Couverture de AFCO1_276

Article de revue

La politique française de coopération.« Je t’aide, moi non plus »

Éditions L’Harmattan, coll. « Inter-national », 2021.

Pages 263 à 279

Notes

  • [1]
    Les cinq tomes du Journal de l’Élysée de Jacques Foccart, composé entre 1965 et 1974 et publié en 1997 représentent pour l’auteur l’instrument le plus complet pour comprendre la coopération française (p. 348). Ces archives sont abondamment citées (plus de 17 % des 1580 notes de références !). Elles donnent une vision anachronique de la Coopération, Philippe Marchesin surestime l’influence du conseiller spécial de la Présidence. L’expérience comme les récits soulignent l’indépendance des décideurs finaux vis-à-vis de l’Élysée comme du ministère des Affaires étrangères. « La composition du ministère de la Coopération, la motivation profonde et réelle des agents le composant, expliquent une “capacité de résistance administrative” peu commune » de leur part (G. Lainé, À propos du livre de P. Marchesin…, note non publiée, octobre 2021, p. 3).
  • [2]
    On compte 303 rapports d’évaluation du ministère de la Coopération puis du ministère des Affaires étrangères produits entre 1989 et 2010.
  • [3]
    « De très nombreuses initiatives sont en cours sur le terrain, engageant des organisations de la société civile mais pas seulement, visant à repositionner la France et l’Europe sur le continent africain, pris comme un acteur géopolitique potentiel sur la scène du monde. [...] Toutefois, en dépit de ces initiatives, il reste un travail colossal à accomplir. Ce travail colossal ne peut avoir lieu que si ensemble, sociétés civiles africaines et européennes, nous engageons à faire advenir une nouvelle perception du réel qui pourrait être appelée une mutation des imaginaires ». Achille Mbembe, Coordination Sud, Journée Sociétés Civiles Africaines et Européennes, Paris, 6-7 mai 2022.
  • [4]
    Parmi les mesures, certaines avaient valeur de symboles, comme celle de rebaptiser la « Caisse » en « Agence » pour bien marquer sa véritable vocation et abandonner une appellation obsolète (la Caisse de la France libre créée par le général de Gaulle en 1941) qui faisait aussi référence aux activités de « caisse » dans l’Outre-Mer républicain ou qui pouvait être mal interprétée par les bénéficiaires que l’on voulait responsabiliser davantage (« je vais à la Caisse ! »). Voir dans cette revue : Pierre Jacquemot, « Comment la Caisse française de développement devint l’Agence ? », Afrique contemporaine, n° 236, 2010.
  • [5]
    Frédéric Lejeal, Le déclin frano-africain, l’impossible rupture avec le pacte colonial, Paris, L’Harmattan, 2022, p. 331.
  • [6]
    Le livre de David Sadoulet donne un éclairage sur le long chemin de la réforme de la coopération française entre résistances, inertie de l’action publique, schémas culturels préétablis ou contraintes budgétaires. Le processus de réforme apparaît, in fine, largement indéterminé contrairement à la thèse de Philippe Marchesin. Mais il a, malgré tout, débouché sur un profond changement du paysage institutionnel, laissant une place centrale à un acteur : l’Agence française de développement (David Sadoulet, La coopération au développement en France 1997-2004 – Réforme et modernisation de l’État, Paris, L’Harmattan, 2007).
  • [7]
    Source : rapport P. Beres et G. Bellet, Modernisation de l’action publique. Projet de rapport d’évaluation du dispositif français d’expertise technique internationale, ministère des Finances et des Comptes publics / ministère de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, avril 2014. En juin 2023, les experts techniques internationaux (ETI) gérés par Expertise France étaient au nombre de 350.
  • [8]
    Afrique contemporaine a publié dans son numéro 273 deux analyses bien différentes par deux anciens de la Coopération française : George Courade : « Retour sur soixante ans de pensée du développement en actes en Afrique subsaharienne », pp. 85-108, et Gilles Lainé : « Le ministère de la Coopération et la Françafrique, mythes et réalités », pp. 110-120 ; et une analyse critique du livre publié sous la direction de Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe, L’empire qui ne veut pas mourir : une histoire de la Françafrique, Paris, Le Seuil, 2021, par Jean-Pierre Listre, pp. 159-177.
  • [9]
    Cette affaire évoquée par l’auteur pour montrer le détournement de l’usage de l’aide fit l’objet d’un vif débat au sein du comité directeur du FAC. Il faut savoir que la dépense n’a représenté que moins de 0,97 % des crédits du FAC de l’année concernée et moins de 0,3 % du budget total du ministère.
  • [10]
    Les parts de marché de la France en Afrique sont passées de 16,9 % en 1990 à 4,7 % en 2022, soit une division par 3,6. Sur la même période, l’APD nette française est passée (en dollars constants 2019) de 9,7 milliards à 16 milliards de dollars, soit une augmentation de 60 %. L’Afrique ne compte plus guère dans la balance commerciale de la France : le rapport de février 2023 de la Direction du Trésor sur le commerce extérieur français indique que le continent africain a acheté en 2022 pour 28 milliards d’euros de produits français, à comparer au total de 595 milliards d’exportations tricolores dans le monde. La Belgique (48,5 milliards) absorbe plus de biens et services français que toute l’Afrique réunie.
  • [11]
    François de Négroni, Les colonies de vacances. Portrait du coopérant français dans le tiers-monde, Paris, L’Harmattan, 1re édition 1977. Ce classique de la littérature polémiste sur la condition d’expatrié dénonçait la logique souterraine des communautés de coopérants, remplacés aujourd’hui par les bataillons d’humanitaires : bonne conscience caritative, sanglot de l’homme blanc, tiers-mondisme naïf.
  • [12]
    Joël Dine, Itinéraire d’un coopérant :Madagascar, la grande île, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [13]
    Gérard Winter, L’impatience des pauvres, Paris, PUF, coll. « Histoire et société », 2002.
  • [14]
    Dominique Gentil, Au cœur de la coopération internationale. Trajectoire d’un praticien, Paris, Karthala, 2013.
  • [15]
    Jacques Tinturier, De la coopération à l’aide au développement de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [16]
    Julien Meimon, « Culte du terrain à la rue Monsieur », Afrique contemporaine, n° 235, 2010.
  • [17]
    Pierre Jacquemot, « Cinquante ans de coopération française au développement avec l’Afrique. Une mise en perspective », Afrique contemporaine, 1re partie n° 238, 2e partie n° 239, 2011.
  • [18]
    Gérard Sivilia, Les tribulations d’un coopérant en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [19]
    Odile Goerg et Françoise Raison-Jourdé, Les coopérants français en Afrique. Portrait de groupe (1950-1990), Paris, L’Harmattan, 2012.
  • [20]
    Bruno Chavane. Journal d’un coopérant, Paris, L’Harmattan, 2020.
  • [21]
    José Gohy, Un itinéraire au ministère de la coopération : une histoire (1962-2009), Paris, L’Harmattan, 2021.
  • [22]
    Frédéric Lejeal note que « sans cautionner les réflexes corporatistes et les dérives conservatrices de la “Coopé”, on peut regretter l’expertise et la mémoire africaines de cette maison […]. Là où les agents y consacraient leur vie et leur énergie, l’Afrique se résume désormais à une demi-ligne sur un CV, point d’étape sommaire d’une expérience professionnelle », ibid., pp. 330-331.
  • [23]
    Julien Meimon : « Faire carrière en coopération : les logiques contrariées de la professionnalisation des développeurs », Outre-mers, tome 101, n° 384-385, 2014. De son côté, Reboa Giulia, insistant sur cette autonomie, note qu’après la réforme de 1998 même les rédacteurs, les agents au bas de l’échelle hiérarchique, en administration centrale « mobilisent un certain nombre de pouvoirs qui leur apportent une influence majeure dans le champ de l’action publique française de coopération et de développement » (« Les rédacteurs de la Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats dans l’action publique française de coopération et de développement », Mondes en développement, n° 165, 2014/1, pp. 93-104).
English version

1 Enseignant-chercheur au département de sciences politiques de l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, ancien enseignant-coopérant en Mauritanie, en Turquie et en Biélorussie, Philippe Marchesin s’intéresse à l’histoire de la coopération française depuis plusieurs décennies. Il explicite son propos dès l’introduction : « Je m’attellerai à une radioscopie de l’aide (française) qui permettra de montrer et de démontrer ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas » (p. 11). Le constat suit rapidement : « elle est dans un inconfort paradigmatique ».

2 L’ouvrage est une somme. Il restera une source d’information désormais incontournable. L’analyse critique de l’auteur s’appuie sur une documentation d’origine française conséquente (les notes de fin de pages occupent 90 pages !). Des rapports parlementaires, des ouvrages, des articles de presse, des archives [1] et de nombreux entretiens. Ces derniers ont été réalisés sur une dizaine d’années par des étudiants de Paris-1 Sorbonne et réunis dans 500 dossiers. Ils sont anonymisés. Ils ont ignoré les travaux du ministère de la Coopération et ses livres, monographies, rapports d’évaluation [2], rapports du Fonds d’aide et de coopération (FAC), notes de projets, revues, films, cd-rom… une bibliothèque considérable un peu oubliée, mais que les Archives nationales s’efforcent de réunir depuis quelques années, en ajoutant la mémoire orale des acteurs.

3 Il s’agit dans ce livre surtout d’Afrique ; les autres terrains de la coopération, en Asie du Sud-Est ou en Amérique du Sud par exemple, sont traités de manière secondaire. De l’Afrique dite francophone encore plus précisément. Elle offre pour l’auteur la meilleure illustration de la permanence des logiques héritées de la colonisation. Pour le lecteur, le plus frustrant est son choix d’avoir peu laissé s’exprimer le point de vue des « bénéficiaires » de l’aide, des Maliens, des Camerounais, des Cambodgiens ou des Haïtiens qui ont pourtant participé à cette politique, parfois passivement, souvent activement. Pourtant, le « regard de l’autre » sur la coopération alimente depuis une dizaine d’années une production féconde (Achille Mbembé [3], Alioune Sall, Souleymane Bachir Diagne, Felwin Sall, Kako Nubukpo, El Hadj Gassama, Mohamed Mbougar Sarr…). Face au malaise persistant dans la relation entre l’Afrique et la France, à la radicalisation des discours et à la tentation de la surenchère identitaire, ils invitent leurs pairs à s’ouvrir davantage au pluralisme des idées, condition sine qua non à l’éclosion d’initiatives nouvelles, décolonisées, porteuses d’avenir et de réussite pour le continent.

4 L’auteur invite à considérer la politique française de coopération comme un « échange » tantôt inégal, tantôt gagnant-gagnant. Il divise la démonstration en deux grandes parties. Après les avoir présentés, nous poursuivrons avec trois thèmes qui méritent, de notre point de vue, une discussion et un approfondissement.

La première partie montre l’ambiguïté historique du couple « solidarité/intérêt »

5 D’emblée, le ton est donné : « La motivation première de la France est avant tout économique et stratégique. Le temps des indépendances arrivé, la colonisation a dû faire son aggiornamento qui s’est traduit par la mise en place de la coopération […]. L’habitude de prendre était cependant si forte qu’elle a perduré, confortée par la complicité des nouvelles élites africaines à la recherche permanente de liquidités pour elle-même et pour leur clientèle. Si l’on continue de prendre, le contexte impose cependant de donner. On va donc le faire en le clamant haut et fort, sans toutefois dire que l’on donne parce que l’on reçoit. Il ne faut en effet pas montrer que l’ancien colonisateur continue de profiter d’une situation qui n’est théoriquement plus de mise » (p. 16). La coopération est donc « la continuation de la colonisation par d’autres moyens » pour paraphraser Clausewitz. Le leitmotiv initial « comment partir tout en restant » aurait perduré. D’où l’« oxymore congénital » : on affiche dans le discours la solidarité tout en pratiquant en actes l’influence. Cette posture schizophrénique est celle qui guide selon Philippe Marchesin, sans discontinuer, le récit de 60 ans de coopération entre la France et principalement l’Afrique.

6 Des personnages ont très tôt marqué la décision. On pense évidemment à Jacques Foccart dont l’ombre tutélaire écrasa ses successeurs et qui contribua à installer le système clientéliste qui sera désigné plus tard sous le nom de « Françafrique ». De 1960 à 1974, il appliqua la règle énoncée par Charles de Gaulle dans la justification de l’aide, attribut de la puissance française : « Tous les pays sous-développés qui hier dépendaient de nous et qui aujourd’hui sont nos amis préférés demandent notre aide et notre concours. Mais cette aide et ce concours, pourquoi les donnerions-nous si cela n’en eût pas valu la peine ? » (Conférence de presse, 11 avril 1961).

7 Le passage en revue des postures et des déclarations des huit chefs d’État français de la Ve République, des ministres successifs en charge de la Coopération (il y en eut beaucoup, avec un séjour en moyenne de 20 mois), des fonctionnaires et des acteurs de terrains révèle la distinction entre la décision politique, la gestion administrative de ces politiques et leur mise en œuvre sur le terrain. Au terme de son examen, l’auteur conclut à la « continuité ». Pour lui, point de doute : héritées de la colonisation, les anciennes logiques d’influence politique liées aux intérêts stratégiques de la France ont toujours orienté l’action des individus qui pilotèrent l’aide publique au développement. Un vote aux Nations unies aligné sur celui de la France n’a pas de prix.

8 L’attention initiale portée à la sécurité et à la francophonie restera constante depuis le général de Gaulle. Celle accordée à l’économie ne le sera pas moins, et n’a cessé de prendre de l’ampleur. La logique de l’intérêt a dominé, même lorsque fut scandée la nécessité d’une évolution radicale : derrière le « redéploiement » de Giscard d’Estaing, la « refondation » de François Mitterrand, la « rupture » de Nicolas Sarkozy, le « changement » de François Hollande ou le « renouveau » d’Emmanuel Macron, on observe une parfaite permanence, selon l’auteur. Cette logique est visible dans l’uniformisation des profils socioprofessionnels des ministres et secrétaires d’État en charge de la coopération, « toujours en quête de légitimité », de leurs directeurs de cabinet, des directeurs de l’Agence française de développement (majoritairement issus de Bercy) et des conseillers Afrique de l’Élysée, dont le parcours est bien éloigné de celui de la solidarité. Avant d’être nommés, très peu avaient à voir avec le monde de la coopération internationale, et plus d’un tiers d’entre eux se sont reconvertis dans les affaires après avoir occupé des fonctions politiques (p. 197).

9 S’il y eut « continuité », comme l’écrit Philippe Marchesin, ce serait surtout dans la place occupée par la direction du Trésor. Elle n’a jamais abandonné ses importantes prérogatives qui en font toujours l’autre pôle, privilégié, de l’aide publique, avec un contrôle important de ses financements. Une spécificité bien française. Ses prérogatives restent intouchables et le Trésor a opposé une résistance farouche à toutes les molles tentatives de redistribution des cartes, notamment lors de la grande réforme de 1998. Il dirige l’instruction des concours budgétaires. Il est omniprésent sur les actions dans les pays à revenu intermédiaire, avec le FASEP, objet d’une intéressante analyse de Philippe Marchesin. Rivoli, puis Bercy assurent la représentation de la France dans les institutions financières internationales, et en particulier à la Banque mondiale, dans les banques régionales et au Comité d’aide au développement de l’OCDE. Il préside ou co-préside les comités stratégiques (CICID, le Fonds français pour l’environnement, le Fonds vert pour le climat, les facilités au secteur privé… et exerce la cotutelle de l’Agence française de développement (AFD).

10 En vérité, le constat de la continuité historique du système de la coopération française pose question. N’est-il pas contradictoire avec ce qui est patiemment et par le détail relaté dans le livre ? L’histoire n’enseigne-t-elle pas que les institutions se transforment ou disparaissent en réponse à l’évolution de leur environnement ? Interpellons donc ce constat sur la continuité pour rappeler qu’il y eut des moments marquants dans cette histoire, sinon des « ruptures » du moins des inflexions, voire des « tournants » que Philippe Marchesin ne souligne pas assez. Prenons les quarante dernières années.

  • 1981-1982 est le moment de l’occasion ratée de Jean-Pierre Cot et de son conseiller Jean Audibert dans leur tentative de « décoloniser la coopération en élargissant le champ de compétence du ministère de la Coopération [et du développement », parvinrent-ils malgré tout à ajouter] à l’ensemble des pays du Tiers-Monde. De la période qui suivit, on s’étonne que Philippe Marchesin, pourtant peu avare de réprimandes dans ses portraits à charge, ne raconte pas la suite de cet épisode, à savoir la célèbre et piteuse affaire « Carrefour du développement » de 1986 et la chute lamentable de Christian Nucci, le successeur de J.-P. Cot.
  • 1990 est la date du fameux « discours de La Baule » de F. Mitterrand avec ses deux composantes : l’octroi de l’aide à ceux qui œuvrent en faveur de la mise en place d’institutions démocratiques et la priorité qui doit être accordée aux dons en faveur des pays moins avancés (PMA) pour ses opérations dites « souveraines ». Cette décision fut prise sur la base de considérations de nature politique – alléger le fardeau des « pauvres » à qui la France demandait plus de vertus démocratiques –, fortement influencées par la montée des revendications multipartisanes en Afrique (notamment la Conférence nationale du Bénin qui, faut-il le rappeler, précéda le discours de La Baule).
  • Autre date clé importante : 1998. Est-ce que ce fut le début de la fin ? La Lettre du Continent l’annonça clairement : « La réforme est en marche : la coopération est morte, vive la diplomatie ! » Le symbole anéanti : l’Hôtel Montesquiou, siège historique de la « Coop » à Paris, fut vendu d’abord à des investisseurs russes avant d’abriter la chancellerie de l’ambassade de Chine. S’il est vrai que le fait marquant de cette année fut l’absorption de la Coopération par le ministère des Affaires étrangères (MAE), il y avait beaucoup d’autres choses dans le paquet de la réforme. Citons la création du Haut Conseil de la coopération internationale (HCCI) pour stimuler le débat public ; celle du Comité interministériel pour la coopération internationale et le développement (CICID) pour donner un cadrage politique au choix de la coopération ; celle de la Zone de solidarité prioritaire (ZSP) pour marquer la sortie du « pré carré » ; ou encore la prise en considération des nouvelles problématiques de l’aide (biens publics, développement durable, commerce équitable…) [4].
  • Après 1998. Les premières années de la réforme furent largement consacrées au « mécano administratif » dans un climat de confrontation des cultures, d’érosion progressive des compétences et dans un contexte d’extrême tension budgétaire. Pour illustrer les tensions qui s’exercèrent au sein même du ministère des Affaires étrangères, l’auteur reprend à son compte un tableau de 2000, qui marque la différence entre les deux logiques qui s’affrontaient.
L’influenceLe développement
Formation universitaire d’excellence tournée vers les élitesÉducation de base professionnelle des cadres et techniciens
Facilitation à l’implantation d’entreprises françaises et promotion de produits françaisMobilisation de l’épargne intérieure, soutien aux micro-entreprises locales
Communication francophone vers les décideurs et les « culturels » (CFI, TV5)Radios communautaires et soutien aux médias locaux
Promotion du « meilleur » de la culture françaiseDéveloppement culturel local et valorisation de l’identité artistique
Grands projets de valorisation de la technologie françaiseProjets structurants et intégrés au milieu et de renforcement des capacités locales
Source : Ministère des Affaires étrangères, secrétariat général, La place de la coopération au développement dans l’action du ministère des Affaires étrangères. Bilan et propositions, rapport du groupe de réflexion « Politique de développement » (L. Hennekine, président, P. Jacquemot, rapporteur), juin 2000 ; repris par P. Marchesin p. 113.

12 La première logique est tournée vers l’intérêt du donateur qui se vérifie par l’attention apportée aux élites du pays receveur, lesquelles s’avèrent d’utiles relais d’influence pour le donateur. La seconde logique est dirigée vers l’intérêt du receveur ou à tout le moins le prend beaucoup plus en compte. Cela se manifeste par l’attention portée aux populations (la « base ») et par l’utilisation de l’adjectif « local », ce qui fait sens en matière de développement. En fait, l’auteur semble exclure qu’il fût possible de faire de l’influence et (et non ou) du développement. Cette période fut particulièrement déprimante. La Direction du développement et de la coopération technique qui avait été autrefois le fer de lance de la « Coop », désorientée et malmenée, perdit nombre de ses agents. Dans les postes, la réforme fut vécue comme un délestage. Pire, dans certains d’entre eux, elle prit l’allure de ce que Frédéric Lejeal, dans un autre livre à charge, appelle le « dépeçage de la rue Monsieur » [5] donnant à certains cadres des Affaires étrangères et aux ambassadeurs l’illusion qu’ils prenaient sous leur contrôle le magot des Missions locales de coopération devenues « Services », autant de moyens qu’ils pensaient exorbitants et jugeaient un peu hâtivement mal employés. La manne de la réforme s’épuisa vite. Le budget destiné à la coopération connut après 1998 toutes les péripéties budgétaires imaginables par un esprit retors. De redéploiements en régulations, de « gels républicains » en annulations, de « réserves d’innovation » en « réserves de précaution », sans oublier les changements dans les applications informatiques de gestion retardant la mise en place des fonds, l’insécurité a régné sur les crédits de paiement, mettant la France, ici et là, devant l’impossibilité d’honorer les échéances des projets qu’elle devait soutenir, menaçant ainsi la crédibilité de ses interventions et, pire dans certains cas, de sa politique. Philippe Marchesin rapporte les appels au secours de la Directrice du développement de 2002, Mireille Guigaz, au directeur de cabinet du MAE : « Nous sommes en état de cessation de paiements. Nous différons l’exécution de tous nos engagements, nous suspendons tous nos appuis, nous annulons les missions. Nous pensons que le ministère du Budget nous a trahis, manipulés, ridiculisés. Nos troupes sont écœurées » (p. 119). L’enveloppe du Fonds de solidarité prioritaire a connu de si fortes amputations que cet instrument qui fut emblématique de l’aide française est aujourd’hui résiduel. « La solidarité est-elle toujours prioritaire ? », demanda une ambassadrice dans un télégramme qui ne reçut pas de réponse [6].

  • 2004. L’une des évolutions les plus spectaculaires ayant affecté le dispositif de coopération fut la « déflation » vertigineuse de ses effectifs à l’étranger, passant de quelque 23 000 agents à leur plus haut niveau au début des années 1980 (hors les enseignants de l’enseignement français à l’étranger) à 9 050 en 1990, puis à 553 experts fin 2004 (principalement autour de trois opérateurs, ADETEF, CIVIPOL et FEI) [7]. Après un exercice de préparation difficile qui dura six ans, où toutes les cartes furent de nouveau rebattues, les relations entre l’État et l’Agence française de développement furent clarifiées. Cette dernière se vit confier la responsabilité de la conduite et de la gestion des opérations dans tous les secteurs qui ne relevaient pas strictement de l’État de droit et de la culture. Son domaine couvrait l’éducation, l’eau et l’assainissement, la santé et la lutte contre le sida, l’agriculture et la sécurité alimentaire, les infrastructures, la protection de l’environnement et de la biodiversité, l’appui au secteur privé. Bientôt hors de son giron ne resteront que la police et le militaire. Tout y était ou presque : « aide humanitaire comme pilier de la politique étrangère », « diplomatie féministe », « primat de l’agriculture familiale », « nouvel agenda urbain »…
  • 2014. Enfin, la France a disposé d’un vrai cadre législatif : la loi d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale (LOPDSI) du 7 juillet 2014, dite « Loi Canfin ». Elle fut adoptée après des « États généraux » qui durèrent quatre mois (et dont Philippe Marchesin ne fait pas vraiment état). Les avancées furent nombreuses : sur la nécessité de veiller à la cohérence entre d’une part les différentes politiques publiques, telles que les politiques commerciales, migratoires et agricoles, et de l’autre la politique en matière de coopération au développement. Des efforts de transparence furent aussi annoncés.
  • 2021. La dernière période de la coopération au développement n’est pas traitée dans l’ouvrage de Philippe Marchesin. Rappelons seulement que le député Hervé Berville rendit un nouveau rapport sur la coopération au président de la République intitulé Un monde en commun, un avenir pour chacun. Sans conteste, le meilleur rapport depuis dix ans. Il était lucide dans l’évaluation critique : la coopération française restait une politique publique médiocre, pusillanime dans l’expression de ses finalités, peu innovantes dans ses méthodes de travail, modeste dans les moyens qu’elle mobilise. Persistait une surdétermination des préoccupations du Nord et de ses projections sur ce qui est bien pour le Sud. En fait, il est clair pour le parlementaire qu’elle marche sur la tête. La loi du 4 août 2021, à la date symbolique (4 août 1789, la fin des privilèges et des droits féodaux !) et au titre évocateur (Loi relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales), adoptée sans vote contre, marqua le besoin d’écrire une nouvelle histoire, de redonner une légitimité à la coopération internationale auprès de l’opinion publique, avec des mots forts : enjeux partagés, partenariat, intérêts mutuels…

La seconde partie dessine la relation bilatérale de coopération dans les faits comme un rapport clientéliste

14 Cette seconde partie présente l’intérêt de montrer que la dépendance envers le donneur d’aide n’est jamais passive chez le receveur. Si l’aide introduit une asymétrie (« la main de celui qui donne est au-dessus de celle qui reçoit »), elle s’insère toujours dans un jeu complexe d’intérêts croisés. « On ne donne pas gratuitement, il y a toujours une négociation, un rapport de force. Do ut des : je donne afin que tu donnes » (p. 347). Elle se décide au plus haut niveau, celui des chefs de l’État, jusqu’à la mise en œuvre de différentes tactiques par le donateur et le receveur au service de leurs intérêts respectifs. L’intérêt du donateur est d’ordre économique, diplomatique, stratégique, culturel ou financier. Celui du receveur est d’ordre sécuritaire, économique, diplomatique ou plus prosaïquement à caractère personnel, avec une prédilection pour les achats d’avions et l’immobilier de luxe. L’auteur fait souvent référence au Journal de Jacques Foccart avec des anecdotes croustillantes, comme lorsque le général de Gaulle, irrité par la volonté du Mali de se retirer de la zone franc, se plaint que « tous les ministères, Finances, Coopération, Affaires étrangères sont là à recevoir les pleurnicheries des uns et des autres, de tous ces marchands de bananes ». Et le conseiller de rectifier en disant que le Mali n’exporte pas de bananes ! (p. 373).

15 Soulignant les intérêts croisés des deux parties, l’auteur affirme ainsi que « le receveur utilise l’argent capté pour la corruption personnelle et sociale » tandis que le donateur récupère « une part conséquente de l’aide à travers ses entreprises sur place, les biens de consommation qu’il vend au receveur et ses banques » (p. 396).

16 Afin de donner corps à sa démonstration, Philippe Marchesin distingue trois formes d’aide : l’« aide contrepartie », l’« aide chantage » et l’« aide sanction ». Avec 50 pages de tableaux, il recense des événements au cours desquels le pays receveur apporta quelque chose à la France et en échange de quoi celle-ci lui a fourni une aide.

17 Allons directement à la conclusion. Le propos initial est confirmé : « l’aide […] n’est en réalité qu’un instrument qui sert à compenser, négocier au plus près des intérêts des donateurs » (p. 570). Quant aux bénéficiaires ultimes, à savoir les élites du Sud, il s’agit de profiter, d’être en position d’accumuler tant que cela est possible en prévision de jours moins fastes (p. 571). Clientélisme, affairisme, corruption, bien mal acquis… On retrouve une conclusion bien connue des contempteurs de l’aide : « Les groupes au pouvoir ont reçu en contrepartie une rente qui a alimenté les comptes bancaires qu’ils ont ouverts en Europe, et notamment servi à l’achat de biens immobiliers » (p. 570). Sans parler des « valises à billets » qui illustrèrent les pratiques les moins avouables de la Françafrique (« France-à-fric », devrait-on dire). Il peut même arriver que dans la relation « AfricaFrance, Les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Antoine Glaser (Fayard, 2014).

18 Qu’y a-t-il de nouveau dans ces critiques ? La critique rejoint le point de vue de nombreux intellectuels de pays du Sud. Il faut apprendre « à ne pas se coucher sur la natte des autres », écrivait le Burkinabè Joseph Ki-Zerbo, fustigeant les comportements des dirigeants, cherchant ailleurs des modèles, inaptes à conceptualiser et à impulser une voie endogène de développement. La critique la plus virulente contre l’aide au développement et sa relation avec les comportements des élites a été énoncée par deux personnalités africaines. D’abord par la Camerounaise Axelle Kabou en 1991 avec sa thèse au titre provocateur : Et si l’Afrique refusait le développement ? Vingt ans plus tard, la charge provocatrice de la Zambienne Dambisa Moyo fut encore plus radicale : l’aide au développement est « fatale » (dead aid), car elle déresponsabilise et détruit les incitations à évoluer, à se réformer ; elle encourage la corruption et permet à des régimes de se maintenir artificiellement. La conclusion est sans nuance : sa suppression est une condition essentielle pour que l’Afrique trouve le chemin d’une croissance autonome.

19 Faut-il une si longue analyse pour une telle conclusion qui rejoint tout un pan de la littérature critique sur la Françafrique [8], mais qui demeure incomplète et parfois non totalement pertinente comme nous allons tenter de le montrer.

Du détournement de l’aide à des fins clientélistes ?

20 En avançant dans la lecture de l’ouvrage, on s’interroge : l’Afrique n’est-elle pas celle des « affaires », celle des tyrans grand-guignolesques qui s’enrichissent sans pudeur grâce à de véreux intermédiaires et qui trouvent leur retraite dans des villas du lac Léman ? Et l’aide y contribue. Pour le démontrer, Philippe Marchesin évoque quelques affaires : l’aménagement intérieur de l’avion d’Omar Bongo [9], l’aide budgétaire accordée à la veuve du président rwandais après le génocide de 1994… tous les deux payés sur le FAC. Après tant d’autres analystes, l’auteur tire le constat d’une forte « évaporation de l’aide ». Il cite Bernard Kouchner en 2010, alors ministre des Affaires étrangères, qui mentionna au cours d’un débat au Sénat un taux conséquent de déperdition : « Vous connaissez les chiffres : près de 40 % de l’aide s’évapore ! » Déclaration inconsidérée et sans preuve. Ce blâme facile qui fait encore les gorges chaudes de certains critiques ignore la réalité : la Coopération, vécue de l’intérieur, était bien autre chose. Avec un système d’instruction et de contrôle de la dépense très élaboré dans les Missions de coopération et d’action culturelle (MCAC) et les agences de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE, ancêtre de l’AFD), il était quasiment impossible de voler l’argent public. Tout au plus, s’agissant des aides budgétaires, se substituant à des dépenses relevant normalement de l’État bénéficiaire, et celui-ci restant le maître d’ouvrage, on a pu enregistrer soit des surfacturations, soit des détournements d’objet.

21 À en croire l’auteur, l’aide française est « opaque », « artificielle », « insincère » Le réquisitoire est étayé par nombre d’exemples portant sur les instruments (le Fonds d’aide et de coopération-FAC), le Fonds de solidarité prioritaire-FSP), les Contrats de désendettement-développement-C2D) ; aucun n’est épargné, avec des arguments qui tiennent souvent plus de l’anecdote. Peu sont convaincants.

22 La règle de l’OCDE du déliement, c’est-à-dire la suppression du lien entre l’origine nationale de l’aide et celle du fournisseur des biens et services qui génère des surcoûts importants, est quant à elle sans cesse contournée (pp. 301-314). Reconnaissons que sur ce registre, la critique de l’auteur est mieux argumentée, par exemple lorsqu’il montre comment la France parvient (comme les autres membres de l’OCDE) à garantir à ses entreprises une part de ses financements par diverses tactiques, comme celle consistant à inclure dans les appels d’offres des clauses qu’elles peuvent seules remplir (clauses RSE, normes techniques, sous-traitances contraintes…).

23 Le « retour sur investissement » était-il pour autant décisif ? Une étude approfondie aurait montré à l’auteur qu’il existe une relation inverse entre d’une part la hausse tendancielle de montant de l’aide de la France à l’Afrique et de l’autre la baisse des parts de marché de ses entreprises. Les courbes sont simplement inversées, comme le note Gilles Lainé (ibid., 2021) [10].

L’efficacité de l’aide. Comment poser la question ?

24 Faut-il autant se crisper sur la question de l’efficacité de l’aide ? La question revient sans cesse dans les rapports parlementaires qui se succèdent quasiment chaque année. À juste titre certainement. Puisqu’il s’agit de dépenses publiques, il faut des impacts mesurables et rendre compte à l’aide d’indicateurs.

25 Difficile de contester ce point de vue, mais il est trop simpliste. Les acteurs de terrain savent d’expérience que les résultats à attendre des projets ne sont pas toujours perceptibles à court terme, surtout lorsqu’ils visent des changements ayant une dimension socioculturelle et qu’ils sont donc par essence rebelles à la quantification. Il faut accepter qu’aucun projet ne suive exactement le cheminement initialement prévu, tant les aléas en cours de route sont nombreux. Dans la pratique, la question de l’efficacité met toujours en confrontation des buts multiples, des objectifs multidimensionnels à réaliser avec un système d’information imparfait, des événements imprévisibles. De ces difficultés découlent diverses nécessités : introduire plus de flexibilité dans l’exécution, tolérer une dose de risques, éviter de recourir à des schémas linéaires simplistes pour mesurer les résultats. La loi Canfin de 2014 apporte d’utiles avancées ; au titre de l’efficacité et de la redevabilité, elle recommande de définir des instruments de mesure basés sur la mesure de l’impact social et économique, sur les véritables progrès réalisés et sur la pérennité des dispositifs mis en place. Sur ce registre, les progrès sont indéniables du côté de l’Agence française de développement.

26 Plusieurs leçons à caractère général sont à présent tirées de l’expérience. Sans enracinement dans les contextes, point de salut. Sans analyses du jeu complexe des acteurs concernés, échec assuré. Sans leur implication à chacune des phases de projet, de son initiation à son évaluation, une déresponsabilisation garantie. Sans flexibilité dans la mise en œuvre, aucune chance de réussite. Sans capitalisation critique, des fiascos futurs probables.

Les coopérants. Des victimes sacrificielles ?

27 Un chapitre décevant du livre de Philippe Marchesin est celui consacré aux coopérants (pp. 320-346). Plus de 100 000 Français ont été coopérants, certains pour une part essentielle de leur vie professionnelle, d’autres le temps du service national. Le récit qu’il fait de leur rôle est à la limite de la caricature, celle des « colonies de vacances » méchamment dépeintes autrefois par François de Négroni [11]. L’auteur, comme le pamphlétaire, a visiblement eu un parcours personnel singulier, en évoquant le coopérant qu’il fut peut-être, pas préparé, pas encadré, détaché des réalités locales, s’estimant porteur de valeurs extraverties. Son jugement est contredit par les nombreux récits d’anciens coopérants, qu’ils fussent affectés en brousse ou dans les capitales, singulièrement oubliés dans la bibliographie (Joël Dine [12], Gérard Winter [13], Dominique Gentil [14], Jacques Tinturier [15], Julien Meimon [16], Pierre Jacquemot [17], Gérard Sivillia [18], Odile Goerg et Françoise Raison-Jourde [19], Bruno Chavanne [20], José Gohy [21]…) et qui font état de leurs relations de proximité avec le ministère et les MCAC, leur dispositif de formation (CPDCET), les réunions, les séminaires, les ateliers, les capitalisations…

28 Le réquisitoire contre les coopérants est injuste, faux et absurde. Il est loin d’être partagé [22].

29 Injuste d’abord envers des agronomes, urbanistes, vétérinaires, médecins, juristes, sociologies, économistes, enseignants dont les motivations et les pratiques étaient éloignées des descriptions désobligeantes. Les cadres du système comme les assistants techniques se distinguaient souvent par une culture spécifique, une « compétence affective » construite autour du culte du terrain, parfois une mentalité de pionnier, animés par le « besoin de se rendre utiles », puisant dans le registre d’une « compétence morale et d’une éthique particulière » [23], une certaine indocilité hiérarchique aussi, qui les distinguait des fonctionnaires métropolitains. Gravement erroné ensuite quant à l’interprétation de l’histoire de ce que fut l’assistance technique. En dépit des vicissitudes qu’elle a connues, elle a permis d’engranger un capital d’expériences et de connaissances qu’il est inutilement coûteux d’ignorer. Que d’apprentissages accumulés, validés par le terrain, niés par les donneurs de leçons des Inspections et de Bercy – ainsi que par ceux du Quai d’Orsay – qui n’ont jamais aimé la Coopération. Jaloux des enthousiastes, méprisants envers les développeurs, pris pour des mercenaires incontrôlables ou des boy-scouts dispendieux.

30 Les coopérants n’incarnaient pas seuls la coopération, son engagement et ses démarches. Les expertises ad hoc se retrouvaient dans les bureaux d’études et d’opérateurs dédiés (ADETEF, BDPA, BRGM, CIVIPOL, ESTHER, IFREMER, IRFED, IRAM, SEDES…) ; dans les neuf instituts de recherche en agronomie tropicale… bientôt réunis dans le CIRAD et l’ORSTOM devenu l’IRD ; dans les organisations de solidarité internationale ; parmi les chercheurs des Universités ; dans les agences régionales de l’eau ; dans les structures hospitalières ; dans les collectivités locales (formant le premier réseau au monde avec 1 600 salariés dédiés à sa gestion tissant des liens étroits entre élus et fonctionnaires), dans les fondations d’entreprise. Un foisonnement d’acteurs.

31 On compte à présent quelques centaines d’experts, généralement de courte durée, gérés par Expertise France (filiale de l’AFD). Mais une autre expertise est montée en puissance ces dernières décennies. Elle transite par les organisations de la société civile tournées vers le développement (AGRISUD International, AVSF, GRET, GERES, GRDR, Initiatives & développement, SOLTHIS, InterAide, CIEDEL, ESSOR, APDRA, Le Partenariat, SEVES, Craterre, ACTED, CCFD-Terre solidaire…). Le transfert de compétences, tant attendu, est en marche. Le relais est pris par des organisations qui comptent en leur sein plus de 80 % d’experts nationaux. Philippe Marchesin le reconnaît : « Ce sont les ONG aujourd’hui qui font de l’aide au développement » (p. 580). Certaines apportent un volume d’expertise non négligeable. Ainsi, dans le seul cas des 15 organisations membres du Groupe initiatives, on compte près de 2 000 experts de terrain, essentiellement des nationaux. Des Haïtiens à Haïti, des Malgaches à Madagascar, mais aussi des Mauritaniens et Burkinabè au Mali… Ces professionnels du secteur associatif comme ceux des bureaux d’études représentent un vivier important, avec des démarches souvent novatrices. Ils portent une expertise d’inspiration « française » (dans les méthodes, les références), mais portée par des experts du Sud et sur des financements d’origine diversifiée. Ces acteurs sont capables d’intervenir, presque partout, sur l’ensemble du spectre du développement durable. Ne serait-ce pas en fin de compte l’aboutissement du projet initial de la coopération : en finir avec la substitution avec un vrai transfert des compétences ?

La fin de l’aide, enfin !

32 Dans le paysage de la coopération internationale qui se complexifie, le déclassement français s’accompagne depuis une décennie d’une fracture relationnelle. Pour la nouvelle génération d’Africains, l’aide évoque une conception caritative et une posture condescendante. Elle se nourrit d’une forme de paternalisme, antinomique avec le partenariat.

33 Soyons clairs, le vrai renouveau doit partir d’une optique radicalement différente de celle qui a présidé à la conception de l’aide publique et à sa mise en œuvre. Il ne s’agit plus de « faire de l’aide », mais d’établir une relation susceptible de créer les conditions favorables à la prise d’autonomie et à la responsabilisation des capacités locales.

34 Philippe Marchesin, bien qu’ancré dans sa thèse de la continuité historique du « système coopération », perçoit une inflexion de la relation d’échange « clientéliste » classique avec le président Emmanuel Macron. En lisant le compte rendu du Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID), instance supérieure de la décision gouvernementale, de juillet 2023, il constatera que l’objectif d’influence économique est désormais totalement assumé pour la France, avec un retrait visible de l’objectif de redistribution plus équitable des richesses et d’une réponse aux besoins des populations vulnérables dans les pays partenaires. Le CICID 2023 abandonne la liste des pays prioritaires de l’aide pour un saupoudrage sur 46 pays les moins avancés. Il fait une place insistante aux indicateurs de redevabilité comme pour répondre aux critiques sur l’efficacité de l’aide. Dans un contexte de « changement de paradigme » qui met la priorité sur le « retour sur investissement », le principe de solidarité est en recul.

35 La Coopération est désormais pour ses acteurs français une nostalgie. La fin d’une épopée politique et humaine si facile à dénigrer par ses détracteurs. Mais la nostalgie n’a guère d’importance. La coopération française représente un capital d’expériences unique, que l’on ne trouve pas ailleurs. Comme on l’a dit plus haut, il pourrait être mobilisé à bon escient. Prenons un exemple. L’insécurité alimentaire de l’Afrique que l’on découvre avec effroi aujourd’hui était au cœur des savoir-faire créés et mobilisés depuis les sécheresses du Sahel dans les années 1972-1973. Les chercheurs comme les techniciens du développement rural connaissent le temps long de la transformation socio-économique : ils savent anticiper et prévenir, se prémunir contre les aléas néfastes, respecter l’environnement, valoriser les savoirs locaux, diversifier les intrants, associer la plante et l’arbre, reboiser, gérer l’eau, irriguer, stocker, organiser en coopératives, installer des circuits courts… Autant de savoirs appris et d’actions accompagnées pendant le demi-siècle de l’histoire de la Coopération.

36 Revenons à son début. En 1963, le rapport Jeanneney (dont le rédacteur était Simon Nora) prônait l’état d’esprit qui devait présider à l’exercice de la coopération ; il devait être basé « sur le respect de la vérité, l’acceptation sincère de l’indépendance d’autrui […], la modestie nécessaire pour comprendre que les différences ne sont pas des infériorités et souvent méritent d’être encouragées » (cité p. 133). Quelle clairvoyance sur l’attitude qu’il convient enfin d’adopter !


Date de mise en ligne : 10/11/2023

https://doi.org/10.3917/afco1.276.0263

Notes

  • [1]
    Les cinq tomes du Journal de l’Élysée de Jacques Foccart, composé entre 1965 et 1974 et publié en 1997 représentent pour l’auteur l’instrument le plus complet pour comprendre la coopération française (p. 348). Ces archives sont abondamment citées (plus de 17 % des 1580 notes de références !). Elles donnent une vision anachronique de la Coopération, Philippe Marchesin surestime l’influence du conseiller spécial de la Présidence. L’expérience comme les récits soulignent l’indépendance des décideurs finaux vis-à-vis de l’Élysée comme du ministère des Affaires étrangères. « La composition du ministère de la Coopération, la motivation profonde et réelle des agents le composant, expliquent une “capacité de résistance administrative” peu commune » de leur part (G. Lainé, À propos du livre de P. Marchesin…, note non publiée, octobre 2021, p. 3).
  • [2]
    On compte 303 rapports d’évaluation du ministère de la Coopération puis du ministère des Affaires étrangères produits entre 1989 et 2010.
  • [3]
    « De très nombreuses initiatives sont en cours sur le terrain, engageant des organisations de la société civile mais pas seulement, visant à repositionner la France et l’Europe sur le continent africain, pris comme un acteur géopolitique potentiel sur la scène du monde. [...] Toutefois, en dépit de ces initiatives, il reste un travail colossal à accomplir. Ce travail colossal ne peut avoir lieu que si ensemble, sociétés civiles africaines et européennes, nous engageons à faire advenir une nouvelle perception du réel qui pourrait être appelée une mutation des imaginaires ». Achille Mbembe, Coordination Sud, Journée Sociétés Civiles Africaines et Européennes, Paris, 6-7 mai 2022.
  • [4]
    Parmi les mesures, certaines avaient valeur de symboles, comme celle de rebaptiser la « Caisse » en « Agence » pour bien marquer sa véritable vocation et abandonner une appellation obsolète (la Caisse de la France libre créée par le général de Gaulle en 1941) qui faisait aussi référence aux activités de « caisse » dans l’Outre-Mer républicain ou qui pouvait être mal interprétée par les bénéficiaires que l’on voulait responsabiliser davantage (« je vais à la Caisse ! »). Voir dans cette revue : Pierre Jacquemot, « Comment la Caisse française de développement devint l’Agence ? », Afrique contemporaine, n° 236, 2010.
  • [5]
    Frédéric Lejeal, Le déclin frano-africain, l’impossible rupture avec le pacte colonial, Paris, L’Harmattan, 2022, p. 331.
  • [6]
    Le livre de David Sadoulet donne un éclairage sur le long chemin de la réforme de la coopération française entre résistances, inertie de l’action publique, schémas culturels préétablis ou contraintes budgétaires. Le processus de réforme apparaît, in fine, largement indéterminé contrairement à la thèse de Philippe Marchesin. Mais il a, malgré tout, débouché sur un profond changement du paysage institutionnel, laissant une place centrale à un acteur : l’Agence française de développement (David Sadoulet, La coopération au développement en France 1997-2004 – Réforme et modernisation de l’État, Paris, L’Harmattan, 2007).
  • [7]
    Source : rapport P. Beres et G. Bellet, Modernisation de l’action publique. Projet de rapport d’évaluation du dispositif français d’expertise technique internationale, ministère des Finances et des Comptes publics / ministère de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, avril 2014. En juin 2023, les experts techniques internationaux (ETI) gérés par Expertise France étaient au nombre de 350.
  • [8]
    Afrique contemporaine a publié dans son numéro 273 deux analyses bien différentes par deux anciens de la Coopération française : George Courade : « Retour sur soixante ans de pensée du développement en actes en Afrique subsaharienne », pp. 85-108, et Gilles Lainé : « Le ministère de la Coopération et la Françafrique, mythes et réalités », pp. 110-120 ; et une analyse critique du livre publié sous la direction de Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe, L’empire qui ne veut pas mourir : une histoire de la Françafrique, Paris, Le Seuil, 2021, par Jean-Pierre Listre, pp. 159-177.
  • [9]
    Cette affaire évoquée par l’auteur pour montrer le détournement de l’usage de l’aide fit l’objet d’un vif débat au sein du comité directeur du FAC. Il faut savoir que la dépense n’a représenté que moins de 0,97 % des crédits du FAC de l’année concernée et moins de 0,3 % du budget total du ministère.
  • [10]
    Les parts de marché de la France en Afrique sont passées de 16,9 % en 1990 à 4,7 % en 2022, soit une division par 3,6. Sur la même période, l’APD nette française est passée (en dollars constants 2019) de 9,7 milliards à 16 milliards de dollars, soit une augmentation de 60 %. L’Afrique ne compte plus guère dans la balance commerciale de la France : le rapport de février 2023 de la Direction du Trésor sur le commerce extérieur français indique que le continent africain a acheté en 2022 pour 28 milliards d’euros de produits français, à comparer au total de 595 milliards d’exportations tricolores dans le monde. La Belgique (48,5 milliards) absorbe plus de biens et services français que toute l’Afrique réunie.
  • [11]
    François de Négroni, Les colonies de vacances. Portrait du coopérant français dans le tiers-monde, Paris, L’Harmattan, 1re édition 1977. Ce classique de la littérature polémiste sur la condition d’expatrié dénonçait la logique souterraine des communautés de coopérants, remplacés aujourd’hui par les bataillons d’humanitaires : bonne conscience caritative, sanglot de l’homme blanc, tiers-mondisme naïf.
  • [12]
    Joël Dine, Itinéraire d’un coopérant :Madagascar, la grande île, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [13]
    Gérard Winter, L’impatience des pauvres, Paris, PUF, coll. « Histoire et société », 2002.
  • [14]
    Dominique Gentil, Au cœur de la coopération internationale. Trajectoire d’un praticien, Paris, Karthala, 2013.
  • [15]
    Jacques Tinturier, De la coopération à l’aide au développement de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [16]
    Julien Meimon, « Culte du terrain à la rue Monsieur », Afrique contemporaine, n° 235, 2010.
  • [17]
    Pierre Jacquemot, « Cinquante ans de coopération française au développement avec l’Afrique. Une mise en perspective », Afrique contemporaine, 1re partie n° 238, 2e partie n° 239, 2011.
  • [18]
    Gérard Sivilia, Les tribulations d’un coopérant en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [19]
    Odile Goerg et Françoise Raison-Jourdé, Les coopérants français en Afrique. Portrait de groupe (1950-1990), Paris, L’Harmattan, 2012.
  • [20]
    Bruno Chavane. Journal d’un coopérant, Paris, L’Harmattan, 2020.
  • [21]
    José Gohy, Un itinéraire au ministère de la coopération : une histoire (1962-2009), Paris, L’Harmattan, 2021.
  • [22]
    Frédéric Lejeal note que « sans cautionner les réflexes corporatistes et les dérives conservatrices de la “Coopé”, on peut regretter l’expertise et la mémoire africaines de cette maison […]. Là où les agents y consacraient leur vie et leur énergie, l’Afrique se résume désormais à une demi-ligne sur un CV, point d’étape sommaire d’une expérience professionnelle », ibid., pp. 330-331.
  • [23]
    Julien Meimon : « Faire carrière en coopération : les logiques contrariées de la professionnalisation des développeurs », Outre-mers, tome 101, n° 384-385, 2014. De son côté, Reboa Giulia, insistant sur cette autonomie, note qu’après la réforme de 1998 même les rédacteurs, les agents au bas de l’échelle hiérarchique, en administration centrale « mobilisent un certain nombre de pouvoirs qui leur apportent une influence majeure dans le champ de l’action publique française de coopération et de développement » (« Les rédacteurs de la Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats dans l’action publique française de coopération et de développement », Mondes en développement, n° 165, 2014/1, pp. 93-104).

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