufiq, ministre des Affaires religieuses, celle-ci s’est à la fois précisée, renforcée et ouverte. D’abord, il s’agit d’examiner la manière dont se donne à voir dans les discours officiels cet islam dit du « juste milieu » afin d’en saisir les registres, les occurrences, les récurrences, les champs sémantiques et les conceptions de l’islam qui s’en dégagent.
4De fait, 447 étudiants étrangers, en plus des 150 imams morchides et 100 morchidates marocains(e)s (Dirèche, 2010), ont déjà pris place dans cet institut flambant neuf. Ils sont originaires du Mali (212), de Guinée-Conakry (100), de Côte d’Ivoire (75), de Tunisie (37) [3] et ont commencé à y recevoir un enseignement dès son ouverture [4]. Un petit contingent d’aspirants imams français (23) a même entamé un cursus de deux ans à la suite d’un accord bilatéral. La Libye, le Nigeria, le Sénégal, la Mauritanie, les Maldives et la Tchétchénie seraient également sur les rangs pour y envoyer une sélection de leurs aspirants imams. Ces États africains voient dans le type d’islam promu par le Maroc, ainsi que dans son expertise en matière de formation et de propagation, un moyen de contrer le radicalisme qui sévit à leurs portes ou frappe directement au sein même de leur territoire, qu’il prenne le visage violent de Daesh, d’Aqmi, d’Ansar ed-Dîn, du Mujao, ou peut-être même au-delà celui du « salafisme », qu’il est préférable de nommer « hanbalo-wahhabisme » [5], qui s’y est diffusé.
5Dans un premier temps, nous verrons comment se (re)présente cet « islam du juste milieu » à travers l’étude de différentes déclarations officielles (discours royaux, ministre des Habous et des Affaires islamiques) qui se sont enchaînées au cours de l’année 2015 et les objectifs auxquels il répond. Dans un second temps, nous nous demanderons si cet « islam du juste milieu » ne peut pas être interprété, en négatif, comme une réponse à la montée non seulement de l’idéologie djihadiste mais aussi à la diffusion du hanbalo-wahhabisme au Maroc et sur l’ensemble du continent africain, à travers une courte socio-histoire de l’éducation religieuse au Maroc entre le précédent et l’actuel souverain. Enfin, dans une troisième partie, nous interrogerons brièvement quelques étudiants-imams subsahariens/sahéliens de l’Institut Mohammed-VI, en nous concentrant sur l’un d’entre eux [6].
Les trois piliers de l’« islam du juste milieu » (wasatyyia)
6Les promoteurs officiels d’un islam spécifiquement marocain – quoique ceux-ci puissent par ailleurs affirmer qu’« il n’y a qu’un seul islam » – le présenteront comme reposant sur trois piliers : l’école juridique (maddhâb) malékite, la théologie (kalâm) acharite et le soufisme (tassawûf) sunnite. Cette recette, ce « tajine théologique » (et culturel) qui mijote lentement dans les marmites de la cuisine des Habous (le ministère marocain des Affaires religieuses) puise dans l’histoire longue du Maroc.
7Quelques ingrédients existent dans le fameux manuel al murshid al-Mu’in (communément appelait al Matn) du juriste malikite (d’orientation acharite) et maître soufi Ibn Ashir (1582-1631) [7], encore assez répandu aujourd’hui depuis les petites médersas, de Tanger à Lagouira (selon l’expression marocaine consacrée), jusqu’à la Quaraouiyine et autres institutions religieuses notables du royaume. Mais chaque production théologique, pour devenir doctrine d’un espace national et/ou culturel, doit ensuite faire l’objet d’un investissement institutionnel et discursif particulier et constant. Bourdieu relevait que « toute idéologie investie d’une efficacité historique est le produit du travail collectif de tous ceux qu’elle exprime, inspire, légitime et mobilise et les différents moments du processus de circulation-réinvention sont autant de premiers commencements » (1971, p. 324). Or, la réitération du triptyque malikisme/acharisme/soufisme à l’occasion de l’ouverture de l’Institut Mohammed-VI, la volonté de le faire rayonner au sud de ses frontières et les moyens actuels que le royaume se donne pour réaliser cette ambition (notamment en finançant des bourses pour les étudiants) paraissent notables. Nous y voyons même un saut qualitatif de la diplomatie religieuse marocaine [8].
8C’est dans l’immédiate période post-attentats de Casablanca (mai 2003) que sont évoqués, par le souverain, avec le plus de fermeté et de clarté, les contours d’un islam spécifique à l’histoire et à la tradition marocaine : « Les Marocains, en effet, sont restés attachés aux règles du rite malékite qui se caractérise par une souplesse [nous soulignons] lui permettant de prendre en compte les desseins et les finalités des préceptes de l’islam, et aussi par son ouverture sur la réalité. Ils se sont employés à l’enrichir par l’effort imaginatif de l’ijtihad, faisant de la sorte la démonstration que la modération allait de pair avec l’essence même de la personnalité marocaine qui est en perpétuelle interaction avec les cultures et les civilisations [nous soulignons]. Est-il donc besoin pour le peuple marocain, fort de l’unicité de son rite religieux et de l’authenticité de sa civilisation, d’importer des rites cultuels étrangers à ses traditions [nous soulignons] ? Nous ne le tolérerons pas, d’autant plus que ces doctrines sont incompatibles avec l’identité marocaine spécifique. À ceux qui s’aviseraient de se faire les promoteurs d’un rite étranger à notre peuple [nous soulignons] [9]. Nous nous opposerons avec la vigueur que requiert le devoir de veiller à la préservation de l’unicité de rite chez les Marocains, réaffirmant ainsi notre volonté de défendre notre choix du rite malékite […]. »
9C’est d’abord la filiation avec le rite malékite, l’une des quatre écoles juridiques majeures, qui est réaffirmée. Son assise au royaume chérifien pourrait être démontrée de multiples manières. Nous nous contenterons de mentionner, faute de pouvoir développer, de l’aspect symbolique : la longue avenue qui borde toute la partie Est du palais royal de Rabat porte le nom de l’« imam Malik ». En plus d’avoir instillé un début d’approche classificatoire et même critique du hadith (il doutait notamment de la validité de ceux provenant d’Irak), cette école se caractérise par « son attachement à la coutume médinoise […], à l’intérêt de la communauté musulmane, à l’argument préférentiel, de même que son souci de cohérence morale » (Dupret, 2015, p. 73). Mais il est intéressant de noter que la caractéristique que lui attache subséquemment le souverain, dans sa déclaration, est celle de la « souplesse ». Malgré son rigorisme originel, s’exportant progressivement de la région médinoise vers l’ouest entre les ixe et xe siècles jusqu’à s’installer durablement au Maroc (ainsi que dans tout le reste du Maghreb et l’Afrique de l’Ouest), le malékisme a dû s’insinuer dans un espace anthropologique où de multiples coutumes imazyien préexistaient (en matière familiale et en droit de la propriété notamment), de même qu’il dut composer avec le complexe maillage confrérique qui s’est développé quasi concomitamment à l’arrivée de l’islam au Maroc. Cette école juridique islamique a donc été dès les débuts de son exportation et jusqu’à nos jours l’objet de réélaboration, même si les oulémas assurent une continuité de la doctrine. La réforme du code du statut personnel (mûddawana) en 2004 (Mouaquit, 2005-2006), dont cette caste de hauts dignitaires religieux a dû prendre acte nolens volens, en est la preuve : le malikisme marocain n’empêche pas une forme de pluralisme normatif de se développer.
10Cette première attribution d’une qualité de « souplesse » à la doctrine juridique malékite se trouve renforcée à la suite de cette phrase assertive. En effet, le roi ajoute que cette doctrine tient compte des « desseins et finalités des préceptes de l’islam, et aussi par son ouverture sur la réalité ». Par « desseins et finalités des préceptes de l’islam », le souverain renvoie à la notion de maqasîd. C’est le théologien et juriste andalou du xive siècle Al Shatibi qui le premier a développé cette notion pour indiquer que, dans certains cas, une application stricte de disposition de la charia pourrait se retourner contre les grandes visées éthiques de l’islam alors que c’est plutôt celles-ci qui devraient primer sur l’articulation mécanique de la norme. Au terme de la phrase, une marge de manœuvre vis-à-vis de cette doctrine est même subsumée en affirmant une « ouverture sur la réalité ». En plus de la relativisation de la norme brute – al hukm, celle qui s’énonce en abstraction du contexte – par le biais du maqasid, une voie est laissée à la fécondation de la doctrine par le réel, c’est-à-dire pour les besoins d’une société moderne. Ainsi, n’est-il pas surprenant de voir apparaître la notion d’ijtihad (effort d’interprétation dans un but de rénovation) dès la phrase suivante.
11De même, quand est évoquée l’« essence de la personnalité marocaine », ce n’est pas tant pour la réifier dans une ontologie doctrinale et ethnoculturelle spécifique que pour affirmer que celle-ci se trouve être « en perpétuelle interaction avec les cultures et les civilisations ». La condamnation d’importation de « rites cultuels étrangers » répétée dans les deux phrases suivantes ne saurait ainsi se concevoir comme une crispation identitaire mais semble plutôt viser l’idéologie des ordonnateurs d’actes criminels, et probablement au-delà tout discours belliqueux se réclamant de l’islam. On comprend ici la délicate équation diplomatique marocaine qui consiste à contenir l’influence du « rite étranger » hanbalo-wahhabite tout en se gardant de froisser le riche partenaire saoudien, monarchie sunnite à l’instar du Maroc.
12Lors de l’inauguration de l’Institut Mohammed-VI de formation des imams, morchidines et morchidates (IFIMM), il a été répété à l’envi par les officiels, ainsi que par le souverain lui-même, que l’islam – tel que s’évertuent de le comprendre et de le professer les institutions religieuses marocaines – est une religion du « juste milieu ». Ce fût notamment le sens du sermon (khutba) inaugural de l’imam officiel de la toute nouvelle mosquée Al Oukhoua al Islamiya de l’IFIMM, le samedi 28 mars 2015, ou celui de la déclaration d’Ahmed Taoufiq lors de sa conférence de presse le même jour, dans laquelle il indiquait que l’un des objectifs du nouvel institut sera de « veiller à la diffusion des valeurs de tolérance, du juste milieu et de modération [10] ». Le quotidien makhzénien Le Matin, dans son édition des 28-29 mars 2015, lié au pouvoir, ponctue quant à lui l’inauguration en affirmant que l’IFIMM servira à « préserver l’identité religieuse du Maroc qui porte le sceau de la pondération, de l’ouverture et de la tolérance » [nous soulignons]. L’auteur de ce compte rendu indique par ailleurs que le personnel religieux y sera formé « dans les domaines des sciences islamique et humaine [nous soulignons, sic, il manque un “s”], de façon à les qualifier à entreprendre des travaux de recherche et à participer activement au traitement des questions de l’heure et au dialogue des religions ».
13Une « politique de la wasatyyia » est donc passée depuis 2015 à un stade supérieur d’affirmation symbolique dans les discours officiels. Il est assez révélateur qu’un parti aux racines idéologiques fondamentalistes (qui a évolué depuis), le Parti Justice et Développement (PJD), du Premier ministre Abdelilah Benkirane, se réclame désormais de cette wasatiyya [11]. Il s’agit d’assurer sa propre légitimité et pérennité dans l’espace politique marocain, quand ce mot-concept religieux a été érigé en vitrine de l’orientation officielle de la politique religieuse du palais et du ministère des Habous. L’appropriation de cette notion par le parti islamiste marocain s’est accompagnée d’une mise à distance progressive – sur le plan rhétorique au moins – de son héritage Frères musulmans.
Réorienter l’éducation religieuse pour concurrencer le hanbalo-wahhabisme ?
14En juillet 2015, le ministre Ahmed Toufiq se déplaçait en personne au colloque de Dakar sur « L’islam et la promotion de la paix », signe de l’importance du sujet pour le royaume chérifien et confirmation de son changement de braquet en matière de diplomatie religieuse africaine. Il y réitérait les grands principes d’ouverture, de tolérance et de nécessité d’une interprétation apaisée de l’islam, et se voulait même plus offensif au détour d’une phrase. Visant ce qu’il nomme le « courant réductionniste littéraliste » tout autant que les « jihadistes takfiristes », il se plaignait qu’« au cours de l’histoire, la marche de l’islam a beaucoup souffert d’un certain réductionnisme qui a voulu faire de cette religion un simple savoir rituel et juridique », ce qui expliquerait l’« hostilité au soufisme » [12].
15À ce discours faisait écho, à six mois d’intervalle (fin janvier 2016), l’adresse royale au Congrès de Marrakech sur « Les droits de minorités religieuses » (lue par le même ministre des Habous), qui affirmait à plusieurs reprises que musulmans et non-musulmans devaient jouir des mêmes droits, assurait que juifs et chrétiens ne devaient en aucun cas être contraints à quitter leur foi, en légitimant cette position par le recours au calife ’Omar, ainsi qu’au verset coranique « Nulle contrainte en matière de religion », puis assurait que leurs lieux de cultes devaient être protégés. Le texte du souverain se terminait par l’affirmation que la « religion ne doit pas être instrumentalisée pour justifier quelque atteinte que ce soit aux droits des minorités religieuses dans les pays musulmans [13] ».
16Le discours royal post-attentat de 2003 avec lequel nous avons entamé cet article peut être considéré comme un jalon important de l’affirmation de ce triptyque marocain (malikisme-acharisme-soufisme), piliers de la wasatyyia. À l’époque, il est (ré)affirmé par le présent souverain, mais sans vraiment trouver d’institution chargée de sa diffusion (ce n’est pas le rôle de Dar al Hadith wa-l Hassaniyya, qui forme des traditionnistes dans une veine classique, et pas directement de la Rabita Mohammedia des ’Oulémas). Douze ans plus tard, ce triptyque trouve donc dans la création de l’Institut Mohammed-VI pour la formation des imams, morchidines et morchidates, un nid privilégié à partir duquel éclore et prendre son envol. Mais, avant même les attentats de Casablanca en 2003, et au-delà du seul djihadisme, la préoccupation de la montée hanbalo-wahhabiste semblait poindre dans la décision royale de nommer Ahmed Taoufiq en tant que ministre des Habous, en remplacement d’Abdelkébir Alaoui M’daghri, réputé trop « wahhabo-compatible ».
17Ahmed Taoufiq est issu des rangs de la zawyia boutchichya, une des confréries soufies les plus puissantes du Maroc (Hlaoua, 2015) dont le siège est basé à Madagh au nord-est du Maroc. Le pouvoir marocain voulait tenter de réduire par ce biais l’influence grandissante d’un hanbalo-wahhabisme dont les indices de progression au sein de la société marocaine sont nombreux et quantifiables (Aboullouz, 2012 ; Lauzière, 2012), notamment par l’augmentation du nombre de niqâb (voile intégral étranger à la tradition vestimentaire marocaine) dans les quartiers populaires. Pour la réorientation de la politique religieuse du Maroc, comme pour l’africanisation de celle-ci, Ahmed Toufiq paraissait la personne idoine parce que, historien de formation, il fût de 1989 à 1995 le directeur de l’Institut des études africaines de l’université Mohammed-V de Rabat-Agdal et l’auteur d’un essai historiographique, Le Maroc et l’Afrique occidentale à travers les âges, dans lequel le chapitre religieux est central.
18Pour l’islamologue franco-marocain Rachid Benzine, les objectifs sont clairs : « En créant l’Institut Mohammed-VI pour la formation des imams, le roi a, de toute évidence, voulu défendre la pérennité de cet islam malékite en face du développement hégémonique de l’islam wahhabite dans le monde, développement permis par l’argent du pétrole [14]. » Les discours de 2003 (post-attentats), de 2015 (inauguration IFIMM et Dakar) et de 2016 (Marrakech) désignent donc – de manière directe ou indirecte – les courants obscurantistes qui font mauvaise presse à l’islam, en proposant dans le même mouvement l’alternative marocaine. Confrontés par ailleurs à des mouvements terroristes comme l’Aqmi, le Mujao ou Ansar Dîn (particulièrement au Mali), les proches voisins ouest-africains sont sensibles à ce discours, d’autant qu’ils ne disposent pas de l’expérience du Maroc en matière de gouvernance du religieux, ni des institutions religieuses de formation d’une telle ampleur, capable d’encadrer efficacement le champ islamique. Au-delà du seul terrorisme armé, on peut émettre l’hypothèse que cette convergence entre l’offre de la diplomatie religieuse du Maroc et la demande de formation et d’expertise dans la gestion du religieux de pays comme le Mali, la Côte d’Ivoire, la Guinée, et bientôt le Sénégal ou le Niger, constitue une « alliance malikite objective » contre la diffusion du hanbalo-wahhabisme dans ces pays.
19Il semble s’agir ici d’une manière de contenir les effets de plus de quarante ans de diffusion de cette idéologie par le moyen de bourses d’études pour étudiants : 140 000 étudiants de 170 nationalités, formés par l’université islamique de Médine parmi lesquels évidemment de nombreux Maghrébins (c’est le cas des deux figures contemporaines du salafisme marocain, par exemple) mais aussi subsahariens/sahéliens. À cette formation in situ s’ajoute la diffusion (parfois gratuite) des opus magnum du wahhabisme, de la traduction du Coran dite « du roi Fahd » (avec commentaires), les chaînes satellitaires, les sites Internet, le financement de construction de mosquées, les fondations, les ONG humanitaires, le travail d’influence de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), la Ligue islamique mondiale (LIM)… Tout ce que Mouline (à paraître) appelle la riyal politik.
20La position que donne Georges Makdissi (1962, p. 37-80) à l’acharisme par rapport au hanbalisme dans l’espace des possibles théologiques musulmans confirme de manière opportune, plus d’un demi-siècle après son article consacré à cette question, notre hypothèse selon laquelle la formule malikisme/acharisme/soufisme peut aussi être conçue comme une volonté d’endiguer (sans le dire directement) la poussée du hanbalisme sous sa forme wahhabite au Maghreb et en Afrique de l’Ouest. Après avoir évoqué la défaite du rationalisme mu’atazilite (dont il n’oublie pas de rappeler qu’Al Ashari est issu), l’islamologue libano-américain considère que le hanbalisme, quoique toujours vivace, a montré ses nombreuses inaptitudes à affronter les défis du temps du fait de ce qu’il nomme un die-hard traditionalism alors que les acharites « sont restés à juste distance de ces deux groupes extrémistes [15] […] pour devenir la plus importante école de théologie portant la bannière de l’orthodoxie à travers les siècles jusqu’à nos jours ». Il faut se rappeler que Makdissi écrit en 1962 et qu’entre-temps de nombreux observateurs ont pu considérer que le hanbalo-wahhabisme lui avait ravi la première place (Mouline, 2011 ; Redissi, 2007).
21Le Maroc a compris qu’il avait une carte à jouer en offrant à ses voisins musulmans africains un produit religieux alternatif et attractif (et nécessairement familier puisque marqué du sceau du malikisme et du soufisme) à proximité de chez eux. Ainsi a émergé quasi concomitamment avec le regain dans l’espace public de la notion d’« islam du juste milieu », celle de « sécurité spirituelle », que les institutions religieuses marocaines se proposent d’assurer. Elle est conçue comme une mission de salubrité publique due à tous citoyens se trouvant sous l’autorité de l’Amir al Mou’minine (« Commandeur des croyants »). Cette mission est désormais étendue aux voisins musulmans du Sud, qui ont connu de nombreux troubles en la matière depuis 2012 au moins.
22Le saut qualitatif paraît significatif entre le règne du précédent souverain et celui de l’actuel. Interrogé le 7 décembre 1988 par un journaliste français, le roi Hassan II pouvait dire que « le Maroc est certainement l’un des pays les plus fondamentalistes […] parce qu’il a gardé un seul rite, le malékite, et que le rite malékite vient directement de Médine où a vécu le prophète. […] S’il y a fondamentalisme, c’est le Maroc qui est fondamentaliste, c’est le plus fondamentaliste […], il y a de l’autre côté l’intégrisme. L’intégrisme veut dire un manque de tolérance, une interprétation unilatérale de la foi » (rapporté par El Ayadi, 2014 [2004], p. 305).
23Cette déclaration, couplée à ses multiples études sur le sujet, permettent au spécialiste de la socio-histoire de l’islam et de l’éducation au Maroc Mohammed El Ayadi, décédé en 2013, de dire que « les années 1970 voient poser les jalons de ce nouveau rôle politique de la religion que nous pouvons considérer comme le point de départ d’un fondamentalisme d’État » (El Ayadi, 2014 [2001], p. 339). La diffusion d’une approche « fondamentaliste » est considérée comme une instrumentalisation politique parce qu’elle visait surtout à laminer la gauche marocaine au moment où le marxisme, le socialisme et le panarabisme commençaient à prendre leurs aises sur les campus marocains, parmi le personnel enseignant (dans les disciplines des sciences humaines) et jusque dans l’espace public et politique (El Ayadi, 2014 [2001]). Malika Zeghal – avec d’autres – fait l’hypothèse d’« une alliance objective mais de courte durée » entre la Chabiba islamiyya (« Jeunesse islamique », ancêtre du PJD, dans une version plus obscurantiste et militante) et le pouvoir (Zeghal, 2005, p. 197-199).
24Par ailleurs, dans ses recherches sur le contenu des manuels scolaires de l’époque de Hassan II, particulièrement ceux consacrés à l’instruction religieuse, El Ayadi met en évidence la grave dépréciation dont souffraient les juifs et les chrétiens, et plus généralement l’« Occident », conçu comme un tout essentialisé et cause de tous les maux. Relayés par la presse française à l’occasion d’une visite diplomatique de Hassan II aux États-Unis où il rencontrait notamment, comme à l’accoutumée, la communauté juive américaine d’origine marocaine, la divulgation des résultats d’El Ayadi avait suscité une petite tempête médiatique suivie d’un timide début de réforme des programmes d’instruction religieuse en 1996 (2014 [2001], p. 349). Vingt ans après, la récente Déclaration de Marrakech est d’une toute autre teneur. Il reste à savoir si le contenu pédagogique de l’enseignement religieux dans le primaire et le secondaire est aligné ou non sur ces déclarations publiques. L’un des rares à s’être penché sur la question récemment (entre 2010 et 2013, soit dix ans après la dernière étude d’El Ayadi), le professeur de philosophie et militant amazigh et des droits humains Ahmed Assid semble dire que la description conquérante de la geste prophétique qui y est faite, ainsi que la conception de l’altérité que l’on y trouve, restent très problématiques et incompatibles avec les idéaux d’ouverture et de tolérance proclamés (entretien, 3 février 2015). Plus proche de nous encore, à la toute fin du mois de décembre 2016, le syndicat des enseignants de philosophie a dénoncé le contenu d’un manuel d’éducation islamique (Al Manar at tarbia al islamyia) dans lequel il est écrit (semble-t-il à travers un religieux du xiiie siècle qui y est mentionné) que la philosophie est « contraire à l’islam » et favoriserait la « dégénérescence » (Le Monde Afrique, 27 décembre 2016). Cette polémique fait pourtant suite à l’annonce officielle en février 2016 d’une grande réforme de l’enseignement religieux (voir n. 25, p. 126).
25À tout le moins peut-on voir ici que quand Hassan II professait un islam qui se voulait « fondamentaliste » et rempart contre le progressisme laïque de la gauche des années 1970-1980, son successeur, accompagné par son ministre des Habous et ses conseillers, professe dans l’espace public un « islam du juste milieu » qui peut aussi être interprété comme une volonté d’endiguer la poussée du hanbalo-wahhabisme au Maroc et au-delà. Abou Naïm, l’une des figures de cette mouvance au Maroc, n’a d’ailleurs pas tardé à réagir, dans son style takfiriste caractéristique. Pour lui, les ministres de l’Éducation nationale Rachid Belmokhtar et des Affaires islamiques Ahmed Toufiq « ne craignent pas Dieu, et cherchent à plaire aux chrétiens, aux juifs et autres ennemis de l’islam » et se trouvent à la tête de « lobbies laïques » au sein de leurs ministères respectifs. À travers son prisme ultra-orthodoxe, il voit en Toufiq un « extrémiste laïque [16] ».Toutefois, on notera que deux autres figures du salafisme marocain contemporain, Maghraoui et Fizazi, sont restées assez discrets ou se sont cantonnés dans des postures relativement légitimistes vis-à-vis du pouvoir depuis les manifestations et changements politiques de 2011.
Des apprentis imams africains au Maroc
26À l’intérieur de l’IFIMM, au-delà de la seule « sécurité spirituelle » que l’on veut assurer et propager, l’aspect sinon sécuritaire du moins de contrôle de l’activité des lieux de cultes – expertise marocaine que recherchent également les pays d’Afrique subsaharienne au-delà de la seule formation des imams – se remarque jusque sur un écriteau disposé à l’entrée de la mosquée al Oukouya al Islamyyia rattachée à l’institut. Un avertissement enjoint les étudiants de se rendre à la mosquée seulement cinq minutes après avoir entendu l’appel à la prière du muezzin. Le respect de la programmation des cours est avancé en guise de justification. Mais la note demande également d’éviter de prier en groupe après la prière officielle présidée par l’imam.
27Par ailleurs, les possibilités de sorties des imams non-marocains sont réduites et contrôlées. Quelques étudiants ont néanmoins pu être rencontrés en dehors de cet établissement dans le courant de l’année 2015, parmi lesquels Ali [17], un Malien inscrit en deuxième année. Ce dernier rappelle qu’il fait partie d’un groupe d’étudiants maliens présents au Maroc depuis deux ans puisque l’accord entre son pays et le royaume est antérieur à la création de l’institut : « Sa majesté a apporté son soutien financier et symbolique à l’enseignement de l’“islam de juste milieu” au Mali en offrant 10 000 exemplaires du Coran édités dans le royaume et aussi des aides pour restaurer et s’occuper des mosquées dans le pays. Donc le Maroc porte aussi un soutien aux imams qui pratiquent au pays et qui n’ont pas la chance comme nous de venir ici à Rabat pour la formation [18]. »
28À son tour, Ali formera des aspirants imams de retour au Mali, « convaincus de l’efficacité de l’enseignement ([de l’institut] pour propager et défendre un islam de juste milieu dans notre pays ». L’épisode traumatique de l’avancée d’Ansar Dîn dans le Nord-Mali avant l’intervention française plane en fait sur une grande partie de son propos : « Dans toute la région du Sahel, l’extrémisme religieux au nom de l’islam est très répandu et nourri par des réseaux de groupes radicaux. Nous sommes convaincus que notre formation apportera une solution pour combattre l’ignorance et la peur que ces groupes tentent de faire régner [19]. »
29Cette expatriation au Maroc est vécue comme une occasion d’augmenter sa légitimité symbolique : « On n’est plus des élèves de fiqh traditionnel dans une mosquée reculée du pays, mais dans un institut très moderne et équipé d’une bibliothèque multidisciplinaire et riche de croisement de beaucoup de sciences et savoirs [20]. » On peut donc concevoir cette possibilité – nettement élargie – offerte aux aspirants imams comme une avantageuse alternative symbolique (le malikisme, le pays de l’Amir al Mou’minine) et pratique (la proximité géographique) aux bourses d’études saoudiennes et à l’option égyptienne (Bava, 2014). Ali énumère la « mémorisation du Saint Coran » mais aussi les « méthodes de communications », particulièrement avec les non-musulmans, ainsi que « l’apprentissage de l’arabe et du français » pour décrire ce cursus qui tranche avec « l’enseignement traditionnel non formel, voire clandestin », c’est-à-dire l’anomie qui règne dans le champ religieux (pas seulement musulman) de certains pays d’Afrique subsaharienne (Dozon, 2008), qui est souvent la cause de l’obscurantisme, selon lui.
30Croisé à la caisse d’une librairie d’ouvrages islamiques dans le quartier des Habous à Casablanca à l’été 2015 et accompagné d’une jeune femme arborant un léger hijab fuschia, un autre étudiant imam malien s’apprêtait à faire l’acquisition du fameux Matn d’Ibn Ashir, théologien juriste et soufi. Mais, avant de réaliser son achat, il demandait au libraire de lui indiquer le rayon des ouvrages de « science soufie » (’ilm at-tasawwuf) dans un excellent arabe. Cette brève observation démontre le souci de formaliser et rationaliser l’apprentissage et la diffusion du fîqh malikite tout autant que celui de préserver dans le même temps la dimension mystique. Le second sans le premier aurait offert trop de prises aux critiques des mouvances rigoristes. Le premier sans le second eût été perçu comme reniement de soi, tant le soufisme a structuré l’histoire religieuse de pays comme le Maroc et le Mali.
31Docteur en histoire d’une université marocaine et consultant en finance et jurisprudence islamique, Cissé [21] a quant à lui supervisé l’arrivée de la première promotion d’imams ivoiriens (au nombre de 75) pour le compte de l’ambassade de Côte d’Ivoire. Or, la Côte d’Ivoire, où près de 40 % de la population est musulmane, tandis que près de 30 % est chrétienne (avec une nette progression du pentecôtisme), et que plus de 15 % pratiquent les cultes animistes et panthéistes, connaît aussi des tensions relatives aux appartenances confessionnelles, même si elles sont davantage les conséquences que l’origine des conflits (Miran-Guyon, 2015). D’ailleurs, pendant la phase de rédaction finale du présent article, le pays a été frappé par un attentat à Grand-Bassam revendiqué par Aqmi, qui a fait 19 morts, le 13 mars 2016. Avant même cet attentat – le premier du genre dans ce pays –, Cissé était, à l’instar d’Ali, habité par un sentiment d’urgence : « On ne peut pas laisser n’importe qui accéder au statut d’imam. C’est trop important. Or, le champ islamique en Côte d’Ivoire n’est pas très structuré, pas aussi formalisé qu’au Maroc. Et par les temps qui courent, il faut faire attention… » C’est donc bien aussi cette longue tradition de contrôle du champ religieux que viennent chercher les pays d’Afrique subsaharienne au Maroc. Celle-ci s’est forgée tout au long d’un (en)jeu « entre un État en mal de contrôle et un islamisme intellectuel opérant au niveau de la société civile, l’enjeu étant l’appropriation d’un discours légitime/crédible/pertinent sur la définition de l’horizon eschatologique » (Tozy, 1992, p. 408 ; Darif, 2010). Et certainement au-delà – ou en deçà – du seul horizon eschatologique.
32Moins de quatre mois après l’ouverture de l’Institut Mohammed-VI était d’ailleurs lancée la Fondation Mohammed-VI des oulémas africains (FMOA), le 13 juillet 2015 [22]. Sans surprise, le ministre des Habous, qui a délégation du Commandeur des croyants (le roi du Maroc) pour la direction de cette fondation, déclare que son but est « d’unifier les efforts et les modes de collaboration entre les oulémas marocains et leurs homologues africains » afin de « faire connaître et valoriser l’islam de tolérance et de juste milieu » [23]. Le triptyque malikisme/acharisme/soufisme y est de nouveau asséné. La reconnaissance par les États africains membres de cette fondation de la prééminence de l’« islam marocain » (à noter que l’expression est ici assumée) est perçue comme une amana (dépôt de confiance) des voisins subsahariens-sahéliens. La notion de « commanderie des croyants » est répétée trois fois en quelques minutes et Ahmed Toufiq la présente comme un capital symbolique commun. À ce titre, on peut dire que la FMOA, tout comme l’IFIMM, entre dans la catégorie des « entreprises religieuses transnationales en Afrique de l’Ouest » mises en évidence par Fourchard, Mary et Otayek (2013), avec un aspect fortement institutionnalisé. Deux institutions qui se donnent désormais pour tâche cette « stabilisation » de la géopolitique africaine de l’islam.
Conclusion : l’islam institutionnel marocain face à ses concurrents
33L’avènement d’une nouvelle institution religieuse marocaine à ambition transnationale donne l’occasion de saisir plus clairement les termes à travers lesquels l’identité musulmane marocaine s’affirme sur le plan officiel. Son épine dorsale se consolide autour du malikisme, de l’acharisme et du soufisme, assumés et désormais répétés urbi et orbi.
34Elle nous permet également de comprendre que si c’est la formation de cadres religieux nationaux et continentaux (et au-delà) qui est visée de prime abord, c’est aussi une volonté de résistance au djihadisme et au hanbalo-wahhabisme que l’on croit pouvoir déceler dans ce corpus et les premières modalités de mise en œuvre de cette politique religieuse. Par ailleurs, il convient de rappeler que le palais doit aussi lutter symboliquement contre la concurrence religieuse interne que représente le mouvement al’Adl wa-l Ihsane, relativement bien implanté dans les catégories populaires notamment (Baylocq, Hlaoua, 2013).
35Mais, sur le plan interne précisément, n’y a-t-il pas derrière ce grand récit national contemporain qui se réaffirme des conceptions différentes, voire dissemblables, de ce qu’est et de ce que doit être l’identité islamique marocaine ? En 2009, Rachid Benzine remettait à Driss El Yazami, président du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), une note non publiée que nous avons pu nous procurer. Il y suggérait la création d’une « université internationale hassanienne de sciences religieuses » qui enseignerait notamment les sciences humaines et sociales, la critique littéraire, la critique historique et inviterait des « universitaires du monde entier ». Or, lors de notre unique entretien avec le directeur de l’Institut Mohammed-VI, le mercredi 1er avril 2015, le cheikh Abdeslam Lazâar réagissait à l’expression « islam marocain » (que nous avons utilisé devant lui) en martelant « islam wahid » (« Il n’y a qu’un seul islam ») : celui du Coran et de la Sunna à travers la compréhension du prophète, de ses compagnons (sahaba) et de leurs successeurs (tabi’ûn et tabi’ûn at tabi’în), qui constituent ensemble les « pieux prédécesseurs » (salaf es salîh), érigés en modèle de l’islam authentique. Autrement dit, le schéma classique dont se réclame aussi le susnommé hanbalo-wahhabisme. Le taqlîd (imitation) plutôt que le tajdîd (renouvellement). Au début de l’année 2016, au moins deux MRE (« Marocains résidant à l’étranger », selon la catégorisation vernaculaire) connus pour leurs approches novatrices de la tradition islamique ont été approchés par les habous. Cette réalité complexe exprime-t-elle une tension apparente entre traditionalisme et velléités réformiste dans le Maroc post-printemps arabe ? Est-ce sur la première, la seconde, ou un compromis entre ces deux voies qu’est engagé l’Institut Mohammed-VI, nouveau fleuron de la diplomatie religieuse africaine du Maroc ?
36Si le Maroc a montré sa capacité à mobiliser efficacement ses puissantes ressources religieuses symboliques [24], le chemin ne paraît pas encore totalement assuré, entre les tendances qui souhaitent le statu quo (clergé classique, partis proches du pouvoir), celles modernistes qui aspirent à la réforme au sein du royaume (gauche, féministes, intellectuels et universitaires modernistes, etc.) et les mouvements transnationaux qui mobilisent d’autres ressources pour avancer sur l’échiquier marocain tels le hanbalo-wahhabisme et même le djihadisme, qui frappe aux portes du Sahel, du voisin tunisien, et embrigade aussi de nombreux jeunes marocains (qui avoisinent le nombre de 2000, selon l’anthropologue Scott Attran) et sont souvent très hostiles au soufisme, entre autres.
37Une investigation minutieuse à base d’observations, d’étude de contenu des programmes et d’entretiens plus larges auprès de la population étudiante et enseignante devra permettre de déterminer avec encore plus de précision la voie sur laquelle la politique religieuse du Maroc est engagée. Même si la lecture critique et la mise en perspective des positionnements officiels peut être – nous avons essayé de le montrer – riche d’enseignement, il importe de mesurer, au-delà de ces déclarations, les éventuels effets concrets de la mise en œuvre de cette politique religieuse à travers le contenu de l’enseignement religieux [25] et les pratiques sociales, politiques et juridiques (définition de l’altérité religieuse, de l’hétérodoxie, liberté de conscience et de pratique, etc.). On ne peut qu’encourager les chercheurs sur place de se donner les moyens de poursuivre l’investigation entrouverte ici.
Bibliographie
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- Mouline, N. Histoire de l’Arabie Saoudite, Flammarion, Paris, à paraître.
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- Zeghal, M. (2005), Les Islamistes marocains. Le défi à la monarchie, Casablanca, Le Fennec.
Mots-clés éditeurs : Maroc, Islam, morchidates, enseignement religieux, Imam, morchidines
Date de mise en ligne : 20/01/2017.
https://doi.org/10.3917/afco.257.0113Notes
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[1]
Voir notamment Le Matin, 1er juin 2015, quotidien proche du pouvoir.
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[2]
Les « morchidines » sont des « prédicateurs » chargés de l’instruction religieuse de base, d’un rang symbolique inférieur à celui d’imam. Les « morchidates » sont leurs homologues féminins.
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[3]
Le Matin, samedi-dimanche 28-29 mars 2015.
-
[4]
Certains d’entre eux se trouvaient sur un autre site de la ville avant la livraison du bâtiment le lundi 30 mars.
-
[5]
Suivant l’historien et politiste Nabil Mouline (2011), cette expression a l’avantage de renvoyer ce courant à sa réalité et à sa spécificité historique ; celle de l’Arabie du milieu du xixe siècle où ce mouvement fut lancé par Mohammed Ben Abdelwahhab. La notion de « salafisme » est vague et peut renvoyer à une réalité antérieure (celle des « pieux prédécesseurs », salaf es salih, dont se réclament certes les tenants du wahhabisme).
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[6]
Voir le numéro du magazine d’histoire du Maroc Zamane, n° 56, juillet 2015, dossier « Notre islam ouvert, tolérant, modéré… Vraiment ? », p. 42-61.
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[7]
Présenté de manière succincte sur le site francophone de « doctrine malikite » administré notamment par des intellectuels marocains résidant en France : http://www.doctrine-malikite.fr/L-auteur-du-Matn-Ibn-ashir_a10.html.
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[8]
Notamment si l’on prend pour témoin les travaux de Belhadj (2009) et Sambe (2010).
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[9]
« Discours du trône », 30 juillet 2003, par le roi Mohammed VI.
-
[10]
http://telquel.ma/2015/03/28/mohammed-vi-inaugure-nouvel-institut-formation-imams_1440204, repris de la MAP (Agence marocaine d’information officielle, liée au pouvoir).
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[11]
Pour un éclairage sur cette notion vue par un membre du parti cité plus haut, on consultera « Maroc : “Wasatiyya” – qu’est-ce que la modération pour les islamistes ? Entretien avec Bilal Talidi autour de la trajectoire historique du Parti Justice et Développement (PJD) », Religioscope, entretien par Patrick Haenni, 15 septembre 2010, http://religion.info/french/entretiens/article_497.shtml#.VSHgnPmG-So.
-
[12]
Allocution de M. Ahmed Toufiq au colloque « L’islam et la promotion de la paix », Dakar, juillet 2015, http://www.habous.gov.ma/fr.
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[13]
Message du roi Mohammed VI au congrès « Les droits des minorités religieuses en terre d’islam : le cadre juridique et l’appel à l’action », Marrakech, 25 janvier 2016, sur le site du ministère des Habous, http://www.habous.gov.ma/fr.
-
[14]
« Entretien avec Rachid Benzine sur le salafisme à la marocaine », http://www.huffpostmaghreb.com/2015/04/06/salafisme-maroc-entretien-rachid-benzine_n_7007800.html, 6 avril 2015.
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[15]
Il semble considérer le rationalisme mu’atazilite comme un « extrémisme ». C’est en tout cas ainsi qu’il était perçu par les champions de l’orthodoxie au ixe siècle.
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[16]
« Le salafiste Abou Naïm excommunie deux ministres qui cherchent à plaire aux chrétiens, aux juifs », http://www.bladi.net/abou-naim-excommunication-ministres,44513.html, 24 février 2016.
-
[17]
Le prénom a été modifié.
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[18]
Entretien réalisé avec Ali, à Rabat, en janvier 2016.
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[19]
Ibid.
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[20]
Ibid.
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[21]
Le nom de famille a été modifié.
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[22]
Il faut rappeler que la Ligue des oulémas marocains, créée à Tanger le 14 juin 1961, dans la première année de règne de Hassan II, prévoyait déjà d’« œuvrer en vue d’une renaissance de l’islam au Maroc et dans les États africains », mais sans vraiment s’en donner les moyens. Cette ligue a davantage été un instrument de légitimation religieuse du pouvoir de l’ancien souverain.
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[23]
Radio Médi 1, 14 juillet 2015 ; notre traduction.
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[24]
C’est du reste sur cet aspect qu’insiste déjà le chercheur Bakary Sambe (2010), ainsi qu’Abdessamad Belhadj (2009), avant même la création de l’Institut Mohammed-VI et de la Fondation des oulémas africains.
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[25]
Dans un discours prononcé à Laâyoune, au début du mois de février 2016, le roi Mohammed VI a justement affiché une volonté de réviser les programmes et manuels d’enseignement islamiques. Il a missionné officiellement ses ministres de l’Éducation nationale et des Habous pour réaliser cette réforme générale, sur des contenus pédagogiques qui n’avaient été que peu modifiés depuis leur mise en place (El Ayadi, 2014), mais en toute fin d’année, des éléments problématiques avaient déjà été relevés au sein d’un manuel (voir p. 123).